Carol Ier roi de Roumanie

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Carol Ier roi de Roumanie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 81-93).
CAROL IER
ROI DE ROUMANIE

Nous ignorons encore si la mort du roi Carol aura pour résultat plus ou moins prochain l’entrée en campagne de l’armée roumaine et son intervention en faveur de la Triple-Alliance. Jamais, en tout cas, cette intervention n’eût été possible avec lui : il aurait renoncé à sa couronne plutôt que d’y consentir. Quand, au début de la guerre actuelle, il proposa à ses ministres la mobilisation générale, ceux-ci, dit-on, lui répondirent : — « Nous voulons bien, si c’est contre l’Autriche. » — « Non, déclara le Roi, car j’ai donné ma parole à l’Empereur Guillaume, et un Hohenzollern n’a qu’une parole. » A quoi M. Bratiano, président du Conseil et ministre de la Guerre, aurait répliqué : « Le pays ne connaît pas de Hohenzollern ; il ne connaît que le roi de Roumanie. »

D’autres rois électifs ont cru devoir se dégager entièrement de leurs liens de famille et de patrie en montant sur un trône étranger. Il n’en a pas été de même du roi défunt. « Bien que je sois aujourd’hui prince de Roumanie, télégraphiait-il en 1869 au roi Guillaume, je reste toujours un Hohenzollern. » Il appartenait à la branche Sigmaringen (branche aînée, quoique non régnante et restée catholique de celle famille), et son père, le prince Antoine, avait toujours témoigné le plus entier dévouement à la Prusse, à qui il avait cédé, en 1849, ses droits de souveraineté et de gouvernement. Lui-même avait fait ses études militaires à Berlin et ses premières armes, lors de la guerre du Slesvig-Holstein, dans un régiment prussien. Mais, d’autre part, de nombreux liens le rattachaient à notre pays. Ayant pour aïeules une Murat et une Beauharnais, il avait toujours été accueilli avec faveur à la cour des Tuileries, et c’est l’Empereur qui, après la renonciation plus ou moins spontanée d’un petit-fils de Louis-Philippe, le comte de Flandre, qui avait été élu, suggéra, dit-on, sous-main, la candidature du prince Charles de Hohenzollern aux Roumains à la recherche d’un roi. L’affaire fut arrangée entre Jean Bratiano, père du ministre actuel, et Mme Cornu, amie de Napoléon III, avec laquelle il s’était mis en rapport à Paris. Nos ministres, comme il arriva souvent, n’avaient pas été mis dans « le secret de l’empereur, » et c’est de la meilleure foi du monde que Drouyn de Lhuys télégraphiait, le 20 mai, à notre ambassadeur en Russie : « Vous pouvez affirmer hautement que le prince est parti à notre insu. Il est membre de la famille royale, il occupe un grade dans l’armée. Je ne m’explique pas qu’il ait pu, dans les circonstances présentes, s’éloigner sans l’agrément formel du Roi. » Quoi qu’il en soit, l’imprudence était grande de fournir un pareil encouragement aux ambitions prussiennes, et l’on sait quelles conséquences devait avoir, quatre ans plus tard, la candidature d’un autre Hohenzollern, Léopold, frère aîné de Charles, au trône d’Espagne !

Mais cette couronne qui lui était conférée par les Roumains, le jeune prince ne l’accepta qu’après avoir consulté le roi Guillaume, chef de sa famille, sans la permission duquel (ce sont ses expressions) il ne pourrait entreprendre un pas aussi important. Bismarck sentait toute l’utilité qu’il y aurait pour la Prusse à installer un prince allemand sur ce trône de l’Europe orientale, et il pressa le jeune homme de partir pour mettre les puissances en présence du « fait accompli. » Le roi Guillaume, au contraire, faisait de nombreuses objections, et déclarait notamment « qu’il lui serait très pénible de savoir un de ses parens sous la dépendance du Sultan. » La Porte était en effet suzeraine des principautés roumaines. Le prince Charles s’empressa de rassurer le Roi en lui disant qu’obligé d’accepter pour le moment cette suzeraineté humiliante, il s’en affranchirait par les armes dès que l’occasion s’en présenterait. Il ajouta qu’en toute circonstance il ferait honneur à son nom. Sur quoi, le Roi le congédia en le serrant dans ses bras avec ces paroles : Que Dieu te protège ! C’était le consentement tacite que le prince était allé chercher avant de répondre à l’appel des Roumains. Une fois sur le trône, il n’oublia pas le double engagement qu’il avait pris vis-à-vis du chef de sa maison : s’affranchir de la suzeraineté turque, faire honneur au nom de Hohenzollern, furent ses constantes pensées. Mandé à Constantinople, quelques mois plus tard, pour y recevoir le firman d’investiture de la Porte, le prince élu de Roumanie affecta de traiter son suzerain en égal, écartant la chaise qu’on lui avait préparée pour s’asseoir à côté du Sultan, et posant négligemment le firman sur une table en chargeant son ministre de prendre « ce papier. » Abd-ul-Aziz, sans paraître remarquer les entorses volontairement faites au protocole, n’en témoigna pas moins à son hôte la plus grande cordialité. « A la vérité, écrivait celui-ci, cette réception s’est adressée au prince de Hohenzollern plutôt qu’au prince roumain, car les anciens hospodars des principautés danubiennes n’ont jamais été traités à la Corne d’Or que comme de hauts fonctionnaires de l’Empire ottoman et, en signe humiliant de leur vassalité, ils devaient tenir la bride quand le Sultan montait à cheval. »

Cet orgueil de sa race était un trait dominant du caractère du prince Charles et on en retrouve la trace à chaque page, pour ainsi dire, de ses Notes sur sa vie, qu’il a fait paraître il y a quelques années[1] ; le grand nom, le sang illustre, la glorieuse lignée des Hohenzollern, tel est le véritable leitmotiv de ces curieux Mémoires.

Muni de l’assentiment du roi Guillaume, encouragé par le kronprinz et par Bismarck, le prince Charles, — que nous appellerons désormais du nom roumain de Carol, — quitta furtivement l’Allemagne et, voyageant sous un nom d’emprunt pour dépister l’attention des Puissances, — Autriche, Russie, Turquie, — qui se montraient hostiles à son élection, il débarqua incognito, le 20 mai, à la station de Turnu-Séverin sur le Danube. Bratiano l’attendait sur la rive avec son modeste équipage, attelé de huit petits chevaux qui, souvent relayés, l’emportèrent au grand galop, voyageant jour et nuit dans la direction de Bucarest (à 364 kilomètres de là). Le long du parcours, la population était accourue en habits de fête, lançant, suivant l’usage roumain, des bouquets et des colombes en même temps que de joyeux vivats en l’honneur du nouveau souverain dont, la veille encore, elle ignorait le nom.

Quoi qu’en dise le prince dans ses Mémoires, ce n’était pas « le rejeton de la plus illustre famille d’Allemagne » que paysans et bourgeois acclamaient de la sorte, mais encore plus le candidat de l’Empereur des Français, « apparenté de deux côtés à Napoléon III et considéré même comme faisant partie de la famille Bonaparte, qui a été désignée par la main de Dieu pour donner au monde étonné deux Napoléon adorés comme des demi-dieux. » Ce sont les termes avec lesquels le gouvernement roumain avait chauffé à blanc l’enthousiasme populaire en annonçant la candidature du prince Hohenzollern, appelé à régner sur son peuple de race latine, ami de la France, reconnaissant envers nos écrivains, qui ont révélé sa véritable origine, longtemps ignorée de l’Europe, et envers l’Empereur qui, en favorisant l’union des principautés de Moldavie et de Valachie (1859), avait créé la nation roumaine. L’impopularité qui suivit de près les acclamations enthousiastes du début et qui poursuivit Carol jusqu’au jour où il eut mené sa jeune armée à la victoire, avait précisément pour cause initiale le désaccord manifeste entre ses sentimens et ceux de son peuple à notre égard.

Napoléon III put, en effet, constater très vite que le nouveau souverain de Roumanie, à peine installé sur un trône encore chancelant, cherchait à se dégager de la tutelle française pour prendre son mot d’ordre à Berlin. Cependant Carol aurait eu lieu de témoigner sa gratitude à l’Empereur, qui, à plusieurs reprises, lui rendit encore de bons offices en calmant l’irritation du Sultan contre l’orgueilleux vassal installé dans les Principautés sans l’autorisation de la Porte, et en autorisant, le premier, son représentant à Bucarest à employer le mot de Roumanie, au lieu de Provinces-Unies, à l’occasion des complimens de la nouvelle année (1867).

Le changement d’orientation dans la politique roumaine fui marqué notamment par le renvoi de la mission militaire française, naguère appelée par le prince Couza, et son remplacement par des instructeurs prussiens. On pouvait sans doute s’attendre à ce que le prince Garai, élève de Moltke, ayant reçu une éducation militaire prussienne, organisât son armée d’après le seul modèle qu’il connût ; cette mesure n’en fut pas moins généralement blâmée et amena la Chambre à voter une motion de regret très accentué à l’adresse de la mission congédiée. Sur quoi, Carol prononça la dissolution de la Chambre. Quelque temps auparavant, la visite du prince Napoléon à Bucarest provoqua des manifestations : toute occasion servait à manifester les sympathies roumaines pour la France, et elles éclataient plus vivement encore pendant la guerre de 1870, plaçant dans une situation très délicate le prince allemand qui se réjouissait des victoires de sa patrie, pendant que son peuple pleurait sur nos défaites.

Dès le 15 juillet, — quatre jours avant la déclaration de la guerre, — le prince, écrivant à Guillaume de Prusse, témoignait un vif chagrin « de ne pouvoir suivre son roi bien-aimé dans le sentier de la gloire et d’être contraint à la plus rigoureuse réserve en présence d’un peuple latin, qui se sent, disait-il, attiré vers la France. »

Déjà un membre du Parlement avait sommé le Cabinet de faire son devoir, c’est-à-dire de suivre une politique nettement française, dans le cas d’un conflit entre la France et la Prusse, car « toute autre politique rencontrerait dans le pays une invincible résistance. » Le Président du Conseil avait répondu, au milieu de violons murmures, que la stricte neutralité convenait seule au rôle modeste de la Roumanie. Mais il eut soin d’ajouter ces mots : « La nation n’oubliera jamais ce qu’elle doit à la France. » Peu de jours après, il en arriva même à dire : « Là où flotte le drapeau de la France, là aussi sont nos intérêts. » La Chambre vota une motion portant que des sympathies de la Roumanie étaient toujours avec la race latine. » Le prince Carol épanchait dans sa correspondance l’irritation que lui causaient ces « manifestations dépourvues de tact, » et il écrivait au roi Guillaume pour lui exprimer ses ‘sentimens personnels, « qui seront toujours, assurait-il, là où flotte la bannière noire et blanche. » Cependant la question d’une entente avec la France fut encore vivement discutée, le 29 juillet, dans une réunion du Conseil des Ministres. L’empereur François-Joseph, qui n’avait pas encore oublié Sadowa, venait de sonder le gouvernement roumain pour le cas où la Russie unirait ses forces à celles de l’Allemagne : la Roumanie se joindrait-elle alors à l’Autriche et à l’Italie pour assister la France ? Carol vit avec stupeur tous les ministres accueillir la proposition autrichienne avec enthousiasme. Il réussit à détourner l’orage en déclarant nettement que ce serait folie de s’engager dans une pareille aventure, car « le pays deviendrait fatalement la proie des Russes. » D’ailleurs, ajoutait-il, « mes renseignemens personnels-me permettent d’affirmer que les défaites de la France se précipiteront de telle façon qu’elles devanceraient, en tout état de cause, les armemens de la Roumanie. »

Le prince n’était que trop bien informé ; mais, tandis qu’impressionnée par nos défaites et habilement travaillée par Bismarck., l’opinion européenne se tournait presque tout entière contre nous, les Roumains, dont beaucoup, parmi lesquels un Stirbey et un Bibesco, combattaient dans les rangs de notre armée, restaient fidèles à notre cause et en donnaient chaque jour de nouveaux témoignages. Le bruit ayant couru, à la date fatale du 2 septembre, que nous venions de gagner une grande bataille et de repousser l’invasion, les habitans de Bucarest s’empressèrent d’organiser des réjouissances, qui furent hâtivement décommandées à la nouvelle du désastre de Sedan. La population fut plongée dans la tristesse : le prince, au contraire, tout en plaignant le soit du malheureux souverain qui avait favorisé son accession au trône, ne pouvait dissimuler sa joie, et, comme il venait d’avoir une fille (morte depuis), il écrivait au « roi héros » Guillaume : « Je considère comme de bon augure que mon premier enfant ait vu le jour au moment où le drapeau des Hohenzollern se déploie sur une Allemagne unie… Je m’efforcerai de donner à cette enfant, née à l’époque la plus glorieuse pour l’Allemagne, une éducation qui la rende digne de la lignée des Hohenzollern. »

Les manifestations se multipliaient contre « le prince prussien. » Les révolutionnaires tachèrent d’en profiter pour faire proclamer la république ; une émeute éclata à Ploïesti où les insurgés, après s’être emparés de la caserne, déclarèrent le souverain déchu. Pour comble de disgrâce, deux Prussiens à qui Carol avait confié la construction des chemins de fer ayant commis de graves incorrections dans la gestion des fonds, les mécontens ne manquèrent pas d’insinuer que les concessionnaires étaient de connivence avec le prince, qui s’enrichissait aux dépens de ses sujets. Attaqué sans mesure par une opposition féroce, qui lui imposait de continuels changemens de ministères, Carol était découragé. Plusieurs fois, il fut sur le point de suivre les conseils de son père, et de Bismark lui-même, en abdiquant une couronne, qui ne lui apportait, écrivait-il, « qu’ingratitude, désillusions et soucis. » L’événement faillit se produire dans la nuit du 22 mars 1871. La colonie germanique de Bucarest avait voulu fêter ce jour, qui était l’anniversaire de la naissance de l’empereur Guillaume, en donnant au consul prussien, Kadowitz, un banquet qui fit l’effet d’une provocation aux sentimens de la population encore sous l’impression de la nouvelle de l’entrée des Allemands dans Paris : une foule menaçante, rassemblée devant la maison où se donnait le banquet, lança contre les fenêtres une grêle de pierres dont plusieurs atteignirent les convives. Dans la ville, les réverbères avaient été éteins, les cloches sonnaient le tocsin, et l’on entendait retentir les cris de : Vive la République ! Au palais ! Vers minuit seulement, la troupe parvint à disperser les émeutiers sans répandre de sang.

Cette fois, le prince déclara son intention formelle de déposer, dès le lendemain matin, sa couronne entre les mains de la « Lieutenance princière » (gouvernement provisoire) qui l’avait appelé au trône cinq ans auparavant. Mais la nuit porta conseil. Les plus violens adversaires de Carol sentaient qu’on avait besoin de lui dans une heure aussi grave : les caisses publiques étaient vides et les Turcs guettaient le moment d’envahir le territoire ! On supplia le prince d’abandonner une résolution « qui allait déchaîner la banqueroute et l’anarchie sur le pays. » Il se laissa convaincre, justifiant ainsi la prédiction du prince Napoléon, qui avait dit devant un auditoire incrédule : « Il a du cœur, vous verrez qu’il restera. » Il faut reconnaître, en effet, que Carol obéit plus au sentiment du devoir qu’à l’ambition en demeurant à son poste dans des circonstances aussi périlleuses. Il se hâta de remplacer les ministres en fonction par un Cabinet dont le premier acte fut de témoigner à l’Allemagne son profond regret des événemens passés. Il prononça la dissolution de la Chambre et fit procéder aux élections, qui amenèrent une forte majorité conservatrice. On lui savait gré de l’énergie qu’il avait montrée en tenant tête à l’orage. Que serait devenue à ce moment la Roumanie s’il l’avait abandonnée ? Mais les sentimens francophiles et a : itiger-maniques n’en subsistaient pas moins dans le pays : on en eut la preuve quelques mois plus tard, quand la cour d’appel de Bucarest acquitta les auteurs des désordres du 22 mars, comme on avait acquitté les émeutiers de Ploïesti, « pour défaut de preuves. » Carol, ayant aussitôt déplacé le président par mesure disciplinaire, beaucoup de magistrats répondirent à cet acte en envoyant leur démission, et ils furent approuvés par l’opinion.

Ces quelques faits, choisis entre bien d’autres, donnent une faible idée des difficultés avec lesquelles le Prince se trouva aux prises durant les premières années d’un règne qui devait être finalement si glorieux. Encore n’avons-nous parlé ni de la question juive, — particulièrement délicate dans un pays où, malgré toutes les mesures d’ostracisme prises contre elle, la population israélite a passé, en un siècle, du chiffre de dix mille à celui de trois cent mille âmes et au-delà, — ni de la crise financière, ni des difficultés soulevées à maintes reprises par la Porte, inquiète, à juste titre, des allures de plus en plus indépendantes prises par son « vassal. » Longtemps obligé de ronger son frein, l’ancien élève de Moltke consacrait tous ses efforts à créer une organisation militaire qui lui permit de secouer un jour « les liens indignes » qui l’attachaient au Croissant. L’heure propice sonna enfin en 1877, et Carol, qui avait souffert toute l’année précédente de ne pouvoir assister efficacement les Balkaniques dans leur soulèvement, profita de la guerre déclarée par la Russie à la Porte pour rompre définitivement avec son suzerain. Le 21 mai 1877, la Chambre proclama l’indépendance roumaine dans une séance solennelle : le prince se vit alors acclamé par ses pires adversaires de la veille et Bratiano se fit l’interprète de l’enthousiasme général en le saluant, par avance, du titre de « premier roi de Roumanie. » Le soir, toute la ville était illuminée ; une foule joyeuse se répandait dans les rues où la jeunesse dansait la hora (la danse nationale). Le 26, Turcs et Roumains échangèrent les premiers coups de canon sur les bords du Danube.

Nous n’avons pas à rappeler ici le rôle décisif joué dans la guerre turco-russe par la jeune armée roumaine, dont nul encore ne soupçonnait la valeur. Le Prince, ayant pris le commandement, agit d’abord indépendamment de l’armée russe. La Russie, entendant tirer seule profit de ses victoires, avait déclaré à plusieurs reprises n’avoir nul besoin du concours des Roumains et Gortchakof avait seulement demandé, — impérieusement, — le libre passage pour les troupes moscovites destinées à envahir la Turquie. Les ministres Bratiano et Kogolniceano étant allés le 6 juin saluer le Tsar qui venait de s’installer à Ploïesti, rapportèrent de leur visite l’impression qu’Alexandre II entendait se comporter dans leur pays en maître plutôt qu’en ami. D’un mot, Carol calma leurs alarmes : « Un prince d’une antique maison comme lui, un Hohenzollern ne pouvait être purement et simplement jeté de côté, même par un Empereur de Russie. » L’événement lui donna raison : quelques semaines plus tard, les Russes ayant subi de graves échecs en Bulgarie, le grand-duc Nicolas dut faire, au nom du Tsar, appel aux forces roumaines et, finalement, confier au prince Carol lui-même le commandement suprême des troupes réunies devant Plevna (28 août). La place tomba seulement le 10 décembre après une résistance dirigée par Osman Pacha ; sa chute, déterminée par l’intervention roumaine, ouvrait aux Russes la route de Constantinople.

Carol connut les joies du triomphe en entrant dans sa capitale, mais ces joies furent suivies de cruelles déceptions. La Russie, empêchée par les Puissances de réaliser les clauses du traité de San Stefano, se dédommagea aux dépens de son alliée, à qui elle réclama la fertile Bessarabie, en lui offrant en échange les marécages de la Dobrudja ! Le prince, après avoir longtemps protesté, menacé même de résister les armes à la main, dut s’incliner devant la nécessité. Vainement comptait-il sur le Congrès de Berlin pour obliger le gouvernement russe à se départir de ses exigences : il ne se trouva personne pour prendre en main la défense des intérêts roumains. Bien plus, la France, l’Angleterre, l’Allemagne elle-même, représentée au Congrès par Bismarck, créèrent de nouvelles difficultés au jeune État en mettant comme condition à la reconnaissance de son indépendance qu’il accordât aux Juifs les droits de citoyen. Or, le prince ne pouvait satisfaire à cette exigence sans soulever d’ardentes colères et même une révolution dans le pays. En fin de compte, les trois Puissances se contentèrent de la naturalisation immédiate de 900 juifs et d’une modification à l’article 7 de la Constitution qui déclarait « que les étrangers de rite chrétien pouvaient seuls obtenir la naturalisation. » En 1880, l’indépendance roumaine était reconnue par l’Europe ; l’année suivante, la principauté était érigée en royaume aux acclamations de tous les partis et l’événement était ratifié par les Puissances, à commencer par la Turquie.

Depuis lors, la popularité du premier roi de Roumanie n’a fait que croître, pour atteindre son apogée l’année dernière après la signature du traité de Bucarest. Dans l’automne de 1912, lors des défaites infligées aux Turcs par les alliés balkaniques, Carol avait eu grand’peine à contenir l’ardeur de son peuple, impatient de se jeter dans la lutte. Il jugea plus habile de négocier et de réclamer aux vainqueurs bulgares, pour prix de sa neutralité, le petit territoire de Silistrie, très important au point de vue stratégique. Les Bulgares ne s’y résignèrent qu’après plusieurs mois de luttes diplomatiques, mais trop tard, car les Roumains., augmentant leurs exigences, demandèrent alors que leur frontière méridionale fût portée jusqu’à la ligne Pourtoukaï-Baltchich. Cette fois, le roi Ferdinand, mal conseillé par ses ministres, ne voulut pas céder, et on se rappelle comment Carol profita de la guerre fratricide dans laquelle le gouvernement de Sofia s’était lancé contre ses alliés de la veille, pour mobiliser rapidement l’armée roumaine (467 000 hommes), la porter sans coup férir aux portes de Sofia, et arracher ainsi par la force ce qu’il n’avait pu obtenir par la persuasion. Le traité de Bucarest, qui a consacré cette acquisition et réglé, — pour un temps, — le sort de la péninsule, fit du roi Carol l’arbitre des Balkans.


Au lendemain de la campagne de Plevna, suivie de l’érection de la principauté en royaume, Carol avait profité de l’auréole acquise par ses victoires comme aussi de l’irritation manifestée contre les Russes après la rétrocession de la Bessarabie, pour orienter de plus en plus la Roumanie du côté de l’Allemagne et attirer les capitaux germaniques dans l’exploitation du sol comme dans les affaires commerciales et industrielles du pays. Il a même, il y [a une vingtaine d’années, fait acte d’adhésion à la Triplice. Cette politique était loin cependant de plaire à tous ses sujets qui, « unis à la France, comme l’a écrit M. Alexandre Sturdza, par des affinités séculaires, ne songent pas à briser des liens devenus sacrés. » Plus que jamais, notre langue, parlée dès le XVIIIe siècle dans la société moldo-valaque, est d’usage courant en Roumanie dans les classes cultivées ; trois journaux importans de Bucarest sont rédigés en français, et leurs lecteurs s’intéressent à tout ce qui nous touche. Nos écrivains sont lus et appréciés, nos conférenciers applaudis par un public enthousiaste. Beaucoup de jeunes Roumains achèvent leur éducation en France et l’on voit des familles peu aisées s’imposer de véritables sacrifices pour envoyer leurs fils dans nos collèges et nos universités, leurs filles dans nos pensionnats. Naguère, malgré la différence de religion, beaucoup même étaient élèves dans nos couvens. Dans le cabinet actuellement au pouvoir, la plupart des ministres ont fait leurs études supérieures en France et le Président du Conseil, M. Bratiano, est sorti de notre Ecole Polytechnique.

Le roi Carol n’est donc point parvenu, malgré son influence, à imposer les sympathies allemandes, ni la Kultur germanique à ses sujets[2].

D’autre part, les rancunes contre la Russie, qui avaient perdu beaucoup de leur acuité depuis quelques années, paraissent éteintes, surtout depuis qu’on a vu Petrograd et Paris soutenir le gouvernement de Bucarest dans la question de Silistrie contre l’hostilité de Vienne et de Budapest. Les Roumains se sont aperçus d’ailleurs que l’acquisition de la marécageuse Dobrudja, qui leur a valu un beau port sur la mer Noire (Constantza), n’était pas si méprisable. Aujourd’hui, le sentiment roumain est soulevé contre l’empire austro-hongrois, où trois millions de leurs congénères gémissent en Transylvanie, sous la dure férule des Magyars, qui ne les autorisent même pas à porter leurs doléances au pied de l’Empereur-roi[3]. Il fut un temps, néanmoins, où Carol se plaisait à rappeler dans des conversations particulières qu’il avait, en dehors de son royaume, plusieurs millions de sujets, encore séparés de la mère-patrie. Mais, en 1883, la Ballplatz s’émut fort d’un incident qui s’était produit à Jassy lors des fêtes données pour l’inauguration du monument d’Etienne le Grand, dû au ciseau de Frémiet : le sénateur Gradisteano avait porté un toast au roi de tous les Roumains et, pour préciser sa pensée, il n’avait pas craint de désigner la Transylvanie, le Banat et la Bukovine, « ces pierres précieuses qui manquent encore à la couronne royale, mais qui n’y manqueront pas toujours. » Loin de protester, le roi Carol avait choqué son verre contre celui du sénateur et lui avait serré la main avec un sourire approbateur. Le cabinet Sturdza, mis en fâcheuse posture par cet incident, fut sommé de fournir à Vienne des explications ou, pour mieux dire, des excuses qui lui furent vivement reprochées par l’opposition. Le directeur de l’Indépendance roumaine, un Français, M. Emile Galli, qui avait publié, sans penser à mal, le discours incriminé, fut expulsé.

Le roi Carol, passant à Vienne à quelque temps de là, s’efforça de faire revenir l’empereur François-Joseph sur la mauvaise impression causée par l’incident de Jassy, en lui laissant entendre que l’idéal politique des Roumains, la reconstitution de la grande Dacie, était purement platonique et, depuis lors, il évita de paraître encourager les manifestations qui se multipliaient au Parlement et dans les meetings en faveur des « frères séparés. » Mais ses sujets supportaient de plus en plus difficilement l’accord qui les rivait à la Triplice.

La guerre actuelle semblait offrir aux Roumains une occasion unique de satisfaire leurs aspirations et de parfaire leur unité politique. Mais le roi Carol resté « Allemand et Hohenzollern » ne pouvait se résigner à déclarer la guerre a son ami François-Joseph, allié de Guillaume II. Quels combats durent se livrer pourtant dans l’âme du vieux monarque, partagé entre ses sentimens de famille et ses devoirs de chef d’Etat ! Jusque dans sa retraite de Sinaïa, située au cœur des Karpathes, lui parvenait l’écho des manifestations de Bucarest, où des milliers de Roumains, appartenant à toutes les classes de la société, sollicitaient le gouvernement de se déclarer contre l’Allemagne et l’Autriche, — et ces manifestations rappelaient au roi les jours les plus sombres de son long règne. Après avoir travaillé durant quarante-huit ans à la grandeur du pays qui l’avait élu, avoir affranchi son peuple de la domination turque, l’avoir mené à la victoire, l’avoir doté d’une bonne administration, d’une armée superbe et de finances prospères, avoir habilement manœuvré au milieu des pièges tendus par une opposition souvent implacable, il était cruel pour lui de se voir, comme en 1810-1871, dans l’obligation de choisir entre les aspirations de son peuple et ses sentimens personnels. La mort est venue à temps le délivrer.

On a publié son testament, qui est imprégné d’une vraie élévation morale. « Entouré, y dit-il, et secondé par les chefs du pays, pour lesquels j’ai toujours nourri une profonde gratitude et une vive affection, j’ai réussi à élever aux bouches du Danube et sur la mer Noire un État doté d’une bonne armée et de tous les moyens nécessaires pour pouvoir conserver sa belle position et réaliser un jour ses hautes aspirations. Mon successeur au trône reçoit en don un héritage dont il sera fier et qu’il dirigera, j’en ai l’espoir, dans mon esprit, guidé par la devise : « Tout « pour le pays, rien pour moi. » Qu’entendait le roi Carol par les « hautes aspirations » du pays, qui doivent être réalisées ? D’après une dépêche reproduite par tous les journaux, ses dernières paroles, prononcées devant M. Bratiano et les autres personnes réunies autour de son chevet, ont été : « Je tiens particulièrement à ce que vous sachiez que je ne suis pas l’adversaire de la réalisation de notre idéal national. »

Il n’a pas pu, il n’a pas voulu le réaliser lui-même ; ses origines, ses attaches l’empêchaient de le faire ; il en a laissé le soin à son successeur, auquel il a adressé, dans son testament, l’appel que nous venons de reproduire. Elevé en Roumanie, le roi Ferdinand ne trouvera pas en lui-même les entraves dont son oncle n’a pas su se dégager. Carol a été le premier roi de Roumanie : il sera, lui, le premier roi roumain.


Baron JEHAN DE WITTE.

  1. Ces Notes, rédigées d’après la correspondance privée du prince, ont été publiées d’abord en allemand, à Stuttgard, puis traduites en français par l’Indépendance roumaine. Ce sont de véritables Mémoires, formant quatre forts volumes que nous avons essayé d’analyser dans un livre intitulé : Quinze ans d’histoire (1866-1881), Plon.
  2. Les Allemands ne se font pas d’illusions à cet égard : « Par habitude, écrivait le rédacteur de la Täglische Rundschau, nous estimons trop haut la situation de la dynastie en Roumanie. Le roi Carol ne pourrait pas gouverner contre l’opinion publique de son pays, même s’il n’était pas un vieillard. Mais c’est un vieux monsieur maladif et presque tous les membres de la jeune génération de sa maison sont dépourvus de toute prédilection sentimentale pour la manière allemande. Ils appartiennent, de par leur culture, à la zone parisienne. »
    (Täglische Rundschau, 26 mars).
  3. En 1894, le tribunal de Kolozsvar (Cluj en roumain) a condamné à des peines variant de huit mois à cinq ans de prison et à de formidables amendes, les auteurs d’un Mémorandum conçu dans les termes les plus respectueux où étaient exposés à l’Empereur-roi les doléances des Roumains de Transylvanie.