Caroline de Günderlode et le Romantisme allemand

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Caroline de Günderlode et le Romantisme allemand
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 679-690).




CAROLINE DE GÜNDERODE



ET LE ROMANTISME ALLEMAND



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Gœthe fit en 1814 une excursion sur les bords du Rhin. Le 6 septembre, comme il se promenait dans les environs de Winkel, on signala à son attention des couches de calcaire coquillier, qui lui parurent de formation lacustre, après quoi on lui montra, à travers une oseraie, l'endroit où huit ans auparavant une Jeune fille s'était donné la mort. « Il est toujours pénible, écrivait-il, d'entendre le récit d'une catastrophe dans les lieux mêmes où le drame s'est accompli. Peut-on parcourir les rues d'Egra sans voir errer autour de soi les ombres de Wallenstein et de ses compagnons ? » Il n'aimait pas à s'appesantir sur les sujets désagréables ; il s'empressa de se distraire en questionnant les gens du pays sur la culture de leurs vignes et sur leurs tanneries, et il nota sur ses tablettes que, abattus ou sur pied, les chênes doivent être écorcés lorsqu'ils sont en sève.

Avant lui, un autre poète, Achim von Arnim, l'auteur d'Isabelle d'Égypte qui ne craignait pas les tragédies et les sinistres émotions, était venu dans ce même endroit : « Après avoir débarqué, nous nous regardâmes les uns les autres sans mot dire, nous montrant du doigt une langue de terre qui s'était enfoncée sous l'eau. Là, victime d'une innocente erreur, s'était terminée une noble vie vouée aux Muses, et le fleuve a repris à lui le lieu qu'une mort tragique avait consacré, il voulait le soustraire aux profanations. Pauvre fille, pauvre poète, où sont tes amis ? Aucun d'eux n'a rassemblé pour la postérité les souvenirs de ta vie et de ton inspiration. Les méchans leur ont fait peur, et ils sont restés bouche close. »

La jeune fille qui s'était tuée à Winkel s'appelait Caroline de Günderode, et sa destinée est curieuse, parce qu'elle porte la marque de son temps. Un critique danois fort avisé, M. Brandes, a remarqué que, comme l'esprit humain, le cœur a son histoire et que pour bien comprendre le caractère d’une époque, il convient d’étudier la biographie de certaines femmes, qui souvent nous renseignent plus sûrement que les grands écrivains sur la façon de sentir et d’aimer particulière à leur siècle. Née en 1780, morte en 1806, c’est le romantisme qui a inspiré les vers de Caroline de Günderode, et c’est le romantisme qui l’a tuée. Il faut ajouter que le genre d’idéalisme, enseigné par les romantiques allemands de la fin du siècle dernier et du commencement de celui-ci, ressemblait à certaines doctrines d’esthétique littéraire en vogue parmi notre jeunesse, et c’est par là qu’il est de nature à nous intéresser. Il y avait alors en Allemagne comme il y a aujourd’hui au quartier Latin beaucoup d’esprits subtils qui s’étudiaient à redevenir naïfs, beaucoup de raffinés qui s’efforçaient de recouvrer leur innocence perdue, beaucoup d’incrédules qui posaient en principe que la foi est le secret de toutes les grandes choses, et qui étaient partagés entre le besoin et l’impuissance de croire.

Jusqu’ici Caroline de Günderode nous était surtout connue par le livre que lui avait consacré Bettina d’Arnim, qui, quoique plus jeune de quelques années, avait pénétré assez avant dans son intimité. Un jour, pour des raisons que nous ignorons, leur amitié fut brusquement rompue. Ce fut pour se consoler de ce mécompte que Bettina entra en relations avec la mère de Gœthe : « Je me rendis chez elle, quoique je ne l’eusse jamais vue ; j’entrai. — « Madame la conseillère, lui dis-je, je veux faire votre connaissance ; j’ai perdu une amie, il faut que vous me la remplaciez. — Nous essaierons, » me répondit-elle. Dès lors je vins tous les jours ; je m’asseyais à ses pieds sur un escabeau, et je la faisais parler de son fils. » Bettina avait l’âme généreuse ; elle n’avait point gardé rancune a l’amie infidèle, elle a rendu pleine justice à son talent comme à son caractère.

Malheureusement elle était un biographe un peu suspect. Elle prenait d’étranges libertés avec l’histoire, l’exactitude était à ses yeux la plus négligeable des vertus. Tout entière à son idée et au désir de se faire valoir, elle arrangeait à sa guise les choses et les faits, et en reproduisant ses lettres ou celles de ses correspondans, elle interpolait, supprimait, ajoutait selon sa fantaisie ou ses convenances. Il ne faut lire son livre, intitulé die Günderode, qu’avec beaucoup de défiance et de circonspection, et il est heureux qu’un littérateur allemand, M. Geiger, ait eu la bonne fortune de déterrer récemment dans une maison de Francfort un grand nombre de papiers qui avaient appartenu à Caroline. Parmi beaucoup de fatras, il a retrouvé des lettres qui méritaient d’être publiées. Les plus importantes sont celles que « cet ange », comme rai)pelaient ses amis, avait reçues du célèbre jurisconsulte Savigny, de Bettina et de son frère Clément Brentano, et d’une jeune femme tour à tour très folle et très sensée, qui se nommait Lisette Nees. Ces lettres, que M. Geiger a accompagnées d’un intéressant commenttaire, lui ont permis de rectifier certaines assertions de Bettina, et elles nous aident à mieux connaître Caroline de Günderode, ainsi que les romantiques qui l'avaient prise sous leur discipline, leurs principes, leurs aspirations, l'idée qu'ils se faisaient de l'art et de la vie humaine, et tout ce qu'il y avait en eux d'idées saines, d'instincts justes et d'imaginations chimériques ou perverses[1].

Caroline-Frédérique-Louise-Maximilienne de Günderode était la fille d'un baron qui avait composé des ouvrages d'histoire et des pastorales dans le vieux style  ; sa mère rimait à ses momens perdus, elle avait de qui tenir. Elle était née à Carlsruhe le 11 février 1780, et elle eut quatre sœurs et un frère. Après la mort de son père, on l'emmena à Hanau, où sa famille vécut sur un pied d'intimité avec toute la haute société de l'endroit et fut invitée à la cour, lorsqu'en 1797 le prince Guillaume de Cassel, qui avait épousé une sœur du roi de Prusse, y établit sa résidence. Nous savons par Bettina « que Caroline avait les cheveux bruns, les yeux bleus, ombragés de longs cils, et la douceur, la délicatesse de traits d'une blondine ; que son rire n'était jamais bruyant, mais ressemblait au roucoulement assourdi d'une colombe ; qu'elle ne marchait pas, qu'elle glissait ; que grâce à l'exquise douceur de ses mouvemens, sa robe formait toujours autour d'elle des plis harmonieux ; qu'elle avait la taille haute et élancée, mais qu'aucun mot n'en pouvait exprimer l'ondoyante souplesse. »

En 1797, elle fut reçue dans le chapitre des dames nobles de Francfort, contrairement aux statuts qui interdisaient d'y entrer avant l'âge de trente ans. Les chanoinesses, quoiqu'on ne leur imposât point la clôture, étaient astreintes à des observances presque monastiques. Elles devaient vivre dans la retraite, n'aller ni au théâtre ni au bal, s'habiller toujours de noir et ne recevoir que très peu de visites. Il y avait des accommodemens avec la règle : Caroline recevait beaucoup de visites et faisait de fréquens voyages. Peu après son admission dans le chapitre, sa grand'mère lui avait adressé de sages avis, lui avait enjoint de faire honneur à sa famille, d'observer toujours les convenances, de ne se lier qu'avec des personnes raisonnables, qui lui donneraient de bons conseils, de se répéter sans cesse qu'une réputation sans tache est pour une femme le premier des biens, et que rien n'est plus propre à la comjpromettre que les sorties nocturnes : « Que Dieu te bénisse et te gouverne par son Saint-Esprit ! Deviens une bonne chrétienne et une personne vertueuse : c'est plus important que tout. »

Caroline fut toujours irréprochable, elle n'a jamais fait d'accroc à sa réputation ; mais la morale de sa grand'mère lui semblait un peu courte. Si elle était prête à reconnaître que le témoignage d'une bonne [conscience a son prix, elle s'était dit depuis longtemps qu'il faut autre chose encore pour rendre une femme heureuse, que le bonheur est une chose très compliquée. Elle n'avait pas attendu d'être initiée aux mystères sacrés du romantisme pour savoir que vivre c'est aimer : elle l'avait deviné dès sa petite jeunesse. Il lui tardait que son heure fût venue ; mais elle mêlait les craintes aux espérances : les erreurs sont si dangereuses ! les déceptions sont si cruelles ! Elle avait l'esprit inquiet et un cœur à la fois ardent et timide. Se défiant d'elle-même et des autres, elle était avare de ses confidences, et lorsqu'elle semblait se livrer, elle n'avait garde de tout dire. Ses amis lui reprochaient sa réserve ; ils se plaignaient qu'il y eût dans cette âme virginale des retraites inaccessibles, un pays inconnu que personne n'était admis à visiter, et qu'il fût plus facile de l'aimer que de la connaître.

Sa santé délicate l'obligeait à se ménager beaucoup, et sa très modique fortune ne lui permettait pas d'arranger sa vie comme elle l'aurait voulu. À ses maux réels se joignaient des souffrances d'imagination, une tristesse vague, le pressentiment qu'elle n'aurait pas le temps d'être heureuse, qu'elle était destinée à mourir jeune. Quand ses rêveries tournaient au sombre, il lui semblait qu'elle était de ces femmes sur qui pèse une secrète fatalité et qui ont en elles quelque chose qui attire le malheur. Elle cherchait à se distraire de ses idées noires en s'occupant avec ardeur de cultiver son esprit. Elle avait du goût pour les nourritures solides, et tour à tour elle lisait des livres d'histoire ou étudiait la philosophie de Schelling. Mais ce n'était pas là son passe-temps favori : elle avait découvert que le meilleur moyen de se délivrer de ses chagrins était de les mettre en vers.

En 1804, elle publia, sous le pseudonyme de Tian, un volume de poésies, qui fut remarqué, apprécié par de bons juges. Gœthe daigna le traiter de production originale et curieuse : eine seltsame Erscheinung. Brentano complimenta l'auteur sur ses connaissances en métrique, sur sa science du rythme et sur la pureté de sa langue. « Votre poésie, lui écrivait-il, est comme une musique de l'esprit. » Une lui reprochait que certaines affectations et un peu de pédanterie ; il regrettait qu'il y eût dans cette femme poète un mâle et une femelle qui ne s'entendaient pas toujours ; il regrettait aussi que, ayant de très beaux cheveux, sa muse s'affublât parfois d'une perruque. Goûtée par les romantiques, elle trouva grâce devant Kotzebue, qui était leur bête noire. Le Freimüthige, journal httéraire qu'il dirigeait, publia un article encourageant et flatteur ; on promettait à Tian un bel avenir, pourvu qu'elle restât elle-même et se tint en garde contre la ténébreuse mystique que la nouvelle école avait mise à la mode. Ce qui est certain, c'est qu'elle avait le don, plusieurs qualités d'un vrai poète, la sincérité du sentiment, la grâce, le mystère. Elle s'essaya dans le drame, mais sans succès ; elle n'avait tout son talent que lorsqu'elle racontait ses mélancolies. — « Tout est muet et vide, et je ne prends plus de plaisir à rien. Les fleurs n'ont plus de parfum, il n'est plus de brise qui me rafraîchisse. Mon cœur est si lourd ! Tout est désert et tout est mort, et j'ai peur. Je voudrais je ne sais quoi. Je me sens comme chassée de moi-même : que ne puis-je savoir où je vais ? » C'était bien là son histoire.

« Mon éternel et ardent désir, écrivait-elle le 10 juin 1804, est de parvenir à exprimer ma vie sous une forme durable, et j'espère mériter ainsi d'entrer dans la société des grands poètes. C'est à cela que j'aspire; c'est l'église où je voudrais communier et le terme de mon pèlerinage sur la terre. » Sa manière de comprendre la poésie était celle de l'école romantique; école essentiellement doctrinaire, fondée par de savans et subtils raisonneurs, qui se flattaient d'avoir trouvé la recette de l'inspiration poétique. Le grand principe des deux frères Schlegel était que l'art etla vie sont inséparables; que tant vautl'homme, tant vaut son œuvre ; que quiconque vit en bourgeois ne sera jamais un poète, et que pour composer des vers qui méritent d'être lus, il faut commencer par mettre un peu de poésie dans son existence et dans son âme.

Ils ajoutaient que, grâce au philosophisme du xviiie siècle et à la Révolution française, notre société est devenue fort utilitaire et très prosaïque. En vain Gœthe avait montré, en écrivant Hermann et Dorothée, quel parti un poète, qui a la tête épique, peut tirer d'une idylle bourgeoise à laquelle la Révolution sert de toile de fond et de décor. Les romantiques estimaient que la poésie moderne n'est qu'une fausse poésie, que pour sauver son âme l'artiste doit oublier son siècle, vivre en esprit dans un temps où le réel et l'idéal, le ciel et la terre n'avaient pas encore divorcé, dans le temps des chevahers et des moines, des croisés et des ermites, des châtelaines et des pages, des aventures et des symboles, des légendes, des apparitions miraculeuses et des croyances naïves. Hors du moyen âge, point de salut ! Comment la poésie pouvait-elle prospérer dans une terre d'exil, sur un sol ingrat, où l'on ne voit pousser ni la fleur bleue dont rêvait Novalis, ni cette fleur de la Passion qui embauma de son parfum l'âme et les vers de Calderon ?

Les romantiques ont toujours eu de grands ménagemens pour Gœthe ; ils lui ont toujours porté honneur et respect. Cet Olympien leur faisait peur ; mais, comme le disait Heine, « ils s'irritaient en secret de ce que dans le tronc de ce grand arbre il ne se trouvait pas une seule niche où l'on pût loger une petite image de saint, et semblables à saint Boniface, ils eussent de grand cœur abattu, avec une cognée bénite, le vieux chêne enchanté. » En revanche, ils ne se gênaient pas avec Schiller, qui n'était pour eux qu'un bourgeois mâtiné de jacobin. Brentano déclarait que sa Fiancée de Messine était une pièce bizarre, nauséabonde et ridicule, un méchant bousillage, ein erbärmliches Machwerk ; on méprisait son Guillaume Tell, et Achim von Arnim se proposait d'en faire un meilleur. Caroline, qui avait ses hérésies, se permettait de goûter Schiller; onla tança, onl'engagea à se défaire au plus vite de cette dangereuse admiration. Savigny lui représenta que ce poète trop vanté sacrifiait tout à la recherche de l'effet, qu'il ne savait pas ce que c'était que le vrai sentiment, que pour faire croire qu'il en avait, il bouffissait, boursouflait son style et remplissait ses tragédies d'ennuyeuses déclamations, qu'il ressemblait à ces boutiquiers qui veulent faire les grands seigneurs et qui ont un train de maison que leur fortune ne leur permet pas de soutenir. Plus sévères encore étaient les jugemens portés sur nos auteurs classiques, sur les poètes français du grand siècle : « De froides abstractions, écrivait Frédéric Schlegel, des raisonnemens superficiels, l'antiquité mal comprise et des talens médiocres, il n'en fallut pas davantage pour créer en France tout un système de fausse poésie, reposant sur une fausse poétique… » — « La France, disait-il encore, nous offre l'étonnant spectacle d'une grande nation qui n'a jamais eu de véritable poésie, et qui a réussi sans trop de peine à s'en passer. »

Le secret de la véritable poésie est un genre particulier de sensibilité, qui est à la fois un don naturel et le fruit d'une éducation spéciale que le poète se donne à lui-même. Le premier point est de s'initier de bonne heure au symbolisme de la nature, d'apprendre à deviner le sens caché des choses. Quand on a découvert la fleur bleue et qu'on la contemple avec autant de recueillement que le yoghi hindou sa fleur de lotus, on possède le grand mystère. Qu'importent au vrai poète les individus, les événemens, les situations ? Pour lui tout est dans tout, et les moindres détails de cet univers sont à ses yeux les hiéroglyphes de l'amour éternel et de la vie divine, qu'il déchiffre sans effort. « Laissez venir à moi les petits enfans, a dit le Christ ; le royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent. » Les romantiques disaient : « Ayez une âme d'enfant, et la nature vous dira ses secrets. » L'enfant découvre partout des symboles ; il a des yeux de voyant. Les abstractions n'ont pas encore perverti ses sens, et il se mêle un peu de poésie à toutes ses perceptions. L'état parfait pour un poète est ce que Brentano appelait « l'enfantillage infini, die unendliche Kinderei. » Ni Racine ni Schiller ne s'en étaient avisés : aussi ne furent-ils pas de vrais poètes.

Au symbolisme de la nature il faut joindre le mysticisme chrétien. « Quand je lis les leçons de Frédéric de Schlegel sur l'histoire de la littérature, a dit Heine, il me semble que je contemple le monde du haut du clocher d'une église gothique. Je crois entendre sans cesse le son des cloches, parfois aussi le croassement des corbeaux voltigeant autour de la vieille flèche. Je respire l'encens de la messe, et je vois cheminer devant moi de longues files de pensées tonsurées. » Quoique les romantiques rendissent à Gœthe de très humbles respects, il n'était pas leur dupe : de temps à autre il répondait à leurs caresses par des incartades, par des coups de boutoir, et dans ses accès de mauvaise humeur, il ne craignait pas de déclarer que la croix lui devenait aussi odieuse que les punaises, l'ail et la fumée du tabac. Ces abstracteurs de quintessences, qui, pour obéir aux règles d'une poétique de leur invention, se convertissaient au catholicisme, lui déplaisaient souverainement. Leur dévotion lui semblait aride et leur sincérité douteuse ; il trouvait singulier que des hommes qui ne croyaient pas se permissent d'engager les autres à croire : c'était pour lui la suprême impertinence. Au surplus leur piété artificielle leur profitait peu, et il y a dans tous leurs vers dévots, aspergés d'eau bénite, moins de poésie véritable que dans un seul verset de l'Imitation. Frédéric Schlegel prétendait que le vrai poète peut toujours se procurer à lui-même les émotions qu'il désire éprouver : sich ganz aus sich selbst afficiren, que c'est un art, que cela s'apprend. Il y a des gens qui se chatouillent pour se faire rire ; mais se chatouiller pour se faire croire me parait une entreprise impie et désespérée.

Les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, étaient en grand honneur parmi les disciples des Schlegel, qui les considéraient comme les trois sources de l'inspiration poétique. Mais ils n'entendaient pas la charité comme saint Paul : ils pensaient que la plus grande marque d'affection qu'ils pussent donner à leur prochain était de l'aider à acquérir le sentiment romantique des choses et de la vie. Fichte avait dit : « Le moi doit être. » Ils disaient : « Le moi doit se communiquer. » Ils mettaient en commun, sinon leurs biens, du moins toutes leurs idées. Leur corporation était une confrérie"; ils avaient les uns pour les autres des égards confraternels ; ils se saluaient en disant : « Salut et fraternité[2] ! »

Leur église avait ses chapelles, et hommes ou femmes, tous les membres de cette grande société de perfectionnement mutuel devaient contracter des liaisons particulières, des engagemens privés, et se choisir des guides spirituels auxquels ils racontaient leurs souffrances et leurs misères, et qui soulageaient leurs maux en leur prêchant la bonne parole. Les maladies étant infiniment variées et les médecins de l'âme étant pour la plupart des spécialistes, il était permis d'en avoir plusieurs et même beaucoup. Les romantiques étaient des êtres insatiables, vagabonds et versatiles. À quelque confesseur qu'on s'adressât, on était tenu de lui tout dire, de lui confier tous ses secrets. L'abandon du cœur était la première des vertus ; ce sont les parfaites confiances qui font les amitiés parfaites. Il en coûtait à Caroline de Gûnderode d'observer cette prescription. Fière et réservée, elle n’aimait pas à s’expliquer à pleine bouche ; elle mêlait les réticences aux aveux. Ses amis s’en plaignaient. Brentano écrivait à sa sœur Bettina : « Salue la Günderode ; dis-lui que je lui écrirais volontiers, mais que ses réponses sont peu encourageantes. Dieu sait pourquoi nous avons tous été chassés du paradis de sa confiance et par quel escalier dérobé nous y pourrons rentrer ! »

Il ne faut pas croire que la morale romantique fût assez relâchée pour tout permettre. Elle autorisait l’inconstance et la multiplicité des désirs en matière d’amitié ; mais elle entendait que l’amour fût une passion exclusive et jalouse. Si je ne me trompe, c’est Schleiermacher, le grand théologien protestant, qui dans sa jeunesse rédigea pour l’Athenäum, revue fondée par les frères Schlegel, un décalogue à l’usage des femmes romantiques. Le premier commandement était ainsi conçu : « Tu ne dois aimer d’amour que lui, mais tu dois avoir beaucoup d’amis, pourvu que tu ne mêles à tes amitiés ni de vaines coquetteries ni de dangereuses adorations. — Tu ne dois te faire aucun idéal, aucune image, ni d’un ange dans le ciel ni d’un héros fictif tiré d’un poème ou d’un roman ou de tes rêves ; mais tu dois aimer un homme tel qu’il est, car la nature est une divinité sévère, qui punit l’exaltation des jeunes filles jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de leurs sentimens. » Ce décalogue était suivi d’un credo : « Je crois à l’humanité infinie, qui existait avant qu’il y eût dans ce monde des hommes et des femmes… Je crois que je ne vis ni pour obéir ni pour m’amuser, mais pour être et pour devenir, et je crois à la puissance de la volonté et de la culture de l’esprit pour me rapprocher de l’infini, me délivrer des servitudes de l’éducation bourgeoise et me faire oublier que j’ai un sexe. »

Il y a des théories faciles à formuler qui dans l’application souffrent de grandes difficultés. « Tu n’aimeras d’amour que lui, mais tu auras beaucoup d’amis, et tu ne coquetteras jamais avec eux. » Cela est bientôt dit, mais les amitiés romantiques étaient fort romanesques. Savigny, qui avait épousé Cunégonde Brentano, disait à sa belle-sœur Bettina qu’il ne se sentirait heureux et complet que le jour où elle se déciderait à l’aimer en tout bien tout honneur. Bettina remarquait à ce propos que lorsqu’on demande à Dieu son pain quotidien, on néglige de lui demander le vin, mais que cela va de soi. Elle ajoutait : « Cela n’empêche pas qu’il ne soit un ange, et quoiqu’il m’encourage peu à me communiquer à lui, je me sens disposée en sa présence à n’avoir jamais que des pensées auxquelles il puisse s’intéresser. » À la bonne heure ! mais si on ne sait pas exactement ce que Savigny désirait de sa belle-sœur, on sait encore moins ce qu’il attendait de Caroline. Dans les premières lettres retrouvées par M. Geiger, il la traite avec quelque cérémonie ; il l’appelle mademoiselle, lui dit vous et lui demande sa confiance : c’est toujours par là qu’on commençait. Il l’appellera bientôt sa petite Günderode, Günderödchen, et son cher ami, mein lieber Freund, ce qui l’autorisera à la tutoyer. « La nature nous a visiblement destinés à devenir une paire d’excellens amis, et il me parait certain qu’elle s’intéresse assez à son projet pour avoir tout arrangé, tout préparé par des voies miraculeuses. À la vérité, je ne réponds pas que de temps à autre je ne devienne amoureux de vous. » Ce jour-là il ne la tutoyait pas. « Je me garderais bien, poursuit-il, de vous lire Clavigo ou Hermann et Dorothée, surtout si vous aviez encore certain tablier blanc que vous portiez autrefois. L’expérience rend sage, et chat échaudé craint le feu. On parle beaucoup des souffrances du jeune Werther : d’autres ont éprouvé des douleurs pareilles qui n’ont pas été imprimées. »

Savigny était un homme bien élevé ; Brentano était fantasque, bizarre et quelquefois brutal et grossier. Après avoir donné à sa jeune amie de judicieux conseils littéraires, il s’amusa à l’étonner par ses pantalonnades et ses grimaces, et en 1805, s’échauffant au jeu, ce père de famille qui prétendait adorer sa femme écrivait à une chanoinesse de vingt-quatre ans : « Ange bien-aimé, si je pouvais ouvrir toutes les veines de ta blanche poitrine… » Mais je renonce à traduire. « Parler est un supplice, lui disait-il encore : c’est la vie qui instruit la jeunesse, et si tu consentais à passer une nuit dans mes bras, tu saurais bientôt tout ce que je sais. » Alliant le cynisme aux idéalités éthérées, les romantiques étaient d’étranges instituteurs. Le moyen âge avait proclamé les droits sacrés de la passion ; ils estimaient que devoirs et bienséances, le poète a le droit de tout sacrifier aux nécessités de son éducation professionnelle. Frédéric Schlegel, que Lisette Nées tenait pour l’annonciateur d’un nouvel évangile, pour un martyr de la vérité, avait décidé qu’il était nécessaire au salut de son âme et de son imagination poétique d’enlever la femme d’un de ses meilleurs amis, et il ne se faisait aucun scrupule d’accepter dans ses détresses les secours que lui envoyait sous main ce mari très débonnaire.

Caroline de Günderode était une de ces adeptes qui discutent, font leur triage, séparent le grain de labelle. Les liaisons douteuses lui répugnaient, et elle avait peu de goût pour les rossignols mystiques qui chantent tour à tour l’union sacrée des âmes et les joies de la chair. Elle avait juré qu’elle ne se donnerait qu’une fois et pour la vie. Elle ne laissait pas d’avoir l’imagination prenable. Elle avait été amoureuse de Savigny ; mais il y avait en lui un fond d’ironie qui l’inquiétait. Peu s’en était fallu qu’elle n’aimât Brentano : elle s’était bientôt ravisée, il lui faisait peur. « Il a plusieurs âmes, disait-elle, et quand l’une de ces âmes commence à me plaire, il la remplace bien vite par une autre que je ne connais pas, et il me procure ainsi de déplaisantes surprises. » Était-il donc écrit qu’elle ne connaîtrait jamais ce parfait amour dont le rêve et la vision l’obsédaient ? Elle se comparait dans une de ses poésies à Moïse contemplant du haut de sa montagne la terre de promission, où il ne devait jamais entrer. Quand on a contemplé de loin le divin royaume, que peut-on regarder encore ? Il ne reste plus qu’à mourir. Elle était destinée cependant à savourer les douceurs et les amertumes de la grande passion, de l’amour qui fait vivre ou qui tue. L’homme qui le lui inspira était fort laid, et il avait des singularités qui le rendaient, paraît-il, presque ridicule.

Cet homme très laid était un savant de grand mérite. Il s’appelait Frédéric Creuzer. Après avoir été quelque temps professeur à Marbourg, sa ville natale, il fut appelé en 1804 à Heidelberg, et il devait écrire plus tard cette fameuse Symbolique des peuples de l’antiquité, qui lui valut l’estime des romantiques et l’honneur d’être membre de l’Institut de France. Il s’était marié avec une veuve qui avait treize ans de plus que lui. Que n’avait-il rencontré quelques années plus tôt cette chanoinesse qui avait de si beaux yeux et une taille de nymphe ! Dans le livre qu’il a intitulé : Souvenirs de la vie d’un vieux professeur, le nom de Caroline n’est point prononcé. Il s’est contenté de faire une vague allusion à son aventure, en disant « que les premières années de son établissement à Heidelberg furent pour lui une période de dures et et inoubliables souffrances d’âme et de cœur. »

On raconte qu’une fée s’amusa un jour à rendre éperdument amoureux un anachorète d’humeur grave, pour se donner le plaisir de voir comment il s’en tirerait. Creuzer s’en tira médiocrement, mais il ne souffrit pas trop ; c’était un de ces vases de terre qui vont au feu et ne s’en portent pas plus mal. Comment fit-il connaissance avec Caroline ? Nous l’ignorons et nous ne possédons, par malheur, aucune des lettres qu’ils s’écrivirent. Nous savons seulement qu’une amie, qui n’a pas dit son nom, se montra compatissante pour ces amoureux ; qu’en 1805 elle crut faire œuvre pie en favorisant leurs rendez-vous ; qu’elle mit à leur disposition sa maison de campagne. « Hélas ! ce ne sont là que des palliatifs, écrivait-elle, et je voudrais vous réunir à jamais. Ne pourrais-tu, de l’aveu de ta sœur Mina et de ton frère Hector, prendre un nom d’emprunt et, morte pour le reste du monde, t’en aller vivre avec Creuzer, si sa femme y consent ? » Après avoir donné à Caroline cet excellent conseil, l’inconnue se croyait obligée de lui faire un peu de morale : « Que sont, après tout, les choses de ce monde ? De purs néans. La plus belle vie n’est que le songe d’un fiévreux. Eh ! qu’importe à l’Être éternel que nos rêves soient agréables ou funestes ? Dieu te bénisse, mon ange, et te console ! »

Caroline en usa comme l’enfant qui avale la confiture et crache la pilule. Elle laissa sa morale à l’inconnue, mais son conseil lui parut bon, et elle résolut de le suivre, en y changeant toutefois quelque chose. Il répugnait à sa fierté de mendier le consentement de la femme légitime : elle forma le projet de se présenter chez Creuzer sous des habits d'homme et de vivre avec lui, en oubliant désormais et son nom et son sexe. Cependant, avant de franchir le pas, elle vouliit consulter Lisette Nees. Comme je l'ai dit, Lisette était tour à tour très folle et très sensée. Si elle regardait Frédéric Schlegel comme un prophète et un martyr de la vérité, cette dévote n'était pas pratiquante. Son romantisme ne lui servait qu'à se procurer des plaisirs d'imagination ; elle pensait qu'il y a beaucoup de choses qu'il est permis de dire et qu'il faut se garder de faire, et pour son compte, fidèle aux vieilles méthodes, elle avait cherché et trouvé le bonheur dans le mariage.

Elle s'empressa de représenter à CaroUne que les plus belles folies finissent toujours mal. — « Prends-y garde, lui écrivait-elle en substance : dans le fond tu es moins passionnée que tu ne le crois, mais les entreprises qui ont un air d'aventure te charment et t'attirent. Tu prétends que le bonheur de Creuzer t'est plus cher que le tien. Singulière façon de le rendre heureux ! Tu te déguiseras en homme et, jusqu'à ta mort, tu n'auras avec lui qu'un commerce d'amitié. Il t'aime tout entière, corps et âme. S'il accepte tes conditions, que penseras-tu de lui ? S'il les refuse, tu te donneras peut-être et tu ne t'en consoleras jamais. Et d'ailleurs t'imagines-tu que les hommes qui fréquentent sa maison seront longtemps tes dupes ? Si la vérité se découvre, Creuzer est à jamais compromis et ton honneur à jamais perdu. » Lisette ajoutait : « Écoute ce que je te dis, ton imagination se vengera de toi ; elle te punira de l'avoir transportée du monde de la poésie et de l'art dans la conduite et les réalités de la vie. Quand on la met où elle n'a que faire, elle meurt en nous dévorant. » Lisette parlait comme un sage, et sa lettre est intéressante : c'est le romantisme jugé par lui-même.

Caroline renonça à son équipée ; mais elle exigea de Creuzer qu'il demandât son divorce et l'épousât. Il eut, semble-t-il, quelque peine à y consentir : il n'était pas un romantique assez convaincu pour n'éprouver jamais aucune inquiétude de conscience. Il avait fait ses confidences à Savigny : « Je suis, lui disait-il, le plus malheureux des hommes dans mon bonheur. » Il finit par se rendre ; il pressentit sa femme ; elle avait un bon caractère, elle se montra accommodante, et tout allait pour le mieux quand survint un incident. Creuzer tomba gravement malade, et sa femme le soigna avec tant de dévoûment que, saisi de remords, à peine fut-il entré en convalescence, il assembla ses amis, leur récita son cas, s'accusa devant eux et, les prenant à témoin, jura solennellement que, s'il guérissait, il ne reverrait jamais Caroline de Günderode.

Elle était alors à Winkel, avec deux de ses amies, Pauline et Charlotte Servière. La personne chargée de la prévenir, n'osant s'adresser directement à elle, écrivit à Charlotte, en ayant soin de contrefaire son écriture. Ce fut Caroline qui reçut la lettre des mains du facteur. Cette écriture déguisée lui parut suspecte, elle flaira quelque mystère, elle ouvrit le pli. Après s'être enfermée quelques instans dans sa chambre, elle sortit, en disant, le sourire aux lèvres, qu'elle allait se promener au bord du Rhin ; elle ne reparut pas. On la chercha toute la nuit, on la retrouva au matin étendue sur la berge. Cet ange s'était percé le cœur d'un coup de poignard.

Vingt-huit ans plus tard, un autre suicide de femme fit en Allemagne autant de bruit que celui de Caroline de Günderode. Charlotte Stieglitz avait épousé un poétereau qu'elle tenait pour un grand poète. Elle attendait d'année en année qu'il donnât sa mesure, se révélât au monde par un chef-d'œuvre ; rien ne venait. Elle pensa qu'une grande surprise, une grande infortune tirerait de sa torpeur ce génie engourdi et noué. Un soir, après avoir écrit quelques lignes à son faux dieu, s'armant d'un poignard qu'il lui avait donné, elle se frappa en plein cœur. Son exploit eut pour admirateurs tous les survivans du romantisme. Mais folie pour folie, celle de Caroline me paraît plus intéressante. Elle était sincèrement malheureuse. Elle avait longtemps cherché l'âme sœur, l'âme aimante qui devait partager ses joies et ses peines et l'aider à posséder, à mûrir son talent. Elle avait cru la trouver, elle s'était trompée ; elle avait couru après une ombre.

Conformément à ses dernières volontés, on l'enterra près des saules qui l'avaient vue mourir. Elle avait désiré aussi qu'on gravât sur sa tombe quelques vers traduits d'un poète hindou, qui lui semblaient résumer son histoire : « Terre qui m'enfantas, air que je respirai et qui nourris ma vie, feu sacré qui me tins lieu d'ami, fleuve qui me servis de frère et toi, éther divin, qui fus mon père, je vous rends grâces ; recevez le tribut de ma respectueuse tendresse. J'ai vécu avec vous ici-bas, et je pars pour un autre monde, vous quittant sans regrets. Adieu, frère et ami ; mon père et ma mère, adieu pour toujours ! » Elle s'était dit cent fois que, pour aimer la vie, il faut être deux, et la mort l'effrayait moins que l'éternelle sohtude du cœur.

G. Valbert.
  1. Karoline von Günderode und ihre Freunde, von Ludwig Geiger, 1895.
  2. Friedrich Schlegel, seine prosaischen Jugendschriften herausgegeben von J. Minor, 2 vol. in-8o ; Vienne, 1882.