Carpaccio (Rosenthal)/11

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Henri Laurens, éditeur (p. 101-108).
XI

En suivant Carpaccio nous avons, à mainte reprise, trouvé la marque plus ou moins discrète de l’attraction qu’exerçait sur lui l’Orient. Dans la Sainte-Croix c’étaient quelques silhouettes perdues au milieu de la foule, dans Sainte Ursule c’étaient des groupes de personnages à longue robe et à turban, puis, dans la Vie de saint Georges, tout un décor et tout un peuple : le temple de Salomon dominait la scène où triomphe le saint et nous avons déjà signalé les caftans et les accoutrements pittoresques des musiciens du roi Aya. L’Histoire de saint Étienne comme la Vie de la Vierge sont de pures œuvres d’orientalisme.

Cette prédilection, la vérité avec laquelle elle s’est exprimée, ont longtemps fait croire que Carpaccio avait visité l’Orient. Moins d’un siècle après lui, la légende était faite et l’on précisait : il avait accompagné à Constantinople Gentil Bellin. Des découvertes curieuses et récentes permettent presque d’affirmer que l’orientalisme de Carpaccio est tout d interprétation et d intuition.

Un érudit anglais. M. Sydney Colvin, en étudiant un dessin de Carpaccio, destiné au Départ des fiancés dans la Vie de sainte Ursule, reconnut que l’artiste y avait fait figurer la tour de Rhodes et se convainquit qu’il s’était inspiré d’une des gravures dont Reuwich avait accompagné la Peregrinatio in terram sanctam écrite par Breydenbach et imprimée à Mayence en 1486.

Cette première découverte incita M. Molmenti à poursuivre plus avant ces recherches et il n’eut pas de peine à se convaincre que Carpaccio avait littéralement emprunté à Reuwich des monuments, des costumes et même des personnages ou des groupes, non seulement dans la Vie de sainte Ursule, mais dans toutes les parties de son œuvre où il a introduit l’Orient.

Ces révélations n’affaiblissent pas notre admiration pour Carpaccio orientaliste : elles en changent le caractère. Nous voyions autrefois en lui un observateur avisé et scrupuleux : nous l’admirons aujourd’hui de nous avoir si parfaitement trompés.

Des documents fragmentaires, d’une précision froide et dont l’unique mérite était l’exactitude, se trouvaient entre ses mains : son génie vénitien leur a insufflé la vie ; il les a colorés, dorés de lumière et il a ressuscité un monde complet épanoui dans son atmosphère.

La Vie de la Vierge serait un mauvais exemple de cette supériorité. Il semble que le génie de Carpaccio y ait sommeillé. Des différents épisodes qu’elle présente (Naissance de la Vierge à Bergame, Présentation au temple et Miracle des Baguettes à Milan, L’Annonciation à Vienne, la Visitation au musée Correr, la Mort de la Vierge au musée de Vienne), aucun n’est pleinement heureux. Des détails seuls — il en est de charmants — nous en affirment l’authenticité : tel cet enfant à la gazelle si joliment profilé dans la Présentation devant un bas-relief antique.

Ce cycle médiocre n’est pas, cependant, sans présenter des particularités piquantes. Carpaccio s’y révèle hébraïsant. Aux murs de la chambre de sainte Anne il accroche une pancarte on se lit, fort correctement transcrite, une formule rituelle de bénédiction aux accouchées. Carpaccio fréquentait-il les coreligionnaires de Shylock, libres à Venise, mais que la République allait bientôt, en 1516, confiner dans un ghetto ?

Par ailleurs, dans la Visitation, l’artiste précède, sans s’en douter, certes, et sans parti pris théorique, les préraphaélites et James Tissot, et entoure la Vierge et sainte Anne du cadre oriental (personnages, fabriques, animaux) le plus pur qu’il puisse imaginer. Hardiesse sans conséquence puisque inconsciente et qui passa inaperçue.

Carpaccio a ressaisi toute sa verve pour dépeindre la Vie de saint Étienne et il n’en est aucun épisode qui ne soit digne d’une description. La Consécration du musée de Berlin se recommande par la beauté du groupe des vieillards, par la hardiesse de la perspective, par le luxe des détails pittoresque. La Dispute de la Brera, aux architectures étranges, présente une excellente série de portraits vénitiens, Ruskin, que l’on aimerait à citer souvent s’il n’arrêtait par l’imprévu de ses jugements, a décrit la Dispute dans un raccourci saisissant : « Saint Étienne dans un coin où personne ne l’imaginerait : les docteurs, l’un dans une chaire, les autres en groupes debout : la figure de saint Étienne rayonnante d’inspiration céleste ; les docteurs qui n’ont pas figure de monstres d’iniquité, mais qui sont des docteurs du temps de Carpaccio, admirables études vraies et tranquilles — docteurs de ce monde, — l’air non pas inspiré, mais infiniment respectable, bon, juste, pénétrant : une parfaite assemblée des vieillards les plus noblement estimés d’Oxford — mais avec plus d’intensité d’attention. »

Dans la Lapidation de Stuttgard, le saint, en extase sous les pierres des bourreaux, est peint avec un bonheur particulier : au fond, on aperçoit un panorama de Jérusalem, mais aussi des montagnes, des vallons, des forêts, un paysage accidenté d’une importance exceptionnelle.

Enfin, c’est dans la Prédication du Louvre que nous goûterons l’accentuation la plus forte et la plus pure de l’orientalisme de Carpaccio.

Cliché Alinari.


VIE DE SAINT ÉTIENNE : LA PRÉDICATION.
(Musée du Louvre)

Dans une tonalité générale très ambrée, cette toile a un fond de collines céruléennes au sommet desquelles des arbres se profilent, très légers, sur le ciel pâle. Un hémicycle de fabriques blanches ou à peine rosées, des tours à dômes bleus avec lesquels voisine un arc de triomphe corinthien, l’église du Saint-Sépulcre dans le lointain, plus près la mosquée d’Omar, figurent le panorama de Jérusalem et, à défaut d’exactitude littérale, elles ont une vérité de sentiment exotique.

Avec un brio qui se complaît aux descriptions les plus fouillées et les plus verveuses, Carpaccio dresse aux pieds de saint Étienne une assemblée orientale. L’on est frappé, au premier coup d’œil, par l’ingéniosité extérieure de ce piquant spectacle. Gandouras superbes, robes tombantes, larges burnous drapés luttent de diversité avec les coiffures : il n’est pas deux turbans semblables, encore voit-on tout auprès des chapeaux à calotte ronde, conique, pointue. Les femmes seules offrent plus d’unité, avec leurs hautes coiffures dont descendent des voiles qui souvent dérobent leur visage. Ce ne sont pas des Vénitiens en travesti : cette documentation riche est soutenue par une admirable intuition ethnologique. Attitudes, expressions, tout nous révèle le caractère spécial d’un peuple. Les visages masculins à la peau sèche, au nez proéminent, s’encadrent de cheveux aux boucles crépues : les grandes barbes frisées tombent sur les poitrines. Les gestes sont amplifiés par les draperies ainsi que le témoignent surtout les personnages des fonds.

L’atmosphère ambrée vibrant sur les taches vives et ardentes des robes accuse la présence des moindres comparses : enfin, sur la terre couverte d’herbe rase on rencontre l’antilope et la gazelle. Avec une telle précision de détails Gentil Bellin peignait la Prédication de saint Marc à Alexandrie, mais ses œuvres, inspirées directement de la réalité, ne sont pas plus suggestives que celles de Carpaccio. Si nous leur accordons une valeur documentaire plus certaine, elles n’élargissent pas notre horizon au-delà de cet orient que Carpaccio, la palette chargée de soleil, a fait chanter sur ses toiles.