Carpaccio (Rosenthal)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (p. 3-124).
LES GRANDS ARTISTES
LEUR VIE — LEUR ŒUVRE

Carpaccio
PAR
Gabrielle et Léon ROSENTHAL
BIOGRAPHIE CRITIQUE
ILLUSTRÉE DE VINGT-QUATRE REPRODUCTIONS HORS TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD
HENRI LAURENS, EDITEUR
6, RUE DE TOURNON (VIe)
À
NOTRE CHÈRE GRAND’MÈRE
VITTORE CARPACCIO


Viltore Scarpazza ou Carpaccio a vécu à Venise aux confins du xvie siècle. Il reçut de sa cité les dons les plus précieux et les plus particuliers que celle-ci pût donner à un peintre. Il l’aima profondément et lui dut tout son génie. Avant Titien, Tintoret et Véronèse, avec plus de verve que Gentil Bellin, il a dit la splendeur vénitienne, et il exerce aujourd’hui sur nos esprits jaloux de simplicité et de fraîcheur une attraction unique parce qu’il a, dans la jeunesse de l’art, chanté avec un bonheur infini la plus triomphante Venise.

I

Les années où il y vécut furent pour Venise l’époque d’une maturité riche et savoureuse. La ville marchande mirait sur les canaux ses bâtisses crépies de rose et ses palais composites. L’art gothique, arabe, byzantin s’y mêlaient en une fantaisie hardie. Et quels témoignages plus frappants de l’activité mondiale de Venise que ces façades empruntées aux rêves du Nord et de l’Orient, que Saint-Marc au quadrige antique, aux mosaïques byzantines, aux colonnes d’onyx et de porphyre.

L’Asie et l’Europe confondaient leur luxe dans l’entrepôt géant qui fournissait au Nord les parfums, les bois précieux, les poudres d’or, les laines, et qui envoyait dans les pays du soleil des armes ou des bois grossièrement travaillés.

De lourdes galères revenaient aux quais bariolés de Dalmates, de Grecs, de Turcs, d’Allemands, juxtaposant leurs costumes et leurs types sous la clarté incisive ; d’autres escadres gonflaient leurs voiles pour l’Océan et fournissaient l’Europe des produits de l’industrie vénitienne : draps et draps d’or, cuirs, dentelles, glaces, et ces verreries comme des magies impalpables où les reflets d’un rêve, d’un ciel rose, d’une atmosphère ambrée glissent dans la matière transparente, l’animent, et ne s’y posent pas : tous ces fruits de la cité l’abandonnaient pour l’enrichir et la glorifier.

Son nom était porté aux confins de l’Inde, de la Perse, de l’Afrique : 3 000 constructeurs, 16 000 ouvriers tenaient en vigueur une flotte de 83 galères active à défendre les intérêts nationaux, instrument d’une politique hardie avec sagacité.

Moment unique d’épanouissement auquel devait succéder bientôt une décadence lente et irrémédiable. La découverte de l’Amérique, le périple de l’Afrique exécuté presque dans le même temps, allaient diriger loin de la Méditerranée les voies commerciales du monde. Mais, si la vigilance du Sénat prévoyait la portée d’un coup si funeste aucun effet n’en était encore sensible.

Jamais vie ne lui plus complexe et plus fortement charpentée sous l’apparence d’un décor fragile. Comme ces palais posés sur l’eau par un miracle d’énergie et de volonté, les fêtes vénitiennes soutenaient l’édilice social et jusqu’aux ambitions secrètes du gouvernement. C’était l’époque où la République en trêve avec le Turc s’alliait à lui contre le Royaume de Naples, s’aidait du pape et de Florence dont elle devait susciter plus tard l’inimitié, fétait l’abandon de Chypre, jouait Charles VIII et Commines puis s’alliait ensuite à Louis XII contre Maximilien.

Carpaccio vit à Venise se succéder les ambassades. La ville les comblait de dons, les fêtait par des processions, des bals, des joutes, des régates, jalouse de porter au loin le renom de sa magnificence. Les barques couvertes de tapis velus et de satin cramoisi ramenaient les cortèges vers le Doge. Sur un pont volant le cérémonial de réception s’accomplissait, puis les gondoles parées escortaient le Bucentaure vers les palais incrustés de serpentine et de porphyre.

D’autres fêtes naissaient des institutions civiles et religieuses. Entrées solennelles des procureurs, des patriarches ou des chanceliers au travers des rues marchandes tapissées de drap d’or et d’écarlate avec leurs étalages mêlés de gravures et d’objets d’art : processions de la Fête-Dieu où chaque métier déployait son étendard parmi les cierges et les fleurs : couronnements ducaux avec la profusion des velours, des perles et des ors prodigués malgré les lois somptuaires : tout s’ordonnait à la gloire de la cité heureuse et étalait sa prospérité aux yeux des étrangers. Carpaccio fut spontanément le peintre de ce spectacle et de cette vie diverse. Sensibilité nerveuse avec un tempérament de coloriste et un goût de vérité incisive mêlé de délicatesse, il peignit ces fastes harmonieux d’un pinceau si libre et si hardi que Venise nous est rendue intacte dans sa vérité passée.

II

On ignore presque tout de la vie de Vittore Carpaccio.

Son origine vénitienne est maintenant définitivement établie, mais elle l’est depuis peu et Venise faillit être privée d’une gloire si profondément sienne. Au xixe siècle, le chanoine Stancovitch, jaloux d’en orner Capo d’Istria, sa patrie, réfuta les témoignages de Vasari et de Ridolfi et défendit avec chaleur l’hypothèse de l’origine istrienne de Carpaccio. L’erreur de Stancovitch s’explique par les commandes que reçut Carpaccio en Istrie et par l’établissement, vers 1520, à Capo d’Istria, d’un de ses fils, Benedetto, peintre lui-même et qui y fit souche.

Des documents sérieux ont rétabli la vérité primitive et l’on sait maintenant que Carpaccio est de vieille race vénitienne. Ses ancêtres, originaires de Mazzorbo, étaient établis à Venise dès 1360, et le peintre descend d’une branche latérale de pêcheurs de Saint-Raphaël.

Cliché Alinari.


ANGE MUSICIEN (détail de la Pala de San Giobbe).
(Académie de Venise)

On trouve le nom de Vittore Carpaccio mentionné pour la première fois, en 1472. dans un testament de son oncle, Frère Mario, et, comme la loi n’accordait le droit d’héritage qu’aux enfants âgés de quinze ans, on a pu, d’après ce document, placer la date de sa naissance entre 1455 et 1456. De même, la date de sa mort a été fixée entre 1525 et 1526, grâce à des actes de 1527 où son fils et sa femme attestent sa disparition.

Si l’on joint à ces sources indirectes l’acte du 8 août 1486, par lequel Carpaccio est appelé à payer le loyer d’une bottega aux procurateurs de Saint-Marc, on possédera, sur sa biographie intime, les seuls témoignages que l’on ait pu recueillir.

Ses œuvres et leur destination même fournissent sur sa carrière et ses relations sociales des indications qui complètent ces documents trop rares.

Le nom de Carpathius et la date de 1490 se lisent au bas d’un tableau représentant l’Arrivée à Cologne dans la légende de sainte Ursule. On suit, en partie, la chronologie de sa production jusqu’en 15-20, où un Saint Paul de Chioggia en ferme le cycle. Les archives de Venise attestent qu’il lit partie, avec Lazare Bastian, d’un jury chargé d’évaluer une œuvre de Giorgione.

Nous savons qu’il fut apprécié de l’élite de ses contemporains. Il collabora à la décoration du palais ducal où il peignit le Pape Alexandre III célébrant la Messe dans la basilique de Saint-Marc, tableau qui fut détruit par l’incendie de 1577, et reçut de la Seigneurie les mêmes appointements qui furent, plus tard, donnés à Titien pour de semblables travaux. Le Miracle de la Sainte Croix faisait partie d’un ensemble important confie à des artistes renommés, parmi lesquels l’un des chefs de la peinture vénitienne : Gentil Bellin.

À maintes reprises, il fut chargé par des associations de raconter en une série de tableaux la vie de leurs patrons, sainte Ursule, saint Étienne, saint Jérôme ou saint Georges, et il se trouva que ces biographies en images répondaient aux tendances intimes de son génie. Il fut de carrière heureuse.

Nous ne possédons de lui-même qu’un témoignage direct. C’est une lettre au marquis de Mantoue pour solliciter de lui l’acquisition d’un panorama de Jérusalem : « Quant à ma Jérusalem, écrit-il, j’ose affirmer (juil n’existe actuellement rien de semblable tant pour le mérite que pour la perfection et la grande dimension de l’ouvrage. » C’est la marque d’un esprit naïf et spontané qui parle de lui comme des choses qui l’entourent. Son pinceau ne recule à aucune hardiesse, ni sa conscience de bon ouvrier. Il se met en valeur d’une touche semblable à celle de ses portraits que la lumière frappe avec une franchise parfois rude.

Nul texte, faut-il s’en étonner, ne nous éclaire sur ses gestes familiers, mais celui qui a scruté ses œuvres et en a pénétré la pensée intime sait fort bien qu’il fut un dilettante de la vie vénitienne.

Il assista aux fêtes somptueuses, aux réceptions
Cliché Alinari.
LE LION DE SAINT MARC.
(Palais Ducal de Venise)

solennelles, au premier rang ; de cette foule bigarrée dont le grouillement vu de loin formait des taches harmonieuses. Il contemplait le barbier qui essuie son rasoir, le marchand à la porte de sa boutique, le nègre qui, courbé sous le faix, jette sur l’eau une jolie tache noire. Il vécut dans cet Orient du quartier albanais où les loques rouges et

jaunes étaient belles comme des brocarts. Les enfants jouaient devant lui ; les antilopes, les pintades, les faisans, les cailles, les zèbres, excitaient, dans les ménageries, sa curiosité toujours prête aux émerveillements.

Au canal Saint-Marc il voyait aborder les galères à deux voiles, assistait aux manœuvres, suivait les calfats déposant ballots et tonnes dans les magasins réservés au rez-de-chaussée des palais patriciens ; il courait à l’arsenal où manœuvraient les galéasses prêtes à repartir pour Chypre.

Carpaccio flânait aussi en gondole, sur l’eau miroitante, en face de cette ville qu’il aimait. Le ciel au déclin du jour éclairait de rose les fabriques, et la délicatesse des harmonies naturelles se mêlait aux architectures élégantes. Ses yeux, la fouillant avec amour, s’enchantaient des décors changeants selon les jours elles heures. Il découvrait en elle et dans ses spectacles familiers un pittoresque savoureux. Les hautes cheminées couvertes d arabesques, le Rialto de bois dans un quartier gothique, et jusqu’au linge qui séchait au bout d’une hampe, tout, s’accordait à le ravir.

Qui mieux que lui connaissait la physionomie de la Venise nouvelle ?

D’année en année s’élevaient des édifices façonnéspar le génie des Lombardi. Sur le grand Canal, le palais Védramin Calergi dessinait, dès 1481, les lignes de sa façade compliquée d’incrustations symétriques et témoignait l’abandon définitif des brillantes fantaisies gothiques dont la Ca d’Oro avait été le triomphe. Puis c’était la Scuola Sa Marco dont les Trompe-l’œil singuliers égayaient la place San-Zanipolo désignée déjà pour la statue du Colleone.

Six ans plus tard, après des péripéties dramatiques si célèbres, le glorieux condottiere, campé sur son cheval triomphant, profilait sa silhouette hautaine et impérissable.

Déjà, à Santa Maria dei Miracoli, Fietro Lombardo avait réuni, comme en un véritable manifeste, toutes les formules de son art et Carpaccio fut séduit sans doute, par cette architecture svelte, légère, d’une élégance un peu menue tout égayée de placages de marbres polychromes où se jouait une fantaisie de coloriste.

Cependant, sur la place Saint-Marc et la Piazzetta, pour longtemps encore inachevées, se formaient lentement les traits par lesquels nous aimons à résumer Venise. Saint-Marc ajoutait à l’accumulation de ses trésors les marbres et les mosaïques de la chapelle Saint-Zénon ; Bartolomeo Buono dirigeait, en 1496, la construction des vieilles Procuraties en même temps que Mauro Coducci l’érection de l’Horloge.

Le spectacle de cette parure renouvelée enrichissait et avivait l’amour de Carpaccio pour Venise.
Cliché Alinari.


LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSÉDÉ.
(Académie de Venise)

Sa renommée lui ouvrait les palais, les jours où, dans les salles somptueuses, les brocarts se déployaient et se froissaient sous le geste ample et mesuré des patriciens. Il jouissait de tout cela profondément et sans que rien lui échappât : ni les corniches, ni les chapiteaux dorés, ni les marbres rares, ni les plafonds à caissons. Il saisissait jusqu’au geste du scribe, jusqu’au regard narquois des suivants. De quelle bonhomie malicieuse il approchait le grave massier des cérémonies et le petit singe de cour, isolé sur les marches, dans sa dignité bouffonne.

Cependant, aux portes de l’Orient, la ville merveilleuse n’en était que les prémices, et les livres feuilletés, les conversations avec les marins dalmates, tout ce qui, dans les quartiers bigarrés de Venise, se colorait d’un reflet des pays ignorés, se précisait dans son esprit, incapable d’au delà, mais prompt à se créer des visions concrètes et des jouissances plastiques.

Il imaginait, sous un ciel plus chaud, des mosquées blanches à dômes colorés, des maisons crépies à vif avec quelques palmiers rares, des personnages drapés de couleurs intenses. Les barbes, les turbans diversifiaient les physionomies aux traits plus marqués ; les femmes étaient voilées de nuances pâles et de tissus souples ; les chevaux se cabraient avec leurs selles à longs pompons écartâtes, tandis que des cuivres rythmaient en plein soleil ce tintamarre de couleurs.

Les amis de Carpaccio savaient d’ailleurs qu’il apportait dans sa jouissance quelque chose de plus rare que la sensation même. Les ciels délicats, les étoffes précieuses, d’autres que lui en étaient épris, mais aucun — même Gentil Bellin — ne saisissait avec une telle intuition la parfaite correspondance des harmonies entre elles : l’accord d’une attitude et d’une draperie, d’un groupement et d’une architecture, des lumières discrètes ou vives, larges ou incisives et du caractère d’une scène. Aussi l’avaient-ils fait l’hôte de leur intimité. Les érudits, les chercheurs graves et raffinés qui ornaient Venise d’une gloire toute récente et provoquaient dans cette ville jusqu’alors uniquement mercantile un enthousiasme singulier accueillaient sa curiosité intelligente. Ils montraient à l’artiste leurs mappemondes, leurs manuscrits, leurs cahiers de musique, leurs fragments d antiques, leurs verreries, leurs lampes ciselées.

Les Bibles à reliure le charmaient, les gravures rares, et jusqu’au luxe des coussins, des sièges recouverts de cuir, des pupitres ingénieux.

Il sentait plastiquement que cette intimité avait une âme, que la lumière égale se répandant par de larges haies, que la discrétion du décor, murailles effacées, couleurs sobres, étaient au même titre que les banderoles roses dentelant le ciel, que les somptueux tapis persans, que la gamme éclatante des cortèges, une harmonie appropriée et significative.

Telle on imagine la vie de Carpaccio à travers son œuvre, fraîche malgré les siècles, et pleine encore de l’élan juvénile qui l’anima.

Cliché Alinari.


LES DEUX COURTISANES,
(Musée Correr à Venise)
III


Lorsque Carpaccio commença de peindre, l’art vénitien était à la fois vigoureux et récent. Longtemps les Vénitiens, préoccupés uniquement de lucre, s’étaient contentés de demander à leurs clients leurs images de piété. Pour la décoration des palais des doges ils avaient appelé des étrangers. C’est seulement à l’heure de la pleine prospérité que se développa un art national, comme une industrie de luxe ajoutée à tant d’autres.

Le premier souci des Vénitiens fut de satisfaire les yeux par des sensations riches et chaudes. Pendant longtemps ils ne demandèrent pas autre chose à leurs peintres, et les premières œuvres qui leur plurent cherchaient pour l’éclat et pour la splendeur à rivaliser avec les mosaïques.

L’art, qui prenait sa source à Byzance, devait aussi lui emprunter son caractère hiératique, dur, mystique et splendide. De ces tendances, les Vénitiens ne gardèrent que ce qui s’accordait à leur tempérament : le goût de la magnificence. Brutal sous cette forme primitive, il se fondit dans l’atmosphère molle et délicate de Venise. L’or s’éteignit, les couleurs heurtées se soumirent afin de composer une harmonie, le mysticisme hiératique fit place à une conception toute profane des scènes religieuses.

D’autres influences agissaient sur le génie de cette race sensuelle et amoureuse de sa propre vie. Le grand mouvement de la Renaissance italienne s’accomplissait à Venise par l’adaptation du génie mantegnesque.

Le maître de Padoue avait réalisé dans son œuvre un idéal de documentation archéologique qui devait échapper à des esprits moins scrupuleux et privés de sa forte culture classique. Il avait poursuivi aussi, dans cette œuvre débordante de science, le mérite anatomique du corps humain, la notation rigoureuse de la perspective, des draperies ; il avait étendu son information aux architectures et aux animaux. Aussi ses œuvres étaient-elles des scènes aux figurants nombreux, variés d’attitudes, avec des fonds de paysage compliqués, de multiples accessoires et des fabriques imposantes. Tout s’y ordonnait en une harmonie mesurée et forte, car Mantegna avait l’instinct de la réalité décorative. Les vierges s’entouraient de guirlandes émaillées de fruits empruntées aux bas-reliefs antiques. La noblesse majestueuse des draperies s’accordait aux marches de marbre, aux trônes incrustés d’arabesques Renaissance, et la vie fraîche et riante se mêlait à cet ensemble par la grâce juvénile d’un ange musicien.

Dans ses admirables fresques des Eremitani, l’imagination positive de Giotto se retrouvait inconsciemment et le goût de la vérité communiquait à cet art plastique une saveur qui le rendait immédiatement proche du réalisme. C’est cette part tangible que les Vénitiens s’approprièrent.

Esprits directs, ils goûtèrent de son œuvre ce qu’elle renfermait de vie : les corps robustes, les palais, les
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : L’ARRIVEE DES AMBASSADEURS,
(Académie de Venise.)
paysages les séduisirent non pour leur beauté et leur science, mais pour eux-mêmes, et ils furent spontanément les disciples de Mantegna.

Le goût de la magnificence était en eux, et ils le retrouvaient dans la riche fantaisie de ses motifs décoratifs, mais aussi le goût du pittoresque et la variété des types, des costumes, des accessoires, les enhardissaient à représenter toute la diversité du spectacle qu’ils avaient sous leurs yeux.

L’art mantegnesque mêlé aux influences byzantines allia dans le dernier des Vivarini, dans Carlo Crivelli, peintres relig’ieux, un peu de liberté et de fantaisie à l’habituelle représentation des madones et des saints ; il dégagea complètement Jean Bellin de formules surannées, mais son influence la plus complète fut sur Carpaccio et Gentil Bellin, peintres de la réalité. Ils furent ses disciples en demeurant eux-mêmes ; ils s’efforcèrent de représenter les Vénitiens et leur milieu avec le même souci de vérité qu’apportait Mantegna à ressusciter les scènes antiques.

En 1473. — Carpaccio était alors un jeune homme. — Antonello de Messine revint à Venise, apportant le secret de la peinture à l’huile et tout imbu d’influence flamande. Déjà Jean d’Allemagne avait collaboré avec Antoine Vivarini et les rapports commerciaux de Venise favorisaient les influences nordiques. Les Vénitiens achetaient des gravures et des tableaux aux maîtres des Pays-Bas et de l’Allemagne qu’ils accueillaient avec sympathie. Deux fois Carpaccio, en 1494 et en 1505, put voir ses confrères fort émus par la visite d’Albert Dürer.

Cette sympathie développa chez les Venitiens des qualites en partie analogues à celles qu’exaltait l’influence de Mantegna. Ils comprirent la saveur du réalisme flamand par le souci qu’ils apportaient à orner leurs propres demeures ; ils appréciaient trop leurs hommes pour s’étonner qu’on fouillât dans un portrait une physionomie, leur imagination était trop positive pour être gênée par la précision dont les Germains entouraient leurs scènes religieuses. Ils aimèrent chez ces artistes le soin qu’ils apportaient à l’exécution de leurs œuvres qu’ils s’attardaient à polir comme des joyaux. L’étroitesse d’un métier trop exact se racheta pour eux par la profondeur des harmonies : ils furent sensibles aux belles matières, à la fraîcheur des tons, à la richesse des ors, aux blancs nacrés sertissant les outremers.

En s’inspirant de l’art du Nord, les Vénitiens n’eurent, à vrai dire, rien à éliminer. Ils n’en répudièrent pas la familiarité qui s’accommodait avec leurs préoccupations mercantiles : ils ne refusèrent pas aux gueux l’hospitalité dans leurs tableaux, mais par une magie involontaire les loques devinrent splendides, les détails dépouillèrent leur vulgarité et le métal fruste acquit, sous le climat vénitien, une patine rare et ambrée.

La sève d’art longtemps contenue et ignorée jaillit, puissante, dès le premier appel.

Gentile da Fabriano et Pisanello appelés en 1411 par le
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LA DÉLIBÉRATION.
(Académie de Venise.)

Sénat pour décorer le palais ducal, provoquèrent une subite livraison. Jacobello del Fiore marqua seul le stade primitif. Il mourut en 1439 : les Vivarini allaient aborder l’art qu’ils portèrent presque sans transition à la maîtrise ; Jacopo Bellini était depuis longtemps peintre et les deux

maîtres destinés à donner à l’art de Venise son premier épanouissement, Gentil et Jean Bellin, avaient déjà plus de dix ans.

Les deux frères eurent un génie profondément vénitien, mais leurs prédilections étaient dissemblables et ils entraînèrent l’art dans deux voies opposées.

Jean Bellin, sensuel et plastique, satisfit par des images choisies et simples son sentiment de la magnificence et de la beauté.

Une vierge, assise dans une niche de marbre ou devant, un baldaquin de soie verte, se dessinait, immobile d’altitude et d’expression. La douceur du regard, le sourire ébauché traduisaient une existence à la fois supérieure et ralentie, étrangère à l’effort connue à la douleur. La morbidesse du pinceau, l’atmosphère ambrée, la caresse des couleurs concouraient à faire naître un charme indolent.

Parfois la scène s’élargissait : sur les genoux de la madone, le Bambino, bel enfant joufflu, potelé, était entouré de saints et de saintes. Mais ces personnages symétriquement groupés s’isolaient chacun dans leurs méditations ou dans leurs lectures pieuses et, seule, une harmonie silencieuse et comme confinée formait le lien de ces Sacrées Conversations. lorsque, derrière un dais, la vue s’échappait sur un paysage, c’était la vision d’une campagne lointaine, dans l’apaisement du couchant, pleine de quiétude.

À cet art raffiné, intérieur et comme replié sur lui-même, Gentil Bellin opposa une sensibilité tout objective. Il vit le monde comme un spectacle aux multiples épisodes, qu’il essaya de fixer fidèlement.

Son frère concentrait son attention sur une figure et y incorporait d’infinies méditations : il ouvrit son regard sur des panoramas immenses, attentif à leur aspect, mais impassible.

IV


Nous ne savons positivement à quelle bottega Carpaccio apprit l’art de peindre et de quelle tradition il releva. Il est évident qu’il ne dut rien à Jean Bellin. Comme il travailla avec Gentil Bellin pour la confrérie de Saint-Jean l’Évangéliste, et que ses œuvres présentent une analogie indéniable avec celles de ce maître, on en avait conclu qu’il avait été son élève. Mais les ressemblances qui frappent au premier examen paraissent moins complètes après un commerce intime.

Gentil Bellin, puissant ordonnateur d’amples machines, revêt ses œuvres d’une solennité un peu froide et presque officielle. Sa science de perspective, qui en impose d’abord, manque de souplesse et peut-être d’étendue. Les foules et les fabriques s’agencent avec une symétrie contrainte. Il a

Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LA RÉPONSE DU ROI MAURUS.
Académie de Venise

des instincts d’architecte et de géomètre, est parcimonieux d’épisodes, demande peu aux hasards heureux de la perspective aérienne. Ses toiles offrent plutôt des documents sincères qu’une représentation intégrale de la vie. La fantaisie, le sens pittoresque, le sentiment du plein air, toutes qualités que Carpaccio possède à un degré éminent, demeurent chez lui secondaires. Il n’a pas l’amour.

Vasari avait conservé le souvenir confus de deux artistes, Lazare et Bastian, qu’il donnait comme disciples de Carpaccio. La critique moderne a scruté ce témoignage et a reconnu sous ces deux noms un peintre unique, Lazare Bastian. Ce maître peignit dès 1460 et ses œuvres, que l’on a retrouvées assez nombreuses, donnent l’impression d’avoir été exécutées par un précurseur, on dirait un frère aîné de Carpaccio. L’analogie est parfois telle qu’elle autorise des confusions. MM. Molmenti et Ludwig ont revendiqué pour Lazare Bastian un tableau remarquable de la National Gallery de Londres, le Doge Mocenigo agenouillé devant la Vierge, tableau attribué unanimement à Carpaccio sur la foi d’une inscription falsifiée.

Une Annonciation au musée Correr, un Miracle de la Sainte Croix et un Presepio à l’Académie de Venise montrent sous la réserve d’un artiste encore hésitant le sens du plein air, un luxe d’épisodes pittoresques, un instinct du coloris, avant tout une possession singulière, presque mantegnesque, de la perspective. L’auteur de Sainte Ursule a vraisemblablement beaucoup appris au contact de ce maître. Il s’est directement inspiré de lui pour peindre la vie de saint Jérôme, Lazare Bastian exerça son influence sur quelques peintres de talent, Benedetto Diana ou Mansueti, et sur un groupe de praticiens obscurs dont le musée Correr garde la mémoire. Là une série d’œuvres anonymes, maladroites et tout ensemble très raffinées, évoquent l’idée d’artistes qui trouvèrent, malgré leur inexpérience, de rares joies à peindre le costume des gentilshommes et des dames, à figurer des campagnes, à dessiner des bas-reliefs antiques et îles médailles, d’un sentiment si vif qu’il touche sous le balbutiement d’un pinceau enfantin.

L’une d’elles, malgré l’inexpérience dont elle témoigne, se fixe dans le souvenir par son charme et peut-être aussi, à cause du mystère du sujet évoqué.

Un crépuscule il un rose ambré enveloppe de sa tonalité chaude un riche paysage de verdures mêlées de ruisseaux, enfermées par de hautes collines. Deux jeunes hommes à cheval, un autre à pied auprès de sa monture, sont arrêtés dans cette campagne devant un beau monument de marbre à colonnes antiques qu’alourdit magnifiquement la traîne d’un paon qui s’y pose.

La grâce gauche de ces adolescents, la somptuosité de leurs vêtements, du harnachement de leurs bêtes, dont l’une a le poitrail orné d’un médaillon, les jeux maladroits de l’heure, tout compose un spectacle rare où l’on goûte, à travers le métier primitif, l’ardeur d’un plaisir délicat.

Ce que ces artistes éprouvaient sans être capables de le traduire, Carpaccio allait bientôt l’exprimer, et l’on aime à penser qu’il fut leur émule avant de les dépasser.

On a cru parfois pouvoir affirmer davantage. Dans un coin retiré de V’enise, au bord d’un rio silencieux, s’élève Sainle Alvise, pauvre église abandonnée comme un sanctuaire de village. Une grande machine de Tiépolo y rappelle presque seule les splendeurs de la ville. Sur le mur d’entrée sont accrochés huit panneaux de bois sans cadre. L’histoire de Joseph, la visite que fit à Salonion la reine de Saba, Job et ses amis, et Rebecca à la fontaine y sont représentés par des Vénitiens au pourpoint rouge, aux ceintures de cuir ouvragé, parmi des palais de style classique. De riches paysages se développent, bois ombreux, montagnes, lacs où voguent des cygnes, tout cela dit avec une hardiesse qui ne se déconcerte pas d’être maladroite, comme le jeu d’un esprit souple mal servi par une main inexperte.

Sur chacun de ces panneaux s’étale la signature Carpathius et vraiment il serait charmant de penser que ce furent là les premiers amusements de Carpaccio.

Ruskin s’est laissé séduire par cette idée et M. Maurice Barrès s’est livré dans cet oratoire presque ignoré à l’une de ses précieuses méditations. Pourtant, bien que l’esprit y soit incliné, l’authenticité de ces essais n’est pas hors de discussion.

La multiplicité même des signatures reste suspecte et M. Pompeo Molmenti, qui avait d’abord été entrainé, s’est ravisé par la suite.

Sainte Alvise se présente donc à nos yeux comme une de ces traditions dont on ne saurait affirmer l’inanité, mais qui sont trop aimables pour être rejetées résolument.

V

Le temps et les hasards ont été cléments à Carpaccio, dont les œuvres maîtresses sont, pour la plupart, demeurées sous la protection de saint Marc ; beaux hymnes à la gloire de Venise qui n’ont pas été éloignés du lieu qui les inspira.

Lorsqu’une visite à l’Académie a mené de la salle des Primitifs à celle où la Présentation de la Vierge de Titien lutte d’harmonie contre les fanfares d’un triptyque de Jacobello del Fiore, on gravit quelques marches et, soudain, tout est apaisement : une lumière douce baigne la pièce octogone aux murailles de laquelle chante en symphonie délicate la Sainte Ursule de Carpaccio. Avant que de fixer son admiration, l’œil s’enchante du spectacle ainsi présenté. C’est la plénitude de l’impression donnée à l’observateur amoureux. Les toiles sont encastrées aux murs avec exactitude, les dimensions de la salle laissent à l’œuvre toute son ampleur et l’isolement y mêle un charme intime tel que l’eût désiré le peintre du Songe de la Sainte.

En d’autres salles sont éparses encore des œuvres de Carpaccio, mais rien n’en vient rehausser l’accent.

Le musée Correr garde avec les dentelles, les parchemins, les armes et les damas glorieux, le tableau célèbre des Courtisanes. Tout auprès des reliques de cette vie disparue, et alors que l’œil peut embrasser la fuite du Canal Grande, leur image ranime le passe évoqué.

Cependant, toute présentation officielle, pour ingénieuse qu’elle soit, est froide, et l’on sent les toiles étrangères aux murs qui les abritent.

Une promenade au long des calle étroites de l’ancien quartier des Grecs prépare la visite de Saint-Georges des Esclavons.

Des rios mornes où un palais Renaissance rouge côtoie un crépi sale qui s’effrite, des rues comme des parois de prison sans fenêtres, — si étroites qu’on s’y faufile plutôt que l’on n’y marche, — des pavés rudes, des loques qui pendent et soudain, dans un élargissement qui parait ici une piazzetta, des boutiques basses de poissons et de fruits. Poêles où le calmar se dore dans l’huile chaude, baquets de poulpes, colliers de piments et d’aubergines, citrons en tas et raisins dorés ; joyaux violents autour desquels les enfants se poursuivent en criant, les femmes causent dans le dialecte aux consonances eufantines, le teint pâle, le corps voilé par les lignes souples du châle qui tombe.

De ce coin éclatant après les voies obscures on parvient, en franchissant un ou deux rios plus larges, à l’église simple de Saint-Georges des Esclavons. La façade est sans pompe, intéressante par un double bas-relief ; la Madone à laquelle saint Jean amène un dévot : au-dessous, le combat de saint Georges contre le dragon. Elle arrête peu et l’on pénètre dans la pénombre d’une salle modeste dont émane un recueillement harmonieux.

C’est un oratoire quadrangulaire de dimensions médiocres. Sous un beau plafond sculpté, les toiles de Carpaccio sont encastrées dans de vieilles boiseries, elles forment autour de trois des parois une frise continue. Ambrées et noircies par le temps, elles reçoivent une lumière si parcimonieuse que l’on ne les voit distinctement qu’à certaines heures et qu’il faut, pour les analyser, se servir de réflecteurs ou prier le sacristain de maintenir la porte d’entrée ouverte. Cette incertitude même est un charme et l’on se plairait à croire que la Vie de saint Georges, Saint Tryphon, le Christ au Jardin des Oliviers, la Vocation de saint Mathieu, la Vie de saint Jérôme ont été composés pour cet apaisement et ce silence, mais l’érudition impitoyable nous apprend qu’ils y furent simplement transportés au milieu du xvie siècle et l’on se félicite qu’ils se soient associés d’une façon si intime à leur cadre d’adoption.

La réplique de Saint Georges combattant se voit à Saint-Georges Majeur, dans la froideur d’une salle officielle aux murs vides.

Pitoyable fleur d’herbier, quel parfait contraste lui fournissent

le palais Cappello Layard et Capo d’Istria : ces deux résurrections précieuses. Sur le Canal Grande, le seuil du Palazzo appelle le regard par son portique fleuri. Il semble, lorsque l’aimable vouloir des hôtes en a accordé l’accès, que ces fleurs célèbrent l’éternelle beauté d’un passé encore vivant. Pièces vastes, sièges de cuir, verreries, faïences, tapis et meubles riches, le soin intelligent d’un
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE RETOUR DES AMBASSADEURS.
(Académie de Venise)
collectionneur épris a conservé toute l’intimité d’une époque historique. Les Adieux de sainte Ursule sont ici une description contemporaine, dont on admire la chaleur et la noble vérité.

Capo d’Istria n’est plus aujourd’hui qu’une petite ville délaissée sur la côte autrichienne de l’Adriatique. Des pêcheurs l’habitent une prison d’État la domine. Si humblement peuplé, elle offre le contraste d’apparences pompeuses.

Au haut d’une rue où d admirables ferrures aux portes témoignent d’un luxe ancien et affiné, la place du Municipio prend un caractère de décor. Petite et carrée, une église et quelques arbres en forment le fond. De grandes bâtisses se délabrent sur les trois autres faces et contre l’une d’elles monte un escalier de marbre blanc à terrasse et à balustre.

Ce cadre, au caractère d’apparat mesuré et enclos, est étroitement parent des solennités dépeintes par Carpaccio où la noblesse des architectures et le plein air n’excluent pas la sensation d’intimité.

Il évoque davantage l’originalité du maître que la Vierge entourée de six saints exposée au transept d’une église froide et que les œuvres de son fils Benedetto. Ailleurs, les œuvres de Carpaccio, tableaux et dessins, se voient dans la banalité des musées à Milan, à Bergame, comme au Louvre, à Stuttgard, à Vienne ou à Berlin et à Windsor, et la pensée seule permet de reconstituer la Vie de la Vierge et la Vie de saint Étienne éparses à

travers les galeries d’Europe.
VI

Peintre merveilleux, fait pour traduire la vie et amoureux de sa ville, s’il eût vécu plus tard, Carpaccio aurait été, à côté de Canaletto et de Guardi et peut-être plus complètement qu’eux, l’interprète des pierres et de la vie de Venise. Ses contemporains ignoraient encore ces contemplations désintéressées, mais ils en approchaient involontairement en mêlant Venise à leurs sujets religieux et en multipliant les toiles officielles auxquelles la ville servait de décor.

Deux fois au moins, Carpaccio, sans dénaturer le sujet, put exécuter des vues littérales de Venise.

Chargé par les camerlingues de peindre un étendard et de renouveler l’image démodée de Jacobello del Fiore, il ne se contente pas d’alléger les formes un peu lourdes de l’animal apocalyptique, il double la glorification en déroulant derrière le symbole traditionnel une vue du canal Saint-Marc.

Le Bucentaure est amarré devant la Piazzetta que domine le Campanile ; on devine l’Horloge : les coupoles de Saint-Marc se profilent derrière le palais ducal, dont les sveltes harmonies chantent légères et subtiles.

Puis c’est la lagune avec les caravelles aux voiles gonflées qui glissent doucement vers l’horizon doré, et Saint-Georges Majeur. Tout baigne dans la délicatesse d’une atmosphère limpide et rose, les tons se nuancent, rares et exacts, hommage discret rehaussé d’une sorte
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE PRINCE PREND CONGÉ DU ROI SON PÈRE.
(Académie de Venise)
d’ampleur sereine qui mêle à l’évocation le sens grave de la patrie.

La Venise de l’étendard n’était qu’une apparition charmante mais voilée et lointaine ; à présent nous voici au cœur de la ville : Carpaccio a été chargé de peindre pour la confrérie de Saint-Jean l’Évangéliste un panneau dans la série de ceux qu’exécutent Gentil Bellin, Mansueti, Benedetto Diana et son maître Lazare Bastian.

Le sujet, la guérison d’un démoniaque par le patriarche de Grado, l’inspire peu et, sans s’arrêter au miracle même qu’il relègue dans un coin de sa toile, il ne voit plus que le cadre : le grand canal près du Rialto, et tout s’efface devant une transposition synthétique de la cité et de la vie vénitiennes.

Un ciel admirable, rouge, violet, avec des cirrus harmonieux, forme le fond léger vers lequel s’élancent les hautes cheminées si curieuses avec leurs couronnements rouges et leurs montants incrustés d’arabesques. Les maisons se pressent, étroites ; leurs façades, où les arceaux blancs des fenêtres s’unissent parfois en trilobe, chantent le poème de la brique.

Le grain luisant de la terre brille en quelques endroits, plus loin il est adouci et mat ; l’une d’elles est d’un corail cendré ; celle-ci enfin, rongée d’humidité, n’a plus qu’un rose défaillant sous la couche grise des années.

L’une des demeures s’incruste de marbres où jouent des arabesques colorées.

Gamme précieuse, mais discrète ; c’est le fond sur lequel se détache le Rialto pittoresque du xve siècle, non pas l’arche de marbre que nous admirons, mais le pont de bois qui subsista, vermoulu, jusqu’en 1588 : une charpente fruste jetée sur six pilotis solides et qui s’ouvre au milieu par un pont levis. Cette image surprend et ravit par son originalité inaccoutumée. Seul le vieux pont de Lucerne pourrait en évoquer la saveur. Le bois est sombre, verdi. L’aspect est rude, primitif, tout de contraste avec le lieu du miracle.

Ici, l’élégance du style lombardesque est mêlée de richesse. Au-dessus de colonnes de stuc, des médaillons à buste d’empereur surmontent des chapiteaux dorés. L’or des grandes croix penchées vers le possédé, les surplis blancs des frères, au bas, les brocarts amples, les damas, les toques de velours des seigneurs massés au premier plan, répondent à la somptuosité du cadre. Mais l’œil se détache de ce groupe, appelé par l’acuité d’un spectacle plus rare : sur l’eau du canal, sombre sans doute et poussée au noir par le temps, un cortège de gondoles glisse avec légèreté.

Elles sont menées avec une grâce incomparable par des adolescents dont la sveltesse se dessine sous la fantaisie charmante du costume. Vestes roses ou bleues aux manches à crevés et à bouffettes, toques à aigrettes, capuchons, justaucorps brochés, on dirait plutôt des pages ; parmi eux, un nègre conduit un grave personnage qui est un admirable portrait. Tout auprès, dans une autre gondole, un grillon blanc frisé forme une tache amusante auprès d’un patricien drapé de velours cerise.

Cliché Alinari.


LES ADIEUX DE SAINTE URSULE À SES PARENTS.
(Collection Cappello Layard à Venise)

Sur la rive on découvre les épisodes familiers d’un quartier animé. Tandis qu’un barbier, au seuil de sa boutique, essuie son rasoir et que des groupes de promeneurs vénitiens ou musulmans s’arrêtent pour causer, un nègre se courbe sous le poids d’un tonneau, un portefaix en manœuvre un autre, des enseignes de feuillage s’accrochent aux murs, des chemises sèchent, au haut d’une maison, en plein air sur une hampe de bois. Petit coin délicieux de vie prise sur le vif et notée avec amour, il complète le spectacle ordonné avec un sens si délicat de la beauté et du pittoresque.

Ces portraits vivants, pensant, cette résurrection architecturale du vieux Venise donnent à la Sainte Croix la saveur originale d’une œuvre de terroir.

L’Étendard et la Sainte Croix furent, pour ne point parler des œuvres disparues, les deux seules occasions données à Carpaccio de célébrer directement Venise. Peut-être aussi, un jour, échappant à la contrainte des commandes, nous dit-il, dans un tableau de chevalet : les Deux Courtisanes au musée Correr, un des aspects intimes de la vie Vénitienne.

Sur une terrasse de marbres précieux, deux jeunes femmes sont assises nonchalamment, le regard dirigé au delà du cadre. Leurs chairs grasses, d’une pâleur dorée, sont mises en valeur par leurs costumes somptueux : robes compliquées, l’une d’un rouge mat, l’autre vert-prune s’ouvrant sur un tablier vieil or ; elles ont des manches à crevés brodées de perles et de pierres : des perles aussi cernent la décolleture : de lourds colliers pendent sur leurs gorges. Leurs cheveux encadrent le visage et, noués sur la tête en forme de calotte, sont d’un blond récent. Près d’elles, un jeune page n’est pas vêtu avec une moindre recherche : il joue avec un tétras. Deux chiens, une perruche deux tourterelles rosées sont les familiers de celle terrasse.

L’air abandonné de ces femmes dont les socques traînent à terre, la serviette que l’une d’elles tient à la main, ont autorisé à interpréter cette scène comme un épisode de la toilette de deux courtisanes qui laissent sécher leurs cheveux au soleil après les avoir blondis.

Rien de moins assuré que cette hypothèse. On en a émis d’autres, dont quelques-unes fort singulières. Il semble qu’il y ait anachronisme véritable à attribuer à Carpaccio une scène de genre, et peut-être ce tableau Célèbre n’est-il qu’un fragment précieux d’un ensemble disparu.

L’esprit dans lequel Carpaccio a traité les sujets religieux donne à cette hypothèse la plus grande vraisemblance. Jamais légende, fût-elle miraculeuse ou mystique, ne l’a écarté de la réalité et ne lui a fait oublier complètement sa chère Venise. La Vierge, sainte Ursule, saint Jérôme ou saint Georges vécurent au milieu des hommes, parmi des paysages, dans les villes. Carpaccio voit leur vie se dérouler devant ses yeux. Il assiste aux scènes édifiantes que la tradition a conservées ; il ne s’arrête pas à leur beauté spirituelle ; il n’en scrute pas le sens profond.

Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE SONGE DE LA SAINTE.
(Académie de Venise)
belles lui apparaissent comme une succession d’images pittoresques.

Le récit et les personnages demeurent imprégnés de Venise, les costumes sont à la mode du jour, les palais et les panoramas, sans être empruntés littéralement à la réalité, n’unissent les traits distinctifs de l’originalité vénitienne.

Carpaccio, celles, n’apporte pas dans ces récits une grande onction, mais il ne faut point non plus l’accuser de frivolité. Ce n’est pas un enfant qu’étourdissent le mouvement et la couleur. Dans les spectacles, c’est la vie qu’il aime, avez ferveur, avec passion, et s’il en traduit con amore les aspects éclatants, il sait aussi exprimer la confidence discrète des pénombres intimes. Des sonorités bruyantes aux tonalités apaisées, il parcourt le clavier d’une main souple et, sur la trame des légendes, compose des suites variées.

La plus riche de ces séries est la vie de sainte Ursule.


VII


La confrérie qui commanda à Carpaccio les scènes de la vie de la Sainte était une de ces associations volontaires auxquelles on donnait le nom de Scuole et dont le développement exerça sur l’art une influence profonde. Ces sociétés d’ouvriers d’étrangers, ou de dévots qui avaient, sous toutes formes, un but d’assistance, s’enrichirent de bonne heure gràce aux dons et aux legs. Leur lieu de réunion, église ou école, devait porter la marque de cette opulence : des édifices s’élevèrent ; des décorations furent ordonnées qui permirent aux artistes de donner leur plus ample mesure, et parmi eux nul n’a plus que Carpaccio bénéficié de ces nobles entreprises.

La chapelle de la Scuola de Sainte-Ursule est depuis longtemps détruite, mais on a pu en reronstituer le plan et l’aspect. Elle offrait à l’artiste un travail gigantesque : des parois de près de 3 mètres de haut et dont le développement dépassait 34 mètres, sans compter le tableau d’autel auquel était réservée une superficie de près de 5 mètres de liant sur 3 m. 40 de large.

La dévotion à sainte Ursule était très vive à la fin du xve siècle : elle avait pris naissance à Cologne dès le ive siècle et une tradition nouvelle du martyre de la sainte l’avait renouvelée au ixe.

Cette légende propice aux représentations picturales avait été déjà le thème favori d’artistes allemands et flamands lorsqu’elle inspira, à la fin du xive siècle, un peintre de Trévise. Celui-ci avait orné de grandes fresques narrant l’histoire de la sainte la chapelle de Sainte-Marguerite. Leur renommée dut parvenir jusqu’à Carpaccio et il est vraisemblable qu’il s’en soit inspiré. On retrouve en effet chez lui une grande analogie dans le choix des épisodes, et, dans les deux premières scènes du cycle, les attitudes du roi, des ambassadeurs, de la sainte, présentent avec celles de Trévise des ressemblances frappantes. Quoi qu’il en soit, le mérite de Carpaccio n’en est pas amoindri, car, si l’on peut établir entre lui et son prédécesseur des parentés de
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LE MASSACRE.
(Académie de Venise)
transcription, son génie de peintre n’a rien emprunté qu’à

lui-même.

Dans le moment, où Carpaccio commençait à peindre, Memlinc venait d’achever la célèbre châsse de Bruges. Les panneaux minuscules qu’il couvrait avec un soin pieux n’avaient pas paru à Memlinc un champ trop étroit ; il avait composé avec recueillement un poème merveilleux où les gestes n’avaient de prix que par leur signification spirituelle.

Sur de vastes surfaces Carpaccio, avec une éducation artistique et des intentions toutes différentes, allait redire le même poème.

Carpaccio connut la vie de sainte Ursule par la légende dorée. Il y trouvait des thèmes surabondants. La curiosité naïve de Jacques de Voragine s’interdisait tout choix et il se serait fait scrupule d’omettre le nom et l’histoire d’un comparse édifiant. Il prenait soin de rappeler comment certaine dame Gérasine, tante de sainte Ursule, avait préparé le voyage de sa nièce, et ne négligeait, aucune des intrigues qui s’étaient formées à Rome autour du pape Cyriaque.

Carpaccio, dépouillant de sa complexité le récit de Jacques de Voragine, organisa la succession simple et harmonieuse qui conduit, de la demande en mariage, au martyre de la sainte. Il a divisé les parois dont il disposait en sept parties où se résument, en onze épisodes, l’histoire de la sainte dont la glorification est le sujet de la Pala.

Maurus, roi d’Angleterre, père de sainte Ursule, reçut les ambassadeurs du roi de Bretagne. Ceux-ci lui demandaient,

la main de sa fille pour le fils de leur souverain. Cette réception est relatée dans le premier épisode.

Le prince de Bretagne était païen. Ursule était chrétienne : elle délibéra avec son père sur la réponse qu’il convenait de donner à la proposition des ambassadeurs (deuxième épisode).

Dans une audience solennelle (troisième épisode), le roi Maurus remit aux envoyés les termes de sa réponse : Ursule consentait à épouser le jeune prince à condition qu’il se fit chrétien et qu’il accomplît avec elle, avant son mariage, le voyage de Rome. De retour en Bretagne, les ambassadeurs remirent au roi ce message (quatrième épisode).

Le jeune prince prit alors congé de son père (cinquième épisode) et, avant rejoint sa fiancée, ils partirent tous deux, non sans recevoir la bénédiction du père d’Ursule (sixième épisode).

À Cologne, Ursule fut en songe visitée par un ange (septième épisode) qui lui annonça l’issue de son voyage et son futur martyre.

Les pèlerins arrivèrent à Rome et furent reçus par le pape entouré de ses cardinaux (huitième épisode).

Ils repartirent accompagnés du pontife et débarquèrent à Cologne (neuvième épisode).

Là, une bande de Huns les assaillit. Le pape, le jeune prince, Ursule et ses onze mille compagnes furent massacrés (dixième épisode).

Les funérailles solennelles faites à la sainte sont le sujet du Onzième et dernier tableau.

Cette vaste entreprise, Carpaccio la poursuivie sans défaillance, sans fatigue ; son talent s’y est fortifié, affermi, et le neuvième épisode, qu’il peignit en premier, est le seul qui offre de la faiblesse. Jamais sa verve ne l’abandonne, et si trois fois le même sujet s’offre à lui presque sans variantes, s’il s’agit de peindre trois audiences solennelles, il trouve de merveilleuses ressources pour en renouveler l’intérêt. C’est que la réalité le soutient. Les groupements, l’ambiance, le cadre peuvent varier à l’infini.

Ces personnages qui s’avancent d’une démarche ample, le geste si aisé, ceux qui les reçoivent avec une gravité si naturelle et les privilégiés qui ont été conviés aux cérémonies sont des portraits des plus notoires contemporains de Carpaccio : l’érudition a parfois retrouvé leurs noms.

Dans cette galerie, les Lorédan tiennent une place prépondérante. Bienfaiteurs et protecteurs vigilants de la Scuola, c est grâce à leurs libéralités que celle-ci put commander à Carpaccio l’histoire de sainte Ursule. Aussi le peintre a-t-il orné ses tableaux de leurs armoiries, et une inscription sur une banderole rappelle leur générosité. Ils apparaissent mêlés aux différentes scènes et, dans la Pala, les trois filles de Pierre Lorédan sont glorifiées parmi les onze mille vierges. Avec une intention délicate, la première femme de Nicolas Lorédan, Eugénie, morte à cette époque, est associés à ces hommages. Elle assiste agenouillée aux funérailles de sainte Ursule. Ailleurs, près du pape Cyriaque dont les trails rappellent ceux d’Alexandre VI, on reconnaît l’év[eque vénitien François Arzentin, l’ambassadeur Nicolas Michel et le cardinal Grimani.

Leur physionomie est fouillée avec acuité : il ne serait point besoin du costume pour montrer à quel rang, à quelle race appartiennent ces grands seigneurs. Tantôt les visages ont une musculature accentuée, la barbe mal faite souligne les rides et les plis caractéristiques des joues : les cheveux, tombant sur les sourcils en frange épaisse, font paraître les fronts bas ; les yeux noirs, parfois enfoncés, décèlent par leur expression l’habileté des intelligences en travail : tantôt une chevelure blonde et mousseuse entoure un visage juvénile : les traits sont purs, reposés ; l’œil clair n’a qu’une demi-expression. Conseillers, lecteurs, assistants ont, suivant leurs dignités et la mode, les cheveux longs, demi-longs ou les têtes rases. Ils ne portent la barbe que par exception, et cette particularité minime donne cependant un aspect tout différent à l’ensemble des personnages en scène.

Si la douce Ursule, sa mère et ses suivantes ont moins de souplesse dans l’expression, elles gardent des lignes harmonieuses sous la somptuosité d’une parure aux complications passagères. Carpaccio n’ignore aucun des raffinements de la mode, il en suit les variations avec une verve incomparable. On sent qu’il dispense dans ces descriptions une sorte de ravissement naïf.

Sainte Ursule se présente à nous dans une robe droite d’un beau vert changeant sur laquelle est jetée en biais une large draperie rouge ; une longue chaîne descend de son cou : ses manches laissent échapper un double crevé blanc ; ailleurs, un merveilleux brocart d’or l’habille en plis raides ; elle a des poignets de velours et une étoffe plus souple amollit par ses fronces l’inflexion du coude. Non loin d’elle une patricienne rivalise de splendeur. Sa robe de brocart rouge s’ouvre sur un devant vert, ses manches sont de velours noir à crevés de satin blanc : des bijoux ornent son col et sa poitrine ; son visage est encadré de boucles : une sorte de béguin complète ce brillant costume. Voici encore Ursule auprès de son fiancé. Ses cheveux blonds à peine retenus à la nuque s’étalent sur le rouge sombre d’une robe à fronces serrées. Ses manches, d’une complication charmante, s’ornent dans le haut du bras d’une guipure ; une double chaîne à pendentif descend sur son corsage orné de perles. Ailleurs (die est vêtue d’une nuance indécise, d’un bleu vert clair ; la mort enfin la surprend dans les beaux plis d’un manteau rouge à revers d’or, le front déjà ceint d’une couronne.

Véritable féerie du costume, ce n’en est là qu’un exemple infime, car les rôles féminins sont restreints et secondaires.

Que nous suivions Carpaccio aux ambassades, aux adieux royaux, à Rome, comment décrire ces fastes où le cérémonial commande au luxe ? Auprès du pape, châsse vivante, ce sont les cardinaux et les évêques en grand costume sacerdotal, puis les commandeurs au manteau d’azur et les musiciens sonnant leurs trompettes et jouant du fifre. Auprès des rois, le chancelier est habillé de pourpre, les docteurs en tunique noire à ceinture violette forment un groupe austère avec lequel contraste celui des courtisans.

Des manteaux drapés sur des tuniques entr’ouvertes amplifient les attitudes par leur large souplesse : les velours se cassent avec des miroitements : sur de raides brocarts d’or. d’argent, vieux rose, jaunes, bleus ou blancs courent des ramages plus sombres ; des robes de soies rouges ou noires mêlent leur note unique à ces accords chatoyants.

Parfois les formes voilées se laissent deviner seulement : parfois le justaucorps et la tunique courte les accusent. Si la plupart des coiffures sont de simples toques, il en est aussi où les plumes s’appuient mollement sur de larges feutres. Un bijou s’ajoute souvent à ce luxe, c’est une lourde chaîne à maillons simples ou orfévrés, parfois à pendentif, mise en écharpe selon une mode récente.

Enfin Carpaccio se garde d’omettre, dans cette chronique illustrée de la vie élégante, les compagnons de la Calza. Ces chevaliers du plaisir sont, au xve siècle, les joyeux meneurs des réceptions et des spectacles. Ils se désignent par l’emblème brodé au haut de la manche, au bas ou au collet. Subdivisés en groupes dont ils portent en broderie d’or et de perles le signe symbolique, on les retrouve aux couronnements des doges, aux festivités nuptiales, aux tournois, aux bals, aux joutes de rameurs, organisateurs inventifs et délicats de mille réjouissances. Aussi Carpaccio les mêle aux réceptions royales par lesquelles s’ouvre l’histoire

Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINTE URSULE : LES FUNÉRAILLES DE LA SAINTE.
(Académie de Venise)
de sainte Ursule et, parmi eux, l’on reconnait Georges et Nicolas Lorédan.

Cependant, il n’est pas de personnage officiels dont on ne se détache un moment : l’œil erre, appelé par le cadre somptueux dans lequel se déroulent ces fastes. Créé, l’on dirait, pour répondre à la richesse veloutée du costume, ce décor étale auprès des velours et des brocarts sa gamme de marbres veinés, le grain doux de ses porphyres, ses briques pâles et le discret rehaut de ses ors.

Que les hasards de la composition entraînent Carpaccio en plein air ou lui imposent la description d’un intérieur, c’est le caractère vénitien qu’il cherche à exalter. Sans rien copier de la réalité, il lui emprunte des éléments qu’il combine en des compositions personnelles, et c’est ainsi que nous voyons le faite d’un palais s’orner d’un couronnement semblable à celui du palais ducal, que l’on aperçoit au bord d’un quai, la tour de l’Horloge. Que les colonnes de marbre du premier tableau des ambassadeurs évoquent saint Marc. De ne sont là que des détails, l’essence de son inspiration est toute lombardesque.

La salle où le roi d’Angleterre donne audience aux envoyés rappelle l’intérieur de Santa Maria dei Miracoli. Le grand pan de muraille à gauche du roi est une mosaïque polychrome et géométrique de marbres rouges, noirs ou verts : sur le montant de l’abside, des médaillons sont cernés d’incrustations régulières : au-dessus de la porte, une coquille dorée sert de fond à une statuette : on admire encore le magnifique plafond à poutres visibles.

Sous des formes variées, se retrouvent des décors d’un esprit analogue : la loggia où le roi de Bretagne accueille le retour des ambassadeurs est faite de colonnes de marbres veinés avec des chapiteaux dorés et des socles incrustés de losanges. Parfois le souvenir de l’antique s’allie avec plus de précision à la Renaissance architecturale, et c est ainsi qu’à côté des statuettes, des portiques, on remarque une fabrique ornée de deux grands bas-reliefs dont l’un est la copie d’une plaque de bronze que l’on conserve au musée archéologique du palais ducal. L’Arrivée à Rome lui fait évoquer le château Saint-Ange.

Imposant ou léger, le décor ne vaut pas seulement par lui-même, une ambiance délicate, merveilleusement exprimée, V appose la marque changeante des heures. Tantôt, de petits nuages blancs courant en troupeau sur un fond bleuté tamisent une clarté sereine, tantôt c’est la modulation délicate d’un couchant. Tandis que la nue se teinte d’un safran mauve et rosé, sur les crépis blancs des fabriques, de la poussière de lumière palpite encore.

Ces harmonies rares ont un rappel délicieux dans la trame veloutée des tapis persans. Épars au hasard des scènes, sur les barques, aux balcons, aux pieds des assistants, notés avec une précision surprenante, ils ont une sorte de miroitement soyeux semblable aux reflets de l’eau vers laquelle ils se penchent. Eau des berges animée de l’image immobile des palais, assombrie par la tache noire d’une caravelle, toute pailletée du bond capricieux des étendards claquants et du sillage des gondoles rapides et des barques à rames, Carpaccio l’a notée avec une ferveur toute filiale. Il sait qu’elle est l’âme de sa cité, et que cette cité, c’est encore le plancher rude des caravelles à la coque gonflée et des longues galères plates. Il retrace ces navires tantôt voguant avec une majesté légère, tantôt ancrés au port, tantôt livrés aux mains des ouvriers.

Une multitude de calfats monte, descend, grimpe, s’accroche aux cordages de cette masse inerte qui bientôt redeviendra agile.

Tandis que le ciel, l’eau, les navires, les étendards semblent se mêler à l’action principale, ou s’intégrer à sa signification, à quelques pas de la scène, des groupes se saluent, vont et viennent, étrangers au spectacle. Proches de la Réception des ambassadeurs ou des Adieux de sainte Ursule, ils ne semblent rien en soupçonner. Leur fine silhouette accuse leurs attitudes, des chiens circulent parmi eux, un nain se pavane, leur placidité gagne jusqu’aux figurants officiels. Un massier tout de rouge vêtu, avec une loque cerise, figure de gueux en grande tenue solennelle, est fige à sont bâton. Derrière lui, un bambin joue de la viole. Sa petite personne est si menue, son geste si naturel, qu’on le dirait glissé là et ayant oublier irrévérencieusement tout protocole, s’il ne rappelait sans doute un détail du cérémonial : les musiciens chargés d’inviter aux festins solennels du Doge.

L’on dirait que Carpaccio se fait un jeu de divertir ainsi l’attention : aux personnages il mêle les familiers des ménageries privées, une pintade, un singe, et cela avec une familiarité si aisée qu’à peine on sourit de voir celui-ci croquer une noix en habit de cour sur les marches d’un trône.

Toutes ces scènes sont décrites avec une complaisance inépuisable, mais aussi avec une aisance parfaite. Qu’un élément dramatique intervienne et qu’il soit nécessaire de représenter des mouvements violents ou des gestes accusés, l’artiste sera déconcerté. L’épisode du Martyre en fournit, à ses dépens, une preuve manifeste. Les scènes de massacre, où Carpaccio a essayé visiblement de varier et de multiplier l’horreur, sont gauches, étriquées, et restent froides. La maîtrise de l’artiste ne se retrouve pas dans quelques détails anecdotiques : un archer svelte, au costume splendide, dont le geste rappelle ceux de Vincenzo Foppa ou de Mantegna ; surtout, le fils du roi des Huns qui, touché de la beauté d’Ursule, remet lentement son épée au fourreau après avoir vainement tenté de la sauver : figure charmante dans laquelle Carpaccio semble s’être reposé d’une tâche ingrate. Le musée des Offices expose un portrait anonyme qui en rappelle les traits. Cette œuvre, d’une facture séduisante et large, peut être attribuée à notre maître dont l’imagination se serait donc, ici encore, étayée sur la réalité.

Il est des sentiments discrets, des demi-teintes que des expressions contenues et des gestes mesures trahissent seuls. L’art du peintre les suggère plutôt qu’il ne les traduit. Ceux-là, Carpaccio excelle à les exprimer.

Un cortège funéraire se déroule : la sainte est portée sous un dais, une foule grave la suit. Les mille détails chers à Carpaccio ne sont pas sacrifiés, mais ils se subordonnent et semblent s’accorder à l’impression de recueillement. Ici, peut-être, le convenance est-elle extérieure et comme négative : une pénétration plus délicate se marque dans d’autres scènes toutes de nuances.

Sans doute, dans les Adieux, les parents de sainte Ursule pourraient exprimer avec plus de tendresse l’émotion de se séparer de leur fille, mais Carpaccio fut plus heureux dans une réplique de la collection Layard. L’attitude du roi est vraiment touchante ; penché sur sa fille, le regard attaché au sien, la main enveloppante posée autour de son cou, ils oublient ce qui les entoure : le beau couchant pourpré, la foule bigarrée, les palais et la mer.

La même intimité, moins émue, aussi étroite, préside à l’entretien de sainte Ursule et de son père discutant les propositions des ambassadeurs. Tandis que la sainte énumère sur ses doigts les conditions qu’ellemet à son consentement, le roi accoudé sur son lit l’écoute perplexe. Le cadre avec sa simplicité naïve, le lit modeste, la petite image de piété donnent un caractère de familiarité ingénue où se lit une âme fraiche et presque enfantine.

Un semblable accord, mais plus complet, plus exquis, plus subtil, vibre doucement dans le Sommeil de la sainte. Jamais artiste n’a exprimé avec plus de chasteté le repos d’un être pur. Sous les draps, le corps étendu se dessine gracile et comme avec pudeur. La tête appuyée sur la main s’abandonne pleinement au sommeil, et le masque un peu pâle sous les cheveux blonds cendré aux curieuses torsades, garde, dans sa détente, une finesse candide. Les lèvres, selon la remarque délicate de Gabriele d’Annunzio, ont l’air de prier encore.

L’ange qui entre dans la chambre a l’air à peine plus céleste. Il porte une longue tunique et des bottines rouges, et marche fort posément sans le secours de ses ailes qui annoncent sa qualité.

D’un geste tranquille il présente à la jeune fille la palme, emblème de son prochain martyre, et cette révélation ne trouble pas la sérénité du sommeil de sainte Ursule.

Cette scène silencieuse s’entoure d’un cadre d’une pureté exquise. Sainte Ursule y prête une grâce de plus. Mais qui ne se sentirait pénétré par la douceur de cette atmosphère chaste ? Une fenêtre ouverte sur un ciel couchant, quelques fleurs fraîches, des livres laissés là après la méditation, témoignages d’une piété simple, la parure juvénile de la Renaissance dans deux formes d’adolescents, et cette lumière dorée et sourde qui enveloppe tout d’un voile de paix. Un parfum discret, pénétrant s’exhale de cette fleur entr’ouverte[1].
Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINT GEORGES : LE COMBAT.
(Saint-Georges-des-Esclavons à Venise)
VIII


Lorsque l’on vient, à l’Académie, de feuilleter une à une les pages de poème magnifique, parmi les réflexions qu’il suggère se présente impérieusement le souvenir de la châsse de sainte Ursule de Memlinc et, de même, il n’est sans doute pas un pèlerin d’art à Bruges qui n’ait, à l’hôpital Saint-Jean, reporté sa pensée vers Carpaccio.

Cette confrontation instinctive provoque d’abord le sentiment d’une opposition totale. L’ampleur de l’œuvre vénitienne fait paraître la châsse plus exiguë encore, et le mysticisme de Memlinc souligne le naturalisme de Carpaccio. Pourtant, si l’on ne s’arrête pas à celle impression première, une réflexion plus attentive nous avertit que cette opposition est plus apparente que réelle et qu’elle n’offre rien d absolu.

Il ne faut pas se laisser surprendre par le contraste des dimensions. Ce n’est pas de propos délibéré que Memlinc a adopté des proportions si réduites : la châsse qu’il avait mission de peindre lui offrait des surfaces strictement délimitées. Il eût été évidemment capable d’exécuter ses compositions sur un champ pus considérable ; mainte de ses œuvres en témoigne, et, tout près de la châsse même, le triptyque d’autel de l’hôpital Saint-Jean. Ni lui ni les artistes qui l’entouraient ne reculaient devant l’ampleur d’une commande et l’Adoration des Bergers d’Hugo Van der Goes présente des dimensions analogues aux toiles de

Carpaccio. Dans l’œuvre de Carpaccio, par contre, la vie de sainte Ursule offre un développement inusité. Dans la vie de la Vierge, dans celles de saint Georges et de saint Étienne, il se rapproche sensiblement des proportions familières de flamands. Ce sont donc des hasards malheureux qui rendent difficile la comparaison entre les deux cycles.

Il ne faut pas trop s’attarder, non plus, au contraste des factures. La minutie de Memlinc ne lui est pas plus particulière, parmi les flamands, que la liberté de Carpaccio n’est une exception à Venise : les opposer, serait faire le procès de deux écoles plutôt que de deux artistes. Ces impressions préjudicielles écartées, des ressemblances apparaissent, résultats d’une nécessite logique.

Les deux œuvres sont absolument contemporaines : elles sont issues de milieux artistiques et sociaux analogues. L’art vénitien ainsi que l’art flamand étaient alors dans celle période d’ascension qui, dans tous les âges, réunit la conscience et la véracité. De là, chez les deux maîtres, un semblable instinct de transposer dans la réalité contemporaine la légende plusieurs fois séculaire qu’ils avaient à traiter : de là aussi une semblable fidélité dans l’étude des monuments et des costumes, un besoin aigu d’analyse, l’importance attachée aux moindres détails. Surtout, cette réalité s’offrait à eux avec une exceptionnelle parité d’aspect. Deux villes fastueuses, enrichies par le commerce maritime, répandant au loin leur activité, et, toutes deux, orgueilleuses des flottes qui les animaient : Venise, reine

Cliché Alinari.


LA VIE DE SAINT GEORGES : LE BAPTÊME DU ROI AYA.
(Saint-Georges-des-Esclavons à Venise)
de l’adriatique : Bruges, reliée par ses canaux féconds à la mer du Nord

Influencés par des suggestions analogues, Carpaccio et Memlinc ont, avec l’histoire de sainte Ursule, conté l’activité dont ils étaient les témoins. Le Flamand dépeint comme le Vénitien les navires qui accostent, la manœuvre des matelots, les ballots que l’on décharge. L’arrivée à Cologne offre, chez les deux maîtres, une ressemblance indéniable.

Ceci n’atténue sans doute pas les différence qui sont considérables. Encore ne faut-il pas s’y méprendre. Parfois, — alors qu’ils paraissent s’éloigner le plus, — les deux artistes appliquent simplement à des spectacles différents les mêmes procédés et les mêmes qualités d’observation. L’un vit parmi le triomphe de l’art gothique, l’autre près de Saint-Marc, de la Ca d’Oro et des fantaisies colorées des Lombardi, et c’est parce qu’ils rendent ces ambiances avec la fidélité la plus scrupuleuse qu’ils donnent à leurs œuvres des physionomies si tranchées. Amenés à représenter Rome qu’ils n’ont visité ni l’un ni l’autre, tous deux essayent de l’imaginer, et si Memlinc est moins heureux, c’est qu’il est moins bien préparé par son milieu à évoquer l’art antique et qu’il est privé des documents qui ne manquent pas à Carpaccio.

La vraie divergence, et celle-ci capitale, ne réside pas dans la technique ni dans la conception picturale, elle est tout entière psychologique. Carpaccio et Memlinc expriment, dans des langages qui ne sont pas sans parenté, des tempérament dont l’opposition est irréductible.

Carpaccio est amoureux de la vie extérieure, il en savoure les joies, le monde est pour lui rempli de merveilles ; Memlinc n’a pas le sens des spectacles profanes ; il n’ouvre qu’à regret les yeux sur l’univers : son âme, par contre, est exaltée par des élévations intimes auxquelles son émule vénitien est étranger. Dans l’histoire de sainte Ursule, Memlinc supprime tous les épisodes profanes auxquels Carpaccio s’est complu. Il commence son récit au départ de Cologne, omet les missions diplomatiques

à la cour de Bretagne ou à celle d’Angleterre. Est-ce à dire que Bruges lui refusât les éléments pour imaginer une réception brillante ? Non, assurément. Les palais de Bruges, la grand’place, le Tonlieu fournissaient des cadres magnifiques et Memlinc a pu assister aux noces de Charles le Téméraire avec Marguerite d’York, aux fêtes célébrées pour la naissance de Philippe le Beau, aux funérailles de Marie de Bourgogne. Il élimine des scènes semblables parce que, vides de sens intime, il ne sait pas leur découvrir d’autre intérêt. Les sentiments purement humains ne sont pas davantage capables de le fixer. La délibération d’Ursule et de père qui inspire si dignement Carpaccio, il n’a pas songé à en tirer parti, et les doubles adieux du jeune prince de Bretagne à son père, des deux fiancés à leurs parents, il ne daigne pas s’en inquiéter. Enfin il est une scène dans laquelle Carpaccio a déployé toute la pureté d’une imagination chaste et dont il a fait un chef-d’œuvre, c’est le sommeil de la sainte visitée par l’ange : Memlinc n’en a compris ni le charme ni la douceur : il n’a pu
Cliché Alinari.


SAINT JÉRÔME DANS SON ORATOIRE.
(Saint-Georges-des-Esclavons à Venise)
l’éliminer, mais il l’a réduite et l’a présentée comme par prétérition dans un coin de l’Arrivée à Cologne. Par contre, la communion de la sainte et de ses compagnes à Rome lui offre un thème où son âme s’épanche et que Carpaccio n’a pas aperçu, sur lequel, d’ailleurs, il se serait trainé. S’il est permis de s’arrêter à un détail minuscule, nous avons dit, tout à l’heure, le soin avec lequel Carpaccio avait varié les costumes et les atours de sainte Ursule : Memlinc la représente toujours vêtue de la même jupe et de la même tunique.

Les deux artistes se rapprochent par une même inexpérience à concevoir et à exprimer une scène de violence. Carpaccio, nous le savons, malgré un effort sensible, a donné du massacre une image outrée et maladroite ; Memlinc s’est dérobé à l’idée même d’un effet dramatique : les martyrs parfaitement résignés, les mains jointes, attendent la mort sans qu’aucune émotion apparaisse sur leur visage candide et inexpressif, et leurs bourreaux les frappent avec la même placidité que s’ils s’exerçaient à la cible. Comme Carpaccio, Memlinc s’est réfugié dans l’épisode d’amour qui ajoute une saveur si particulière à la mort de la sainte et il lui consacre une page séparée. C’est ici que les deux artistes se rapprochent le plus par la composition et par le sentiment. Tous deux, ils ont placé un archer qui vise droite, sainte Ursule à gauche, le fils du Roi au centre : tous deux ont essayé de traduire dans l’attitude et sur le visage du jeune prince l’expression de la pitié et de la sympathie et, si Carpaccio y a mieux réussi, Memlinc retrouve l’avantage pour la sainte, insignifiante chez son rival et, chez lui, belle d’héroïsme et de résignation. Ainsi, à comparer les d’œuvres de Carpaccio et de Memlinc on les pénètre davantage et l’on goûte mieux l’émotion intime de deux âmes.

Le cycle de sainte Ursule est la plus connue et la seule populaire des œuvres de Carpaccio, et cette popularité se justifie par la place réelle qu’il occupe dans l’ensemhle de sa production. Mais, il convient aussi de l’ajouter, l’artiste a bénéficié des circonstances les plus favorables. S’il eût peint à Florence, on pourrait lui opposer mainte entreprise semblable à la sienne. La Toscane, au xve siècle, a fourni à ses peintres de multiples occasions de développer leur pensée sur des champs aussi ou plus importants. Les parois énormes de l’abside de Santa Maria Novella se sont offertes à Ghirlandajo ; Prato a reçu Filippo Lippi ; San Gimigniano, le Campo Santo de Pise, la chapelle du palais Riccardi ont occupé tour à tour, sans l’épuiser, l’activité de Benozzo Gozzoli ; Rome a été hospitalière aux Florentins et Ghirlandajo comme Botticelli ont travaillé à la Sixtine. Fra Angelico dans les appartements du Vatican. Pinturicchio y décorait les appartements des Borgia, il allait entreprendre à la libreria de Sienne la biographie d’Eneas-Sylvius Piccolomini, dans ces années mêmes où Carpaccio élaborait la vie de sainte Ursule. Bien près de Venise, Padoue, qui avait accueilli jadis Giotto et Altichieri,

Cliché Alinari.


L’ENSEVELISSEMENT DU CHRIST.
(Musée de Berlin)
confiait à Mantegna, pour ses début, la chapelle des Eremitani.

Venise se montra plus parcimonieuse. Elle réservait les murailles des églises aux tombeaux des doges. Les travaux les plus importants qu’elle ait confié à ses peintres ont été détruits par le temps ou les accidents.

Les décorations extérieures des palais ont complètement disparu, rongées par l’air marin. L’incendie du Palais ducal, en 1577, a aboli l’effort décoratif le plus important du XVe siècle vénitien.

Par tous ces hasards, la Vie de sainte Ursule demeure, avant la génération triomphale des Titien et des Véronèse, l’exemple unique d’un ensemble décoratif conduit à bien par un artiste de Venise. Elle a donc privilégié des productions sans rivales. Il serait vain de la comparer aux œuvres du XVIe siècle vénitien, plus inutile encore de la rapprocher des pages florentines. Elle reste isolée dans notre mémoire et dans notre estime.

Jamais Carpaccio ne retrouvera l’occasion de ces larges développements, jamais il n’aura plus à décrire tant de candeur et tant de grâce.

Cependant, il n’est pas ici tout entier : il tracera des pages plus âpres, plus exubérantes, d’autres d’un recueillement grave, et il déploiera sa verve dans des turqueries. La décoration de Saint-Georges des Esclavons, la vie de saint Étienne vont nous enrichir de nouvelles joies.

IX


La Scuola des Dalmates, l’une des plus modestes de Venise, avait voulu décorer le local qu’elle occupait dans l’église Sainte-Catherine. À défaut d’artistes nationaux, elle s’adressa à Yittore Carpaccio pour retracer la vie de « Messer San Zorzi», de saint Tryphon et de saint Jérôme, patrons de la Dalmatie. Carpaccio exécuta alors les pages qui fuient transportées plus tard à Saint-Georges des Esclavons.

La légende de saint Georges, véritable transcription chrétienne de l’histoire de Persée, offrait aux artistes les thèmes les plus heureux. Pour un maitre amoureux de beauté plastique, quelle figure plus aimable que celle de ce jeune guerrier plein de force et de grâce, incarnation de la jeunesse et de la foi. Tel l’ont représenté Mantegna ou Donatello. Un artiste épris de vie et de mouvement comme Carpaccio n’était pas capable de s’arrêter à modeler une image aussi sereine, mais devait se complaire aux épisodes touffus du drame conté par les hagiographes.

« Près de la ville qu’on appelle Silène, raconte Jacques de Voragine dans son naïf et frais langage, était un étang où habitait un monstre qui, maintes fois, avait fait reculer le peuple armé venu pour le détruire. Il s’approchait même jusqu’aux murs de la ville et, de son souffle, tuait tout ce qu’il trouvait. » Pour apaiser sa voracité on lui donna d’abord deux brebis par jour ; puis, quand celles-ci vinrent

Cliché Alinari.


LA NAISSANCE DE LA VIERGE.
(Galerie Lochis à Bergame.)
à manquer, on lui livra des enfants, filles ou garçons, de manière que personne ne fut épargné. Le sort désigna, un jour, la fille du roi et celui-ci, malgré ses supplications, ne put l’y soustraire. La princesse s’en alla vers le lac, en grand danger d’être dévorée. Mais, fort à propos, saint Georges apparut devant elle. Comment se trouvait-il en ces parages ? Jacques de Voragine ne s’en embarrasse guère : « il passait par là », dit-il avec simplicité. Entre la princesse et le saint s’engage alors un dialogue cornélien où tous deux rivalisent de générosité  : « Georges vit qu’elle pleurait et lui demanda ce qu’elle avait et elle lui répondit : Bon jeune homme, monte bien vite à cheval et hâte le pas, afin que tu ne périsses pas avec moi. » Georges lui dit : « Ne crains rien et dis-moi ce que tu attends et pourquoi tout ce peuple nous regarde.... » Lorsqu’elle l’eut instruit de tout, Georges ajouta : « Ne crains rien, je t’aiderai au nom de Jésus-Christ… » Dans ce moment, le dragon sortit de beau.

Alors la vierge dit en tremblant : " Fuis au plus vite, chevalier ! » Pour toute réponse, Georges monta sur son cheval, fit le signe de la croix et s’avança au-devant du monstre en se recommandant à Jésus-Christ et le chargea intrépidement. Il brandit sa lance avec une telle force qu’il le traversa et le jeta par terre.

Le monstre n’était pas mort. Le saint le traina jusqu’à la ville. Le peuple fuyait : Georges le retint en disant : « Croyez seulement en Dieu et que chacun de vous soit baptisé et je tuerai le monstre. » Alors le roi et tous son peuple furent baptises : ensuite Georges tira son glaive et abattit la tête du dragon.

Inspiré par ce récit dramatique, Carpaccio a ordonné, en trois scènes, un poème fortement contrasté.

Saint Georges a pénétré dans le charnier, réduit du monstre. Ni les odeurs pestilentielles qui dessèchent toute végétation, ni les cadavres mutilés, décomposés ou momifiés, ni les animaux immondes qui cherchent en ce lieu leur nourriture ne l’ont arrêté. À son approche, le Dragon s’est tendu comme une formidable machine et, les écailles hérissées, la gueule béante, les griffes crispées, il s’est jeté sur l’audacieux adversaire. Mais déjà la lance pourpre l’avait transpercé.

Pâle, la figure fermée par une résolution froide qui brave tout, arc-bouté sur ses étriers, tout entier dans ce geste dont dépend la victoire, la vie et le salut de la princesse, saint Georges se dessine, sombre sur l’horizon, comme une image du sacrifice volontaire et de l’héroïsme.

L’harmonie grave de cette toile, la richesse contenue des accessoires, armure du chevalier, harnachement de son cheval, ville lointaine aux tours chargées de spectateurs anxieux, soleil couchant, tout a une extraordinaire tension, et si Carpaccio n’y a pas mis tout ce que nous y sentons, on comprend qu’une œuvre semblable soit devenue un thème de méditations pour Gustave Moreau, Burne-Jones et leurs admirateurs. Le même silence tragique se retrouve dans un Ensevelissement du Christ conservé au musée de Berlin et que la critique contemporaine a restitué à Carpaccio.

À cette toile dramatique Carpaccio a voulu opposer la solennité d’une scène ample. Mais il a choisi un thème d’une traduction picturale peu intelligible : le saint, l’épée suspendue sur le monstre enchainé, exige, pour l’achever, la conversion du roi Aya et e son peuple. Ce pieux marchandage échappe à qui n’a pas lu la légende et il reste, pour les yeux, une scène vague d’apparat.

Sur une grande place encadrée de monuments magnifiques, la cour du roi Aya est rangée autour du vainqueur et de son trophée. Un grand dessin conservé aux Offices nous atteste le soin avec lequel le peintre a étudié l’agencement de cette scène et offre de curieuses variantes dans les architectures et dans les groupes.

Une telle conception aurait, de tout point, convenu au génie de Gentil Bellin ; mais Carpaccio ne gagne rien à se guinder ; il n’atteint pas la grandeur qu’il a poursuivie ; sa composition est mesquine et grêle. Le groupe capital est manqué : le geste de saint Georges — faut-il s’en étonner ? — est gauche et équivoque ; sa figure est insignifiante. Le monstre a perdu son ampleur ; il n’est plus qu’un grand lézard ; ses ailes contractées, son corps mou sont privés de la riche gamme de couleurs qu’ils avaient au combat ; transformation physiologique, peut-être juste, mais, à coup sûr, peu pittoresque.

L’intérêt se rejette sur les épisodes où Carpaccio a retrouvé sa verve : personnages aux riches costumes, orchestre tartare dont il a été satisfait au point de le reprendre dans le panneau suivant et, par-dessus tout, de magnifiques études de chevaux. Deux nobles destriers piaffants sont notés avec une justesse remarquable. L’un d’eux se caresse la poitrine, l’autre hennit, le col relevé. Ils portent des harnais de cuir d’où pendent des pompons.

Nous assistons enfin au Baptême du roi Aya. Une opposition piquante réunit ici le recueillement et l’allégresse bruyante. Tandis que le saint, la tête baissée, pénétré d’humilité religieuse, baptise le roi et sa suite dévotieusement agenouillés devant lui, un orchestre tartare éclate en fanfare joyeuse. Les musiciens sont réunis sur une estrade recouverte d’un merveilleux tapis persan. Ils font beaucoup de bruit, c’est-à-dire, en transposant, qu’ils sont une tache intense : couleur et lumière, ces gaillards à la grande barbe et au bonnet de mouton rouge vif. Ce groupe éclatant est enlevé de verve avec une bonne humeur évidente. Des fonds harmonieux, fabriques et collines, ont une luminosité légère sur laquelle s’appuient les chaudes vibrations du premier plan.

Que si l’on veut savoir ce qui advint à saint Georges après ce brillant exploit, on l’apprendra de Carpaccio lui-même. La réplique du combat de saint Georges, conservée à Saint-Georges-Majeur, s’accompagne d’une prédelle où est retracée la passion du saint. Sous le règne de Dioclétien, persécuté par Darien, proconsul de Palestine, il subit, sans qu’ils eussent prise sur lui, la série des supplices traditionnels : tenailles, chaudière bouillante : convertit la femme même de son persécuteur et fut enfin décapité.

À la trilogie de saint Georges font suite trois tableaux isolés, Saint Tryphon délivrant du démon la fille de l’Empereur rappelle le miracle obscur opéré par l’obscur patron de Cattaro. Par sa disposition, par ses fabriques, ce tableau s’apparente de près aux réception d’ambassadeurs du cycle de sainte Ursule. Il offre peu de nouveauté, partant, un intérêt moindre. Ce n’est, cependant, ni une réplique, ni une redite : les épisodes dont s’animent les arrière-plans ont la vivacité spirituelle familière à l’artiste et l’on admire de beaux détails d’architecture, surtout des médaillons pseudo-antiques encastrés dans les chapiteaux des colonnes d’une loggia somptueuse.

Le Christ au mont des Oliviers, exposé dans un angle obscur auprès de cette toile, n’a eu ni la faveur du temps ni celle de l’inspiration. De proportions étriquées, il semble avoir été coupé. L’accentuation des ombres et des lumières est empreinte de dureté : les apôtres, vus en raccourci, rappellent fort ceux de Mantegna dans un sujet identique ; le visage du Christ baigné de lumière et un arbre se profilant sur la vallée sont les parties les mieux venues de cette composition médiocre.

La Vocation de saint Mathieu est une page de parfaire aisance. Sans rien qui tranche, elle a une noble simplicité : le visage du christ est pénétré ; saint Mathieu s’avance vers lui d’un beau geste spontané, et la physionomie des apôtres se marie aux draperies sévères des robes qui forment entre elle de graves harmonies. Une porte à mâchicoulis d’une tonalité rougeâtre sert de fond cette scène qui dégage une impression de plénitude.

Enfin le cycle de saint Jérôme complète cette décoration,. La vie de l’évêque de Salone a été minutieusement contée par les hagiographes et, s’il en eut été besoin, Carpaccio aurait trouvé, dans Jacques de Voragine, des thèmes surabondants, mais tant d’artistes l’avaient précédé dans son panégyrique qu’il lui eût été difficile de ne pas suivre leurs traces. Lazare Bastian, dans une prédelle que l’on voit à la Brera, lui donnait un modèle direct. Bastian s’était gardé d’omettre la pénitence du saint dans le désert, l’épisode le plus banal de cette iconographie. De son plein gré, ou sur l’invitation de la Scuola, Carpaccio a écarté cette image mais il a adopté, en les suivant de très près, les épisodes du lion pansé et des funérailles du saint.

Les deux scènes ont un aspect archaïque et triste, inaccoutumé chez Carpaccio, qui provient, peut-être, du caractère des personnages représentés. Cependant l’artiste n’a pas renoncé à sa véracité et à ses digressions coutumières. Le couvent où il place saint Jérôme n’est pas un lieu vague et idéal, c’est l’hospice de Sainte-Catherine, siège de la Scuola, et l’église Saint-Jean-du-Temple qui en était voisine, Carpaccio les décrit avec la fidélité la plus précieuse et nous conserve des formes d’architecture médiévale : arcatures, balustres de bois, portiques : il copie les nombreuses images décoratives placées aux murs extérieurs de l’église, images dont les monuments vénitiens ne gardent plus aucune trace. Dans cette enceinte pullule une ménagerie exotique : faisans, perruche rouge, antilope. Le lion même, trouble-fête, semble étudié’d’après nature. C’est ce

Cliché Alinari.


VIE DE SAINT ÉTIENNE : LA CONSÉCRATION.
(Musée de Berlin.)
luxe qui signe l’œuvre, bien plus que la figure du saint

et que le geste lourd des moines qui s’enfuient dans toutes les directions. Comme dans la scène de massacre de saint Ursule Carpaccio traduit avec maladresse un mouvement violent.

Le Tableau des funérailles est fort gâté. Les fabriques et les fonds sont à demi effacés ; il est difficile de juger de la vivacité du pinceau de l’artiste et des effets de lumière que l’on devine encore, il reste une ordonnance un peu froide et sèche, une belle étude de cadavre rigide et majestueux.

Ces deux épisodes conservent, même après analyse, quelque chose de décevant ; il a été nécessaire d’en défendre l’authenticité (au reste inattaquable). Le troisième est une œuvre de toute beauté.

Saint Jérôme dans son oratoire a inspiré maint artiste ; Albert Dürer en 1514, quelques années après Carpaccio, en a tracé une image célèbre où il a exalté la paix et le recueillement de l’étude, le silence et le confort d’une chambre de travail. Mais ce que Dürer n’a pas dit, ce que seul un italien pouvait sentir, c’est l’alliance étroite entre la passion de l’étude et celle de la beauté.

Quand nous essayons de nous représenter le cabinet d’un Politien ou d’un Pic de la Mirandole, nous n’imaginons rien qui surpasse ce studio de saint Jérôme, véritable apothéose de l’esprit de la Renaissance.

La vaste pièce, d’une architecture noble, toute baignée de clarté, les meubles, les objets familiers dont aucun ne se contente d’être utile mais que tous portent la marque d’une recherche, les bibelots antiques, les vases étrusques, statuettes de bronze, les manuscrits et les livres aux reliures précieuses conserves dans une somptueuse libreria où sont suspendus des Médailles d or, ou exposés sur des pupitres, et par-dessus tout la sobriété élégante où se fondent tant de richesses, n’est-ce pas le cadre parmi lequel dut s’épanouir l’esprit subtil des cicéroniens et des humanistes ?

Saint Jérôme paraît fort à son aise : il a la dignité facile des cardinaux qui posèrent devant Raphaël et Van Dyck. Assis il sa table, le visage baigné de lumière, le regard levé, il attend l’inspiration céleste. Il travaille, sans doute, à réformer la liturgie, comme l’indiquent les cahiers de musique ouverts à ses pieds.

Le lion traditionnel serait, certes, un hôte incommode parmi tant d’objets fragiles et précieux. Aussi Carpaccio lui a-t-il substitué un petit grillon blanc.


X

Nous avons, tout à l’heure, fait allusion à l’Ensevelissement du Christ de Berlin. La page est précieuse et mérité qu’on s’y arrête, non pas seulement parce qu’elle fut tout récemment revendiquée pour Carpaccio, mais à cause de sa valeur intrinsèque. L’artiste, quand il la peignit, était tout imprégné des sentiments qui l’agitaient dans le Combat de saint Georges et par là, on peut augurer que les deux œuvres furent exécutées à peu près au même moment. Jamais la pensée de la mort ne fut dite avec plus de redondance tragique par un maître germanique, et le charnier où s’est complue l’imagination de Carpaccio rappellerait les horreurs de Valdès Léal si le pinceau italien ne gardait, même en ces descriptions, une noblesse qui éloigne toute impression de dégoût. Au milieu des cadavres momifiés, des squelettes décomposés, des ossements et des crâne, gît, sur une dalle, le corps du Christ, et ce corps modelé avec amour, la noble face encadrée de long cheveux ont une dignité sereine qui paraît plus forte par ce contraste. Aux arrière-plans, Nicodème et Joseph d’Arimathie avec le Graal, préparent le tombeau : la Vierge s’est évanouie entre les bras d’une sainte femme, saint Jean s’abime dans la douleur, plus loin la Madeleine accourt avec des parfums, des bergers indifférents jouent de la flûte et, tout au fond, on distingue à peine le calvaire où s’érige la croix.


XI

En suivant Carpaccio nous avons, à mainte reprise, trouvé la marque plus ou moins discrète de l’attraction qu’exerçait sur lui l’Orient. Dans la Sainte-Croix c’étaient quelques silhouettes perdues au milieu de la foule, dans Sainte Ursule c’étaient des groupes de personnages à longue robe et à turban, puis, dans la Vie de saint Georges, tout un décor et tout un peuple : le temple de Salomon dominait la scène où triomphe le saint et nous avons déjà signalé les caftans et les accoutrements pittoresques des musiciens du roi Aya. L’Histoire de saint Étienne comme la Vie de la Vierge sont de pures œuvres d’orientalisme.

Cette prédilection, la vérité avec laquelle elle s’est exprimée, ont longtemps fait croire que Carpaccio avait visité l’Orient. Moins d’un siècle après lui, la légende était faite et l’on précisait : il avait accompagné à Constantinople Gentil Bellin. Des découvertes curieuses et récentes permettent presque d’affirmer que l’orientalisme de Carpaccio est tout d interprétation et d intuition.

Un érudit anglais. M. Sydney Colvin, en étudiant un dessin de Carpaccio, destiné au Départ des fiancés dans la Vie de sainte Ursule, reconnut que l’artiste y avait fait figurer la tour de Rhodes et se convainquit qu’il s’était inspiré d’une des gravures dont Reuwich avait accompagné la Peregrinatio in terram sanctam écrite par Breydenbach et imprimée à Mayence en 1486.

Cette première découverte incita M. Molmenti à poursuivre plus avant ces recherches et il n’eut pas de peine à se convaincre que Carpaccio avait littéralement emprunté à Reuwich des monuments, des costumes et même des personnages ou des groupes, non seulement dans la Vie de sainte Ursule, mais dans toutes les parties de son œuvre où il a introduit l’Orient.

Ces révélations n’affaiblissent pas notre admiration pour Carpaccio orientaliste : elles en changent le caractère. Nous voyions autrefois en lui un observateur avisé et scrupuleux : nous l’admirons aujourd’hui de nous avoir si parfaitement trompés.

Des documents fragmentaires, d’une précision froide et dont l’unique mérite était l’exactitude, se trouvaient entre ses mains : son génie vénitien leur a insufflé la vie ; il les a colorés, dorés de lumière et il a ressuscité un monde complet épanoui dans son atmosphère.

La Vie de la Vierge serait un mauvais exemple de cette supériorité. Il semble que le génie de Carpaccio y ait sommeillé. Des différents épisodes qu’elle présente (Naissance de la Vierge à Bergame, Présentation au temple et Miracle des Baguettes à Milan, L’Annonciation à Vienne, la Visitation au musée Correr, la Mort de la Vierge au musée de Vienne), aucun n’est pleinement heureux. Des détails seuls — il en est de charmants — nous en affirment l’authenticité : tel cet enfant à la gazelle si joliment profilé dans la Présentation devant un bas-relief antique.

Ce cycle médiocre n’est pas, cependant, sans présenter des particularités piquantes. Carpaccio s’y révèle hébraïsant. Aux murs de la chambre de sainte Anne il accroche une pancarte on se lit, fort correctement transcrite, une formule rituelle de bénédiction aux accouchées. Carpaccio fréquentait-il les coreligionnaires de Shylock, libres à Venise, mais que la République allait bientôt, en 1516, confiner dans un ghetto ?

Par ailleurs, dans la Visitation, l’artiste précède, sans s’en douter, certes, et sans parti pris théorique, les préraphaélites et James Tissot, et entoure la Vierge et sainte Anne du cadre oriental (personnages, fabriques, animaux) le plus pur qu’il puisse imaginer. Hardiesse sans conséquence puisque inconsciente et qui passa inaperçue.

Carpaccio a ressaisi toute sa verve pour dépeindre la Vie de saint Étienne et il n’en est aucun épisode qui ne soit digne d’une description. La Consécration du musée de Berlin se recommande par la beauté du groupe des vieillards, par la hardiesse de la perspective, par le luxe des détails pittoresque. La Dispute de la Brera, aux architectures étranges, présente une excellente série de portraits vénitiens, Ruskin, que l’on aimerait à citer souvent s’il n’arrêtait par l’imprévu de ses jugements, a décrit la Dispute dans un raccourci saisissant : « Saint Étienne dans un coin où personne ne l’imaginerait : les docteurs, l’un dans une chaire, les autres en groupes debout : la figure de saint Étienne rayonnante d’inspiration céleste ; les docteurs qui n’ont pas figure de monstres d’iniquité, mais qui sont des docteurs du temps de Carpaccio, admirables études vraies et tranquilles — docteurs de ce monde, — l’air non pas inspiré, mais infiniment respectable, bon, juste, pénétrant : une parfaite assemblée des vieillards les plus noblement estimés d’Oxford — mais avec plus d’intensité d’attention. »

Dans la Lapidation de Stuttgard, le saint, en extase sous les pierres des bourreaux, est peint avec un bonheur particulier : au fond, on aperçoit un panorama de Jérusalem, mais aussi des montagnes, des vallons, des forêts, un paysage accidenté d’une importance exceptionnelle.

Enfin, c’est dans la Prédication du Louvre que nous goûterons l’accentuation la plus forte et la plus pure de l’orientalisme de Carpaccio.

Cliché Alinari.


VIE DE SAINT ÉTIENNE : LA PRÉDICATION.
(Musée du Louvre)

Dans une tonalité générale très ambrée, cette toile a un fond de collines céruléennes au sommet desquelles des arbres se profilent, très légers, sur le ciel pâle. Un hémicycle de fabriques blanches ou à peine rosées, des tours à dômes bleus avec lesquels voisine un arc de triomphe corinthien, l’église du Saint-Sépulcre dans le lointain, plus près la mosquée d’Omar, figurent le panorama de Jérusalem et, à défaut d’exactitude littérale, elles ont une vérité de sentiment exotique.

Avec un brio qui se complaît aux descriptions les plus fouillées et les plus verveuses, Carpaccio dresse aux pieds de saint Étienne une assemblée orientale. L’on est frappé, au premier coup d’œil, par l’ingéniosité extérieure de ce piquant spectacle. Gandouras superbes, robes tombantes, larges burnous drapés luttent de diversité avec les coiffures : il n’est pas deux turbans semblables, encore voit-on tout auprès des chapeaux à calotte ronde, conique, pointue. Les femmes seules offrent plus d’unité, avec leurs hautes coiffures dont descendent des voiles qui souvent dérobent leur visage. Ce ne sont pas des Vénitiens en travesti : cette documentation riche est soutenue par une admirable intuition ethnologique. Attitudes, expressions, tout nous révèle le caractère spécial d’un peuple. Les visages masculins à la peau sèche, au nez proéminent, s’encadrent de cheveux aux boucles crépues : les grandes barbes frisées tombent sur les poitrines. Les gestes sont amplifiés par les draperies ainsi que le témoignent surtout les personnages des fonds.

L’atmosphère ambrée vibrant sur les taches vives et ardentes des robes accuse la présence des moindres comparses : enfin, sur la terre couverte d’herbe rase on rencontre l’antilope et la gazelle. Avec une telle précision de détails Gentil Bellin peignait la Prédication de saint Marc à Alexandrie, mais ses œuvres, inspirées directement de la réalité, ne sont pas plus suggestives que celles de Carpaccio. Si nous leur accordons une valeur documentaire plus certaine, elles n’élargissent pas notre horizon au-delà de cet orient que Carpaccio, la palette chargée de soleil, a fait chanter sur ses toiles.

XII

Génie pittoresque, vagabondant volontiers dans le détail, tel nous est apparu jusqu’ici Carpaccio. Souvent, chargé de peindre un tableau d’autel, il avait racheté l’ennui que lui causait les grandes figures solennelles en s’amusant à creuser une vaste perspective où s’agitait tout un microcosme : ainsi il en avait usé pour les Palas de sainte Ursule et de saint Vital et dans la rencontre de sainte Anne et de saint Joachim. Pourtant il lui arriva une fois d’être sobre : dans la Pala de San Giobbe, il adopta franchement le parti pris familier à Jean Bellin, et c’est dans une niche d’architecture simulée qu’il a placé la présentation de l’enfant Jésus à saint Siméon.

L’épreuve était pour lui doublement insolite : il n’avait

Cliché Alinari.


PRÉSENTATION DE L’ENFANT JÉSUS À SAINT SIMÉON.
(Académie de Venise)
jamais groupé de personnages de grandeur naturelle. Il y réussit, et cette page exceptionnelle est une des meilleures de son œuvre.

Ses héros ne sont pas juxtaposés, ils convergent d’un mouvement unique autour du bambino ; l’inflexion des visages décèle une même dévotion, et cette simplicité austère pénètre le tableau d’un recueillement intime.

Trois anges musiciens figurent les harmonies célestes. Ce motif charmant emprunté par les Vénitiens à Mantegna, était devenu pour eux un lieu commun de grâce juvénile ; c’est le privilège de Carpaccio d’avoir tracé une image qui les résumes toutes et les fait oublier. Sa beauté plastique, la sûreté du geste, le recueillement musical l’apparentent aux fraîches figures florentines du Quattrocento.

Lorsqu’il vint à Venise en 1864, Taine, attiré par Titien et fasciné par Tintoret, sentit faiblement le charme des artistes de la fin du xve siècle. Il passa, dédaigneux, devant les ouvrages de Carpaccio. « dont l’éclat et la diversité annoncent, écrivait-il, les œuvres futures, de la même façon qu’une enluminure annonce un tableau ». Seule, la Pala de San Giobbe eut l’heure de le séduire. Elle lui parut si supérieure aux autres productions de l’artiste qu’il avait peine à croire qu’elle lui appartint, et il en parlait ainsi : « Sauf un peu de roideur dans les têtes d’hommes et dans quelques plis de la draperie, la manière archaïque a disparu : il n’en est resté qu’un charme infini de délicatesse et de suavité morale et, pour la première fois, le corps demi-nu des petits enfants montre la beauté de la chair traversée et imprégnée par la lumière. Avec ce tableau, on affranchi le seuil de la grande peinture et, autour de Carpaccio, ses jeunes contemporains, Giogione et Titien, ont déjà poussé au-delà. »


XIII


Il serait peu nécessaire d’ajouter à l’examen des œuvres celui des procédés techniques si Carpaccio n’appartenait à une école restreinte qu’il a seul portée à sa gloire.

Distinct par le sentiment, il s’isole aussi par son métier personnel et hardi, et ce serait retrancher quelque chose à son mérite que d’omettre l’analyse de son écriture.

Sans doute, le dessin n’était pour lui qu’un auxiliaire : avec le crayon ou la plume il esquissait ses compositions, agençait ses ordonnance, et nous possédons ainsi de précieux documents.

Les plus rares sont ceux où se développe une pensée déjà riche, presque complète, et qui pour quelque raison inconnu ne reçut pas son exécution, telle cette surprenante et fastueuse Présentationdes Offices.

Parfois aussi, sur une page d’album il cherche une draperie, un mouvement, le mécanisme d’un geste, et dans cet effort de vérité le trait se fait âpre et le relief souligné par des rehauts de blanc devient presque e dur. Quelques beaux portraits d’une facture brève et extrêmement sûre, faits de traits que soutiennent des hachures obliques, caractérisent, avec acuité, une physionomie.

Cliché Alinari.


PRÉSENTATION DE LA VIERGE AU TEMPLE (Dessin).
(Musée des Offices à Florence)

Sans interroger ces travaux, combien d’observations se dégageraient de l’analyse des œuvres mêmes. Il faudrait montrer Carpaccio maître des difficultés les plus ardues de la perspective, moins préoccupé que Gentil Bellin des symétrie et de convention, emporté par le spectacle de la vie, et amené par là à plus de souplesse et de spontanéité. Le déplacement presque constant du point de fuite à droite ou à gauche écarte toute harmonie compassée.

Ses personnages vont et viennent, en toute liberté, sans donner jamais le sentiment qu’ils épousent une conception géométrique. C’est que la perspective chez Carpaccio n’est qu’un support, et l’unité se fait par les deux éléments qui sont la vie même : la lumière et la couleur.

Si largement dispensée qu’elle soit, la lumière n’est jamais indifférente ; elle souligne l’intention du tableau, frappe un point essentiel et, s’éparpillant ensuite en taches adoucies, relie à ce centre les épisodes les plus lointains. Elle s’harmonise aussi à la conception, tantôt mordante et pittoresque, tantôt grave et recueillie.

Dans la Sainte-Croix, elle est avant tout vériste et anecdotique, met en valeur mille incidents curieux. Elle s’accroche au manteau d’un page, aux crevés blancs de ses manches, elle avive l’éclat des bouffettes roses et des boutons d’or, fuse au long d’un bras tendu, étincelle à la crête d’une toque, fait chanter un velours, caresse le collier d’une noble dame. Elle est vraiment l’âme légère et mordante du tableau, le sourire de cette fête cueillie par Carpaccio du bout de son pinceau spirituel et amoureux.

Dans le studio de saint Jérôme comme dans le songe de sainte Ursule, c’est même vérité, mais dans l’apaisement. Discrète et assourdie, elle baigne la pièce sans rien faire vibrer ; elle rayonne sur le visage de la sainte endormie, sur le front levé du docteur qui médite, puis, comme craintive de troubler leur sérénité, elle glisse sur le plancher, aux parois, en échos affaiblis et presque silencieux.

Dans la couleur, pareille unité, semblable intelligence. Comme tous les Vénitiens, Carpaccio cherche la symphonie colorée, mais pour lui peut-être le problème est rendu plus ardu par la complexité des fabriques et la multitude des personnages mis en scène. Cette difficulté se tourne à sa gloire et les petits bonshommes épars aux arrière-plans semblent placés tout exprès pour former des notes de rappel à l’accord central.

Il sent une correspondance entre les tonalités et les émotions, et l’harmonie presque mate de la Présentation a une tenue religieuse, le tragique du Combat de saint Georges se répercute en des notes sourdes et sombres ; la gamme est baissée d’un demi-ton dans le Sommeil de sainte Ursule, mais dans le Baptême du roi Aya, la couleur vibre avec allégresse.

À cette séduction immédiate s’ajoute, pour qui regarde longuement, un charme plus complexe. Carpaccio possède le secret de faire rendre à chaque note en particulier son maximum de richesse de vibration sans troubler l’accord dont elle est une partie composante. Ses tons sont essentiellement vénitiens, le rose ambré, rose de Chine, y domine

Cliché Alinari.


UN CONSEILLER DU ROI MAURUS.
(British Museum à Londres)
soit dans les fabriques, soit dans les intérieurs somptueux, aux murailles de marbre incrusté.

Les ciels et les eaux ont des délicatesses que les peintres les plus raffinés d’aujourd’hui ne dépasseraient pas. L’eau profonde et transparente que le sillage des gondoles abaisse et soulève s’irise du reflet des heures et des choses. Le ciel n’est pas là pour figurer un fond, il est vivant. Tantôt c’est le matin nuageux, délicat, léger, plus souvent c’est l’heure nuancée du couchant, alors que les harmonies chantent une dernière fois avant de s’effacer, que la lumière ambrée palpite à l’horizon pâli ou animé d’une ardeur fugitive, ciels safran, mauves, presque verts, ciels pourpres où se pressent des cirrhus violets : c’est l’heure de Venise.

Avec le même souci minutieux que les primitifs flamands. Carpaccio copie les points d’une tapisserie, le dessin d’un brocart ou les entrelacs d’une broderie et il fournit ainsi des documents inestimables sur les industries d’art de son temps. Fort heureusement il n’est pas dupe de sa propre habileté : s’il se complaît aux costumes de quelques personnages de premier plan, il se garde d’étendre à tout le tableau ce soin excessif.

Tout au contraire, chez cet artiste qui par bien des côtés a des tendances archaïques, dont le dessin reste un peu dur et qui ne se décida jamais à demander à l’huile d’autres effets que ceux de la tempera, ce qu’il faut avant tout mettre en lumière, c’est une extraordinaire, une incomparable audace dans le maniement du pinceau. les figures les plus caractérisées se définissent par quelques traits décisifs et sont modelées en pleine lumière par des rehauts sommaires, les mille personnages minuscules qui animent les arrière-plans sont campés parfois par une simple tache : une tapisserie, par quelques accords, nous livre les complications de son point : trois ou quatre touches font apparaître, sur une muraille, une image sainte avec son cadre d or. Harmonies rapides, harmonies subtiles : les ombres se colorent, sur des manches noires glisse un reflet rose.


XIV

Une touche franche, précise, primesautière, qui pose le ton et le laisse, et dont la hardiesse surgit sous le voile des siècles, n’est-ce pas la définition et la louange d’un peintre moderne ? Souvent, en scrutant le mécanisme du pinceau, il nous a semblé deviner les éléments d’un art impressionniste.

Tel Carpaccio nous apparait dans ses meilleures œuvres, car il fut très inégal, et, particularité décevante, on ne peut saisir chez lui ni évolution, ni progrès, tout au plus peut-on reconnaitre une intention religieuse plus accentuée vers la fin de sa carrière.

Sa facture n’a jamais été plus riche, plus souple, plus abondante que dans le cycle de sainte Ursule qui marque presque ses débuts. Ses dernières œuvres le montrent désorienté.

Cliché Alinari.


FRAGMENT D’UNE CRUCIFIXION.
(Musée des Offices à Florence)

L’Étendard de 1516 est excellent, fluide, fondu, avec une grâce nouvelle, mais le Mont Ararat est une aberration manifeste, et dans d’autres pages, telle la Procession de Castello, il semble avoir perdu la pratique du pinceau et balbutier ainsi qu’un écolier.

C’est que dans l’art vénitien surgissait à ce moment des forces nouvelles et que ces forces le rejetaient : dès 1520 Carpaccio ne reçut plus de commandes à Venise. Giorgione, Titien, offraient à leur contemporains des fruits veloutés gonflés de sève d’une maturité ardente, et devant ces formes amples, ce sentiment intense où se magnifiait l’opulence de la cité, devant cet hymne entonné d’une voix plus puissante et plus chaude, la fraicheur, la grâce frêle de cet art juvénile s’effaçaient.

Lorsqu’il mourut, Carpaccio put croire que son art disparaissait avec lui. Et les générations oublieuses se succédèrent, et Canaletto, et Guardi, lorsqu’à leur tour ils promenèrent dans Venise leur curiosité insatiable et passionnées, ignorèrent le maître qui, vivant près d’eux, les eût dépassés. Seules, les âmes simples ne l’abandonnaient pas et, au témoignage de Zanetti, les gens du peuple qui venaient prier dans l’oratoire de Sainte-Ursule ne pouvaient détacher leurs yeux des ces images de bonne foi.

Pressentie par Théophile Gautier, par Charles Blanc[2], la résurrection s’est faite lente, mais ce sont les esprits les plus délicats qui y ont présidé, Gustave Moreau vint copier le Combat de saint Georges dans la modeste chapelle des esclavons, puis Ruskin abandonna sa rêverie et sa dévotion à des œuvres qu’il loua sans réserve.

Pour recréer en nous l’enthousiasme de ces guides, il ne nous manquait que de l’appuyer sur des assertions scientifiques. Le livre de MM. Molenti et Ludwig[3] fixe à Carpaccio sa place définitive dans l’art vénitien.

Place éminente et discrète : le peintre de sainte Ursule et de saint Georges ne dispute pas à Titien et à Véronèse leur gloire opulente, mais il livre à l’admiration des délicats sa maîtrise simple, sa pensée souple et fraiche, sa technique hardie avec mesure, son art sur lequel le temps n’a pas de prise parce que, étranger à toute convention, tout maniérisme, il est l’air de sincérité, de vérité et de jeunesse.


FIN


  1. La chambre de Pôlia, dans une des gravures du Songe de Polyphile, ressemble singulièrement à celle de sainte Ursule. On sait que ce livre fut imprimé à Venise par les Alde, précisément en 1499. L’auteur des images est resté inconnu. Parmi les noms mis en avant, celui de Carpaccio a été prononcé, mais cette hypothèse ne résiste pas à l’analyse, et la pauvreté des renseignements que l’anonyme nous donne sur la vie vénitienne souligne la verve ingénieuse de Carpaccio.
  2. De Paris à Venise, 1857
  3. (1) Gustavo Ludwig, Pompeo Molmenti, Vittore Carpaccio : La vita e le opere, Milano, Hœpli, 1906, in-4o avec 225 figures et 62 planches.
     C’est pour nous un devoir de reconnaissance de dire ce que nous devons à cet ouvrage capital, dont l’érudition sûre nous a guidés à chaque page de ce petit livre. Avec une complaisance dont nous le remercions vivement, l’éditeur, M. Hœpli, nous a autorisés à reproduire trois des planches dont s’illustre cette monographie.