Carrie, récit de la vie américaine

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CARRIE
SCÈNES DE LA VIE AMÉRICAINE[1]


I.

En 1858, on la considérait à Fiddletown comme une très jolie femme. Elle avait une profusion de cheveux châtain clair, une taille bien faite, un teint éblouissant et une certaine grâce languissante qui pouvait passer pour de la distinction. Elle s’habillait toujours avec goût, à la dernière mode de Fiddletown. Elle n’avait que deux défauts : l’un de ses yeux de velours, examiné de près, louchait légèrement, et sa joue gauche portait une imperceptible cicatrice creusée par une goutte de vitriol, la seule heureusement de toute une fiole qui eût atteint le joli visage qu’une main jalouse voulait défigurer à jamais. Or, quand l’observateur avait étudié les yeux assez longtemps pour en découvrir l’irrégularité, il était généralement hors d’état de formuler la moindre critique ; quelques-uns prétendaient même que la cicatrice de sa joue rendait plus piquant son sourire. Jack Prince, le jeune rédacteur en chef de l’Avalanche de Fiddletown, alla jusqu’à soutenir que c’était une fossette exagérée ; au colonel Starbottle, elle rappelait les mouches provocantes du temps de la reine Anne, et surtout certaine métisse de la Nouvelle-Orléans dont il parlait comme de la plus belle des femmes, et qui s’était fait elle-même, disait-il, une balafre allant de l’œil droit au menton.

Presque tous ceux qui composaient la société masculine de Fiddletown avaient été amoureux d’elle ; dans ce nombre, la moitié environ se croyait payée de retour, exception faite peut-être de son mari : lui seul émettait là-dessus quelques doutes. Le nom de ce personnage déshérité était Tretherick. Il avait quitté une excellente épouse pour la remplacer par l’enchanteresse de Fiddletown, qui, elle aussi, avait eu recours au divorce; on assurait tout bas qu’elle n’en était pas à sa première expérience de cette formalité légale. Il faut se garder d’en conclure qu’elle ne se piquât point des plus beaux sentimens; elle excellait surtout à les exprimer. Peu de gens en effet eussent pu lire les vers intitulés Infelicissimus, commençant par ces mots : « pourquoi le noir cyprès ne couronne-t-il pas son front? » et signés lady Clare, sans laisser tomber une larme de sympathie. L’Intelligencer du Dutch Flat osa bien répondre que le cyprès était une plante exotique inconnue à Fiddletown; mais cette pitoyable plaisanterie n’excita que le dégoût. Ce fut même l’habitude qu’avait Clara de donner une forme métrique aux plaintes qu’elle exhalait par l’intermédiaire des journaux qui attira l’attention de Tretherick. Quelques poèmes qui rendaient bien l’effet des mœurs de la Californie sur une sensitive et les vagues aspirations vers l’infini qu’entraîne une étude amère de la société californienne firent une vive impression sur M. Tretherick, qui conduisait alors une voiture de roulage à six mules entre Knight’s Ferry et Stockton. Il se mit à la recherche de la muse inconnue. M. Tretherick croyait aussi sentir vibrer en lui une sensibilité secrète qui n’avait jamais trouvé l’occasion de se répandre dans le commerce de whisky et de tabac qu’il entretenait avec plusieurs camps de mineurs ; ses allées et venues sur une plaine poudreuse et désolée n’étaient non plus de nature à satisfaire aucune exigence d’imagination. Les plaintes de la sensitive incomprise trouvèrent donc en lui un écho confus, et après avoir fait à Clara une cour aussi rapide que le permirent les préludes judiciaires, il l’épousa.

Leur union ne fut pas heureuse. Il fallut peu de temps à M. Tretherick pour découvrir que les rêves dont il s’était bercé en conduisant ses mules n’avaient rien de commun avec ceux de sa femme. Ceci fut cause que, ne brillant point par la logique, il la battit. Elle répondit à ce procédé par un respect médiocre de la foi jurée; alors M. Tretherick se mit à boire, et madame à collaborer plus activement que jamais aux colonnes de l’Avalanche. Ce fut vers la même époque que le colonel Starbottle découvrit une frappante ressemblance entre le génie de Mme Tretherick et celui de Sapho, ressemblance qu’il fit remarquer à ses concitoyens par un article de critique signé A. S. que publia l’Avalanche en l’appuyant d’une longue citation; mais, comme le journal ne possédait pas de caractères grecs, l’éditeur fut obligé de reproduire les vers saphiques en lettres romaines vulgaires, à l’indignation du colonel et à la grande joie de tout Fiddletown, qui accepta le texte comme une excellente imitation du choctaw, langue sauvage que le colonel, jadis habitant des territoires indiens, était supposé connaître familièrement. La semaine suivante, l’Intelligencer du Dutch Flat contenait une réponse en vers très libres au poème de la Sapho de Fiddletown, réponse attribuée à l’épouse d’un chef indien des défrichemens et accompagnée d’éloges emphatiques signés A. S. S. Le résultat de cette plaisanterie fut publié dans un numéro subséquent de l’Avalanche. « Une rencontre malheureuse a eu lieu lundi dernier entre l’honorable Jackson Flash, de l’Intelligencer du Dutch Flat, et le colonel Starbottle devant le salon Eurêka; deux coups s’échangèrent sans qu’aucun des deux adversaires fût atteint, mais on assure qu’un Chinois passant au même instant reçut dans les mollets la décharge de la carabine du colonel, cadeau qui ne lui était pas destiné. John[2] aura appris à se tenir désormais hors de la portée des armes à feu. La cause de cette rencontre n’est pas connue, on dit seulement qu’il y a une dame au fond de l’affaire. Certaines rumeurs qui prennent de plus en plus de consistance vont jusqu’à désigner une femme auteur, bien connue pour son talent et sa beauté, qui a souvent honoré notre feuille par ses élucubrations poétiques. » L’attitude passive que conserva Tretherick en cette épreuve fut dûment appréciée dans les mines. « Le vieux est à la hauteur de sa position, dit un philosophe à longues bottes; si le colonel tue Flash, Mme Tretherick est vengée; si Flash abat le colonel, tout va bien pour Tretherick. Dans tous les cas, il tient le bon bout. » Des conjonctures si délicates décidèrent cependant Mme Tretherick à quitter la maison conjugale pour se réfugier à l’hôtel, n’emportant avec elle que les habits qu’elle avait sur le dos. Elle resta là plusieurs semaines durant lesquelles il faut lui rendre la justice de dire qu’elle se conduisit aussi convenablement que possible.

Par une claire matinée de printemps, la jeune femme sortit seule de l’hôtel et descendit la rue étroite jusqu’à la bordure de sombres sapins qui indique l’extrême limite de Fiddletown. Les passans étaient rares, vu l’heure matinale, et ceux-là s’occupaient du départ de la diligence de Wingdam à l’autre bout de la rue. Mme Tretherick atteignit donc les faubourgs sans être aperçue; elle prit un chemin de traverse qui formait angle droit avec la voie principale et s’enfonçait dans la ceinture de forêts. C’était évidemment l’avenue aristocratique de la ville : les habitations étaient en petit nombre, prétentieuses et sans mélange des boutiques. Ici, elle fut rejointe par le colonel Starbottle. Le galant colonel, bien qu’il effaçât les épaules, que son habit lui serrât la taille autant que jamais, bien que ses bottes lui fissent un pied plus étroit encore que de coutume, bien que la badine accrochée à son bras se balançât d’un mouvement délibéré, le galant colonel, dis-je, n’était pas tout à fait à son aise. Néanmoins Mme Tretherick l’accueillit d’un aimable sourire et d’une œillade de ses yeux dangereux, tandis qu’avec une petite toux embarrassée il se préparait à l’accompagner. — Ne craignez rien, dit-il, Tretherick est allé s’amuser au Dutch Flat, et le Chinois qui garde la maison vous laissera le champ libre. Je veillerai d’ailleurs, — sa poitrine, en se gonflant avec orgueil, faillit faire sauter un bouton, — je veillerai à votre sûreté, tandis que vous reprendrez possession de ce qui vous appartient.

— Comment vous remercier de tant d’obligeance et de désintéressement? répliqua la clame avec un sourire; on est heureux de rencontrer un homme de cœur, quelqu’un qui vous comprenne enfin dans ce pays d’endurcis où nous sommes. — Et Mme Tretherick baissa les yeux, mais seulement lorsqu’ils eurent produit leur effet ordinaire sur l’interlocuteur qui marchait auprès d’elle.

— Certainement, certainement, fit le colonel tout en plongeant un regard inquiet du haut en bas de la rue, oui, certainement. — S’étant assuré qu’il n’y avait personne à portée de voir ni d’entendre, il procéda sans transition à informer Mme Tretherick que le tourment de sa vie avait été en effet une surabondance de cœur. Beaucoup de femmes, elle lui permettrait de ne pas les nommer, beaucoup de très belles femmes avaient recherché ses hommages; mais, cette qualité leur faisant défaut, il n’avait pu leur témoigner un empressement réciproque, tandis que, si deux êtres réunis par la sympathie véritable méprisent également les misérables préjugés d’une société vulgaire et hypocrite, si deux âmes jumelles se confondent dans cette union poétique, alors...

Le discours du colonel, qui avait dû jusque-là son éloquence à quelques libations préparatoires, devint ici fort incohérent et même inintelligible. Peut-être Mme Tretherick avait-elle déjà entendu quelque chose de semblable, et ses souvenirs suppléèrent-ils à l’insuffisance de cette déclaration; en tout cas, elle ne cessa de rougir jusqu’à ce qu’ils eussent atteint leur destination. C’était un joli cottage fraîchement badigeonné et qui se détachait sur un bouquet de sapins dont les premiers rangs avaient été abattus pour donner plus d’air à l’enclos où il s’élevait. Sous le soleil, dans le silence, cette demeure avait un aspect neuf et vide, comme si les charpentiers et les peintres l’eussent quittée à l’instant même. A l’un des bouts de la propriété, un Chinois était occupé à bêcher; rien ne faisait soupçonner la présence d’aucun autre habitant. Le champ était libre, comme l’avait dit le colonel.

Mme Tretherick s’arrêta devant la porte; le colonel aurait voulu la suivre, elle le lui défendit d’un geste. — Venez me chercher dans deux heures; tout sera emballé, dit-elle en lui tendant la main. — Le colonel saisit cette main blanche et la pressa entre les siennes. Peut-être lui rendit-on légèrement cette étreinte, car il s’éloigna d’un pas aussi vainqueur que le permettaient les hauts talons de ses bottes trop justes.

Quand il fut parti, Mme Tretherick ouvrit la porte, prêta l’oreille, puis monta lestement l’escalier qui conduisait à ce qui avait été sa chambre. Tout était dans le même état que le soir de sa fuite. Sur la toilette restait encore le carton qu’elle se rappelait y avoir laissé après avoir pris son chapeau, sur la cheminée un gant oublié dans la précipitation du départ. Les deux tiroirs inférieurs de la commode étaient entr’ouverts, — elle n’avait pas songé à les fermer, — et au-dessus gisait son épingle à châle, une manchette chiffonnée. Quels souvenirs lui revinrent en ce moment? Je l’ignore, mais elle pâlit, et, la main sur la porte, écouta encore une fois, le cœur palpitant; puis elle s’approcha du miroir, et, avec un mélange de crainte et de curiosité, écarta les tresses de ses cheveux autour de sa petite oreille rose jusqu’à ce qu’elle eût mis à découvert une blessure à peine fermée. La regardant longtemps, elle releva fièrement la tête, et le faux regard de ses yeux de velours s’accentua d’une manière presque farouche; puis, avec un éclat de rire insouciant et résolu, elle se détourna, courut au cabinet où étaient accrochées ses robes et inspecta ces dernières. En voyant que la robe qu’elle préférait manquait à sa place habituelle, la jeune femme crut s’évanouir, puis, la retrouvant une minute après sur une malle où elle l’avait jetée, elle éprouva pour la première fois une sincère reconnaissance envers l’être suprême, qui protège les abandonnés. Il arriva même que, toute pressée qu’elle fût par l’heure, Mme Tretherick ne put résister à l’envie d’essayer l’effet de certain ruban lavande. Soudain elle entendit une voix d’enfant tout près d’elle et s’arrêta. La petite voix répéta : — Est-ce maman?

Mme Tretherick fit volte-face. Devant la porte se tenait une petite fille de six à sept ans; sa robe avait été naguère élégante, mais maintenant elle était déchirée, couverte de taches, et ses cheveux d’un rouge violent lui faisaient dans leur désordre une coiffure comique. Tel quel, c’était un petit être pittoresque, dont la sauvagerie laissait percer cette confiance en soi que prennent volontiers les enfans trop livrés à eux-mêmes. Elle tenait sous son bras une poupée de chiffons presque aussi grande qu’elle et qu’apparemment elle avait fabriquée elle-même, une poupée à tête cylindrique, dont les traits étaient grossièrement indiqués au charbon. Un châle long qui devait appartenir à une grande personne tombait de ses épaules et balayait le plancher. Ce spectacle ne fit aucun plaisir à Mme Tretherick. Quand l’enfant, toujours debout sur le seuil, demanda de nouveau : — Est-ce maman? — elle répondit sèchement : — Non, ce n’est pas elle, — avec un regard sévère. La petite recula d’un pas, et ensuite, comme si la distance lui eût rendu quelque courage, dit avec le gentil zézaiement de l’enfance : — Alors va-t’en ! Pourquoi ne t’en vas-tu pas?

Mme Tretherick lorgnait le châle; elle l’arracha des épaules de l’enfant, et en colère: — Comment osez-vous toucher à ce qui m’appartient?

— C’est à toi? Alors tu es maman? N’est-ce pas, tu es maman? insista joyeusement la petite fille; avant que Mme Tretherick pût l’en empêcher, elle laissa tomber sa poupée, saisit les jupes de l’étrangère dans ses deux mains et se mit à sauter.

— Comment vous appelez-vous? dit Mme Tretherick avec froideur en dégageant ses falbalas des petites mains assez sales qui s’y cramponnaient.

— Carrie.

— Carrie?

— Oui, Carrie, Garoline.

— Caroline?

— Oui, Caroline Tretherick.

— De qui êtes-vous fille? continua Mme Tretherick plus froidement que jamais pour dissimuler une vague frayeur.

— Mais la tienne, dit en riant Carrie, je suis ta petite fille. Tu es maman, ma nouvelle maman. Tu sais bien que mon ancienne maman est partie pour ne plus revenir jamais. Je ne demeure plus avec mon ancienne maman, je demeure avec toi et papa.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda Mme Tretherick abasourdie.

— Je crois qu’il y a trois jours, dit la petite créature après réflexion.

— Vous croyez? Ne le savez-vous pas? Et d’où venez-vous donc? L’examen serré qu’on lui faisait subir commençait à déconcerter Carrie. Son visage se contracta un peu comme si elle allait pleurer; avec un grand effort elle répondit, réprimant un sanglot : — Papa... papa est venu me chercher à la pension,... à Sacramento, la semaine passée...

— La semaine passée? Vous disiez trois jours ! interrompit le juge sévère. — Je voulais dire un mois, répliqua Carrie, qui s’en allait à la dérive de plus en plus dans son ignorance et son trouble.

— Vous ne savez donc pas ce que vous dites? fit aigrement Mme Tretherick, prête à la secouer de façon à obtenir la vérité; mais la petite tête ébouriffée disparut tout à coup dans les plis de sa robe, comme si elle eût tenté d’y étouffer ses boucles flamboyantes.

— Allons, allons, ne reniflez pas ainsi, finissons-en! dit Mme Tretherick, qui ne songeait qu’à préserver sa robe des embrassemens humides de l’enfant. Finissons-en, et ne me rompez plus la tête. Ecoute! ajouta-t-elle comme Carrie s’éloignait, où est ton papa?

— Il est parti aussi. Il est malade; il n’est plus à la maison depuis... deux ou trois jours.

— Qui donc prend soin de toi? demanda la jeune femme, l’observant avec une curiosité nouvelle.

— John, notre Chinois. Je m’habille moi-même; John fait la cuisine et les lits.

— Eh bien! va-t’en et conduis-toi bien, dit Mme Tretherick, se rappelant le but de sa visite. Attends encore un peu. Où vas-tu? reprit-elle, comme l’enfant se disposait à monter l’escalier en traînant sa longue poupée derrière elle par une jambe.

— Jouer là-haut et être sage, et ne pas ennuyer maman.

— Une fois pour toutes, je ne suis pas ta maman, cria Mme Tretherick; puis elle rentra dans la chambre et ferma bruyamment la porte. Une fois seule, elle tira une grande malle du cabinet et se mit avec une précipitation nerveuse à emballer sa garde-robe. En se déchirant les mains aux agrafes et aux épingles, elle poursuivait un commentaire indigné sur les événemens des dernières minutes. Tout était éclairci pour elle. Tretherick avait fait venir l’enfant de son premier mariage, cette enfant dont il n’avait jamais paru jusque-là se rappeler l’existence, pour l’insulter, pour prendre sa place. Sans doute sa première femme ne tarderait pas d’arriver aussi, à moins qu’il n’en préférât une troisième. Bien entendu, cette Caroline devait ressembler à sa mère, et avec ses cheveux rouges elle n’était rien moins que jolie. Peut-être aussi tout cela avait été préparé de longue main; cette enfant, l’image de sa mère, était restée à une distance commode, à Sacramento, pour attendre le moment où l’on aurait besoin d’elle. Mme Tretherick se rappelait les visites de son mari dans cette ville, voyages d’affaires, prétendait-il. Qui pouvait dire si la mère n’y était pas déjà?.. Mais non, elle était partie pour l’est. Néanmoins Mme Tretherick, dans son emportement, décida qu’elle devait y être. Certes aucune femme n’avait jamais été aussi indignement outragée ! Elle se traçait un portrait romanesque d’elle-même; elle se voyait seule et abandonnée, assise au coucher du soleil parmi des ruines, dans une attitude gracieuse, quoique mélancolique, tandis que son mari passait en fastueux équipage, avec une femme à cheveux rouges. Prenant pour siège la malle qu’elle venait de remplir, elle composa quelques strophes d’une élégie qui décrivait ses souffrances, sa pauvreté, et la montrait enfin mourant de consomption, encore assez belle pour fasciner les yeux du rédacteur de l’Avalanche et du colonel Starbottle. A propos, où était Starbottle tout ce temps-là? Pourquoi ne revenait-il pas? Lui du moins la comprenait, lui... — Elle se remit à rire de son rire hardi et léger; mais l’instant d’après son visage devint grave comme il ne l’était pas auparavant.

Et que faisait d’autre part ce petit diable rouge? Pourquoi était-il si tranquille? Elle ouvrit doucement la porte, écouta, et il lui sembla entendre parmi les mille petits bruits inexplicables, craquemens et bourdonnemens d’une maison déserte, certaine petite voix qui chantait à l’étage supérieur. Il n’y avait là, elle s’en souvenait, qu’un grenier qui servait de réserve. Presque honteuse d’elle-même, Mme Tretherick monta doucement l’escalier, entr’ ouvrit la porte et regarda dans le grenier. La longue pièce mansardée était traversée par un rayon de soleil qui, rempli d’atomes grouillans, perçait l’étroite lucarne et n’illuminait qu’à demi ce galetas vide et désolé. Dans ce rayon, elle vit la bizarre chevelure de l’enfant étinceler pareille à une auréole, tandis qu’assise sur le plancher, sa poupée entre les genoux, elle parlait à cette dernière avec de grands gestes. Mme Tretherick ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle répétait l’entrevue qui venait d’avoir lieu. L’enfant grondait la poupée, l’interrogeant comme une coupable sur la durée de son séjour dans la maison et sur la mesure du temps en général. Cette imitation s’étendit avec une merveilleuse exactitude à tout l’entretien, qui fut littéralement le même, sauf une variante : lorsqu’elle eut déclaré à la poupée qu’elle n’était pas sa mère, elle ajouta d’un ton plus doux, pour terminer, que, si la poupée était sage, très sage, elle pourrait cependant devenir sa maman et l’aimer beaucoup.

Mme Tretherick se sentait fort mal à l’aise durant toute cette scène, et la conclusion lui fit monter le sang aux joues. Le demi-jour lugubre de ce grenier, l’aspect presque humain qui prêtait je ne sais quoi de pathétique au mutisme de la poupée géante, la petite taille, l’évidente faiblesse du seul être animé qui formait le centre du tableau, toutes ces choses remuèrent plus ou moins vivement la sensibilité de la femme et du poète. Elle ne put s’empêcher d’utiliser son émotion en se disant qu’il y aurait là matière à de beaux vers, si le réduit était seulement un peu plus sombre et l’enfant assis auprès du cercueil de sa mère, tandis que le vent soufflerait lugubre ; mais au même instant elle entendit sur l’escalier le toc-toc de la canne du colonel, descendit en toute hâte, et rencontra Starbottle dans le vestibule. Là elle l’étourdit du récit de sa dernière découverte et des nouveaux torts de son mari. — Ne me dites pas que ce n’était point un coup monté, je sais à quoi m’en tenir, cria-t-elle. Et combien faut-il que le misérable manque de cœur pour laisser son propre enfant seul, en cet état!

— C’est une honte, bégaya le colonel sans trop savoir ce qu’il disait. — Il se rengorgea, prit l’air sévère, tendre, galant tour à tour, mais tout cela sottement, et Mme Tretherick se vit forcée de douter qu’il put exister entre deux cœurs d’affinités parfaites. — C’est inutile, dit-elle brusquement en réponse à quelque observation inarticulée du colonel, et lui arrachant sa main, c’est inutile... J’ai pris mon parti; vous pouvez envoyer chercher ma malle quand vous voudrez ; moi, je reste pour confondre cet homme, pour le mettre en face de son infamie !

J’ignore si Starbottle comprenait bien nettement que Tretherick fût infâme parce qu’il avait pris son enfant dans sa propre maison; il comprit du moins qu’un obstacle imprévu se dressait entre lui et la parfaite réalisation de ses vœux. Avant qu’il eût pu répondre un mot, Carrie parut sur le palier au-dessus d’eux et enveloppa le couple d’un regard qui, pour être timide, n’en était pas moins investigateur.

— C’est elle, dit Mme Tretherick.

— Ah! fit le colonel avec un élan subit de tendresse paternelle qui frappa la femme et l’enfant par son absurde affectation, ah ! la jolie petite fille! Comment allez-vous, fillette? Vous allez bien, n’est-ce pas, mignonne? — Et le colonel effaça les épaules, joua de la badine, jusqu’à ce qu’il se fût avisé que ces moyens de séduction devaient médiocrement agir sur un enfant de six ou sept ans, Carrie ne fit en effet aucune attention à ses avances, et acheva de le déconcerter en courant vers Mme Tretherick chercher protection dans les plis de sa robe. Il y eut un moment de silence assez gauche, après lequel Mme Tretherick montra l’enfant d’un geste significatif : — Au revoir, dit-elle; ne revenez pas ici,... mais ce soir à l’hôtel.

Elle tendit au colonel une main sur laquelle il s’inclina galamment. Une seconde après, il était parti.

— Penses-tu, dit Mme Tretherick d’une voix émue et les yeux baissés, comme si elle se fût adressée aux boucles rouges qui émergeaient à peine des plis de sa robe, penses-tu être sage, si je te permets de rester ici avec moi?

— Et de t’appeler maman? demanda Carrie levant la tête. — Et de m’appeler maman, répéta Mme Tretherick en riant avec embarras.

— Oui, dit vivement Carrie.

Elles entrèrent ensemble dans la chambre à coucher. L’œil perçant de Carrie remarqua immédiatement la malle.

— Tu t’en vas donc encore, maman? dit-elle d’un air inquiet en se cramponnant à la jupe qu’elle tenait.

— Non, dit Mme Tretherick, qui regardait par la fenêtre.

— Tu fais semblant alors? Tu joues à t’en aller? Je veux jouer aussi.

Mme Tretherick consentit. Carrie s’élança dans la pièce voisine et reparut, traînant une petite caisse dans laquelle elle commença gravement à emballer ses nippes. Mme Tretherick remarqua qu’il n’y en avait pas beaucoup. Une ou deux questions à ce sujet provoquèrent des réponses qui mirent Mme Tretherick au courant de toute son histoire; mais, pour obtenir de complètes confidences, elle dut la prendre sur ses genoux. Elles restèrent ainsi assises longtemps après que Mme Tretherick eut cessé apparemment de s’intéresser aux révélations de Carrie. Perdue dans ses réflexions, elle laissait néanmoins bavarder la petite fille tout en promenant ses doigts dans l’ardente chevelure répandue sur elle. — Tu ne me tiens pas bien, maman, dit enfin Carrie après avoir changé deux ou trois fois de position.

— Comment donc faut-il te tenir ?

— Comme cela, dit Carrie, roulant un bras autour du cou de sa nouvelle mère et appuyant une joue sur son sein, comme cela! — Et, s’étant pelotonnée ainsi qu’un petit chat, elle ferma les yeux et s’endormit.

Pendant quelques minutes, Mme Tretherick demeura silencieuse, osant à peine respirer; puis Dieu sait quelle fantaisie lui vint. Elle se rappela un chagrin qu’elle avait résolu d’oublier; elle se rappela qu’elle aurait pu avoir un enfant, elle aussi, et qu’il serait maintenant du même âge que Carrie. Les bras noués mollement autour de la petite fille endormie commencèrent à trembler, resserrèrent leur étreinte, un sanglot convulsif souleva sa poitrine, et un torrent de larmes ruissela de ses yeux. Une ou deux gouttes tombèrent sur les cheveux de Carrie, qui s’agita dans son sommeil; mais la jeune femme l’apaisa, — c’était si facile désormais, — et elles restèrent là tranquilles sans que personne les dérangeât, si tranquilles qu’on aurait cru qu’elles faisaient partie de la maison abandonnée. En vain le colonel Starbottle attendit-il toute la nuit à l’hôtel de Fiddletown. Le lendemain, quand M. Tretherick regagna son logis, il le trouva vide, sans autres habitans que les mouches et les rayons de soleil.

II.

Quand on sut que Mme Tretherick s’était enfuie, enlevant l’enfant de son mari, l’escapade fit grand bruit à Fiddletown et fut très diversement appréciée. L’Intelligencer du Dutch Flat qualifia le vol de l’enfant avec la même sévérité que lorsqu’il s’était agi de critiquer les vers de la voleuse. Toutes les personnes du sexe de Mme Tretherick donnèrent leur adhésion au jugement de l’Intelligencer ; la majorité cependant s’en tint au regret d’avoir vu disparaître la charmante coupable, et fut plus sensible à son départ qu’à son crime. Les membres de cette majorité exprimèrent des doutes injurieux quant à la sincérité de la douleur du mari offensé, du père inconsolable, et réservèrent leurs condoléances ironiques pour le colonel Starbottle, accablant ce dernier de démonstrations de sympathie intempestives dans les cafés et les salons de jeu. — Elle n’avait jamais brillé par la constance, colonel, dit l’un de ces fâcheux avec une affectation de tristesse, et il est assez naturel qu’elle se soit débarrassée d’un sot tel que son mari ; mais qu’elle vous ait traité de même, vous, colonel, je n’en reviens pas ! Et on prétend que vous avez rôdé toute la nuit autour de l’hôtel, paradé dans les corridors, grimpé les escaliers, erré sur la piazza, tout cela pour rien !.. — Un autre esprit généreux versa un supplément d’huile et de vin sur les blessures de Starbottle en ajoutant : — Figurez-vous qu’on m’a raconté que Mme Tretherick avait obtenu de votre complaisance le transport de la malle et de l’enfant jusqu’à la voiture, et que le galant qui est parti avec elle vous avait remercié, offert même deux cigares, en promettant de vous demander vos services à la première occasion. Vous dites que ce n’est pas vrai, et j’en suis bien aise, je pourrai maintenant répondre à ceux qui font des contes.

Heureusement pour la réputation de Mme Tretherick, le domestique chinois, seul témoin de sa fuite, déclara qu’elle n’était accompagnée que de l’enfant. Il ajouta que, sur son ordre, il avait pris deux places dans la diligence de Sacramento à San-Francisco. Le témoignage de Ah-Fe, — c’était le nom du John de M. Tretherick, — n’avait pas de valeur légale; personne ne le mit en doute pourtant. Ceux-là même qui eussent jugé ce païen incapable de comprendre la valeur d’un serment admettaient cette fois son désintéressement absolu.

Six mois environ après la disparition de Mme Tretherick, Ah-Fe, en travaillant à la terre, fut hélé par d’autres Chinois qui passaient. C’étaient deux coulies des mines, armés de longues perches et de paniers pour leurs transports ordinaires. Une conversation animée s’ensuivit entre Ah-Fe et ses compatriotes, une de ces conversations caractéristiques qui ressemblent toujours à une dispute, et dont la volubilité perçante est un sujet d’amusement dédaigneux pour les êtres supérieurs qui n’en comprennent pas un mot. M. Tretherick, sur sa vérandah, et le colonel Starbottle, sur la route, interrompirent leur jargon barbare, l’un en les repoussant d’un coup de pied, l’autre en leur jetant une pierre avec un juron; mais le groupe ne se dispersa pas avant que deux ou trois chiffons de papier de riz marqués d’hiéroglyphes eussent été échangés et un petit paquet remis entre les mains de Ah-Fe. Quand ce dernier l’eut ouvert dans la solitude de sa cuisine, il y trouva un tablier de petite fille fraîchement lavé et repassé, portant au coin de l’ourlet les initiales C. T. — Le Chinois le cacha dans sa blouse et continua de laver sa vaisselle avec un sourire satisfait. Deux jours après, il se présenta devant son maître.

— Moi pas aimer Fiddletown, moi malade, moi m’en aller. — M. Tretherick l’envoya au diable. John le regarda avec sa placidité habituelle, et s’en alla.

Avant de quitter Fiddletown cependant, il rencontra par hasard le colonel Starbottle, et laissa tomber quelques phrases incohérentes qui apparemment intéressèrent ce personnage. Quand il eut achevé, le colonel lui remit une lettre et une pièce d’or de vingt dollars : — Si tu m’apportes la réponse, je doublerai la somme, comprends-tu? — Ah-Fe fit un signe de tête affirmatif. Une autre entrevue également accidentelle, et dont le résultat fut le même, eut lieu entre John et le jeune rédacteur en chef de l’Avalanche. Je regrette d’être obligé de dire que dès le commencement de son voyage Ah-Fe rompit tranquillement les cachets des deux lettres, et, après avoir essayé de les lire à l’envers, puis de côté, finit par les diviser en carrés qui furent cédés à l’un de ses frères du Céleste-Empire qu’il rencontra sur la route. On dit que Starbottle fut mortellement humilié en s’apercevant que la note hebdomadaire de son linge était tracée sur le verso d’un de ces carrés de papier, et en apprenant que le reste de sa lettre circulait de la même manière chez les divers citoyens de Fiddletown, cliens du blanchisseur Fang-Ti. Du reste Ah-Fe fut suffisamment puni dans la suite de son voyage de ce manque de délicatesse. Sur la route de Sacramento, il fut deux fois jeté du haut de la diligence par un Caucasien ivre dont la dignité ne s’accommodait pas du voisinage d’un fumeur d’opium. A Hangtown, il fut battu par un passant qui voulut affirmer la suprématie chrétienne. Au Dutch Flat, il fut volé; à Sacramento, il fut arrêté pour un autre et acquitté avec une réprimande sévère, sans doute parce que, n’étant pas celui que l’on croyait, il avait retardé le cours de la justice. À San-Francisco, il fut poursuivi à coups de pierres par les enfans des écoles ; mais en se tenant soigneusement à l’écart de ces monumens publics des lumières et du progrès, il finit par atteindre relativement sain et sauf le quartier chinois, où les mauvais traitemens étaient du moins contrôlés par la police. Le lendemain, il entra comme aide dans la blanchisserie Chy-Fouk, et le vendredi suivant il fut envoyé en ville avec une corbeille de linge frais.

L’après-midi était, comme de coutume, chargée de brumes lorsque Ah-Fe gravit les escarpemens de la longue rue de Californie. Pour croire à l’été, il fallait toute la fantaisie franciscaine. Ni chaleur, ni lumière, ni couleur sur la terre ni dans le ciel ; la même teinte neutre monotone était répandue partout. Une agitation fiévreuse régnait dans les rues fouettées par le vent, et une tranquillité morne au contraire dans les maisons grisâtres. Avant qu’il eût atteint le sommet de la colline, les cimes de la Mission s’étaient déjà dérobées à la vue ; la froide brise de mer le fit frissonner. Ah-Fe posa son panier pour se reposer ; à son point de vue païen, ce qu’il nous plaît d’appeler « le climat du bon Dieu » n’avait qu’une médiocre douceur ; peut-être aussi confondait-il les rigueurs de la saison avec celles des écoliers ses persécuteurs, plus agressifs que jamais à cette heure de la journée qui était celle de leur sortie de prison. Il se hâta donc, et, tournant un angle, s’arrêta enfin devant une petite maison, l’éternel cottage des faubourgs de San-Francisco avec son étroit jardinet vert, sa vérandah nue et au-dessus un balcon sur lequel personne n’était assis. Ah-Fe sonna ; une servante parut, jeta un coup d’œil à son panier et l’admit avec-répugnance, comme s’il se fût agi d’un animal domestique désagréable, mais nécessaire. Ah-Fe monta l’escalier en silence, déposa son panier sur le seuil de la première chambre ouverte, et attendit qu’on lui parlât. Une femme était assise dans la lumière grise de la fenêtre, un enfant sur ses genoux ; elle se leva, et le Chinois reconnut aussitôt Mme Tretherick ; néanmoins pas un muscle de son visage impassible ne bougea, et ses yeux obliques n’exprimèrent rien en rencontrant les siens. Il ne lui rappelait évidemment aucun souvenir : elle se mit à compter le linge ; mais l’enfant, qui l’examinait avec curiosité, poussa un cri de joie : — C’est John ! maman, c’est notre vieux John que nous avions à Fiddletown.

Le Chinois parut subir une commotion électrique, un éclair jaillit de ses yeux et de ses dents ; cela ne dura qu’une seconde. Il dit à l’enfant, qui battait des mains et sautait après sa blouse : — Moi être John ou Ah-Fe,… c’est la même chose,… moi vous bien connaître. Comment va ?… — Mme Tretherick avait laissé tomber le linge par un mouvement d’effroi et regardait fixement le Chinois. Elle n’avait pas comme Carrie, pour le distinguer entre ses pareils, la divination de l’amitié. Avec le pressentiment d’un danger prochain, elle lui demanda quand il avait quitté Fiddletown.

— Il y a longtemps. Moi pas aimer Fiddletown, pas aimer Tretherick. Aimer San-Frisco, aimer laver, aimer Carrie.

Le laconisme du Chinois plut à Mme Tretherick; elle ajouta cependant : — Ne dites à personne que vous m’avez vue, — en tirant un porte-monnaie de sa poche. Sans le regarder, Ah-Fe vit qu’il était presque vide, de même que, sans examiner l’appartement, il vit que le mobilier était pauvre et rare, et que, tout en bayant au plafond, il remarqua combien Mme Tretherick et Carrie étaient mal vêtues. N’importe! ses longs doigts se fermèrent avidement sur le demi-dollar qu’on lui tendait; puis il se mit à fouiller dans sa blouse avec une série de contorsions extraordinaires. Au bout de quelques instans, il y trouva, on ne sait où, un tablier d’enfant, qu’il posa sur la corbeille avec cette remarque indifférente : — une pièce oubliée, — après quoi il se remit à fureter et à faire des grimaces jusqu’à ce que ses efforts fussent récompensés par la trouvaille d’une boule de papier de soie qui parut sortir des environs de son oreille droite. A force de dérouler l’enveloppe, il finit par mettre au jour deux pièces d’or de vingt dollars, qu’il offrit à Mme Tretherick. — Vous laisser argent sur commode à Fiddletown, moi le trouver, moi l’apporter.

— Mais je n’ai rien laissé sur la commode, John, il y a erreur. Cet argent appartient à quelque autre personne. Rapportez-le.

Un nuage se répandit sur le front de Ah-Fe. Il recula, et reprit sa corbeille. — Moi pas reprendre, non, non. Peut-être policeman attraper moi et dire : « Damné voleur, en prison ! » Vous laisser quarante dollars sur la commode à Fiddletown, moi apporter, moi pas reprendre.

Mme Tretherick hésitait. Dans le désordre de sa fuite, elle avait pu laisser l’argent, comme il le prétendait. En tout cas, elle n’avait pas le droit de mettre en péril par un refus la sûreté de cet honnête Chinois. Elle dit donc : — Très bien, John, je le garderai; mais il faudra revenir me voir. — Pour la première fois, elle conçut la pensée qu’un homme au monde pouvait désirer voir une autre qu’elle, et ajouta : — Nous voir, moi et Carrie.

De nouveau le visage de Ah-Fe s’illumina; il lui échappa même, sans qu’il remuât les lèvres, un petit rire de ventriloque; sa corbeille sur l’épaule, il glissa le long de l’escalier. Dans le vestibule cependant il parut éprouver quelque difficulté imprévue à ouvrir la porte d’entrée; après avoir tourné la clé deux ou trois fois, il regarda autour de lui, sans doute pour obtenir du secours; mais la servante irlandaise qui l’avait introduit ne se montra pas. Alors se produisit un incident mystérieux que je raconterai sans entreprendre d’en donner l’explication. Sur la table du vestibule se trouvait une écharpe, propriété de l’Irlandaise. Tout en travaillant la serrure d’une main, Ah-Fe appuyait l’autre légèrement sur la table. Soudain, et par sa propre volonté sans doute, l’écharpe se mit à ramper vers la main du Chinois. De sa main, elle se glissa dans sa manche doucement, avec les insinuations du serpent, et disparut quelque part dans les replis de sa blouse. Sans trahir la moindre émotion à la vue de ce phénomène, Ah-Fe continua de tourner la clé. L’instant d’après, le tapis de table en damas rouge, subissant la même impulsion occulte, se roula doucement sous les doigts de Ah-Fe, et disparut par le même canal. D’autres opérations magiques s’en seraient suivies peut-être, si Ah-Fe n’eût découvert le secret de la serrure au moment même où des pas retentissaient sur l’escalier de la cuisine. Il ne se pressa point, mais assujettit soigneusement la corbeille sur son épaule, ferma la porte derrière lui, et s’enfonça dans le brouillard épais qui formait maintenant un linceul à la terre et au ciel. De sa fenêtre, Mme Tretherick le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu dans cette vapeur lugubre. Isolée comme elle l’était, la pauvre femme éprouvait pour lui une vive reconnaissance, et attribua sans doute aux battemens de son cœur généreux le gonflement insolite du sein que rembourraient l’écharpe et le tapis, car Mme Tretherick était toujours sensitive, toujours poète. A mesure que s’assombrissait le brouillard, préludant à la nuit, elle attira Carrie vers elle, et, sans écouter son babil, se plongea dans des réminiscences sentimentales à la fois amères et dangereuses. L’apparition inattendue de Ah-Fe l’avait ramenée à sa vie d’ autrefois à Fiddletown; dans l’intervalle qui s’était écoulé depuis qu’elle avait renoncé à ce genre de vie, le voyage avait été bien rude, bien fatigant, impraticable, tant les épines et les obstacles de toute sorte lui barraient le chemin : aussi ne faut-il pas s’étonner si Carrie interrompit tout à coup ses confidences enfantines, et jeta ses petits bras autour de sa mère adoptive en la suppliant de ne pas pleurer.

Le ciel me préserve d’employer une plume qui doit être vouée aux intérêts de la pure morale, de l’employer, dis-je, à transcrire ici les théories spécieuses à l’aide desquelles Mme Tretherick entreprit de justifier, de pallier du moins cette période de son existence, mais il faut avouer qu’elle eut quelques excuses. Le peu d’argent qu’elle possédait avait été vite épuisé; à Sacramento, elle s’aperçut que la poésie ne procurait pas des ressources suffisantes pour défrayer à elle seule les dépenses d’une femme et d’un enfant. Alors elle essaya du théâtre, et son échec fut complet; peut-être ne savait-elle pas exprimer les passions au gré du public de Sacramento; à coup sûr sa beauté, fascinatrice de près, n’était pas assez accentuée pour le feu de la rampe. Dans ce dilemme, elle découvrit par bonheur qu’elle avait une voix dont elle pouvait tirer parti, un contralto de médiocre étendue et fort peu cultivé, mais singulièrement touchant; elle entra dans les chœurs de l’église. Pendant trois mois, elle chanta les louanges du Seigneur avec des profits considérables et pour le plus grand plaisir des fidèles de l’autre sexe, qui de leurs bancs pouvaient l’observer. Je me la rappelle parfaitement à cette époque. La lumière qui filtrait à travers une ogive du chœur de Saint-Dive caressait tendrement les masses amoncelées de ses cheveux fauves, l’arc de ses noirs sourcils et les franges soyeuses qui abritaient ses yeux. C’était charmant de voir cette petite bouche s’ouvrir et se refermer en révélant pour le dérober aussitôt un écrin de petites perles, et de guetter la rougeur folle qui teignait fugitive le fin tissu de ses joues, car Mme Tretherick était sensible à l’admiration; comme la plupart des jolies femmes, elle se rassemblait sous votre regard telle qu’un cheval de course sous l’éperon. Puis, bien entendu, vint le tour des ennuis. J’ai su par le soprano, une petite personne qui renchérissait encore sur l’impartialité naturelle à son sexe, que la conduite de Mme Tretherick était tout simplement révoltante, sa vanité intolérable, que ses coquetteries avec la basse le jour de Pâques avaient scandalisé toute la congrégation, au point que le docteur Cope avait deux fois levé les yeux durant le service, — que, quant à elle, ses amis l’avaient exhortée à ne pas chanter au chœur avec une personne qui avait été sur les planches, — que l’on savait de source certaine que cette créature s’était enfuie de chez son mari, et que l’enfant à cheveux rouges qui l’accompagnait quelquefois n’était pas le sien. Le ténor, qui était dans la semaine commis d’un magasin de nouveautés bien achalandé, avait de bonnes raisons pour appuyer les médisances du soprano. La basse seule, un gros Allemand à voix lourde, osait dire que les autres étaient jaloux de Mme Tretherick parce qu’elle était chôlie. On en vint à la querelle ouverte, et en cette circonstance Mme Tretherick fit de sa langue si bon usage que le soprano eut une attaque de nerfs et fut emporté hors du chœur par son mari et le ténor. Mme Tretherick rentra chez elle surexcitée par son triomphe; mais en revoyant Carrie elle se mit à fondre en larmes de repentir, s’accusant de lui avoir enlevé le pain de la bouche, elle, sa mère! — Sur ces entrefaites, la servante annonça l’un des membres de la fabrique qui faisait partie du comité de musique; Mme Tretherick s’essuya les yeux, mit à son cou un ruban rose et descendit au salon. La visite fut assez longue pour qu’on en pût médire, si le délégué de la fabrique n’eût pas été un homme marié, père de grandes filles. Remontée dans sa chambre, Mme Tretherick fredonna en se mirant dans la glace et gronda Carrie à tort et à travers; mais elle garda sa place au chœur. Elle ne la garda pas longtemps. Ses ennemis reçurent un puissant renfort en la personne de la femme du mandataire séduit. Cette dame rendit visite à plusieurs membres de l’église et à la famille du docteur Cope. Le résultat de ses démarches fut qu’à la réunion suivante du comité de musique la voix de Mme Tretherick fut jugée trop faible pour les dimensions du vaisseau, et qu’on l’invita par conséquent à résigner ses fonctions. Il y avait déjà deux mois qu’elle en cherchait d’autres, et ses faibles économies étaient à peu près épuisées quand le trésor de Ah-Fe lui tomba dans la main à l’improviste.


III.

Les ténèbres étaient complètes, les réverbères de la rue commençaient à luire, et Mme Tretherick était encore plongée dans ses rêveries devant la fenêtre ouverte. A peine s’était-elle aperçue que Carrie l’eût quittée; son retour tapageur la ramena tout à coup aux ennuis du présent : la petite apportait le journal dont Mme Tretherick avait l’habitude de parcourir toujours les avertissemens, dans le faible espoir d’y trouver quelque emploi, elle ne savait lequel, approprié à ses besoins. Après avoir fermé machinalement la fenêtre et allumé une bougie, elle ouvrit ce journal du soir encore tout humide, et ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur un paragraphe de la colonne des télégrammes : « Fiddletown, 7. M. James Tretherick est mort la nuit dernière du delirium tremens. M. Tretherick avait des habitudes d’intempérance, triste résultat, assure-t-on, de chagrins domestiques. » Mme Tretherick ne tressaillit pas; elle tourna la page et jeta un regard rapide sur Carrie, absorbée dans une tout autre lecture. Le reste de la soirée, elle garda un silence insolite; mais, quand Carrie fut couchée, elle tomba brusquement à genoux auprès du lit, et, prenant la petite tête rousse entre ses deux mains, demanda : — Serais-tu contente d’avoir un autre papa, chérie?

— Non, dit Carrie après un moment de réflexion.

— Mais un papa qui aiderait ta maman à te soigner, à t’aimer, à te donner de jolies robes, à faire de toi une dame quand tu seras grande?

Carrie tourna vers elle ses yeux chargés de sommeil : — Serais-tu contente, toi, maman? Mme Tretherick rougit jusqu’à la racine des cheveux. — Allons, dors, — dit-elle sèchement, et elle se détourna. Vers minuit l’enfant sentit deux bras qui la serraient contre un sein soulevé par les sanglots. — Ne pleure pas, murmura-t-elle tout bas avec un vague souvenir de leur dernière conversation, ne pleure pas. Je crois que j’aimerais un nouveau papa, s’il t’aimait beaucoup,... mais beaucoup.

Un mois plus tard, à l’étonnement général. Mme Tretherick fut mariée. L’heureux époux était un colonel Starbottle, récemment élu pour représenter au conseil législatif le comté de Calaveras. Je ne puis enregistrer cet événement en plus beau langage que celui d’un correspondant du Sacramento Globe. « Les flèches impitoyables du dieu malin ont encore fait des ravages parmi nos galans Solons. Voici un infortuné de plus. Cette dernière victime est l’honorable A. Starbottle de Calaveras. L’enchanteresse est une ravissante veuve, naguère vouée au culte de Thespis et depuis émule de sainte Cécile dans une des églises à la mode de San-Francisco, où elle touchait de gros appointemens. »

L’Intelligencer du Dutch Flat trouva bon cependant de commenter ce fait à sa manière, et, avec l’effronterie caractéristique d’une presse libre, plaisanta le nouveau cheval de bataille des démocrates de Calaveras sur le courage avec lequel, au bout d’un mois de deuil, il transformait une Tretherick en Starbottle, prouvant ainsi qu’il n’avait pas peur des revenans. Pour rendre justice à Mme Tretherick, il faut reconnaître que le triomphe du colonel ne fut rien moins que facile. Aux pudiques hésitations de la dame s’ajouta un autre obstacle en la personne d’un rival, riche entrepreneur de pompes funèbres à Sacramento, qui n’avait vu Mme Tretherick qu’au théâtre et à l’église, mais assez pour en être amoureux. Comme il venait de faire fortune grâce aux effets d’une terrible épidémie, le colonel le considérait comme un prétendant sérieux. Heureusement l’entrepreneur fut appelé à exercer les devoirs de sa profession envers un collègue sénateur, abattu dans un duel par le pistolet du colonel, et, soit que cette prouesse l’intimidât, soit qu’il eût sagement réfléchi que son rival pouvait lui procurer des cliens, il se retira de la lice.

La lune de miel fut courte et terminée par une catastrophe. Pendant le voyage de noces, Carrie avait été confiée à la sœur du colonel. Au retour, le premier mot de Mme Starbottle fut qu’elle allait chercher son enfant. Starbottle, qui depuis quelques jours paraissait lutter contre un malaise rebelle aux liqueurs fortes toutes les fois qu’il était question de Carrie, prit alors son parti. Boutonnant sa redingote, il se promena deux ou trois fois de long en large pour s’arrêter enfin devant sa femme. — J’ai différé, dit-il avec une exagération dans la majesté de son port et de sa voix qui révélait quelque frayeur secrète, j’ai remis au dernier moment, — et sa langue toujours embarrassée devenait de plus en plus épaisse, — la révélation qu’il est de mon devoir d’aborder aujourd’hui. Oui, j’ai craint d’obscurcir le ciel conjugal par un aveu précipité. Il le faut pourtant, pardieu, madame, il le faut; l’enfant n’est plus ici.

— Elle n’est plus ici? répéta Mme Starbottle comme un écho.

Dans son accent, dans la convergence soudaine et violente de ses yeux, il y eut je ne sais quoi qui dégrisa le colonel. Sa poitrine bombée s’affaissa en partie. — Je vous expliquerai tout, bredouilla-t-il avec un geste suppliant, et vous comprendrez. Cet événement, quelque fâcheux qu’il vous paraisse d’abord, était nécessaire à notre bonheur. La Providence vous débarrasse de l’enfant et la débarrasse de vous... n’est-ce pas clair?., vous débarrasse toutes les deux. Puisque Tretherick est mort, tous les droits que vous aviez par lui sur l’enfant meurent avec le père. La loi le veut. A qui appartenait l’enfant? A Tretherick. Eh bien! Tretherick est mort... L’enfant ne peut plus appartenir à un mort. Est-elle à vous? Non. A qui est-elle alors? A sa mère, parbleu! Comprenez-vous?

— Où est Carrie? dit Mme Starbottle très pâle et d’une voix éteinte.

— Je vais vous expliquer la loi; je suis légiste et citoyen américain, c’est mon devoir de citoyen américain et de légiste de rendre l’enfant à sa mère affligée, coûte que coûte,... coûte que coûte...

— Où est-elle? répéta Mme Starbottle, ses yeux étranges toujours fixés sur ceux du colonel.

— Chez sa mère, partie pour l’est par le bateau d’hier, emportée par les vents favorables vers sa mère désolée. Voilà!

Mme Starbottle ne bougea pas. Le colonel, appuyé contre une chaise, s’efforçait de la regarder avec la fermeté d’un magistrat, non sans mélange de galanterie chevaleresque : — Vos sentimens, madame, font honneur à votre sexe, mais considérez la situation, tenez compte des sentimens de la mère, des miens... — Le colonel fit une pause, et, dépliant son mouchoir, le glissa négligemment dans sa poitrine en souriant, comme un roué de l’ancien temps, par-dessus son jabot de dentelles : — Pourquoi une ombre troublerait-elle l’harmonie de deux cœurs qui battent comme un seul? C’était un bel enfant, un bon enfant, d’accord! mais l’enfant d’une autre en somme. Il est parti, Clara, mais il vous reste tant de choses! Songez, ma chère âme, que vous m’aurez toujours!

Mme Starbottle bondit, et, se dressant de toute sa hauteur : — Vous ! s’écria-t-elle avec une note de poitrine qui fit trembler les vitres, vous que j’ai épousé pour que ma bien-aimée ne mourût pas de faim, vous, un chien que j’ai sifflé à mes côtés pour me débarrasser des autres !.. Vous !.. — Elle étranglait. Se précipitant dans la chambre qui avait été celle de Carrie, et de là dans son propre appartement, elle reparut bientôt, droite, menaçante, les joues en feu, les sourcils joints, les lèvres serrées. Il sembla au colonel que sa tête même se fût aplatie comme celle d’une vipère. — Écoutez ! dit-elle d’une voix rauque, écoutez-moi ! Si vous voulez jamais me revoir, retrouvez d’abord l’enfant. Si vous espérez jamais me parler, me toucher, ramenez-la, car où elle ira, j’irai... Cherchez-moi toujours auprès d’elle !

Puis elle passa devant lui pour rentrer dans sa chambre, avec un geste expressif tout féminin, comme si elle se fût arraché des bras quelque chaîne invisible, et verrouilla sa porte. — Le colonel, bien qu’il ne fût pas poltron, avait une peur superstitieuse des femmes en colère; il recula lorsque les jupes de Mme Starbottle l’effleurèrent en passant, perdit le peu d’équilibre qu’il conservait d’ordinaire et alla tomber sur le sofa. Là, il resta comme anéanti, grognant de temps à autre des protestations inintelligibles, entrecoupées de blasphèmes, jusqu’à ce qu’enfin, succombant à ses émotions et à l’effet soporifique des boissons stimulantes, il s’endormit tout à fait.

Pendant ce temps. Mme Starbottle rassemblait à la hâte ses bijoux et faisait ses malles, comme à Fiddletown. Peut-être se souvenait-elle de ce jour-là, car à plusieurs reprises elle s’arrêta pour appuyer sa joue brûlante sur sa main, comme si elle eût été de nouveau surprise par l’apparition de Carrie, comme si elle l’eût entendue zézayer encore une fois : — Est-ce maman ? — Mais la seule pensée de ce nom si doux la mordit au vif, et une grosse larme vint gonfler sa paupière. Il arriva qu’en fouillant dans ses tiroirs elle trouva certaine pantoufle en forme de sandale dont Carrie avait cassé le lacet. Elle jeta un grand cri en la reconnaissant, la serra contre sa poitrine, l’embrassa passionnément, la berça de droite à gauche par un mouvement maternel particulier aux femmes ; elle se rapprocha de la fenêtre pour mieux voir cette pauvre petite relique à travers ses pleurs, qui maintenant ruisselaient comme une abondante pluie. Soudain elle fut prise d’une quinte de toux, qu’elle essaya en vain d’étouffer dans son mouchoir. Une grande faiblesse lui vint. La fenêtre où elle s’appuyait sembla se dérober et le plancher fléchir sous ses pieds; en chancelant, elle atteignit son lit et y tomba, la sandale et le mouchoir pressés contre ses lèvres fiévreuses. Elle était horriblement pâle avec le tour des yeux noirci. Sur le mouchoir, il y avait une tache de sang et une autre sur le couvre-pieds de mousseline blanche. Le vent se leva, secoua les jalousies et agita les rideaux d’une manière fantastique, ensuite un brouillard gris glissa sur les toits, enveloppant toutes choses d’un crépuscule incertain, d’un calme infini. Elle gisait toujours immobile, c’était malgré tout une nouvelle mariée charmante; mais de l’autre côté de la porte close l’époux, sur sa couche improvisée, ronflait en paix.


IV.

Une semaine avant le jour de Noël 1870, la petite ville de Gênes, dans l’état de New-York, donnait à ses fondateurs et parrains le plus ironique démenti. Une violente tempête de neige avait blanchi du côté du vent toutes les haies, tous les buissons, tous les murs, tous les poteaux télégraphiques, fait rage autour de cette prétendue capitale italienne, poudrant les maisons à volets verts, tourbillonnant entre les grandes colonnes doriques en bois de la poste et de l’hôtel. Du niveau de la rue, les quatre églises principales sortaient droites et sombres, leurs clochers mal bâtis perdus dans l’ouragan; près de la station du chemin de fer, la nouvelle chapelle méthodiste, qui ressemble à une énorme locomotive, paraissait attendre qu’on y attelât quelques maisons de plus pour continuer sa course vers une localité moins désagréable; mais l’orgueil de Gênes, le grand institut Crammer pour les demoiselles, continuait à dominer l’avenue principale de toute la majesté de sa longue façade et de sa coupole. Il n’y a pas à douter, dès le premier abord, que l’institut Crammer ne soit un établissement public : un visiteur sur le perron, une jolie figure à la fenêtre, sont visibles à l’œil nu de la ville tout entière.

Le sifflet de la locomotive du train de quatre heures, qui amenait un seul voyageur dont se chargea le traîneau de l’hôtel, ce coup de sifflet, aigu et déchirant, fit tressaillir trois pensionnaires de l’institut Crammer en train de se régaler chez le pâtissier, car le règlement admirable de l’institut n’était observé qu’en public; entre les heures de réfectoire, ces demoiselles ne se refusaient point de petits repas irréguliers, de même qu’elles coquetaient de façon fort peu réglementaire avec les jeunes gens de la ville durant le service divin, où elles allaient d’ailleurs avec une exactitude édifiante, de même qu’après avoir reçu les meilleurs préceptes en classe elles en cherchaient de mauvais dans les romans défendus. Le résultat de cette double éducation était une société de jeunes filles gaies, bien portantes et fort gentilles en somme, qui faisait le plus grand honneur à l’institut. La pâtissière même, à qui elles devaient de l’argent, vantait leur bonne humeur, déclarant que la vue de cette jeunesse lui réjouissait l’âme, et toujours prête à favoriser l’école buissonnière qu’elles faisaient sans scrupule. — Quatre heures, mesdemoiselles ! si nous ne sommes pas rentrées à cinq pour les prières, nous serons prises ! dit en se levant la plus grande des vierges folles, dont la physionomie énergique et les manières aussi calmes que résolues révélaient un chef. As-tu les livres, Addy?

Mlle Addy montra trois volumes de mauvaise mine cachés sous son manteau.

— Et les provisions, Carrie?

Mlle Carrie entr’ ouvrit son sac bourré de gâteaux.

— Tout va bien. Allons, mesdemoiselles, en route! Ajoutez à la note, dit-elle à la pâtissière avec un signe de condescendance; je paierai quand j’aurai reçu mon trimestre.

— Non, Kate, fit observer Carrie, ouvrant sa bourse, laisse-moi payer, c’est mon tour.

—-Jamais! s’écria Kate, levant ses sourcils impérieux, jamais! quand bien même on t’enverrait tout l’or de la Californie. En avant, marche !

Comme elle ouvrait la porte, une bourrasque faillit les renverser. Le cœur tendre de la pâtissière s’émut. — Dieu me pardonne, mes enfans, vous ne pouvez sortir par un temps pareil ! Permettez-moi plutôt de faire prévenir l’institut et de vous dresser un lit pour ce soir dans mon salon. — Mais son offre obligeante fut couverte par un chœur de petits cris étouffés, tandis que les jeunes filles, la main dans la main, prenaient leur course à travers la tempête.

Cette courte journée de décembre, que n’avait pas illuminée le soleil couchant, tirait à sa fin; il faisait déjà nuit, et l’air était épaissi par des tourbillons de neige. Pendant une partie du chemin, la jeunesse et la gaîté les soutinrent; mais, comme elles essayaient de traverser un champ pour éviter les sinuosités de la grande route, leur courage faiblit, et les rires cessèrent peu à peu. Quand elles regagnèrent la route, elles n’en pouvaient plus.

— Arrêtons-nous à la première maison, insinua Carrie.

— Parce que la première maison, dit Addy avec un regard moqueur qui fit rougir sa compagne, quoiqu’elle le devinât plutôt qu’elle ne le vît dans l’obscurité croissante, parce que la première maison est celle du squire Robinson.

— Oui, reprit ironiquement la grande Kate, tu voudrais être reconduite par ton cher ami M. Harry, porteur d’excuses en règle au nom de ses parens, qui auraient la bonté de solliciter notre grâce. A ton aise! Moi, je rentrerai comme je suis sortie, par la fenêtre ou point du tout !

Elle fondit comme un faucon sur Carrie, qui venait de s’asseoir, prête à pleurer, au bord du fossé, la secoua rudement, et d’une voix brève : — Vous dormirez tout à l’heure!.. Chut! qu’est-ce que cela?..

C’était le carillon des clochettes d’un traîneau. Dans les ténèbres, ce traîneau s’avançait vers elles. — Baissez la tête, mesdemoiselles, si quelqu’un nous reconnaît, nous sommes perdues !

Mais une voix tout à fait étrangère, d’un timbre agréable et bienveillant du reste, demanda s’il n’y avait pas moyen de venir en aide à cette société apparemment égarée dans la neige. Vaguement les jeunes filles distinguèrent un homme enveloppé de fourrures et le visage à demi caché sous un bonnet également fourré qui ne laissait voir qu’une paire de longues moustaches et deux yeux perçans. Ces demoiselles, croyant à un secours céleste, acceptèrent avec allégresse de monter dans le traîneau. — Où vous conduirai-je? demanda l’inconnu.

Elles se consultèrent à voix basse, puis Kate dit résolument : — A l’institut!

Le traîneau roula en silence jusqu’au sommet de la colline. Quand les longs bâtimens de brique se dessinèrent dans l’ombre, l’étranger arrêta ses chevaux. — Vous connaissez le chemin mieux que moi, dit-il; par où faut-il entrer?

— Par la fenêtre de derrière, répliqua Kate avec la franchise qui la caractérisait.

— Je comprends, répondit l’étranger, et, sautant à terre, il enleva les clochettes du harnais. — Nous pouvons maintenant approcher tant que vous voudrez.

En longeant les murs, on arriva enfin à quelques mètres de la fenêtre indiquée. L’inconnu aida les jeunes filles à descendre. La réverbération presque imperceptible de la neige lui permit cependant d’observer de près chacune d’elles, et elles se rendirent compte parfaitement de cet examen respectueux, mais attentif. Lorsqu’il leur eut prêté main-forte pour la délicate ascension ; — Merci et bonsoir! chuchotèrent trois douces voix. — Deux ombres s’évanouirent, une seule restait en arrière, ce que voyant l’étranger fit du feu sous prétexte d’allumer un cigare. Au moment où jaillit la lumière, il vit la tête brune de Kate délicieusement encadrée par la croisée. L’allumette brûla dans ses doigts lentement, mais trop vite à son gré. Kate souriait avec malice : elle avait démêlé le pitoyable subterfuge; sinon à quoi lui eût servi d’être la première de sa classe?

L’ouragan s’était apaisé, le soleil éclairait gaîment la salle d’étude le lendemain matin, quand Mme Kate van Corlear, dont la place était près de la fenêtre, appuya une main sur son cœur de la façon la plus pathétique. — Il est venu ! souffla-t-elle d’une voix basse et précipitée à l’oreille de Carrie, sa voisine. — Qui donc? demanda Carrie, qui ne savait jamais si elle parlait sérieusement.

— Qui donc? mais notre sauveur d’hier soir! Il vient de s’arrêter à la porte. Tais-toi... Je serai mieux tout à l’heure! — Et ayant passé la main sur son front d’un geste tragique, Kate respira non sans effort.

— Que vient-il faire ici ? demanda Carrie.

— Qui sait? mettre sa fille en pension peut-être.

— Il était jeune et n’avait pas l’air d’être marié, interrompit Addy.

— Pauvre fille ! soupira Kate sceptique, cela ne prouve rien ; les hommes ne sont qu’artifice ; mais silence ! voici miss Walker qui parle.

— Mlle Carrie Tretherick est demandée au parloir, disait la sous-maîtresse.

Pendant ce temps, M. Jack Prince, qui avait fait passer sa carte accompagnée de diverses lettres de recommandation au révérend M. Crammer, se promenait impatient dans la pièce désignée en général sous le nom de parloir et en particulier par les élèves sous celui de « purgatoire. » Son œil investigateur avait fait l’inventaire des moindres objets depuis le poêle qui chauffait l’une des extrémités de la chambre jusqu’au buste monumental du docteur Crammer qui glaçait l’autre bout, depuis les échantillons calligraphiques accrochés aux murs jusqu’à la vue de Gênes prise d’après nature par le professeur de dessin du pensionnat de manière que personne ne la reconnût, depuis les livres moraux à l’usage des jeunes personnes jusqu’à une photographie des classes supérieures dans laquelle les plus jolies filles ressemblaient à des Éthiopiennes assises apparemment sur la tête les unes des autres. Son imagination s’était représenté toutes les scènes tristes et touchantes d’adieux et de réunion dont ce parloir avait été le théâtre, et il s’étonnait qu’il n’y fût rien resté qui exprimât le moindre sentiment naturel; peut-être commençait-il à oublier un peu le sujet de sa visite quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer Carrie Tretherick.

C’était un des visages entrevus la veille; sans bien savoir pourquoi, il éprouva une sorte de désappointement vague. Cependant il n’avait pu s’attendre à la trouver plus jolie : sa riche chevelure ondoyante avait l’éclat de l’or, son teint celui d’une fleur; ses yeux bruns offraient la nuance rare d’une algue marine noyée dans l’eau profonde. Moins impressionnable que lui, Carrie était de son côté tout aussi mal à l’aise. L’homme qui se tenait debout devant elle appartenait certainement à l’espèce que les femmes désignent par la vulgaire épithète de joli garçon, c’est-à-dire qu’il était correctement vêtu et que ses vêtemens répondaient à ses traits et à ses manières ; mais il possédait en outre une qualité qui n’avait rien de banal ni de convenu : il ne ressemblait à personne. Néanmoins Carrie ne fut pas précisément séduite.

— J’ose à peine espérer, commença le jeune homme en souriant, que vous vous rappeliez Jack Prince. Vous étiez, il y a onze ans, une toute petite fille; mais je connaissais bien votre mère, je dirigeais l’Avalanche de Fiddletown quand elle vous emmena à San-Francisco.

— Vous voulez dire ma belle-mère? interrompit vivement Carrie.

M. Prince la regarda étonné. — Oui, je parle de votre belle-mère, mademoiselle, répondit-il gravement. Je n’ai jamais eu l’honneur de rencontrer l’autre Mme Tretherick.

— Ma belle-mère s’est remariée un mois après la mort de mon père, et m’a renvoyée chez nous, dit Carrie, accompagnant cette riposte d’un mouvement de tête assez fier.

— Votre belle-mère, reprit M. Prince en souriant, convint alors avec madame votre mère de subvenir aux frais de votre éducation jusqu’au jour où vous aurez atteint votre dix-huitième année; alors vous deviez choisir vous-même, pour aller vivre auprès d’elle, la tutrice qui vous plairait. Ce jour arrive, si je ne me trompe, le 20 de ce mois-ci.

Carrie garda le silence.

— Ne croyez pas, je vous prie, que je sois venu m’informer de votre décision, en admettant que vous soyez décidée. Je voulais vous avertir que votre belle-mère, Mme Starbottle, serait demain à Gênes et passerait quelques jours à l’hôtel. Si vous désirez la voir avant de prendre un parti, elle en sera heureuse; toutefois elle ne prétend pas vous influencer.

— Ma mère sait-elle qu’elle vient ?

— Je l’ignore. Je sais seulement que, si vous voyez Mme Starbottle, ce sera, bien entendu, avec la permission de votre mère. Mme Starbottle tiendra, sur ce point comme sur tous les autres, l’engagement qu’elle a pris; mais elle est fort souffrante, et le changement d’air, le repos d’esprit, pourront lui être salutaires; c’est pourquoi elle vient à Gênes.

M. Prince fixa ses yeux pénétrans sur la jeune fille et retint son souffle jusqu’à ce qu’elle eût répondu : — Ma mère doit arriver aujourd’hui ou demain.

— Ah !

— Le colonel Starbottle est-il aussi à Gènes?

— Le colonel n’existe plus; votre belle-mère est veuve pour la seconde fois. — Il n’existe plus? répéta Carrie.

— Non, elle a eu le chagrin de survivre à toutes ses affections, répliqua M. Prince.

Carrie ne parut pas comprendre ce qu’il voulait dire, et le regarda sans qu’il lui plût de s’expliquer davantage; puis elle se mit à pleurer. M. Prince se rapprocha d’elle.

— Je crains, dit-il en tortillant sa grande moustache, que vous ne preniez ceci trop vivement, mademoiselle. Vous avez encore quelques jours de réflexion. Parlons d’autre chose. J’espère que vous n’avez pas pris froid hier?

Toutes les grâces du piquant visage de Carrie reparurent dans un sourire. — Vous avez dû nous trouver si extravagantes!.. Nous vous avons donné tant de peine !

— Pas du tout, je vous assure. J’eusse été offusqué dans mon sentiment des bienséances, si trois demoiselles m’avaient prié de les faire sortir par la fenêtre; mais, puisqu’il s’agissait de rentrer au contraire...

Un coup de cloche l’interrompit, et on annonça Mme Tretberick et M. Robinson, de sorte que Carrie n’entendit pas les derniers mots de Prince : — prenez votre temps et réfléchissez avant de choisir.


V.

Le train de l’après-midi venait de protester par son cri d’indignation ordinaire contre le temps d’arrêt dans la ville de Gênes, cette station maussade ne fût-elle que d’une minute, lorsque Jack Prince franchit le seuil de son hôtel. Il paraissait las et de mauvaise humeur; volontiers il eût évité de parler au maître de l’établissement, si ce dernier ne l’eût guetté sur les marches : — Il y a une dame qui vous attend au salon, monsieur.

Prince courut à la pièce indiquée; au même moment, Mme Starbottle s’élançait à sa rencontre. Elle avait bien changé depuis dix ans. Sa taille avait perdu les séduisantes ondulations d’autrefois, les bras si ronds s’étaient amaigris au point que les petits cercles d’or qui les entouraient glissèrent presque hors de ses mains tandis qu’elles s’emparaient convulsivement de celles de Jack. Ses jolies fossettes tant vantées étaient ensevelies à jamais dans les cavernes des joues, que teignait le fard de la fièvre. Seuls les yeux restaient beaux, tout enfoncés qu’ils fussent dans l’orbite, et la bouche conservait quelque chose de la magie de l’ancien sourire, bien que pour respirer elle dût la laisser entrouverte sur les dents un peu allongées. Elle n’avait rien perdu non plus du splendide diadème de sa chevelure, plus soyeuse, plus éthérée pour ainsi dire, mais dont l’épaisseur même ne parvenait pas à dissimuler le creux des tempes sillonnées de veines bleues.

— Clara! dit Prince d’un ton de reproche.

— Pardonnez-moi, murmura-t-elle en se laissant tomber sur une chaise, pardonnez-moi, mon ami, je ne pouvais plus attendre, je serais morte avant demain. Supportez mes folies un peu de temps encore, ce ne sera pas long!.. laissez-moi ici. Je sais que je ne la verrai peut-être pas, que je ne pourrai lui parler; mais c’est si doux de se sentir du moins près d’elle, de respirer le même air! Je suis déjà mieux, Jack, vous voyez, je suis mieux. Et vous l’avez vue? Comment est-elle? Que vous a-t-elle dit? Racontez-moi bien tout. Est-elle devenue belle comme on l’assure? A-t-elle grandi? L’auriez-vous reconnue? Viendra-t-elle, Jack? Peut-être est-elle déjà venue? — elle se leva frémissante et montra la porte, — peut-être est-elle ici! Pourquoi ne parlez-vous pas? Je veux tout savoir!

Les yeux du jeune homme, fixés sur les siens, étaient pleins d’une tendresse infinie que personne jusque-là, sauf cette femme, ne les eût crus susceptibles d’exprimer. — Clara, dit-il en affectant la gaité, tâchez d’être plus calme; la fatigue et l’excitation du voyage vous ont rendue toute tremblante. J’ai vu Carrie. Elle va bien, elle est belle, que cela vous suffise.

Cette fermeté douce l’apaisa, comme elle l’avait apaisée souvent. Sa main pâle entre les siennes, il reprit : — Carrie vous a-t-elle jamais écrit?

— Deux fois. Elle me remerciait de quelques cadeaux. Des lettres de pensionnaire, vous savez, répondit-elle avec impatience au regard qui l’interrogeait.

— A-t-elle jamais su ce que vous aviez supporté pour elle, votre pauvreté, les sacrifices que vous faisiez pour payer sa pension, et qui ont été jusqu’à mettre en gage vos bijoux, vos vêtemens?

— Non, non, comment aurait-elle su tout cela? Je n’ai pas d’ennemi assez cruel pour le lui avoir dit.

— Si Mme Tretherick pourtant avait appris ces choses et ne les lui avait pas cachées, si Carrie pensait que vous êtes pauvre et hors d’état de lui procurer une existence agréable, cela pourrait peser sur sa décision. Les jeunes filles aiment ce que donne l’argent. Elle a peut-être des amis riches, et, qui sait? un amoureux...

Mme Starbottle tressaillit à ces derniers mots. — Mais, dit-elle avec anxiété en tordant la main de Jack, quand vous m’avez trouvée malade et sans secours à Sacramento, quand vous m’avez proposé, Dieu vous en récompense, Jack, de m’emmener dans l’est, vous m’avez dit que vous connaissiez un moyen de nous assurer une existence indépendante, à Carrie et à moi?.. — Oui, dit Jack, détournant ce sujet, mais il faut d’abord que vous soyez forte et bien portante. Maintenant que vous voici déjà plus raisonnable, je vais vous raconter ma visite au pensionnat.

Et Jack Prince fit le récit de l’entrevue que nous connaissons. Sans altérer un fait, sans oublier un mot ni un détail, il réussit cependant à jeter un voile de poésie sur ce prosaïque épisode, à douer l’héroïne du charme ému qu’il avait su répandre autrefois dans les colonnes de l’Avalanche. Ce ne fut que lorsqu’il vit les pommettes de la pauvre femme, suspendue tout entière à ses paroles, s’empourprer, lorsqu’il s’aperçut que la joie précipitait sa respiration haletante, qu’il s’arrêta, saisi d’une secrète angoisse. — Que Dieu lui vienne en aide et me pardonne de la tromper, murmura-t-il entre ses dents serrées, mais comment lui tout dire?

Cette nuit-là, quand Mme Starbottle posa sur l’oreiller sa tête alanguie, elle essaya de se représenter Carrie dans son petit lit, et la seule pensée qu’un si court espace les séparait lui procura un soulagement inexprimable ; mais au moment même Carrie était assise fort éveillée dans le dortoir de l’institut, une moue boudeuse sur ses jolies lèvres, et roulant, pensive, ses longues boucles sur ses doigts, tandis que Mlle Kate van Corlear, drapée dans un grand couvre-pieds blanc, ses yeux noirs tout en feu et les narines de son nez aquilin, un nez de race, — se plaisait-elle à dire, — gonflées de courroux superbe, se tenait devant elle comme un spectre indigné. Carrie avait ce soir-là versé ses chagrins dans le sein de Mlle Kate, et cette excentrique personne, au lieu de lui offrir les consolations de l’amitié, s’était emportée contre l’ingratitude de Carrie et posée en champion des droits contestables de Mme Starbottle. — Si la moitié de ce que vous me dites est vrai, mademoiselle, votre mère et ses conseillers les Robinson vous font jouer un rôle odieux. Les convenances, ma foi! il s’agit bien des convenances! Ma famille a, personne n’en doute, quelques siècles de plus que vos Tretherick, mais si ma famille m’avait traitée comme vous a traitée la vôtre, me laissant à la charge d’une étrangère et m’engageant ensuite à tourner le dos à ma meilleure amie, je l’enverrais... — Mlle Kate s’interrompit pour faire claquer ses doigts d’un air de suprême défi, avec un regard farouche adressé au van Corlear dégénéré qu’elle paraissait chercher autour de la salle.

— Bah ! vous parlez ainsi parce que vous vous êtes amourachée de ce monsieur Prince, dit froidement Carrie.

Miss Kate faillit lui sauter à la gorge. D’un mouvement de tête altier, elle fit rouler ses cheveux noirs sur l’une de ses épaules, et, rejetant sur l’autre l’un des coins du couvre-pieds comme une draperie de vestale, elle se campa devant l’imprudente qui avait osé toucher à ce point délicat. — Et quand cela serait, mademoiselle? Quel mal y aurait-il à savoir discerner au premier abord un gentleman? Quel mal y aurait-il à reconnaître que, dans un millier d’individus calqués l’un sur l’autre à l’emporte-pièce, comme M. Harry Robinson, on ne trouverait pas un seul être original, indépendant, individuel, comme votre Prince? Bonsoir, mademoiselle, et priez Dieu qu’il consente à devenir votre Prince en effet. Tâchez d’avoir l’âme contrite, remerciez le ciel surtout de vous avoir envoyé une amie telle que Kate van Corlear. — Cette tirade était à peine terminée qu’elle saisit la tête de Carrie, la baisa brusquement sur le front et se remit au lit.

Le jour suivant parut long à Jack Prince. Il était persuadé au fond de l’âme que Carrie ne viendrait pas, et cacher cette conviction à Mme Starbottle n’était rien moins que facile. Pour la distraire, il proposa une promenade en voiture; mais elle craignait trop que Carrie ne vint pendant son absence, et puis elle était si faible! Plus il l’observait, plus il reconnaissait qu’une déception telle que celle qui semblait lui être réservée suffirait pour éteindre le peu de vie qui restait en elle, et il commençait à s’adresser des reproches, il se figurait presque, en repassant dans son esprit tous les détails de l’entrevue avec Carrie, que l’insuccès de sa démarche n’était dû qu’à lui-même. D’autre part, Mme Starbottle attendait avec une si parfaite confiance que cette confiance ébranlait la foi de Jack en son propre jugement. Quand elle se sentait assez forte pour cela, elle s’asseyait à la fenêtre afin de voir à la fois la pension et l’entrée de l’hôtel. Dans les intervalles, elle formait des projets pour l’avenir, qui devait s’écouler à la campagne, car elle avait soif de repos. Bientôt elle irait mieux, elle était déjà beaucoup moins malade, et sa convalescence ferait certainement de rapides progrès. Lorsqu’elle parlait ainsi, Jack Prince se précipitait à moitié fou dans la salle commune, demandait des vins qu’il ne buvait pas, allumait des cigares qu’il oubliait de fumer, entamait des conversations sans écouter les réponses, bref se comportait comme le fait d’ordinaire le sexe fort aux heures de crise. La journée se termina par de gros nuages et un vent furieux. A la nuit tombante, quelques flocons de neige s’éparpillèrent dans l’atmosphère. Jamais Mme Starbottle n’avait paru plus tranquillement heureuse. Quand Jack roula son fauteuil de la fenêtre au coin du feu, elle lui expliqua, comme la chose la plus simple, que Carrie, étant probablement retenue par ses leçons toute la journée, ne pouvait sortir que le soir. En conséquence, elle passa une partie de la soirée à peigner ses beaux cheveux et à se parer aussi bien que le permettait son triste état. — Il ne faut pas que nous fassions peur à l’enfant, Jack, disait-elle en manière d’excuse avec un retour de son ancienne coquetterie.

Jack éprouva du soulagement quand vers dix heures on l’avertit que le médecin le demandait en bas. Il n’y pouvait plus tenir. Dans le salon mal éclairé, ses yeux ne distinguèrent d’abord qu’une femme assise, un capuchon rabattu sur son visage, et il allait se retirer, croyant à quelque erreur, lorsqu’une voix dont il avait conservé le plus agréable souvenir dit brusquement : — Tout va bien! je suis le docteur. — Le capuchon fut rejeté en arrière, découvrant le brun et franc visage de Kate van Corlear.

— Point de questions, monsieur. Je suis le docteur, et voici mon ordonnance, dit-elle, indiquant du doigt Carrie tremblante dans un coin. Prenez-la.

— Alors Mme Tretherick a donné son consentement?

— Si je connais bien les sentimens de cette dame, nous avons mieux fait de nous en passer, répliqua Kate avec insouciance.

— Comment donc avez-vous pu vous échapper?

— Par la fenêtre.

Quand Prince eut conduit et laissé Carrie dans les bras de sa belle-mère, il revint vers Kate : — Elle reste. Vous resterez aussi ce soir, j’espère?

— Comme je n’aurai pas dix-huit ans et que je ne serai pas ma maîtresse le 20, comme je n’ai pas, moi, une belle-mère malade, je m’en vais.

— Alors vous me permettrez de vous faire remonter saine et sauve par la fenêtre? demanda Prince respectueusement.

Lorsqu’il rentra une heure après, Carrie était assise sur un tabouret aux pieds de Mme Starbottle; elle cachait sur les genoux de celle-ci son visage inondé de larmes. Mme Starbottle posa un doigt sur ses lèvres. — Je vous avais bien dit qu’elle viendrait ! Que Dieu vous bénisse, Jack ! bonne nuit.

Le lendemain matin. Mme Tretherick, suivie du révérend Crammer, principal de l’institut, et de son ami M. Robinson, se présenta indignée chez Jack Prince. La discussion fut orageuse; on réclamait impérieusement Carrie.

— Nous ne pouvons accepter cette intervention, dit Mme Tretherick. Quelques jours nous séparent encore de l’expiration du contrat, et nous ne sommes point disposés à faire grâce d’un seul à Mme Starbottle.

— Jusqu’à ce qu’elle soit sortie officiellement de notre maison, Mme Tretherick doit être soumise au règlement et à la discipline, poursuivit le docteur Crammer.

— Cette équipée est de nature à compromettre gravement son avenir et sa position sociale, insinua M. Robinson, qui pensait aux espérances de son fils.

En vain Prince allégua que Mme Starbottle se mourait, qu’elle était innocente de toute complicité dans la fuite de Carrie, que la jeune fille avait cédé à un élan spontané d’affection et de reconnaissance, qu’elle demeurait parfaitement libre de revenir sur ce premier mouvement. Lorsqu’il vit que rien ne pouvait les désarmer, il ajouta, le dédain dans les yeux, mais avec un sang-froid singulier : — Encore un mot. Il est de mon devoir de vous informer d’une circonstance qui m’autoriserait, moi l’un des exécuteurs testamentaires de feu M. Tretherick, à ne tenir aucun compte de vos exigences. Quelques mois après la mort de M. Tretherick, un Chinois, ancien domestique de sa maison, nous a révélé l’existence d’un testament qui fut dans la suite trouvé parmi ses papiers. La valeur insignifiante des terrains empêcha les exécuteurs d’attacher aucune importance à ce testament, de le faire seulement homologuer ou connaître de quelque façon que ce fût, jusqu’à ces deux ou trois années dernières, où la propriété augmenta tout à coup prodigieusement de valeur. Les clauses de cet acte sont simples et indiscutables. La propriété est partagée entre Carrie et sa belle-mère, à la condition expresse que cette dernière devienne sa tutrice légale, se charge de son éducation et lui tienne lieu de famille sous tous les rapports.

— Quelle est la valeur du legs ? demanda M. Robinson avidement.

— Près d’un demi-million.

— En ce cas, je dois, comme ami de Mme Tretherick, déclarer que sa conduite est parfaitement honorable et justifiée à mes yeux.

— Je ne me permettrai pas de discuter les désirs de feu mon mari ni d’y apporter le moindre obstacle, ajouta Mme Tretherick adoucie. — La conversation se termina. Quand Mme Starbottle en fut informée, elle porta la main de Jack à ses lèvres : — Rien ne pouvait plus ajouter à mon bonheur ; mais dites-moi, pourquoi avez-vous caché toutes ces choses à Carrie ?

Il sourit sans répondre, ne se souciant pas d’avouer l’épreuve qu’il avait voulu faire subir à ce jeune cœur.

En une semaine, les formalités légales furent terminées et Carrie remise définitivement à sa belle-mère. On loua une petite maison près de la ville pour y attendre le printemps, qui fut tardif cette année-là, et la convalescence de Mme Starbottle, qui ne vint jamais. Pourtant elle conservait une bienheureuse confiance. De sa fenêtre, elle regardait les arbres pousser leurs bourgeons, ce qu’elle n’avait jamais vu en Californie, et ne se lassait pas de demander à Carrie le nom de chacun d’eux avec un intérêt enfantin ; elle faisait pour l’été des projets de longues promenades avec Carrie dans les bois, qui lui apparaissaient encore grisâtres et dépouillés sur le flanc de la colline. Elle se sentait capable de composer des vers à ce sujet, et l’un des membres de cette famille improvisée garde pieusement une petite chanson si joyeuse et si naïve qu’on pourrait la prendre pour l’écho de celle du rouge-gorge qui venait toujours l’appeler par la fenêtre. Puis sans transition, l’hiver à peine en fuite, il tomba du ciel une journée si douce, si tiède, si belle, si débordante de vie ailée et sereine, une journée qui parlait si éloquemment de réveil et de résurrection, que l’on crut devoir porter la malade en plein air, sous ce glorieux soleil qui semblait allumer partout des torches nuptiales. Elle demeura longtemps étendue ainsi, dans un état voisin de la béatitude. Fatiguée par les veilles, Carrie s’était assoupie à ses côtés, et les longs doigts amaigris de Mme Starbottle reposaient sur sa tête comme une bénédiction. Soudain elle appela Jack. — Qui donc est venu tout à l’heure? demanda-t-elle bien bas.

— Mlle van Corlear, dit Jack Prince, répondant avec franchise au regard interrogateur de ses grands yeux.

— Elle vient bien souvent, murmura la mourante. Jack, reprit-elle, asseyez-vous là, mon cher Jack, j’ai quelque chose à vous dire. Si je vous ai paru froide, coquette et légère autrefois, c’est que je vous aimais, Jack, que je vous aimais trop pour gâter votre avenir en l’associant au mien. Je vous ai toujours aimé, même quand j’étais le moins digne de vous. C’est fini maintenant; mais écoutez. J’ai eu dernièrement un rêve, un rêve délicieux... J’ai rêvé, — et son regard caressait avec amour la jeune fille endormie, — que vous trouveriez en elle ce qui me manquait, que vous l’aimeriez comme vous m’avez aimée. Mais cela même ne doit pas être, dites? demanda-t-elle en reportant sur lui un regard devenu anxieux. — Jack pressa tendrement sa main moite déjà refroidie, et ne répondit pas. Après quelques minutes de silence, elle ajouta : — Peut-être avez-vous raison dans votre choix. C’est une bonne fille,... mais un peu trop hardie...

La dernière lueur humaine avait jailli de cette pauvre âme faible et folle et passionnée jusqu’à la fin ; elle ne parla plus. Quand on s’approcha d’elle un instant après, un papillon qui s’était posé sur sa poitrine s’envola, et la main que l’on souleva de la tête de Carrie retomba inerte à son côté.


BRET HARTE.

  1. An Episode of Fiddletown and other sketches, by Bret Harte ; 1873.
  2. Le nom de John est donné aux immigrans chinois, comme celui de Greaser au Mexicain, de Paddy à l’Irlandais, etc.