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Cartes marines et récifs sous-marins

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 27 (p. 907-925).
CARTES MARINES
ET
RÉCIFS SOUS-MARINS

Le levé des cartes marines est une science d’origine récente ; elle est de plus d’origine française. Il y a à peine un siècle qu’un illustre marin, Beautemps-Beaupré, créait, pour ainsi dire de toutes pièces, la science de l’hydrographie et lui donnait du premier coup une précision et une perfection qui ont suffi pendant longtemps à tous les besoins de la marine. C’est l’origine et l’état actuel de cette science que nous nous proposons d’examiner ici.


I

Les cartes marines des siècles antérieurs étaient faites surtout pour la navigation du large : c’était ce qu’on appelle des routiers. Elles étaient donc à très petite échelle et n’indiquaient que d’une façon grossière la forme et le détail des côtes. L’estime entrait alors pour beaucoup dans la conduite du navire. La latitude seule était observée. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, époque où l’on commença à se servir des chronomètres, la longitude était généralement déduite de l’estime ; or celle-ci étant une donnée grossièrement évaluée au moyen du loch et du compas, il suffisait de connaître à quelques milles près la position d’un port ou d’un danger. Quand on arrivait près des côtes, on naviguait avec prudence (on n’était jamais bien pressé, tout au moins le temps ne comptait pas alors comme aujourd’hui), on mettait en panne pour sonder, on envoyait des vigies dans la mâture pour mieux distinguer les récifs. Enfin on attendait le pilote avant de s’engager dans les passes.

Le pilote jouait alors un rôle essentiel dans la navigation. Quand le capitaine n’avait pas acquis par lui-même, à force de Voyager, la pratique de certains ports, seul le pilote était en état de conduire le navire dans les passes et jusqu’au mouillage.

Dès qu’il avait mis le pied à bord, sa présence suffisait, — et suffit encore aujourd’hui, — pour décharger le capitaine de toute responsabilité relativement à la conduite du navire. De là ces règlemens minutieux, disons même tyranniques, ces privilèges quelque peu excessifs[1] qui avaient leur raison d’être autrefois, qui ne l’ont plus aujourd’hui, mais se sont maintenus cependant à travers toutes les transformations de notre état social, comme tant d’autres institutions maritimes échappées, elles aussi, à la rage de destruction de notre époque, grâce, sans doute, à l’indifférence de la masse du public pour les choses et les gens de mer.

La grande impulsion que les Cassini donnèrent en France aux travaux cartographiques ne se fit guère sentir en hydrographie[2]. Cependant, dans le courant du XVIIIe siècle parurent quelques cartes de nos côtes levées par Magin. Elles contenaient peu de sondes. Seuls les bancs et les dangers les plus importans y étaient marqués approximativement ; on manquait en effet de procédé pour les placer avec précision sur les cartes.

C’est que les méthodes qui étaient dès lors — et qui sont restées — en usage pour l’établissement des cartes terrestres ne peuvent s’appliquer aux cartes marines. Les levés à la planchette, les méthodes de cheminement et d’arpentage qui, par leur caractère élémentaire, peuvent être mis à la portée des simples géomètres sont inutilisables à la mer.

L’usage des cartes marines diffère aussi radicalement de celui des cartes terrestres. Le voyageur qui, sur terre, se rend d’un point à un autre a surtout besoin de connaître les distances qu’il aura à parcourir, les routes les plus courtes ou les plus commodes entre lesquelles il devra choisir. Sachant toujours d’où il part, il lui est facile de suivre son chemin sur la carte, et si celle-ci est suffisamment exacte et complète, il reconnaîtra aisément, au fur et à mesure qu’il les rencontrera, les diverses particularités du pays qu’il parcourt.

Tout autre est le but d’une carte marine.

Le marin qui s’en sert sait bien où il veut aller, mais le plus souvent il ne sait pas où il est, ou du moins, il ne le sait que dans une limite plus ou moins large, et, en tout cas, c’est la carte elle-même qui doit lui servir à fixer sa position. Or, pour cela, les distances lui importent peu. S’il aperçoit devant lui un clocher ou un phare, il n’a pas le moyen de mesurer sa distance à ce clocher ou à ce phare ; il ne trouve pas sur sa route de bornes kilométriques pouvant le fixer sur cette distance, sauf aux entrées de quelques ports où des bouées, dites d’atterrissage, remplissent jusqu’à un certain point ce rôle ; et encore, comme elles sont susceptibles de chasser sous l’effort des courans ou à la suite d’un abordage, elles ne donnent pas de certitude absolue.

Mais si le navigateur n’a pas les moyens de mesurer les distances, il possède un instrument qui, à terre, ne joue qu’un rôle secondaire, mais dont l’importance à bord est capitale, c’est le compas ou boussole marine. En topographie, la boussole ne sert qu’à orienter approximativement les levés effectués à la planchette. En mer, le compas permet, non seulement de diriger à coup sûr le navire hors des côtes, mais encore de fixer sa position quand il approche de terre. Pour cela le marin n’a qu’à relever au moyen d’une alidade placée sur son compas la direction ou rhumb de vent dans laquelle il vise tel ou tel point en corrigeant cette direction de la déclinaison magnétique, il a une indication précise de la position qu’il occupe par rapport à ce point, ce qu’on appelle en géométrie un lieu. S’il vise un autre point, il a un second lieu. Les cartes marines sont construites de façon que chacun de ces lieux soit représenté par une ligne droite et puisse ainsi être tracé sans calcul. L’intersection de ces deux lieux donne donc par une construction des plus élémentaires et des plus rapides la position du navire.

Il importe par suite extrêmement que les directions géographiques, ou orientations, soient sur les cartes marines d’une exactitude absolue. Au contraire, pour le voyageur terrestre, la connaissance des orientations est tout à fait secondaire ; et, même sur nos meilleures cartes topographiques, ces orientations, — du moins en ce qui concerne les détails, les routes par exemple, — sont souvent affectées d’erreurs sensibles dont les terriens ne s’aperçoivent pas, mais qui frappent vivement les hydrographes quand ils comparent leurs travaux à ceux de leurs collègues de l’Etat-major.

Inutile d’ajouter que, sur les cartes marines plus encore que sur toute autre espèce de cartes, les points susceptibles d’être relevés de la mer doivent former une figure rigoureusement semblable (au sens géométrique du mot) à celle que ces points affectent sur le terrain ; sans quoi, les relèvemens ne se couperaient pas au même point et formeraient un triangle, — ce qu’on appelle en argot maritime un chapeau, — qui peut être pour le marin une cause d’incertitude ou même d’erreur. Or toute erreur, en navigation, peut produire un désastre.

Enfin il entre dans les cartes marines un élément essentiel qui ne remplit qu’un rôle accessoire dans les cartes terrestres. Sur celles-ci la forme du terrain est représentée par des hachures qui représentent le relief général du sol, avec, en plus, quelques cotes sur les sommets pour indiquer les altitudes.

Le relief du sol terrestre intéresse peu le marin. Il suffit que la carte lui représente le pays dans ses grandes lignes telles qu’il les voit de la mer, de manière à lui faciliter la reconnaissance de la partie de côte sur laquelle il atterrit. Mais le relief du sol sous-marin lui importe essentiellement. Il a besoin de savoir si, sur la route qu’il veut suivre, il trouvera toujours la quantité d’eau nécessaire pour passer, eu égard aux conditions de marée, de houle et au tirant d’eau de son navire. De là ces nombreuses cotes ou sondes qui donnent aux cartes marines un aspect si différent des cartes terrestres.


II

Comment arriver à déterminer la position exacte sur la carte de chacune de ces sondes, de celles au moins qui correspondent à des dangers que les navires doivent à tout prix éviter ? Tel est le problème qui s’est tout d’abord posé à l’attention des hydrographes et qui a retardé longtemps le développement de la cartographie maritime. Le compas n’est pas assez précis pour un levé étendu où les points de repère sont très éloignés les uns des autres ; les erreurs en s’accumulant finiraient par devenir dangereuses. Du reste on ne peut guère se servir du compas, — à cause de son peu de stabilité, — dans les embarcations qui seules permettent des sondes précises et délicates[3].

Ce fut Beautemps-Beaupré qui le premier résolut le problème d’une façon aussi simple que précise et qui donna ainsi à l’hydrographie la base scientifique qui lui avait manqué jusqu’alors. Le premier, il eut l’idée d’appliquer aux opérations hydrographiques les instrumens à réflexion, cercles ou sextans, qui ne servaient avant lui qu’aux observations astronomiques nécessaires à la conduite du navire au large. Il montra comment, en mesurant avec un de ces instrumens, d’un point situé en mer, les angles sous lesquels on voit trois points à terre, on peut, sans calcul, par une construction géométrique simple et rapide, déterminer la position de ce point avec une exactitude qui ne laisse rien à désirer.

Lors du célèbre voyage entrepris par d’Entrecasteaux pour aller à la recherche de La Pérouse, de 1791 à 1795, Beautemps-Beaupré, qui faisait partie de l’expédition, eut l’occasion d’appliquer pour la première fois ces nouveaux procédés, et les résultats qu’il en obtint furent consignés par lui, avec le principe de sa méthode, dans un rapport qu’il publia à son retour de ce long et pénible voyage. La France était alors trop agitée par les derniers soubresauts de la Révolution pour qu’on pût tirer parti pour la reconnaissance de nos propres côtes de cette découverte dont seuls les marins et les savans étaient à même de comprendre l’importance. Toutefois, l’attention était attirée sur le jeune hydrographe. Il fut chargé par Napoléon de plusieurs missions délicates où il se fit remarquer de nouveau par ces qualités d’observation et de science nautique qui devaient le mettre hors de pair.

Les guerres maritimes du premier Empire firent ressortir plus que toute autre les inconvéniens graves résultant du manque de cartes précises pour notre littoral. Le blocus des escadres ennemies forçait nos navires à circuler uniquement le long de la côte, à l’abri des batteries de terre, et l’on s’aperçut bien vite qu’il était aussi impossible de faire des opérations navales sans cartes marines que des plans de campagne terrestres sans cartes géographiques. Aussi, dès que la paix générale fut rétablie, on s’occupa de procéder à la reconnaissance méthodique et détaillée de notre littoral. Par analogie avec le corps d’ingénieurs géographes qui s’était déjà illustré par tant de travaux cartographiques de premier ordre, on créa un corps d’ingénieurs hydrographes ; et ce fut Beautemps-Beaupré, déjà connu par ses travaux antérieurs et membre depuis 1810 de l’Académie des sciences, qui en fut l’organisateur et le chef.

Dès 1816, on se mit à l’œuvre. On commença par les abords de Brest. C’était, on peut le dire, prendre le taureau par les cornes ; car il n’y a pas sur nos côtes de parages plus difficiles, avec leurs courans violens et leurs récifs toujours battus par la grande houle de l’Océan, que l’Iroise, le Fromveur et le Raz de Sein. En deux ans, cette partie de nos côtes, si importante au point de vue militaire, était complètement levée, d’Ouessant à Penmarc’h. De 1818 à 1826, on poursuivit sans interruption lare-connaissance de toute la côte Ouest, de Penmarc’h à la frontière d’Espagne. De 1829 à 1838, ce fut le tour de nos côtes de la Manche, de Brest à Dunkerque. Enfin, de 1840 à 1845, on procéda au levé de nos côtes méditerranéennes.

Quand on réfléchit aux moyens rudimentaires dont disposait Beautemps-Beaupré : des bateaux à voiles, des embarcations de pêcheurs, avec des collaborateurs sortant de l’Ecole, ignorant tout de la marine et qu’il fallait former sur le terrain, on est émerveillé de la rapidité et de l’habileté avec laquelle opéra l’illustre hydrographe. Tout était à faire, y compris la triangulation ; car l’État-major de la Guerre n’avait pas encore poussé ses travaux de ce côté. Il mena tout de front, sondes, topographie, rédaction, découvrit d’innombrables dangers, des passes nouvelles, même aux abords de Brest, des ports nouveaux comme celui de Labervrac’h, dont il montra l’utilisation possible par des vaisseaux de ligne. Avec son admirable sens marin, Beautemps-Beaupré sut conduire son immense travail dans un esprit réellement pratique, s’attachant principalement à ce qui pouvait servir à la marine de son temps, passes, mouillages, dangers près des routes ou dans les limites du louvoyage. Il fit même des levés, comme ceux de l’anse de la Torche, près de Penmarc’h et de la baie d’Aiguillon près de La Rochelle, qui devaient servir uniquement aux navires affalés par la tempête pour leur permettre de faire côte avec plus de sécurité.

L’œuvre de Beautemps-Beaupré fut si appréciée des marins, que toutes les autres nations adoptèrent ses méthodes et se mirent en mesure de procéder à leur tour au levé de leurs côtes. En même temps les ingénieurs hydrographes furent appelés à coopérer aux grands voyages de recherches et d’explorations qui signalèrent la renaissance de notre marine, de 1830 à 1840. Vincendon-Dumoulin, de Tessan, Givry, se signalèrent dans les expéditions scientifiques des Dumont d’Urville, des Dupetit-Thouars, comme leur chef l’avait fait au début de sa carrière dans le voyage de d’Entrecasteaux. Dès que nos armes furent portées sur le sol africain, Bérard et Lieussou procédèrent à une reconnaissance rapide des côtes de notre nouvelle conquête. Enfin, quand le levé des côtes de France eut été terminé en 1845, le zèle de nos hydrographes se porta sur les pays voisins. Toute la côte Ouest d’Italie fut levée de 1846 à 1858, entre notre frontière et le détroit de Messine, par des ingénieurs français dont l’œuvre, admirablement interprétée par des artistes de premier ordre, s’est traduite par des chefs-d’œuvre de gravure que les nouveaux travaux effectués par les Italiens n’ont pas supplantés.

Les expéditions coloniales appelèrent nos hydrographes sur de nouveaux terrains. De même que] les ingénieurs géographes accompagnèrent nos armées du Premier Empire à travers les contrées les plus diverses de l’Europe où ils se signalèrent par de remarquables travaux, de même les ingénieurs hydrographes firent partie de toutes les expéditions maritimes de la seconde moitié du siècle dernier. Les flottes de la Crimée, du Petchili, des mers de Chine, celle de l’amiral Charner comme celle de l’amiral Courbet, virent nos hydrographes à l’œuvre. Ils pilotèrent nos navires dans les passes du Peï-Ho, du Donnai, de la rivière Min, et accompagnèrent Garnier dans sa conquête du Tonkin. Dans toutes ces expéditions, le temps qui n’était pas consacré aux opérations militaires était employé aux levés hydrographiques. C’est ainsi que furent reconnus de 1859 à 1887 l’estuaire du Mékong et du Donnai, la côte d’Annam, le delta du Tonkin et l’archipel des Faïtzilong, travaux rapides forcément incomplets qui se ressentent des entraves apportées aux travaux scientifiques par les nécessités des opérations et des ravitaille-mens militaires, mais qui n’en rendirent pas moins les plus grands services et répondaient suffisamment aux besoins de la marine d’alors.

Entre temps, la Tunisie, plus récemment les côtes Nord de Madagascar furent l’objet de reconnaissances détaillées qui ne le cèdent en rien comme exactitude à celles des côtes de France.

Si nous ajoutons les levés divers effectués un peu partout, aux Antilles, à Terre-Neuve, au Maroc, dans le Pacifique à Taïti et en Nouvelle-Calédonie, on aura un aperçu du vaste travail que, depuis quatre-vingt-dix ans, ont accompli Beau temps-Beau pré et ses successeurs.


III

L’hydrographie ne pouvait rester étrangère à l’immense développement qu’ont pris toutes les sciences appliquées dans ces dernières années. Alors que tout se transformait dans la marine, il était impossible que l’œuvre de Beautemps-Beaupré ne fût pas complétée. L’illustre hydrographe avait fait son travail uniquement en vue de la navigation à voiles. Ses cartes suffirent pendant quelque temps pour la navigation à vapeur. Le changement du mode de propulsion laissait en effet intacts les procédés de navigation. La mer est toujours la mer, et quelles que soient les conditions dans lesquelles on s’y meut, il y a des nécessités qui restent inéluctables. Un capitaine qui se rend d’un port à un autre a également besoin de savoir la quantité d’eau qu’il aura sous la quille, sur les différens points de son parcours, que son navire soit à voiles ou à vapeur. Il lui est aussi nécessaire que les points de terre et les dangers à la mer soient exactement placés les uns par rapport aux autres. Les routes, bonnes pour les voiliers, le seront a fortiori pour des vapeurs d’égal tirant d’eau qui n’auront pas à s’inquiéter des limites du louvoyage. Les mouillages qui servent aux premiers servent aussi bien aux seconds, qui auront en plus la facilité d’appareiller et de s’élever au vent, s’ils sont surpris par la tempête, au lieu de risquer d’être jetés à la côte.

Mais bientôt les transformations du matériel naval suscitèrent de nouvelles exigences auxquelles l’œuvre de Beautemps-Beaupré ne pouvait entièrement satisfaire.

Le tirant d’eau et le déplacement des navires, tant dans la marine de commerce que dans la marine de guerre, allaient sans cesse en croissant. L’augmentation du tirant d’eau multipliait les chances d’échouement sur des dangers qui ne semblaient pas à redouter aux marins de l’époque précédente. L’augmentation du déplacement rendait les échouages plus dangereux et, en cas de perte, plus désastreux. La marine de commerce, pour laquelle, de plus en plus, le temps devenait de l’argent, prenait l’habitude de choisir les routes les plus directes pour abréger les traversées. Tandis que les voiliers s’écartaient toujours des côtes et surtout des pointes qu’ils considéraient comme l’ennemi, les vapeurs s’en rapprochaient pour couper au plus court de manière à arriver plus vite au port.

Mais ce fut surtout l’apparition des torpilleurs qui mit en défaut l’œuvre de Beautemps-Beaupré. Ces petits bateaux doivent en effet circuler surtout le long de la côte au milieu des roches et des îlots, de manière à pouvoir se dissimuler aux regards de l’ennemi qui croise au large et l’attaquer à l’improviste une fois que la nuit est venue. Ils doivent encore, pour échapper plus sûrement à la poursuite des destroyers, couper court au milieu des dangers, dans des passes étroites et sinueuses où de plus gros bateaux ne pourraient les poursuivre. Les cartes n’avaient pas été faites pour cela ; en beaucoup d’endroits, les contours seuls des plateaux dangereux avaient été déterminés, et de vastes espaces avaient été laissés en blanc, parce que les navires du temps de Beautemps-Beaupré n’auraient pu y pénétrer sans s’y perdre. De même bien des petits ports, des criques avaient été laissés de côté par Beautemps-Beaupré parce que de son temps ils n’étaient fréquentés que par des pêcheurs qui ne se servent pas de cartes ; ils devenaient nécessaires aux torpilleurs qui pouvaient y trouver un refuge éventuel contre l’ennemi ou contre le mauvais temps.

Nous avons dit que le tirant d’eau de nos grandes unités de combat, en augmentant, devait conduire à une reconnaissance plus approfondie des passes qu’elles étaient appelées à fréquenter. Des accidens retentissans vinrent bientôt montrer la nécessité de cette nouvelle reconnaissance. Ce fut d’abord l’échouage du cuirassé le Fulminant qui, en 1887, faillit se perdre sur une roche inconnue en plein chenal du Four, près de Brest. Ce fut ensuite le Hoche qui toucha sur une roche également inconnue, à l’entrée de la baie de Quiberon. Ce fut, en 1895, le navire-amiral et deux autres cuirassés de l’escadre de la Méditerranée qui touchèrent sur un haut-fond non porté sur les cartes en rade d’Hyères.

Bientôt les alertes du Niger et de Fachoda attirèrent l’attention sur l’insuffisance des cartes des abords de nos grands ports militaires. Brest et Lorient, les deux centres principaux de nos constructions navales, sont couverts du côté du large par une série d’îles et d’îlots, entre lesquels ceux de Molènes et des Glénans ont une importance particulière. Ces deux archipels sont composés en effet de centaines de rochers et d’îlots qui avaient été laissés à peu près complètement de côté par Beautemps-Beaupré. On y trouve cependant des passes profondes et des mouillages très sûrs, mais où nos torpilleurs n’osaient pas s’engager, faute de cartes. Or l’importance stratégique de ces deux archipels est considérable. Le premier couvre les abords de Brest du côté de la Manche, commandant les passes du Four et du Fromveur. Le second commande la route de Brest à Lorient et à Quiberon. Une puissance ennemie aurait pu en prendre possession, dès le début de la guerre, en faire un levé rapide et y constituer un centre d’opérations pour ses destroyers, sans que nos torpilleurs eussent pu les y poursuivre. Et le fait est que, suivant des informations reçues après coup, tel avait bien été le plan de nos adversaires éventuels[4].

L’étendue du danger décida à des mesures immédiates et radicales. Une révision de nos cartes, telle que celles auxquelles procède de temps en temps le service géographique de l’armée, eût été insuffisante. On préféra une réfection complète de notre hydrographie et l’on commença par les abords de nos ports de guerre.

La région méditerranéenne, de Port-Vendres à Menton, avait été refaite ainsi que les côtes de Corse, à la suite du levé des côtes de Tunisie. En 1897, on entama les abords de Brest dont la reconnaissance fut poursuivie presque sans interruption de Molènes au Raz de Sein. Elle fut terminée en 1902. Elle se continue actuellement par celle des abords de Lorient.

Naturellement, les nouvelles reconnaissances hydrographiques bénéficient des perfectionnemens que la transformation de l’outillage maritime permet d’apporter aux procédés de Beau-temps-Beaupré. Les principes et les méthodes générales restent les mêmes ; seule l’exécution diffère.

C’est ainsi que les sondes ne pouvaient se faire autrefois que dans des embarcations à rames ; de là une grande lenteur d’exécution, et surtout une grande irrégularité dans le travail, les embarcations à rames ne pouvant guère lutter contre une brise et du clapotis un peu forts. On se sert aujourd’hui, — pas assez cependant, — de canots à vapeur ; les embarcations à avirons, — canots ou baleinières, — sont réservées pour les recherches dangereuses autour des roches ou dans les passes délicates.

L’emploi d’embarcations à vapeur permet de couvrir de sondes une superficie donnée dans un temps plus restreint et d’une façon plus régulière, de sorte que les cartes nouvelles ne présentent plus ces blancs énormes que l’on trouve dans les précédentes ; elles offrent donc à l’œil un aspect plus satisfaisant qui montre aussi que le champ sous-marin a été exploré d’une façon plus méthodique.

Mais il ne suffit pas, pour avoir une carte complète, de couvrir de sondes un espace déterminé. On n’a ainsi que le relief général du sol sous-marin. Dans les pays à fonds plats, dans les rivières, on peut s’en contenter ; mais dans les régions rocheuses, il n’en est pas de même. Une tête de roche, dangereuse pour la navigation, peut échapper aux sondes régulières ; il suffit qu’elle soit située dans l’intervalle compris entre deux des routes suivies en sondant (ce qu’on appelle en argot d’hydrographe des lignes de sondes). Or, si rapprochées que soient ces ligues, — et il est difficile de les serrer, en mer, à plus de 40 ou 50 mètres, — une roche isolée d’un diamètre inférieur peut se trouver entre deux d’entre elles et constituer ainsi un danger redoutable pour la navigation.

La recherche des roches isolées qui ne découvrent pas à basse mer constitue une des tâches les plus ardues et les plus importantes de l’hydrographe. Dès qu’une roche est couverte de plus de deux ou trois mètres d’eau et qu’elle n’est pas signalée par ces volutes qui constituent ce qu’on appelle des brisons ou par les remous que forment les courans de marée, elle est très difficile à trouver. Sans doute, dans les mers calmes, dans des eaux limpides comme celles de la Méditerranée et des Tropiques, avec des éclairemens favorables, on peut apercevoir le fond par des profondeurs qui vont quelquefois jusqu’à 20 mètres, — rarement plus. Mais même dans ce cas, la zone de visibilité est limitée à un rayon très faible autour de la verticale ; en dehors de la verticale, on ne voit rien, même à très petite profondeur.

De plus, quelle que soit la limpidité de l’eau, dès que la mer est tant soit peu agitée, dès que la moindre brise en ride la surface, la visibilité disparaît complètement. Inutile d’ajouter que les matières terreuses ou organiques tenues en suspension qui produisent les eaux troubles des embouchures de fleuves ou de rivières que l’on trouve parfois si loin en pleine mer empêchent également de rien distinguer au-dessous de la surface. Aussi arrive-t-il très souvent que, même lorsqu’on connaît à l’avance la position exacte d’une roche par des angles ou des alignemens, on a les plus grandes peines à en trouver le sommet au plomb de sonde[5]. Il y a en effet des roches tellement pointues que le plomb glisse sur la tête et retombe à côté, de sorte que si on ne la voit pas, il est impossible d’en constater l’existence. Et c’est ainsi que l’on apprend un jour avec étonnement que, dans des chenaux très fréquentés, où des centaines de navires sont passés précédemment, un navire moins heureux a trouvé une roche, comme l’on dit, avec sa quille.

On a essayé de bien des moyens pour arriver à trouver sûrement les roches sous l’eau. Un des plus anciens consiste à draguer le chenal que l’on veut reconnaître, en immergeant derrière le bateau-sondeur une pièce de bois ou espars, lesté de manière à reposer sur le fond et remorqué avec une touée suffisante. Mais si le remorquage se fait trop vite ou par à-coups, l’espars peut sauter par-dessus les roches. En outre, la largeur ainsi draguée ne peut dépasser une vingtaine de mètres, ce qui est insuffisant pour assurer la sécurité d’une passe, un grand navire ne pouvant gouverner à vingt mètres près. M. Renaud a perfectionné ce procédé en substituant à l’espars en bois, — ou à la barre d’acier par laquelle on le remplace quelquefois, — un assemblage de bouées et de grappins, reliés entre eux par des entremises en filin, qu’on laisse dériver au courant ; l’espace dragué peut atteindre ainsi une largeur d’une centaine de mètres, ce qui est suffisant. Mais cet appareil, qui a donné en certains endroits d’excellens résultats, ne peut être utilisé que dans des régions à courans réguliers et pas trop violens.

On a songé à utiliser les ballons. On sait en effet depuis longtemps que, plus on s’élève au-dessus de l’eau, plus le fond apparaît avec netteté. A une certaine hauteur, la couche d’eau interposée semble disparaître, et le fond ressort comme sur un plan en relief. Cette particularité est connue depuis longtemps des marins ; du haut d’une falaise, d’un phare, on aperçoit très nettement les dangers voisins. Les anciens navigateurs avaient toujours soin de faire monter les vigies au haut des mâts pour surveiller la route à parcourir ; et même maintenant, dans les pays à coraux, on ne gouverne pas autrement dans les passes.

On fit des essais sur l’emploi des ballons en hydrographie au parc aérostatique de la marine à Lagoubran. Le lieutenant de vaisseau Baudic, chargé de ce parc, obtint des résultats satisfaisans aux environs de Toulon, et l’on songeait à employer le ballon pour achever la reconnaissance des abords de Brest en 1902 quand la mort tragique de ce malheureux officier, en désorganisant le service aérostatique de la marine, força à renoncer, momentanément au moins, à des expériences de ce genre. Elles n’ont pas été reprises. Il est douteux du reste que les résultats eussent été les mêmes à Brest qu’à Toulon ; la visibilité sous-marine n’est possible en effet, même du haut d’un ballon, que par des eaux claires et des temps calmes. Or ces temps sont très rares sur les côtes de Bretagne ; et la manœuvre d’un ballon à bord d’un bateau, toujours très délicate, semble devoir être difficilement pratique sur nos côtes si venteuses de l’Océan.

D’ailleurs il ne suffit pas de voir une roche de loin ; il faut ensuite aller sur sa tête et s’y placer exactement pour déterminer son brassiage et sa position. Celle-ci peut être obtenue, au moins approximativement, par des angles mesurés du ballon ; mais le brassiage ne peut être déterminé que sur la roche elle-même ; et il faudrait toujours finalement recourir aux embarcations.

Aussi, en dépit de toutes ces tentatives, du reste très intéressantes et qui donneront peut-être des résultats dans l’avenir, est-ce toujours avec les embarcations qu’on cherche et qu’on trouve le plus souvent les roches sous l’eau. Les sondes très serrées et méthodiques telles qu’on les fait maintenant, si elles ne constituent pas un moyen infaillible de trouver les roches, en facilitent cependant grandement les recherches.

A l’examen minutieux des sondes ainsi obtenues, l’hydrographe qui a l’habitude et le flair de son métier, devine l’endroit où doit se trouver une tête de roche ; il y retourne, — à basse mer, de manière à diminuer autant que possible la couche d’eau interposée ; — trois ou quatre embarcations, munies de sondeurs, l’accompagnent ; chacune explore une zone déterminée, définie par de petites bouées en liège qu’on déplace au fur et à mesure qu’on trouve de plus petits fonds ; la zone d’exploration se rétrécit ainsi de plus en plus, et il est rare que de cette façon on ne finisse pas par arriver sur le sommet cherché.

C’est par ce procédé, un peu long peut-être, mais régulier et sûr, que l’on a trouvé dans ces dernières années plus d’une centaine de roches, dont plusieurs très dangereuses, situées dans des passes fréquentées, et inconnues des meilleurs pilotes et des pêcheurs.

Nous parlons des pêcheurs. Leur assistance est généralement très utile pour les travaux de ce genre ; elle ne doit pas être négligée par les hydrographes. Pratiquant toujours les mêmes parages, ils finissent par connaître très bien les roches isolées, soit qu’elles déchirent leurs filets et qu’à cause de cela, ils aient intérêt à les éviter s’ils chalutent, soit au contraire qu’ils les recherchent pour leurs casiers à homards. Beautemps-Beaupré les utilisait beaucoup ; ses successeurs font de même ; mais il faut savoir les faire causer, débrouiller, au milieu du fatras de choses inutiles qu’ils vous racontent, les quelques renseignemens précieux qui peuvent vous mettre sur une bonne piste. Depuis quelques années, la marine leur donne des primes pour toutes les roches nouvelles qu’ils signalent ; seulement, comme ils n’usent pas de cartes et qu’ils ne savent pas les lire, ils ignorent quelles sont celles qui n’y figurent pas, et ce n’est qu’en causant longuement avec eux qu’on arrive, parfois, à le savoir.


IV

Les accidens récens survenus sur les côtes de l’Indo-Chine à quelques-unes de nos plus belles unités navales montrent que la réfection de notre hydrographie ne doit pas se borner aux côtes de France, mais qu’elle doit s’étendre à notre domaine colonial dont plusieurs parties ont été, comme nous l’avons dit, un peu hâtivement et insuffisamment levées.

Malheureusement le nombre des ingénieurs hydrographes est beaucoup trop restreint pour suffire à une tâche pareille ; le corps, créé uniquement en vue de la reconnaissance des côtes de France, n’a jamais été augmenté depuis ; il a même été plutôt diminué ; il ne comprend actuellement que quinze ingénieurs. Ce sont ces quinze ingénieurs qui doivent faire face, non seulement aux travaux de réfection des côtes de France qui n’avancent que très lentement parce qu’on ne peut y consacrer plus de trois ou quatre ingénieurs par an, mais aux travaux coloniaux qui les sollicitent de plusieurs côtés : Indo-Chine, Madagascar, peut-être bientôt le Maroc. Ils y suffisent d’autant moins qu’il y a aussi les travaux de rédaction et les services intérieurs à assurer. Ce n’est pas tout en effet que de lever une carte, il faut ensuite la dresser ou la construire avec les matériaux recueillis sur le terrain. Ce travail de construction est très long, très minutieux et doit être exécuté, ou tout au moins surveillé, par les ingénieurs qui ont pris part au levé, et qui, de ce fait, sont immobilisés pour une période de temps à peu près égale à celle qu’ont nécessitée les opérations sur le terrain. Il y a enfin les travaux de publication et de gravure qui doivent être également suivis de très près.

Outre la rédaction de leurs travaux personnels, les ingénieurs hydrographes doivent encore reproduire, en les adaptant aux nécessités et aux besoins de notre marine, les cartes levées par les marines étrangères, de manière que nos bâtimens soient constamment munis de tous les documens nécessaires ou utiles à la navigation. Ils ont à tenir à jour les cartes déjà faites, en y portant les modifications provenant des nouveaux levés, les dangers nouveaux, les changemens d’éclairage, et de balisage, travail fastidieux, minutieux, mais qu’on ne saurait abandonner complètement à des agens subalternes ; car la moindre négligence ou erreur peut avoir des conséquences désastreuses.

Les ingénieurs hydrographes ont aussi la charge de tous les services scientifiques qui intéressent la marine ; ce sont eux qui s’occupent des instrumens nautiques, en particulier des chronomètres dont ils suivent et vérifient les marches avant de les envoyer aux observatoires des ports d’où on les délivre aux navires ; ils ont eux-mêmes à Paris un observatoire qui leur sert pour ces opérations, très précises et très délicates ; plusieurs centaines de chronomètres et de montres leur passent ainsi tous les ans entre les mains. Les études et les prédictions des marées sont également de leur ressort.

Enfin il ne se fait pas un travail sur les côtes de France, construction ou amélioration de port, établissement de phares, sans qu’ils soient appelés à l’étudier comme rapporteurs au sein de commissions nautiques, sortes d’enquête d’intérêt maritime auxquelles sont soumis tous les projets de travaux à la mer émanant de l’administration des ponts et chaussées.

On a cherché à compenser leur insuffisance numérique en les suppléant par des officiers de marine, spécialement pour les sondes à la mer. Dès l’origine, Beautemps-Beaupré s’en était adjoint quelques-uns, mesure d’autant plus justifiée alors que ses jeunes compagnons nouvellement sortis de l’École polytechnique étaient complètement étrangers aux choses de la mer.

De cette collaboration avec l’illustre fondateur de l’hydrographie est née une sorte d’école quelque peu rivale de celle des ingénieurs, à laquelle est attaché principalement le nom de l’amiral Cloué. C’est surtout à Terre-Neuve, sur les côtes de l’ancien French Shore, que les officiers de cette école furent appelés à faire de l’hydrographie. Plus tard leur concours fut utilisé également sur les côtes de l’Indo-Chine et de Madagascar où presque toujours les ingénieurs furent doublés d’officiers. Mais il est clair que cette dualité ne saurait donner toute satisfaction. Le plus souvent, l’officier de marine manque de l’instruction technique nécessaire à l’hydrographe. Le programme de l’Ecole navale ne comporte pas en effet de cours d’hydrographie ; dans l’état actuel des choses où les officiers de marine sont appelés si souvent à coopérer au levé des cartes marines, c’est une lacune aussi bizarre que le serait celle du cours de topographie dans le programme de Saint-Gyr. Cette lacune n’est que bien insuffisamment comblée par les quelques conférences qu’on fait aux aspirans à bord du vaisseau école d’application. Le lieutenant de vaisseau chargé de ces conférences est généralement étranger lui-même, — ou à peu près, — à l’art qu’il enseigne ; ces conférences, forcément très restreintes, sont limitées à quelques notions élémentaires ; elles sont insuffisantes pour former un hydrographe, et les exercices pratiques qui consistent en une ou deux journées de sondes ne le sont pas moins.

L’hydrographie en effet, même si on la borne à sa partie élémentaire, à un simple levé de plan, est une science dont la pratique exige, comme tout ce qui touche aux choses de la mer, une très grande expérience, principalement en ce qui concerne les sondes.

Cette pratique, il est clair que l’officier de marine, en se spécialisant, pourrait tout comme un autre, et certainement plus facilement qu’un autre, arriver à l’acquérir.

Mais cela est-il nécessaire ? Doit-on essayer de distraire encore l’officier de marine du rôle militaire qui reste, avant tout, le sien ? Nos amiraux se plaignent déjà de l’insuffisance numérique des officiers de vaisseau ; le nombre des unités navales a augmenté dans des proportions énormes depuis trente ans, et les cadres de ces officiers sont restés à peu près les mêmes ; aussi, en cas de mobilisation, nous n’aurions pas assez d’officiers pour armer tous nos navires. Déjà, pendant la guerre de Chine, en 1885, il fallut prendre dans la marine marchande des officiers auxiliaires. Il serait donc contraire aux intérêts bien entendus de notre marine de chercher à retirer encore au personnel combattant, trop peu nombreux, une partie, — et la plus savante, — de ses membres pour la spécialiser dans un rôle technique.

Il n’y a déjà que trop d’officiers immobilisés dans des fonctions qui ne sont pas militaires. C’est ainsi que, dans les ports, le service des observatoires et des chronomètres, qui serait plutôt du ressort des ingénieurs, est confié à des officiers ; ce sont eux aussi qui y sont chargés du service des cartes avec toutes les manipulations et corrections que ce service entraîne. La formation des pilotes de la flotte, celle des patrons-pilotes pour torpilleurs immobilise également un certain nombre d’officiers qui sont appelés ainsi à faire œuvre d’hydrographes plutôt que de militaires. Enfin à Paris, les services des Instructions nautiques, des compas, de la météorologie nautique, services ayant de nombreux points de contact avec l’hydrographie et primitivement confiés à des ingénieurs, ont été, par suite de la pénurie de ceux-ci, successivement attribués à des officiers, au détriment de la rapidité de transmission et d’exécution des affaires qui se traitent souvent ainsi en double. En un mot, il y aurait intérêt à appliquer le grand principe de la division et de la spécialisation du travail, en réservant l’hydrographie et tous les services annexes qui s’y rattachent, observatoires, pilotages, à un corps technique suffisamment nombreux, de manière à laisser les officiers de marine à leur rôle militaire, le seul auquel, au fond, ils s’intéressent.

C’est ce qui se passe du reste presque partout à l’étranger ; et ici, comme dans beaucoup d’autres circonstances, la France qui avait tracé la voie aux autres nations s’est laissé devancer par elles.

Aucune des grandes marines ne consacre à son budget hydrographique une somme relativement aussi dérisoire que la nôtre. L’amirauté anglaise entretient couramment sept navires hydrographes qui font des levés sur tous les points du globe, aussi bien dans les eaux métropolitaines et coloniales que sur les côtes étrangères. Ces sept navires doivent correspondre à une centaine au moins de navigating officers ou d’hydrographers attachés aux différens services hydrographiques tant à terre qu’à la mer. Qu’est-ce auprès de cela que nos quinze ingénieurs et notre unique navire hydrographe, la Chimère, petit aviso de 250 tonnes, filant à peine ses six nœuds ?

Inutile de citer après cela les autres nations qui, comme les États-Unis, l’Espagne, voire le Portugal, ont des corps d’officiers ou « ‘ingénieurs hydrographes plus ou moins semblables au nôtre.

Enfin la dernière venue de toutes les puissances maritimes, maintenant une des plus redoutables, le Japon, n’a pas hésité à nous copier en créant à son tour un corps d’ingénieurs hydrographes. C’est ce corps, dont nous ignorons l’importance numérique, mais qui doit être beaucoup plus nombreux que le nôtre, à en juger par les travaux qu’il publie, qui procède depuis une vingtaine d’années à la reconnaissance détaillée de ses côtes si étendues et si découpées. Il apporte dans cette œuvre de longue haleine les qualités maîtresses que la guerre actuelle a mises en relief : soin minutieux, esprit de méthode, souci du détail ; mais on y constate aussi le manque d’originalité ; ses cartes semblent calquées sur les cartes anglaises dont elles ont adopté les unités de mesure : le méridien est celui de Greenwich, les sondes sont en brasses anglaises ou en pieds anglais ; à côté des caractères chinois qui représentent les noms des îles, caps, rochers, etc., sont les traductions anglaises ; les titres sont mi-anglais, mi-japonais. Ils en ont même imité les défauts ; les cartes japonaises sont, comme les cartes anglaises trop touffues, trop noires de sondes, compliquées de détails inutiles. Elles ne s’en distinguent même pas par le cachet artistique qu’on peut mettre dans le figuré du terrain et qu’on pouvait attendre de ces maîtres que sont les Japonais dans toutes les branches de l’art.

Et, à ce point de vue encore, nos cartes marines françaises gravées par les Collin, les Michel, les Dyonnet, et autres artistes de leur école, sont restées des chefs-d’œuvre artistiques qu’on n’a pas égalés.


  1. Même sur les navires de l’État, qui ont tous à bord des pilotes militaires admirablement formés dans une école spéciale, même sur les navires hydrographes, on est obligé de prendre ou de payer les pilotes locaux. Et un navire de guerre ne peut entrer à Brest ou à Lorient sans l’assistance, fictive le plus souvent, d’un pilote civil. Les pilotes locaux forment dans chaque port, sous le patronage de l’État, de véritables corporations, très jalouses de leurs droits et où l’on n’entre qu’après des examens de pratique analogues aux anciens examens de maîtrises.
  2. On appelait autrefois hydrographie tout ce qui concernait la science ou : l’art de la navigation, spécialement l’astronomie nautique. Ce sens ne s’est conservé que dans la dénomination d’écoles et de professeurs d’hydrographie destinés à former des capitaines de la marine marchande. Autrement, le nom d’hydrographie ne s’applique plus qu’au levé des cartes marines et à tout ce qui s’y rattache.
  3. Pour des levés de détail, des ports par exemple, on peut placer deux observateurs munis d’un théodolite en des points déterminés d’où ils relèvent simultanément à un signal convenu une embarcation qui sonde au large. Le procédé est très précis et a été employé au XVIIIe siècle pour les rares levés hydrographiques de cette époque ; mais il exige un nombreux personnel et ne peut s’appliquer à un levé un peu étendu.
  4. Il est bon de rappeler qu’un coup de main semblable fut exécuté par les Anglais pendant les guerres de la Révolution. Ils s’emparèrent des îles et des îlots qui ferment la baie de Quiberon du côté du Sud, et firent de cette admirable baie un centre d’opérations contre la côte Sud de Bretagne ; de là ils commandaient Lorient et la Loire. Ils en balisèrent les passes et les dangers ; et nos officiers, impuissans, assistaient du haut de la Tour du port de Lorient à leurs mouvemens et à leurs évolutions. C’est là qu’en particulier ils préparèrent à loisir, en 1800, la grande expédition qui devait nous chasser de l’Egypte après les glorieuses mais éphémères victoires de Bonaparte. (Voir la Chronique maritime du port de Lorient pendant la Révolution, par le commandant Lallemand. Revue maritime, 1902.)
  5. On n’a encore rien trouvé de mieux, malgré de nombreuses tentatives, pour les sondes à la mer, que l’antique appareil qui sert de temps immémorial aux marins : un plomb en forme de tronc de cône, plus ou moins volumineux suivant la profondeur à atteindre, attaché à une ligne de filin graduée. Les graduations consistent en petits morceaux d’étamine ou de luzin passés entre les torons de la ligne, de mètre en mètre ; si l’on tient à plus de précision, pour les sondes délicates, on intercale de 20 en 20 centimètres de petits bouts de cuir. Pour éviter les confusions, la couleur de l’étamine change de 5 en 5 mètres. Maniée par un bras vigoureux de gabier ou de timonier, la sonde ainsi constituée permet d’atteindre et d’apprécier exactement des profondeurs inférieures à 20 mètres, toutes celles qui intéressent la navigation. On sonde à courir, c’est-à-dire sans arrêter l’embarcation, jusqu’à des profondeurs de 10 mètres. En stoppant et en se mettant bien à pic de la ligne on peut arriver jusqu’à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres ; mais au-delà de 100 mètres, on ne peut pas raidir suffisamment la ligne et l’incertitude peut atteindre plusieurs mètres. Pour les sondes de grande profondeur en plein océan, on se sert d’appareils différens, quoique fondés sur le même principe : un poids et une ligne ; seulement la ligne, au lieu d’être en chanvre, est en fil d’acier, en corde à piano. Au lieu d’être lancée, elle est déroulée sur un treuil muni d’un compteur qui indique à chaque instant les longueurs de fil immergé, la difficulté est de bien apprécier le moment où le poids atteint le fond.