Cartulaire de Cormery/1/09

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Guilland-Verger (p. lxxviii-lxxxvii).

CHAPITRE IX.

Les Anglais à Cormery.

La Touraine, au milieu du xive siècle, fut en proie à toutes les horreurs de la guerre. Depuis longtemps déjà, des bandes d’Anglais et de Gascons sillonnaient notre pays, rançonnant les bourgeois et les paysans, pillant, massacrant, se livrant à tous les excès. Ce n’est point ici le lieu de raconter cette douloureuse histoire. Nous devons nous borner à redire les malheurs de Cormery.

En 1337, la guerre fut ouvertement déclarée entre la France et l’Angleterre. Les bandes anglaises, déjà si incommodes, redoublèrent d’audace. Elles étaient maîtresses de la plupart de nos places fortes, et faisaient des incursions jusqu’aux portes de Tours. Chaque jour les bourgeois de la ville, divisés en sept compagnies venaient faire le guet sur les murailles* Animées d’un vif sentiment de patriotisme, ces milices faisaient bonne contenance, et s’apprêtaient à lutter vaillamment. En 1356, le maréchal de Nesle, vint à Tours pour prendre en main le commandement des troupes et s’occuper du salut de la province.

En 1358, l’orage fondit sur Cormery, Les troupes ennemies arrivèrent du côté de Loches. Elles se cantonnèrent solidement à Azay-sur-Indre et à Cormery.

Pour se débarrasser d’un aussi mauvais voisinage, le gouverneur de Touraine crut qu’il n’y avait pas de meilleur moyen que d’incendier et de ruiner ces deux places. Ainsi, par une sorte de fatalité, amis et ennemis conspiraient à leur perte. Afin d’agir plus rapidement et plus énergiquement dans ce projet de destruction, le maréchal de Nesle envoya deux artificiers, nommés Pierre de Combet et Jean Châtelain, avec huit livres de poudre pour mettre le feu d’abord à Azay, et ensuite à Cormery. À cette époque l’emploi de la poudre était peu connu. Les effets de cette terrible découverte jetaient partout l’épouvante.Azay en fit la triste expérience : le bourg devint la proie des flammes. Il en conserva depuis le surnom d’Azay-le-Brûlé.

Les Anglais parurent devant Cormery, le 21 mars 1358, sous la conduite de Basquin du Poncet. Ils s’emparèrent d’abord de la ville. Tout fut mis au pillage, et les maisons furent renversées. Qui pourrait peindre cette scène de désolation ? Parmi les habitants plusieurs furent égorgés, beaucoup furent couverts de blessures, d’autres furent mis à rançon ; le reste, femmes et enfants, fut emmené prisonnier au château de la Roche-Posay. L’église Notre-Dame de Fougeray fut dévastée. Ces brigands ne respectèrent rien. Non contents de jeter le deuil dans les familles, ils y portaient le déshonneur.

Cinq jours après, ils réussirent à entrer dans l’abbaye. La nef de l’église abbatiale fut convertie en écurie, où ils placèrent leurs chevaux. Après avoir volé tout ce qui parut à leur convenance, ils s’ amusèrent, jusque dans le lieu saint, à tourmenter et à tuer les prisonniers. Le smoines avaient pris la fuite auparavant, à l’exception de sept ou huit qui furent arrêtés.

Quelles journées néfastes pour Cormery ! En quelques instants, l’œuvre de plusieurs siècles fut anéantie. Les édifices publics et privés, sacrés et profanes, furent démolis de fond en comble. Le monastère fut transformé en citadelle. Les ennemis en fortifièrent les murs, déjà très-hauts et très-épais. Pour faciliter me travail, ils renversèrent une chapelle et d’autres bâtiments afin d’en prendre les pierres. Les fossés furent élargis, les ponts rompus, les abords déblayés. En un mot, l’asile de la paix fut métamorphosé en château-fort et devint le repaire d’une soldatesque indisciplinée.

Non content d’avoir ainsi ruiné la ville, ces bandits détruisirent Vonte, Aubigny et Montchenin ; puis ils se répandirent dans les campagnes de Truyes, de Tauxigny, d’Esvres et de Louans. Partout ils renouvelèrent les mêmes violences. Le pays n’oublia jamais cette invasion, dont il eut beaucoup de peine à se remettre. Joachim Périon estime que mille maisons environ furent détruites à Cormery. Il ne donne comme preuve, que de son temps il trouvait mentionnées dans de vieux documents historiques des rues qui n’existent plus. Ainsi, avant l’arrivée des Anglais, il y avait la rue des Boulangers, la rue des Chaussetiers, la rue des Foulonniers : les différents corps de métiers étaient alors réunis dans autant de rues distinctes.

Enfin l’espérance commença de renaître. Les nécessités de la guerre, et surtout le désir de fouler de nouvelles provinces tourmentaient les compagnons de Basquin du Poncet. Gérard, abbé de Cormery, réfugié à Tours, avait essayé à plusieurs reprises d’entrer en composition avec le capitaines ; mais les prétentions de celui-ci étaient sans mesure. Il exigeait une rançon que les moines étaient incapables de payer. À la fin, il comprit que des délais prolongés mettraient l’abbaye dans l’impossibilité absolue de se procurer la moindre somme d’argent ; Ce fut à son tour de faire des propositions. L’abbé Gérard ne fit pas la sourde oreille. Il avait hâte de revoir son cloître, d’en relever les murailles et de purifier le sanctuaire profané. Il était également impatient de rappeler les habitants de Cormery et de les aider à restaurer leurs demeures. La rançon fut soldée, et les Anglais s’en allèrent après un séjour de plus d’une année. Nous ne passerons pas sous silence un trait propre à peindre les mœurs du temps. Qui croirait que les hordes conduites par Rasquin, vivant de rapines, ne reculant devant aucun forfait, pillant les églises, volant toujours et partout, tuant ou mutilant les hommes, maltraitant les femmes, incendiant les églises, mirent au nombre des conditions de leur départ de Cormery que l’abbé solliciterait pour eux l’absolution de l’excommunication qu’ils avaient encourue ? Bizarre mélange de cruauté et de superstition ! Gérard promit et exécuta fidèlement sa promesse. Nous avons une bulle du Pape publiée à cette occasion.

Rentrés à Cormery, les moines et les habitants, qui depuis tant de siècles partageaient la bonne ou la mauvaise fortune, se prêtèrent mutuel secours. Chacun se logea comme il put ; on déblaya les ruines ; on releva les murs ; on rétablit les toits. Combien de malheureux versaient des larmes, à la vue de leur pauvre demeure bouleversée, portant les traces sinistres de l’incendie ! Les bénédictins furent la providence de ces infortunés. Leurs cœurs restèrent ouverts à la charité, et leur bourse à l’aumône. Quant aux bâtiments de l’abbaye, ils n’étaient pas encore restaurés cinquante ans plus tard. En 1411, le prieur claustral demanda aux chanoines de Saint-Martin de Tours de s’occuper de l’abbaye, restée dans un état de désolation depuis un demi-siècle. Le cloître, dit-il, est démoli, en sorte que les moines n’y peuvent plus accomplir aucune cérémonie religieuse. La salle capitulaire, le dortoir et le logis abbatial sont en ruine. Il propose de consacrer au travail de restauration les ressources laissées à l’abbaye par Pierre d’Azay, le dernier abbé. Pour surveiller l’opération il réclame la nomination de ; deux commissaires choisis par le chapitre de Saint-Martin ; et il notifie le choix d’un commissaire spécial du monastère dans la personne d’Aimery Cholet ; prieur de Truyes. On comprend assez que les moines de Cormery comptent sur le secours des chanoines de Saint-Martin, leurs fondateurs et leurs patrons. Du reste, vu l’importance des travaux et l’impossibilité de se procurer sur le champ les sommes nécessaires à leur entier achèvement, ils autorisent leur commissaire à contracter des emprunts qui seront hypothéqués sur les biens du monastère.

Hélas ! l’entreprise faillit être abandonnée dès le début. L’année suivante, en effet, en 1412, l’alerte fut donnée à Cormery. Les Anglais étaient revenus. Appelés en Touraine par suite de luttes déplorables entre les Bourguignons et les Armagnacs, toujours prêts à profiter de nos discordes intestines, ils venaient de prendre et de saccager l’abbaye de Beaulieu, près de Loches. Déjà ; des avant-coureurs, espèces de pillards à la suite de tous les corps d’armée irréguliers, étaient arrivés à Cormery. L’alarme fut bientôt générale. Comment détourner le péril ? Les moines tinrent conseil, et offrirent de ; racheter l’abbaye, les villes et les campagnes environnantes. On débattit le prix de la rançon, qui resta fixé à 350 écus d’or par mois. L’écu d’or valait alors vingt-deux sous et pourrait être estimé à 15 francs environ de notre monnaie actuelle. C’était une somme considérable pour un établissement qui n’avait pas encore réussi à réparer ses pertes récentes. « Mais, dit naïvement le chroniqueur, de deux maux il faut savoir choisir le moindre. En présence d’un péril imminent, il fallait se décider à fuir, à combattre et peut-être à se faire tuer. N’était-il pas préférable de payer ? » Ce bon moine avait raison, la lutte était trop inégale, pour ne pas dire impossible. On se résigna donc à délier les cordons de la bourse. L’acte de rachat fut signé à Beaulieu le 30 octobre 1412. Les deux commissaires étaient Jacques de Villain, représentant de l’abbé de Cormery, et Jean Blount, chevalier, de la part des Anglais. En échange, Thomas, comte de Dorset, amiral d’Angleterre et d’Irlande, et maréchal de l’armée du duc de Clarence, donna un sauf-conduit, revêtu de sa signature et de son sceau, qui assurait paix et sécurité au monastère et à la ville de Cormery, ainsi qu’aux campagnes du voisinage. Voici la copie textuelle de cette pièce curieuse :

« Thomas, comte de Dorset, amiral d’Angleterre et d’Irelande, et mareschal de l’ost de très-hault et puissant prince, mon très-honnoré et redoubté seigneur le duc de Clarence, lieutenant du Roy, mon très-redoubté et très-souverain seigneur, a toutz ceulx qui ces présentes lettres verront et orront, salut. Sçavoir faisons que pour les pastiz que ont a nous l’abbé et convent de Cormery, pour eulx, leur abbaye, et ville de Cormery et pour leurs granges appelées Montchenin et Aubeigné et pour leurs serviteurs auxquelz avons donné nos lettres de protection et saulvegarde scellées de notre signe, et pour leurs terres, tenemens, biens,et chasteaulx quelconques, avons reçu pour et au nom desdicts abbé et convent la somme de troys centz cinquante escutz, de laquelle somme nous nous tenons pour contens et bien paiés. Si prenons en notre protection et saulvegarde les dicts abbé et convent, leur abbaye et ville de Cormery, avecques les dictes granges, terres, tenemens, biens et chateaulx quelconques, et semblablement toulz leurs serviteurs, biens, terres, tenemens par noz autres lettres protiges, en commandant et enjoignant a tous nos subjectz que les dessusdiçtz en nos dictes lettres especifiées seuffrent joyr et user d’icelles noz lettres et sauf-conduit par ung moys a durer après la date d’icelles, pourvu toutevoyes que rien ne soict par eulx ne aulcun d’eulx faict, procuré ne attenté encontre l’estat de mon dict très-souverain seigneur, ne aulcun de ses liges, et par especial en cet ost. Donné soubz notre sceel, en notre ville de Beaulieu le vingtiesme jour d’octobre. »

Le premier paiement était obligatoire quelques jours seulement après la signature du traité. Les moines épuisèrent toutes leurs ressources, et comme il leur manquait 120 livres pour parfaire la somme, ils furent obligés de les emprunter. Ce n’était pas assez de solder la contribution des Anglais, il fallait vivre. En cette même année les moines empruntèrent cent écus d’or à Benoît Fromentin, de tours ; ils vendirent à un certain Martineau douze muids et quatre setiers de froment, au prix de six livres quinze sous chaque muid. Ils se défirent de douze coupes et de douze cuillers d’argent au prix de douze marcs, le marc valant douze écus. Dès le mois de septembre, ils avaient fait transporter à Tours les reliquaires les plus précieux. Trois charrettes en furent chargées ; elles étaient accompagnées de trois conducteurs armés et de deux bénédictins. Telle était la terreur qui régnait partout et troublait les esprits, que, pour rendre les Anglais plus traitables, on leur envoya, comme petits présents, des perdrix, des faisans, des chapons et un brochet vivant. Soins inutiles, peines perdues ! Les Anglais devenaient de plus en plus menaçants. Malgré leurs engagements, ils allaient faire un mauvais parti aux moines de Cormery. Ceux-ci furent contraints de prendre la fuite dans la soirée du cinq des calendes de novembre. Leur retraite fut tellement précipitée, qu’ils partirent le soir, passèrent la nuit à Vençay, aujourd’hui St-Avertin, et que le lendemain seulement ils allèrent se loger dans la maison qui leur appartenait sous le nom de Tour-de-Cormery, dans le quartier St-Martin.

Il paraît que ce fut une faussé alerte. Les Anglais furent bientôt forcés de battre’ en retraite. Le sire de Bueil les attaqua vivement, les chassa de Preuilly et en débarrassa pour jamais les campagnes de la basse Touraine.

Pierre Berthelot, dans l’appréhension de nouveaux désastres, résolut d’entourer la ville de Cormery de murs fortifiés. Il obtint l’autorisation du roi Charles VII, par lettres patentes en date du 7 avril 1443. Le monastère fournit pour la dépense 115 écus d’or. La construction marcha lentement : l’argent était rare. En 1463, les moines empruntèrent pareille somme de 115 écus. Les habitants avaient pris rengagement de coopérer à l’entreprise ; mais ils étaient dans la gêne, et l’abbaye pourvut à tout. On entrait à Cormery par quatre portes principales, et les fortifications de la ville, suivant la concession royale étaient composées de murs, tours, fossés, portes, ponts-levis, créneaux, échauguettes et barbacanes.

Tandis que les murailles garnies de tourelles s’élevaient autour de la ville, Pierre Berthelot fit bâtir la tour St-Jean, pour soutenir le chœur de l’église, ébranlé par le temps et par le marteau des Anglais. Les voûtes et la toiture de la grande nef furent rétablies aux frais de l’abbé et des prieurs. Le clocher fut également restauré. Alors on songea à rapporter à Cormery les châsses des saints, restées à Tours en dépôt depuis plus de quarante ans. La réversion des reliques fut un jour de joie pour tout le pays. C’était vraiment le signal d’une pleine sécurité. Les moines allèrent réclamer leur trésor à Saint-Martin et firent une première station à l’église Saint-Pierre-du-Chardonnet. Bientôt on se mit en marche au chant des psaumes. Le pieux convoi était accompagné par les notables bourgeois de Cormery. Le reste de la population attendait près de la chapelle Saint-Blaise, où on se livra à toutes les démonstrations d’une vive et’ sainte allégresse. On organisa une pompeuse procession, et après un long exil les corps saints vinrent prendre possession de leur sanctuaire. Le lendemain, l’abbé donna un grand banquet auquel cinquante invités prirent part : c’étaient, sans doute, les bourgeois qui avaient fait cortège aux reliques de Tours à Cormery, et il donna à la multitude deux pipes de vin. Jamais cérémonie religieuse ne fit autant de plaisir. Enfin, les habitants du pays de Cormery respiraient librement. La peur des Anglais était dissipée, et si de nouvelles bandes s’avisaient de revenir, on pouvait les attendre derrière de bonnes et solides murailles.