Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 1/Chapitre 11

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1744

Chapitre XI

Mon court, et trop vif sejour à Ancone. Cecile. Marine. Bellino, L’esclave grecque du lazaret. Bellino se decouvre.

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Je suis arrivé à Ancone le 25 de Fevrier de l’an 1744 au commencement de la nuit à la meilleure auberge de la ville. Content de ma chambre, je dis à l’hote que je voulois manger gras. Il me répond qu’en quarême les chretiens mangent maigre. Je lui dis que le pape m’a donné la permission de manger gras ; il me dit de la lui montrer ; je lui repons qu’il me l’a donnée de bouche, il ne veut pas me croire ; je l’appelle sot ; il m’intime d’aller me loger ailleurs ; et cette derniere raison de l’hôte, à la quelle je ne m’attendois pas, m’étonne. Je jure, je peste ; et voila un grave personnage qui sort d’une chambre me disant que j’avois tort de vouloir manger gras, tandis que dans Ancone le maigre étoit meilleur : que j’avois tort de vouloir obliger l’hôte à croire sur ma parole que j’en avois la permission : que j’avois tort, si je l’avois, de l’avoir demandée à mon age : que j’avois tort de ne l’avoir pas prise par écrit : que j’avois tort d’avoir donné à l’hôte le surnom de sot, puisqu’il étoit le maitre de ne pas vouloir me loger ; et qu’enfin j’avois tort de faire tant de bruit.

Cet homme qui, non appelé, vint se mêler de mes affaires, et qui n’étoit sorti de sa chambre que pour me donner tous les torts imaginables, m’auroit fait quasi rire. Je signe, monsieur, lui dis-je, à tous les torts que vous me donnez ; mais il pleut, j’ai grand appetit, et je n’ai pas envie de sortir à cette heure pour aller me chercher un autre gite. Or je vous demande si au defaut de l’hôte vous voulez bien me donner à souper. — Non ; car étant catholique je jeune ; mais je vais calmer l’hote, qui, quoiqu’en maigre, vous donnera un bon souper.

En disant cela il descend, et comparant à sa froide sagesse, ma petulante vivacité, je le reconnois pour digne de me donner des leçons. Il remonte, il entre chez moi, et il me dit que tout étoit accomodé, que j’allois avoir un bon souper, et qu’il y assisteroit. Je lui repons qu’il me fera honneur, et pour l’obliger à me dire son nom, je lui dis le mien en me qualifiant de secretaire du cardinal Acquaviva.

Je m’appelle, me dit il, Sancio Pico, je suis Castillan, et provediteur de l’armée de S. M. C., dont le comte de Gages a le commandement sous les ordres du Generalissime duc de Modene.

Ayant admiré l’appetit avec le quel j’ai mangé tout ce qu’on [m][illisible]’a servi, il me demanda si j’avois diné ; et il me parut content quand je lui ai repondu que non — Votre souper, me dit il, vous fera-t-il du mal ? — J’ai lieu d’esperer qu’au contraire il me fera du bien — Vous avez donc trompé le pape. Venez avec moi dans la chambre ici près. Vous aurez le plaisir d’entendre une bonne musique. La premiere actrice y loge.

Le mot d’actrice m’interesse ; et je le suis. Je vois assise à une table une femme en age qui soupoit avec deux jeunes filles, et deux jolis garçons. Je cherche en vain l’actrice. D. Sancio me la presente dans un de ces garçons, joli à ravir, qui ne pouvoit avoir que seize à dix sept ans. Je pense d’abord que c’étoit le castrato, qui avoit joué le role de premiere actrice, sur le theatre d’Ancone sujet aux mêmes lois qu’à Rome. La mere me presente son autre fils joli aussi, mais non pas castrato, qui s’appeloit Petrone et qui avoit representé la premiere danseuse, et ses deux filles, dont l’ainée, qui s’appeloit Cecile apprenoit la musique, et avoit douze ans, l’autre qui etoit danseuse en avoit onze, et elle s’appeloit Marine ; toutes les deux jolies. Cette famille étoit de Bologne, et se soutenoit par ses talens. La complaisance, et la gayeté suppleoient à la pauvreté.

En se levant de table, Bellino, c’étoit le nom du castrato premiere actrice, à l’instance de D. Sancio, se mettant au clavessin, s’accompagna un air avec une voix d’ange, et des graces enchanteresses. L’espagnol, qui ecoutoit tenant les yeux fermés, me sembloit en extase. Moi, bien loin de tenir les yeux fermés, j’admirois ceux de Bellino, qui noirs comme des escarboucles jetoient un feu qui me brûloit l’ame. Cet être avoit plusieurs traits de D. Lucrezia, et des manieres de la marquise G. Son visage me paroissoit feminin. Son habit d’homme n’empechoit pas qu’on ne vit le relief de sa gorge, ce qui fit que, malgré l’annonce, je me suis mis dans la tête que ce devoit être une fille. Dans cette certitude, je n’ai point du tout resisté aux desirs qu’il m’inspira.

Après avoir passé deux heures agréablement, D. Sancio, m’accompagnant à ma chambre, me dit qu’il partoit de grand matin pour Sinigaille avec l’abbé de Vilmarcati, et qu’il retourneroit le jour suivant à souper. Lui souhaitant un bon voyage, je lui ai dit que je le recontrerois en chemin, puisque dans le même jour je voulois aller souper à Sinigaille. Je ne m’arretois à Ancone qu’un jour pour presenter au banquier ma lettre de change et en prendre une pour Bologne.

Je me suis couché tout plein de l’impression que Bellino m’avoit fait, faché de partir sans lui avoir donné des marques de la justice que je lui rendois, n’etant pas la dupe de son deguisement. Mais le matin, à peine ai-je ouvert ma porte, je le vois devant moi m’offrant son frere pour me servir à la place de laquais de louage. J’y consens, il vient d’abord, et je l’envoye chercher du caffè pour toute la famille. Je fais asseoir Bellino sur le lit avec l’idée de le traiter en fille ; mais voila ses deux sœurs qui courent à moi, et interrompent ainsi mon projet. Je ne pouvois qu’être tres content de l’attrayant tableau que j’avois devant mes yeux : gayeté, beauté sans fard de trois differentes especes, douce familiarité, esprit du theatre, jolis badinages, petites grimaces de Bologne que je ne connoissois pas, et qui me plaisoient à l’exces. Les deux petites filles étoient de vrais boutons de rose vivans, et tres dignes d’être preferées à Bellino, si je ne m’etois mis dans la tête que Bellino étoit une fille comme elles. Malgré leur grande jeunesse on voyoit la marque de leur puberté precoce sur leurs blanches poitrines.

Le caffè vint, porté par Petrone, qui le servit, et en porta à sa mere qui ne sortoit jamais de sa chambre. Ce Petrone étoit un vrai Giton, il l’étoit de profession. Cela n’est pas rare dans la bizarre Italie, où l’intollerance dans cette matiere n’est ni deraisonnée comme en Angleterre, ni farouche comme en Espagne. Je lui ai donné un cequin pour qu’il paye le caffè, et je lui ai fait present des dixhuit pauls de reste, qu’il reçut me donnant une marque de sa reconnoissance faite pour me faire connoitre son gout. Ce fut un baiser à bouche entrouverte qu’il m’appliqua sur les levres me croyant amateur de la belle chose. Je l’ai facilement desabusé, mais je ne l’ai pas vu humilié. Quand je lui ai dit d’ordonner à diner pour six, il me repondit qu’il n’ordonneroit que pour quatre, car il devoit tenir compagnie à sa chere mere, qui mangeoit restant au lit.

Deux minutes après, l’hote monta pour me dire que les personnes que j’allois faire diner avec moi mangeoient pour le moins comme deux, et qu’ainsi il ne me serviroit qu’à six pauls par tête. J’y ai consenti. Me croyant en devoir de donner le bon jour à la complaisante mere, j’entre dans sa chambre, et je lui fais compliment sur sa charmante famille. Elle me remercie des dixhuit pauls que j’avois donnés à son bien aimé fils, et elle me confie son état de detresse. L’entrepreneur Rocco Argenti, me dit elle, est un barbare qui ne m’a donné que 50 ecus romains pour tout le carnaval. Nous les avons mangés, et nous ne pouvons retourner à Bologne qu’à pieds, et demandant l’aumône. Je lui ai donné un doblon da ocho, qui la fit pleurer de joye. Je lui en promets un autre pour prix d’une confidence : convenez, lui dis-je, que Bellino est une fille — Soyez sûr que non ; mais il en a l’air. C’est si vrai qu’il a dû se laisser visiter — Par qui ? — Par le tres reverend confesseur de Monseigneur l’eveque. Vous pouvez aller lui demander, si c’est vrai — Je n’en croirai rien qu’après l’avoir visité moi même — Faites cela ; mais en conscience je ne peux pas m’en mêler, car, Dieu me pardonne, j’ignore vos intentions.

Je vais dans ma chambre, j’envoye Petrone m’acheter une bouteille de vin de Chipre, il me donne sept cequins du reste d’un doblon que je lui avois donné, et je le partage entre Bellino, Cecile, et Marine, puis je prie ces deux dernieres de me laisser seul avec leur frere.

Mon cher Bellino, lui dis-je, je suis sûr que vous n’êtes pas de mon sexe — Je suis de votre sexe, mais castrat ; et on m’a visité — Laissez que je vous visite aussi, et voila un doblon — Non, car il est evident que vous m’aimez, et la religion me le defend — Vous n’avez pas eu ce scrupule avec le confesseur de l’eveque — Il étoit vieux, et ce ne fut qu’un coup d’œil qu’il jeta à la hate sur ma malheureuse conformation.

J’allonge la main, et il me la repousse, et il se leve. Cette obstination me donne de l’humeur, car j’avois deja depensé quinze à seize cequins pour satisfaire à ma curiosité. Je me mets à table en boudant, mais l’appetit des trois jolies créatures me rend toute ma bonne humeur, et je me determine à me refaire sur les cadettes de l’argent que j’avois dépensé.

Assis tous les trois devant le feu mangeant des marons, je commence à distribuer des baisers ; et Bellino à son tour ne manque pas de complaisance. Je touche, et je baise les naissantes gorges de Cecile, et de Marine, et Bellino, fesant un sourire, ne s’oppose pas à ma main qui entre dans son jabot, et empoigne un sein qui ne me laisse plus douter de rien. À ce sein, lui dis je, vous êtes une fille, et vous ne pouvez pas le nier — C’est le defaut de tous nous autres — Je le sais ; mais je m’y connois assez pour en distinguer l’espece. Ce sein d’albatre, mon cher Bellino est le charmant d’une fille de dix sept ans.

Étant tout en feu, et voyant qu’il ne portoit aucun obstacle à ma main qui jouissoit de sa possession, je veux y approcher mes levres béantes, et decolorées par l’excès de mon ardeur ; mais l’imposteur, comme s’il ne se fut aperçu que dans ce moment là du plaisir illicite que j’y prenois, se leve, et me plante là. Je me trouve ardent de colere, et dans l’impuissance de le mepriser, car j’aurois dû commencer par moi. Dans la necessité de me calmer, j’ai prié Cecile, qui étoit son écoliere, de me chanter quelques airs napolitains ; puis je suis sorti pour aller chez le raguséen Bucchetti, qui me donna une lettre à vue sur Bologne en echange de celle que je lui ai presenté. De retour à l’auberge, je suis allé me coucher après avoir mangé en compagnie de ces filles un plat de macaroni. J’ai dit à Petrone de me faire trouver à la pointe du jour une chaise de poste, parceque je voulois partir.

Dans le moment que j’allois fermer ma porte, je vois Cecile, qui presqu’en chemise venoit me dire de la part de Bellino que je lui ferois plaisir le conduisant avec moi jusqu’à Rimini, où il étoit engagé à chanter dans l’opera qu’on devoit donner après Pâques — Vas lui dire, mon petit ange, que je suis prêt à lui faire ce plaisir s’il veut d’abord venir me faire l’autre à ta presence, de me faire voir s’il est fille, ou garçon. Elle va, et elle revient pour me dire qu’il étoit deja au lit ; mais que si je voulois differer mon depart d’un seul jour, il promettoit de satisfaire à ma curiosité — Dis moi la verité ; et je te donne six cequins — Je ne peux pas les gagner, car ne l’ayant jamais vu tout nu je ne peux jurer de rien ; mais sûrement il est garçon, car sans cela il n’auroit pas pu chanter dans cette ville — Fort bien. Je ne partirai qu’après demain, si tu veux passer la nuit avec moi — Vous m’aimez donc ? — Beaucoup ; mais dispose toi à être bonne — Tres bonne, car je vous aime aussi. Je vais avertir ma mere — Tu as certainement eu un amant — Jamais.

Elle revint toute gaye, me disant que sa mere me croyoit honnête homme. Elle ferma ma porte, et elle tomba entre mes bras toute amoureuse. J’ai trouvé qu’elle pouvoit être neuve ; mais n’en étant pas amoureux je ne l’ai pas chicannée. L’Amour est la divine sauce qui rend cette pitance là delicieuse. Cecile étoit charmante ; mais je n’avois pas eu le tems de la desirer ; ainsi je n’ai pas pu lui dire tu as fait mon bonheur : ce fut elle qui me le dit ; mais je n’en fus pas beaucoup flatté. J’ai cependant voulu le croire, elle fut douce, je fus doux, je me suis endormi entre ses bras, et à mon reveil, après lui avoir donné le bon jour de l’amour, je lui ai fait present de trois doblons qu’elle dut aimer mieux que des sermens d’une constance eternelle. Sermens absurdes que l’homme n’est pas en état de faire à la plus belle de toutes les femmes. Cecile est allée porter son tresor à sa mere qui pleurant de joye confirma sa foi à la divine providence.

J’ai fait monter l’hote pour lui ordonner un souper sans épargne pour cinq personnes. J’étois sûr que le noble D. Sancio, qui devoit arriver vers le soir ne me refuseroit pas l’honneur de souper avec moi. Je n’ai pas voulu diner ; mais la famille bolognaise n’eut pas besoin de ce regime pour s’assurer de son appetit à souper. Ayant fait appeler Bellino pour le sommer de sa parole, il me dit en riant que la journée n’étoit pas finie, et qu’il étoit sûr de m’accompagner à Rimini. Je lui ai demandé s’il vouloit venir se promener avec moi, et il est allé s’habiller.

Mais voila Marine, qui d’un air mortifié vient me dire qu’elle ne savoit pas d’avoir merité la marque de mepris que j’allois lui donner. Cecile a passé la nuit avec vous, vous partez demain avec Bellino, je suis la seule malheureuse — Veux tu de l’argent ? — Non. Je vous aime. — Tu es trop enfant — L’age n’y fait rien. Je suis plus formée que ma sœur — Et il se peut aussi que tu ayes eu un amant — Pour ça non — Fort bien. Nous verrons cette nuit — Je vais donc dire à Maman de preparer des draps pour demain, car la servante de l’auberge devineroit la verité.

Ces farces m’amusoient au supreme degré. Étant au port avec Bellino, j’ai acheté un petit baril d’huitres de l’arsanal de Venise pour bien traiter D. Sancio, et après l’avoir envoyé à l’hotellerie, j’ai conduit Bellino avec moi en rade, et je suis allé au bord d’un vaisseau de ligne venitien qui venoit de finir sa quarantaine. N’y ayant trouvé personne de ma connoissance, je suis allé au bord d’un vaisseau turc qui étoit à la voile pour Alexandrie. À peine entré, la premiere personne qui se presente à mes yeux est la belle grecque, que j’avois laissée il y avoit sept mois au lazaret d’Ancone. Elle étoit à coté du vieux capitaine. Je fais semblant de ne pas la voir, et je lui demande s’il avoit des belles marchandises à vendre. Il nous mene dans sa chambre, il ouvre ses armoires. Je voyois dans les yeux de la grecque la joye qu’elle ressentoit me revoyant. Tout ce que le turc me fit voir ne me convenant pas, je lui ai dit que j’acheterois volontiers quelque chose de joli, et qui pourroit plaire à sa belle moitié. Il rit, elle lui parle turc, et il s’en va. Elle court à mon cou, et me serrant contre son sein elle me dit voila le moment de la Fortune. N’ayant pas moins de courage qu’elle, je m’assieds, je me l’adapte, et en moins d’une minute je lui fais ce que son maitre en cinq ans ne lui avoit jamais fait. J’ai cueilli le fruit, et je le mangeois ; mais pour l’avaler j’avois encore besoin d’une minute. La malheureuse grecque, entendant son maitre qui revenoit, sortit de mes bras, me tournant le dos, me donnant ainsi le tems de me rajuster sans qu’il put voir mon desordre qui auroit pu me couter la vie, ou tout l’argent que j’avois pour accomoder tout à l’amiable. Dans cette situation tres serieuse, ce qui me fit rire fut l’étonnement de Bellino immobile, et tremblant de peur.

Les colifichets que la belle esclave choisit ne me couterent que vingt ou trente cequins. Spolaitis me dit elle dans la langue de son pays ; mais elle se sauva, se couvrant le visage quand son maitre lui dit qu’elle devoit m’embrasser. Je suis parti plus triste que gai plaignant cette charmante créature que, malgré son courage, le ciel s’étoit obstiné à ne favoriser qu’à demi. Bellino dans la felouque, revenu de sa peur, me dit que je lui avois fait voir un phenomene, dont la realité n’étoit pas vraisemblable, mais qui lui donnoit une étrange idée de mon caractere : pour celui de la grecque il n’y comprenoit rien, à moins que je ne lui disse que telles étoient toutes les femmes de son pays. Bellino me dit qu’elles devoient être malheureuses. Vous croyez donc, lui dis-je, que les coquettes soyent heureuses ? — Je ne veux ni l’un ni l’autre. Je veux qu’une femme cede de bonne foi à l’amour, et qu’elle se rende après avoir combattu avec elle même ; et je ne veux pas qu’en grace d’une premiere sensation que lui cause un objet qui lui plait, elle s’y abandonne comme une chienne qui n’ecoute que son instinct. Convenez que cette grecque vous a donné une marque certaine que vous lui avez plu ; mais en même tems un parfait indice de sa brutalité, et d’une effronterie qui l’exposoit à la honte d’être rejettée, car elle ne pouvoit pas savoir de vous avoir plu autant que vous lui plutes. Elle est fort jolie, et tout est allé bien ; mais tout cela m’a fait trembler.

J’aurois pu apaiser Bellino, et mettre un frein à son juste raisonnement lui contant toute l’histoire ; mais je n’y aurois pas trouvé mon compte. Si c’étoit une fille, mon interest vouloit qu’il fut convaincu que l’importance que j’attachois à la grande affaire étoit petite, et qu’elle ne valoit pas la peine d’employer des ruses pour en empecher les suites dans la plus grande tranquillité.

Nous retournames à l’auberge, et sur la brune nous vimes entrer dans la cour D. Sancio dans sa voiture. Lui allant au devant je lui ai demandé excuse si j’avois compté sur l’honneur qu’il me feroit de souper avec Bellino, et moi. Relevant avec dignité, et politesse le plaisir que j’avois eu l’attention de lui faire, il accepta.

Les mets choisis, et bien apprêtés, les bons vins d’Espagne, les belles huitres, et plus que tout cela la gayeté, et les voix de Bellino, et de Cecile, qui nous donnerent des duos, et des Siguedilles firent gouter à l’Espagnol cinq heures de Paradis. Nous quittant à minuit, il me dit qu’il ne pouvoit se declarer entierement content qu’allant se coucher sûr que je souperois le lendemain dans sa chambre dans la même compagnie. Il s’agissoit de differer mon depart encore d’un jour. Je l’ai étonné acceptant.

J’ai alors pressé Bellino de me tenir sa parole, mais me repondant que Marine avoit à me parler, et que nous aurions le tems de nous trouver ensemble le lendemain, il me laissa. Je suis resté seul avec Marine qui toute joyeuse ferma ma porte.

Cette fille plus formée que Cecile, quoique plus jeune, se sentoit engagée à me convaincre qu’elle meritoit d’être preferée à sa sœur. Je l’ai facilement cru n’examinant que le feu de ses yeux. Craignant de se voir negligée par un homme que dans la nuit precedente pouvoit avoir eté epuisé, elle me deploya toutes les idées amoureuses de son ame ; elle me parla en detail de tout ce qu’elle savoit faire, elle me fit parade de toutes ses doctrines, et elle me circonstantia toutes les occasions qu’elle avoit eues de se rendre grande maitresse dans les mysteres de l’amour, de l’idée qu’elle avoit de ses plaisirs, et des moyens qu’elle avoit employés pour en gouter des echantillons. J’ai vu enfin qu’elle craignoit, que ne la trouvant pas pucelle, je ne lui en fisse des reproches. Son inquietude me plut, et je me suis diverti l’assurant que le pucelage des filles ne me sembloit qu’une imagination puerile, puisque la plus grande partie n’en avoit reçu de la nature pas seulement les marques. J’ai mis en ridicule ceux qui souvent avoient tort de leur en faire une querelle.

J’ai vu que ma science lui plut, et qu’elle vint entre mes bras remplie de confiance. Elle se montra effectivement superieure en tout à sa sœur, et elle triompha quand je le lui ai dit ; mais quand elle pretendit de me combler m’assurant qu’elle passeroit avec moi toute la nuit sans dormir, je l’ai deconseillée lui demontrant que nous y perdrions puisqu’accordant à la nature le doux repit du someil, elle se declare reconnoissante au reveil dans l’augmentation de la force de son feu.

Après avoir donc assez joui, et bien dormi, nous renouvellames la fête le matin ; et Marine partit toute contente quand elle vit les trois doblons que dans la joye de son ame elle porta à sa mere, qui étoit insatiable de contracter des obligations toujours plus grandes avec la divine providence.

Je suis sorti pour aller prendre de l’argent de Buchetti, ne pouvant pas deviner ce qui pourroit m’arriver en voyage jusqu’à Bologne. J’avois joui ; mais j’avois trop depensé. Il me restoit encore Bellino, qui étant fille ne devoit pas me trouver moins genereux que ses sœurs. Cela devoit infailliblement être tiré au clair dans la journée ; et il me sembloit de devoir en être certain.

Ceux qui disent que la vie n’est qu’un assemblage de malheurs veulent dire que la vie même est un malheur. Si elle est un malheur, la mort donc est un bonheur. Ces gens là n’ecrivirent pas ayant une bonne santé, la bourse pleine d’or, et le contentement dans l’ame, venant d’avoir entre leurs bras des Ceciles, et des Marines, et étant surs d’en avoir d’autres dans la suite. C’est une race de pessimistes (pardon ma chere langue françoise) qui ne peut avoir existé qu’entre des philosophes gueux, et des theologiens fripons, ou atrabilaires. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. Il y a d’ailleurs des malheurs : je dois le savoir. Mais l’existence même de ces malheurs prouve que la masse du bien est plus forte. Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumiere à travers d’une fenetre vis à vis d’un immense horizon.

À l’heure de souper, je suis entré chez D. Sancio que j’ai trouvé seul et tres proprement logé. Sa table étoit couverte en vaisselle d’argent, et ses domestiques étoient en livrée. Bellino par caprice, ou par artifice entre habillé en fille, suivi de ses deux sœurs fort jolies ; mais effacées par lui, qui dans ce moment là m’a rendu si sûr de son sexe que j’aurois gagé ma vie contre un paul. Il n’étoit pas possible de se figurer une plus jolie fille. Etes vous persuadé, dis-je à D. Sancio, que Bellino ne soit pas une fille ? — Fille, ou garçon, qu’importe ? Je le crois un fort joli castrato ; et j’en ai vu d’autres aussi beaux que lui. — Mais en êtes vous sûr ? — Valgame Dios ! Je ne me soucie pas de m’en rendre sûr.

J’ai alors respecté dans l’espagnol la sagesse qui me manquoit ne repliquant pas le mot ; mais à table je n’ai jamais pu detacher mes yeux de cet être que ma nature vicieuse me forçoit à aimer, et à croire du sexe, dont j’avois besoin qu’il fût.

Le souper de D. Sancio fut exquis, et comme de raison superieur au mien, car sans cela il se seroit cru deshonoré. Il nous donna des truffles blanches, des coquillages de plusieurs especes, les meilleurs poissons de l’adriatique, du champagne non mousseux, Peralta, Xeres, et Pedro Ximenes. Après souper, Bellino chanta à nous faire perdre le peu de raison que les excellens vins nous avoient laissé. Ses gestes, les mouvemens de ses yeux, sa marche, son port, son air, sa physionomie, sa voix, et sur tout mon instinct, qui selon mon calcul ne pouvoit pas me faire sentir sa force pour un castrat, tout, tout me confirmoit dans mon idée. Je devois cependant m’en rendre certain par le temoignage de mes yeux.

Après avoir bien remercié le noble castillan, nous lui souhaitames un parfait someil, et nous entrames dans ma chambre, où Bellino devoit me tenir sa parole, ou meriter mon mepris, et se disposer à me voir partir seul au point du jour.

Je le prens par la main, je le fais asseoir pres de moi devant le feu, et je prie les deux petites de nous laisser seuls. Elles s’en vont dans l’instant. L’affaire, lui dis-je, ne sera pas longue si vous etes de mon sexe, et si vous êtes de l’autre il ne tiendra qu’à vous de passer la nuit avec moi. Je vous donnerai demain matin cent cequins, et nous partirons ensemble — Vous partirez seul, et vous aurez la generosité de pardonner à ma foiblesse, si je ne peux pas vous tenir ma parole. Je suis castrat, et je ne peux me determiner ni à vous laisser voir ma honte, ni à m’exposer aux horribles consequences que cet eclaircissement peut avoir — Il n’en aura pas puisque d’abord que j’aurai vu, ou touché, je vous prierai moi même d’aller vous coucher dans vôtre chambre ; et nous partirons demain fort tranquilles, et il n’y aura plus question de cela entre nous — Non : c’est decidé : je ne peux pas satisfaire vôtre curiosité.

À ces mots, je me sens poussé à bout, mais je me domine, et je tente avec douceur d’aller avec ma main là où j’aurois trouvé ma raison, ou mon tort ; mais il se sert de la sienne pour rendre impossible à la mienne la perquisition desiree — Otez donc cette main, mon cher Bellino — Non, et absolument non, car vous voila dans un état qui m’epouvante. Je le savois, et je ne consentirai jamais à de telles horreurs. Je vais vous envoyer mes sœurs.

Je le retiens, je fais semblant de devenir calme ; mais tout d’un coup croyant le surprendre j’allonge mon bras au bas de son dos, et ma main rapide alloit s’eclaircir par ce chemin là s’il n’eut paré le coup se levant, et opposant à main qui ne vouloit pas lacher prise la sienne, la même avec la quelle il couvroit ce qu’il appeloit sa honte. Ce fut dans ce moment que je l’ai vu homme, et que j’ai cru de le voir malgré lui. Etonné, faché, mortifié, degouté je l’ai laissé partir. J’ai vu Bellino vrai homme ; mais homme meprisable tant par sa degradation que par l’honteuse tranquillité dans la quelle je l’ai vu dans un moment je ne devois pas voir avec evidence la marque de son insensibilité.

Un moment après, j’ai vu ses sœurs que j’ai priées de s’en aller, parceque j’avois besoin de dormir. Je leur ai dit d’avertir Bellino qu’il partira avec moi, et qu’il ne me trouvera plus curieux de rien. J’ai fermé ma porte, et je me suis couché ; mais fort mecontent, car malgré que ce que j’avois vu dût m’avoir desabusé, je sentois que je ne l’étois pas. Mais que voulois-je d’avantage ? Helas ! J’y pensois, et je n’y concevois rien.

Le matin, après avoir mangé une bonne soupe, je suis parti avec lui, et avec le cœur dechiré par les pleurs de ses sœurs, et de la mere qui machant des patenôtres, le chapelet à la main, ne fesoit que repeter le refrain Dio provederà.

La foi dans la Providence eternelle de la plus grande partie de ceux qui vivent de métiers défendus par les lois, ou par la religion n’est ni absurde, ni fictice, ni derivante d’hypocrisie ; elle est vraye, réelle, et, telle qu’elle est, elle est pieuse, car sa source est excellente.

Quelles que soyent ses voyes, celle qui agit est toujours la Providence, et ceux qui l’adorent independamment de tout ne peuvent être que des bons esprits quoique coupables de transgression —

Pulcra Laverna
Da mihi fallere ; da justo, sanctoque videri ;
Noctem peccatis, et fraudibus obyce nubem
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C’est ainsi que parloient latin à leur déesse les voleurs romains du tems d’Horace, qui, me dit un jesuite, n’auroit pas su sa langue, s’il avoit dit justo sanctoque. Il y avoit des ignorans entre les jesuites aussi. Les voleurs se moquent de la gramaire.

Me voila donc en voyage avec Bellino, qui, croyant de m’avoir desabusé, pouvoit avoir raison d’esperer que je ne serois plus curieux de lui. Mais il n’a pas tardé un quart d’heure à voir qu’il se trompoit. Je ne pouvois fixer mes yeux dans les siens sans brûler d’amour. Je lui ai dit que ses yeux étant d’une femme, et non pas d’un homme, j’avois besoin de me convaincre par le tact que ce que j’avois vu à son escapade n’étoit pas un clytoris monstrueux. Il peut l’être, lui dis-je, et je sens que je n’aurai aucune peine à vous pardonner ce defaut, qui d’ailleurs n’est que ridicule ; mais si ce n’est pas un clytoris, j’ai besoin de m’en convaincre, ce qui est tres facile. Je ne me soucie plus de voir ; je ne demande qu’à y toucher, et soyez sûr, que d’abord que je me trouverai certain, je deviendrai doux comme un pigeon, car apres que je vous aurai reconnu pour homme il me sera impossible de poursuivre à vous aimer. C’est une abomination pour la quelle, Dieu soit loué, je ne me sens aucun gout. Votre magnetisme, et qui plus est vôtre gorge que vous avez abandonnée à mes yeux, et à mes mains, pretendant de me convaincre par là de mon tort, m’ont donné au contraire une impression invincible qui me force à poursuivre à vous croire fille. Le caractere de votre structure, vos jambes, vos genoux, vos cuisses, vos hanches, vos fesses sont la copie parfaite de l’Anadiomena que j’ai vu cent fois. Si après tout cela il est vrai que vous n’etes qu’un simple castrat, permettez que je croye que vous, sachant de ressembler parfaitement à une fille, avez fait le cruel projet de me faire devenir amoureux pour me faire devenir fou me refusant la conviction, qui seule peut me mettre à la raison. Excellent physicien, vous avez appris dans la plus maudite de toutes les écoles que le vrai moyen de rendre impossible à un jeune homme la guerison d’une passion amoureuse, à la quelle il s’est livré, est celui de l’irriter ; mais, mon cher Bellino, convenez que vous ne sauriez exercer cette tyrannie que hayssant la personne sur la quelle elle doit faire cet effet ; et la chose étant ainsi, je devrois employer la raison qui me reste à vous hayr egalement ou que vous soyez fille, ou que vous soyez garçon. Vous devez sentir aussi que par votre obstination à me refuser l’eclaircissement que je vous demande, vous me forcez à vous mepriser en qualité de castrat. L’importance que vous attachez à la chose est puerile, et mechante. Avec une ame humaine vous ne pouvez pas vous obstiner à un refus, qui en consequence de mon raisonnement me met dans la dure necessité de douter. Dans cet état de mon esprit, vous devez à la fin des fins sentir que je dois me determiner à me servir de la force, car si vous etes mon ennemi, je dois vous traiter comme tel sans plus rien menager.

À la fin de ce discours trop feroce, qu’il ecouta sans jamais m’interrompre, il ne me repondit que ces vingt mots. Songez que vous n’êtes pas mon maitre, que je suis entre vos mains sous la foi d’une promesse que vous m’avez envoyée par Cecile, et que vous deviendriez coupable d’un assassinat me fesant violence. Dites au postillon d’arreter : je descendrai, et je ne m’en plaindrai à personne.

Après cette courte reponse, il fondit en larmes qui mirent ma pauvre ame dans un veritable état de desolation. J’ai presque cru d’avoir tort : je dis presque, car si j’en avois été sûr je lui aurois demandé pardon. Je n’ai pas voulu m’eriger en juge de ma propre cause. Je me suis concentré dans le plus morne silence, ayant la constance de ne plus prononcer un seul mot qu’à la moitié de la troisieme poste qui finissoit à Sinigaille, où je voulois souper, et coucher. Avant d’y arriver il falloit venir à une definition. Il me sembloit de pouvoir esperer de le mettre encore à la raison.

Nous aurions pu, lui dis-je, nous separer à Rimini bons amis, et cela seroit arrivé, si vous eussiez conçu pour moi quelque sentiment d’amitié. Moyennant une complaisance qui enfin n’auroit abouti à rien vous auriez pu me guerir de ma passion — Vous n’en seriez pas gueri, me repondit Bellino avec un courage, et un ton dont la douceur me surprit, car vous êtes amoureux de moi soit que je soye fille, soit que je soye garçon ; et m’ayant trouvé garçon vous auriez poursuivi à l’être, et mes refus vous auroient fait devenir encore plus furieux. Me trouvant toujours ferme, et impitoyable, vous auriez donné dans des excès, qui après vous auroient fait verser des larmes inutiles — C’est ainsi que vous croyez de me demontrer vôtre obstination raisonnable ; mais je suis en droit de vous donner un dementi. Rendez moi convaincu, et vous ne me verrez que bon, et honnête ami — Vous deviendriez furieux vous dis-je — Ce qui m’a rendu furieux fut l’étalage que vous m’avez fait de vos charmes, dont, convenez, vous ne pouviez pas ignorer l’effet. Vous n’avez pas redouté ma fureur amoureuse alors, et vous voulez que je croye que vous la craignez actuellement que je ne vous demande que de toucher une chose faite pour me degouter ? — Oh ! Vous degouter ! Je suis sûr du contraire. Voici la conclusion. Si j’étois une fille il ne seroit pas en mon pouvoir de ne pas vous aimer, et je le sais. Mais étant garçon, mon devoir est de n’avoir pour ce que vous voulez la moindre complaisance, car vôtre passion, qui n’est maintenant que naturelle, deviendroit tout d’un coup monstrueuse. Vôtre nature ardente deviendroit l’ennemie de vôtre raison, et vôtre raison même deviendroit facilement complaisante au point que devenant complice de votre egarement elle se mettroit de moitié avec vôtre nature. Cet eclaircissement incendiaire que vous souhaitez, que vous ne craignez pas, et que vous me demandez, ne vous laisseroit plus maitre de vous même. Vôtre vue, et vôtre tact, cherchant ce qu’ils ne pourroient pas trouver, voudroient se venger sur ce qu’ils trouveroient, et il arriveroit entre vous et moi tout ce qu’il y a de plus abominable entre les hommes. Comment pouvez vous avec un esprit si éclairé vous imaginer, vous flatter que me trouvant homme, vous cesseriez de m’aimer ? Croyez vous qu’après votre decouverte ce que vous appelez mes charmes, et dont vous dites d’être devenu amoureux disparoitroient ? Sachez qu’ils augmenteroient peut être de force, et que pour lors vôtre feu devenu brutal adopteroit tous les moyens que votre esprit amoureux inventeroit pour se calmer. Vous parviendriez à vous persuader de pouvoir me metamorphoser en femme, ou vous figurant de pouvoir devenir femme vous même, vous voudriez que je vous traitasse comme telle. Vôtre raison seduite par vôtre passion feroit des sophismes sans nombre. Vous diriez que votre amour pour moi homme est plus raisonnable qu’il ne le seroit si j’étois fille, car vous vous aviseriez de trouver sa source dans la plus pure amitié ; et vous ne manqueriez pas de m’alleguer des exemples de pareilles extravagances. Seduit vous même par le faux brillant de vos argumens, vous deviendriez un torrent que nulle digue pourroit retenir, et je manquerois de paroles pour abattre vos fausses raisons, et de forces pour repousser vos violentes fureurs. Vous parviendriez enfin à me menacer la mort, si je vous defendois de penetrer dans un temple inviolable, dont la porte ne fut faite par la sage nature que pour être ouverte au sortant. Ce seroit une horrible profanation qui ne pourroit se faire qu’avec mon consentement, et que vous me trouveriez plus tot prêt à mourir qu’à vous le donner — Rien de tout cela arriveroit, lui repondis-je un peu accablé par son fort raisonnement, et vous exagerez. Je dois cependant vous dire par maniere d’acquit, que quand même tout ce que vous dites arriveroit, il me semble qu’il y auroit moins de mal à passer à la nature un egarement de cette espece, qui peut n’être envisagé par la philosophie que comme un jeu fou, et sans consequence qu’à proceder de façon à rendre inguerissable une maladie de l’esprit que la raison ne rendroit que passagere.

C’est ainsi que le pauvre philosophe raisonne, quand il s’avise de raisonner dans des momens où une passion en tumulte egare les facultés divines de son ame. Pour bien raisonner il faut n’etre ni amoureux ni en colere, car ces deux passions nous rendent egaux aux brutes ; et par malheur nous ne sommes jamais tant portés à raisonner comme lorsque nous sommes agités par l’une, ou par l’autre.

Etant arrivé à Sinigaille assez paisiblement, et la nuit etant obscure nous sommes descendues à l’auberge de la poste. Après avoir fait delier, et porter dans une bonne chambre nos mâles j’ai ordonné à souper. Comme il n’y avoit qu’un lit, j’ai demandé d’une voix tres calme à Bellino, s’il vouloit se faire allumer du feu dans une autre chambre. Il me surprit me repondant avec douceur qu’il n’avoit aucune difficulté à se coucher dans mon lit.

Le lecteur se figurera facilement quel fut l’etonnement dans le quel me jeta cette reponse à laquelle je ne pouvois jamais m’attendre, et dont j’avois grand besoin pour eloigner de mon esprit toute la noire humeur qui le troubloit. J’ai vu que j’etois au denouement de la piece, et je n’osois pas m’en feliciter, car je ne pouvois pas prevoir s’il seroit agréable, ou tragique. Ce dont j’etois certain etoit qu’au lit il ne m’echaperoit pas, quand même il auroit eu l’insolence de ne pas vouloir se deshabiller. Satisfait d’avoir vaincu, j’etois decidé à obtenir une seconde victoire le respectant, si je l’avois trouvé homme, mais je ne le croyois pas. Le trouvant fille je ne doutois pas de toutes les complaisances qu’il devoit avoir, quand ce n’auroit été que pour me faire raison.

Nous nous mimes à table ; et dans ses discours, dans son air, dans l’expression de ses yeux, dans ses sourires il me parut devenu un autre.

Soulagé, comme je me sentois, d’un grand fardeau, j’ai rendu le souper plus court que d’ordinaire, et nous nous levames de table. Bellino après avoir fait porter une lampe de nuit, ferma la porte, se deshabilla, et se coucha. J’en ai fait de même sans prononcer un seul mot. Nous voila couchés ensemble.

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