Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 1/Chapitre 13

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Chapitre XIII

Je mets bas l’habit ecclesiastique pour m’habiller en officier militaire. Je laisse aller Therese à Naples. Je vais à Venise, je me mets au service de ma patrie. Je m’embarque pour Corfou, je descens pour aller me promener à Orsara

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À Bologne, je me suis logé dans une auberge où n’alloit personne pour n’etre pas observé. Après avoir écrit mes lettres, et m’être determiné à y attendre Therese, je me suis acheté des chemises, et le retour de ma mâle etant incertain, j’ai pensé à m’habiller. Reflechissant qu’il n’y avoit plus d’apparence que je pusse faire fortune en qualité, et en état d’ecclesiastique, j’ai formé le projet de m’habiller en militaire dans un uniforme de caprice, étant sûr de ne pouvoir être forcé à rendre compte de mes affaires à personne. Venant de deux armées, où je n’avois vu autre habit respecté que le militaire, j’ai voulu devenir respectable aussi. Je me fesois d’ailleurs une vraye fête de retourner à ma patrie sous les enseignes de l’honneur où on ne m’avoit pas mal maltraitté sous celles de la religion.

Je demande un bon tailleur : on m’en fait venir un qui s’appeloit Morte. Je lui fais entendre comment, et de quelles couleurs l’uniforme que je voulois devoit être composé, il me prend la mesure, il me donne des echantillons de drap que je choisis, et pas plus tard que le lendemain il me porte tout ce qui m’étoit necessaire pour representer un disciple de Mars. J’ai acheté une longue epée, et avec ma belle cane à la main, un chapeau bien troussé à cocarde noire, mes cheveux coupés en faces, et une longue queue postiche, je suis sorti pour en imposer ainsi à toute la ville. Je suis d’abord allé me loger au Pelerin. Je n’ai jamais eu un plaisir de cette espece pareil à celui que j’ai ressenti me voyant au miroir habillé ainsi. Je me trouvois fait pour être militaire, il me sembloit d’être etonnant. Sûr de n’être connu de personne, je jouissois des histoires qu’on forgeroit sur mon compte à mon apparition au caffè le plus frequenté de la ville.

Mon uniforme étoit blanc, veste bleue, avec un neud d’epaule argent, et or, et nœud d’epée à l’avenant. Tres content de mon air, je vais au grand caffè, où je prens du chocolat, lisant la gazette sans y faire attention. J’etois enchanté de me voir entouré fesant semblant de ne pas m’en apercevoir. Tout le monde curieux se parloit à l’oreille. Un audacieux, mendiant un propos, osa m’adresser la parole ; mais n’ayant repondu qu’un monosyllabe, j’ai decouragé les plus aguerris interrogateurs du caffè. Après m’être beaucoup promené sous les plus belles arcades je suis allé diner tout seul à mon auberge.

L’hote à la fin de mon diner monta avec un livre pour y écrire mon nom. — Casanova — Vos qualités ? — Officier — À quel service ? — À aucun — Votre patrie ? — Venise — D’où venez vous ? — Ce ne sont pas vos affaires.

Je me trouve tres content de mes reponses. Je vois que l’hôte n’est venu me faire toutes ces questions qu’excité par quelque curieux ; car je savois qu’on vivoit à Bologne en pleine liberté.

Le lendemain je suis allé chez le banquier Orsi me faire payer ma lettre de change. J’ai pris cent cequins, et une lettre de six cent sur Venise. Puis je suis allé me promener à la montagnola. Le troisieme jour dans le moment que je prenois du caffè après diner, on m’annonce le banquier Orsi. Surpris de cette visite, je le reçois, et je vois avec lui monseigneur Cornaro que je fais semblant de ne pas connoitre. Après m’avoir dit qu’il venoit m’offrir de l’argent sur mes traites, il me presente le prelat. Je me leve, lui disant que j’etois enchanté de faire sa connoissance. Il me dit que nous nous connoissions deja de Venise, et de Rome : je lui repons d’un air mortifié que certainement il se trompoit. Le prelat devient alors serieux, et au lieu d’insister il me demande excuse, d’autant plus qu’il croyoit de savoir la raison de ma reserve. Après avoir pris du caffè, il s’en va m’invitant à aller dejeuner chez lui le lendemain.

Decidé de poursuivre à me desavouer, j’y fus. Je ne voulois pas convenir d’être le meme que Monsignor connoissoit à cause de la fausse qualité d’officier que je m’etois donnée. Novice dans l’imposture comme j’étois, j’ignorois qu’à Bologne je ne courois aucun risque.

Ce prelat, qui alors n’etoit que protonotaire apostolique, me dit, prenant avec moi du chocolat, que les raisons de ma reserve pouvoient être tres bonnes ; mais que j’avois tort de manquer de confiance en lui, puisque l’affaire en question me fesoit honneur. À ma reponse que je ne savois pas de quelle affaire il me parloit, il me pria de lire un article de la gazette de Pesaro qu’il avoit devant lui. « M. de Casanova, officier au regiment de la reine, a deserté, après avoir tué en duel son capitaine. On ne sait pas les circonstances de ce duel ; on sait seulement que le susdit officier a pris la route de Rimini sur le cheval de l’autre qui est resté mort. »

Tres surpris de ce melange où fort peu de vrai étoit mêlé au faux, me conservant maitre de ma physionomie, je lui dis que le Casanova dont la gazette parloit devoit être un autre — Cela se peut ; mais vous êtes certainement le même que j’ai vu il y a un mois chez le cardinal Acquaviva, et il y a deux ans à Venise chez ma [sœur][illisible] madame Loredan. Buchetti d’Ancone aussi vous qualifie d’abbé dans sa lettre de change à Orsi — Fort bien, monseigneur, V. Excellence m’oblige à en convenir ; je suis le meme ; mais je vous supplie de borner là toutes les questions ulterieures que vous pourriez me faire. L’honneur m’oblige aujourd’hui au plus rigoureux silence — Cela me suffit ; et je suis content. Parlons d’autre chose.

Après plusieurs propos tous polis, je l’ai quité le remerciant de tous ses offres. Je ne l’ai revu que seize ans après. Nous en parlerons quand nous serons là.

Riant en moi même de toutes les fausses histoires, et des circonstances qui se combinent pour leur donner le caractere de la verité, je suis devenu jusque de ce tems là grand pyrrhonien en fait de verités historiques. Je jouissois d’un vrai plaisir, nourrissant, precisement par ma reserve, dans la tete de l’abbé Cornaro la croyance que je fusse le meme Casanova dont la gazette de Pesaro parloit. J’etois sûr qu’il en ecriroit à Venise, où ce fait me feroit honneur, au moins jusqu’au moment où on parviendroit à savoir la verité, qui pour lors justifieroit ma fermeté. Par cette raison je me suis determiné d’y aller d’abord que j’ai reçu une lettre de Therese. J’ai pensé de la faire venir à Venise : c’étoit à Venise que je pouvois l’attendre beaucoup plus comodement qu’à Bologne ; et rien n’auroit pu dans ma patrie m’empecher de l’epouser publiquement. En attendant cette fable m’amusoit. Je m’attendois tous les jours à la voir tirée au clair sur la gazette. L’officier Casanova devoit rire du cheval sur le quel le gazettier de Pesaro l’avoit fait partir, tout comme je riois du caprice que j’avois eu de m’habiller en officier à Bologne pour donner matiere à tout ce conte.

Le quatrieme jour de ma demeure dans cette ville j’ai reçu une grosse lettre de Therese par les mains d’un exprès. Cette lettre enfermoit deux feuilles volantes. Elle me disoit que le lendemain de mon depart de Rimini, le baron Vais avoit conduit chez elle le duc de Castropignano qui après l’avoir entendue chanter au clavessin lui avoit offert mille onces pour un an, et voyage payé, si elle vouloit chanter sur le théatre de S. Charles. Elle devoit y être dans le mois de May. Elle m’envoyoit la copie de l’ecriture qu’il lui avoit faite. Elle lui avoit demandé huit jours pour lui donner une reponse, et il les lui avoit accordés. Elle n’attendoit que la reponse à la lettre qu’elle m’envoyoit pour signer l’écriture du duc, ou pour refuser son offre.

L’autre feuille volante étoit une écriture qu’elle me fesoit directement par la quelle elle s’engageoit à mon service pour toute sa vie. Elle me disoit que si je voulois aller à Naples avec elle, elle iroit me rejoindre je lui marquerois, et que si j’avois de l’aversion à retourner à Naples, je devois mepriser cette fortune, et etre certain qu’elle ne connoissoit ni autre fortune ni autre bonheur que celui de faire tout ce qui pouvoit me rendre content et heureux.

Cette lettre m’ayant mis dans la necessité de penser, j’ai dit à l’exprès de retourner le lendemain. Je me trouvois dans la plus grande irresolution. Ce fut pour la premiere fois de ma vie que je me suis trouvé dans l’impuissance de me determiner. Deux motifs egaux en force dans la balance l’empechoit de se pencher ni d’un coté ni de l’autre. Je ne pouvois ni ordonner à Therese de mepriser une si belle fortune, ni la laisser aller à Naples sans moi, ni me resoudre à aller à Naples avec elle. La seule pensée que mon amour pût mettre un obstacle à la fortune de Therese me fesoit fremir ; et ce qui m’empechoit d’aller à Naples avec elle étoit mon amour propre encore plus fort que le feu qui me fesoit bruler pour elle. Comment pouvois-je me determiner à retourner à Naples sept à huit mois après que j’en etois parti, y paroissant sans autre état que celui d’un lache qui vivroit au depens de sa femme ou de sa maitresse ? Qu’auroit dit mon cousin D. Antonio, les Palo pere, et fils, D. Lelio Caraffa, et toute la noblesse qui me connoissoit ? Je frissonnois en pensant aussi à D. Lucrezia, et à son mari. Me voyant là meprisé de tout le monde, la tendresse avec la quelle j’aurois aimé Therese auroit elle empeché que je ne me trouvasse malheureux ? Associé à son sort mari ou amant, je me serois trouvé avili, humilié, et devenu rampant par office, et par metier. La reflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allois renoncer à tout espoir de la grande fortune pour la quelle il me paroissoit d’être né donna à la balance une si forte secousse que ma raison imposa silence à mon cœur. J’ai pris un expedient qui me fit gagner du tems. J’ai ecrit à Therese d’aller à Naples, et d’etre sûre que j’irois la rejoindre ou dans le mois de Juillet, ou à mon retour de Constantinople. Je lui ai recommandé de prendre avec elle une femme de chambre à l’air honete pour paroitre dans le grand Naples avec decence, et de se conduire de façon que je pusse devenir son mari sans rougir de rien. Je prevoyois que la fortune de Therese devoit dependre de sa beauté plus encore que de son talent, et tel que je me connoissois je savois que je ne pourrois jamais etre ni amant ni mari comode.

Mon amour a cedé à ma raison ; mais mon amour n’auroit pas eté si complaisant une semaine avant ce moment là. Je lui ai ecrit de me repondre à Bologne par le même exprès, et j’ai reçu trois jours après sa derniere lettre dans la quelle elle me dit qu’elle avoit signé l’ecriture, qu’elle avoit pris une femme de chambre qui pouvoit representer comme sa mere, qu’elle partiroit à la moitié du mois de May, et qu’elle m’attendroit jusqu’au moment dans le quel je lui écrirois que je ne pensois plus à elle. Quatre jours après la reception de cette lettre je suis parti pour Venise, mais voici ce qui m’est arrivé avant mon depart.

L’officier françois au quel j’avois écrit pour recouvrer ma mâle, lui offrant de payer le cheval que j’avois emporté, ou qui m’avoit emporté, m’écrivit que mon passeport etoit arrivé, qu’il etoit à la chancelerie de guerre, et qu’il pourroit me l’envoyer facilement avec ma mâle si je voulois me donner la peine d’aller payer cinquante doblones pour le cheval que j’avois enlevé à D. Marcello Birac commissionnaire de l’armée d’Espagne qui demeuroit dans la maison qu’il me nommoit. Il me dit qu’il avoit écrit tout le fait au meme Birac, qui recevant la somme s’engageroit lui même par ecrit de me faire parvenir ma male, et mon passeport.

Charmé de voir tout en bon ordre, je fus sans perdre un seul moment chez le commissionnaire qui demeuroit avec un venitien que je connoissois, qui s’appeloit Batagia. Je lui ai compté l’argent, et le matin même du jour que j’ai quitté Bologne j’ai reçu ma mâle et mon passeport. Toute Bologne a su que j’avois payé le cheval, ce qui confirma à l’abbé de Cornaro que j’etois le même qui avois tué en duel mon capitaine.

Pour aller à Venise j’étois obligé de faire la quarantaine ; mais je m’etois determiné à ne pas la faire. Elle subsistoit encore parceque les deux gouvernemens respectifs s’étoient piqués. Les venitiens vouloient que le pape fut le premier à ouvrir ses frontieres aux voyageurs, et le pape pretendoit le contraire. La chose ne s’etoit pas encore accomodée, et le commerce souffroit. Voila comment je m’y suis pris sans rien craindre ; malgré que l’affaire fut delicate ; car à Venise principalement la rigueur en matiere de santé etoit extreme ; mais dans ce tems là un de mes plus grands plaisirs étoit celui de faire tout ce qui étoit defendu, ou du moins difficile.

Sachant que le passage étoit libre de l’etat de Mantoue à celui de Venise, et de celui de Modene à celui de Mantoue, j’ai vu que si je pouvois entrer dans l’état de Mantoue fesant croire que je venois de Modene tout seroit fait. Je passerois le quelque part, et j’irois à Venise en droiture. J’ai donc pris un voiturier pour qu’il me conduise à Revere. C’est une ville sur le Po qui appartient à l’état de Mantoue. Ce voiturier me dit qu’il pouvoit prenant des chemins de traverse aller à Revere, et dire qu’il venoit de Modene ; mais que nous nous trouverions embarrassés quand on nous demanderoit le certificat de santé fait à Modene. Je lui ai ordonné de dire qu’il l’avoit perdu, et de me laisser faire le reste. Mon argent l’a fait consentir.

À la porte de Revere, je me suis dit officier de l’armée d’Espagne allant à Venise pour parler au duc de Modene, qui alors y étoit, d’affaire de grande importance.

Non seulement on negligea de demander au voiturier le certificat de santé de Modene ; mais outre les honneurs militaires on me fit beaucoup de politesses. On n’eut la moindre difficulté à me livrer le certificat que je partois de Revere avec le quel après avoir passé le Po à Ostille, je suis allé à Legnago où j’ai laissé mon voiturier tres bien recompensé, et tres content. À Legnago j’ai pris la poste, et je suis arrivé le soir à Venise allant me 1744loger dans une auberge à Rialte le 2 d’Avril 1744 jour de ma naissance, qui dans toute ma vie fut dix fois remarcable par quelqu’evenement extraordinaire. Le lendemain à midi je suis allé à la bourse avec intention de louer une place sur un vaisseau pour aller d’abord à Constantinople ; mais n’en ayant trouvé que disposés à partir dans deux ou trois mois j’ai pris une chambre sur un vaisseau de ligne venitien qui devoit partir pour Corfou dans le courant du mois. Ce vaisseau s’appeloit Notre dame du rosaire du Capitaine Zane.

Après avoir ainsi obéi à ma destinée qui, selon mon caprice superstitieux m’appeloit à Constantinople, où il me sembloit de m’être engagé à aller immancablement, je me suis acheminé à la place S. Marc tres curieux de voir, et de me laisser voir de tous ceux qui me connoissoient, et qui devoient s’etonner de ne me voir plus abbé. Depuis Revere j’avois mis sur mon chapeau cocarde rouge.

Ma premiere visite fut à M. l’abbé Grimani, qui me voyant fit les hauts cris. Il me voit en habit de guerre dans un moment où il me croyoit chez le cardinal Acquaviva dans le chemin du ministere politique. Il se levoit de table, et il étoit en grande compagnie. Je remarque entr’autres un officier avec uniforme d’Espagne ; mais je ne perds pas pour cela courage. Je dis à l’abbé Grimani qu’étant de passage je me croyois heureux de pouvoir lui faire ma cour — Je ne m’attendois pas à vous voir dans cet habit — J’ai pris le sage parti de jeter bas celui de l’eglise, sous le quel je ne pouvois pas esperer une fortune faite pour me satisfaire — Où allez vous ? — À Constantinople, esperant de trouver un prompt embarquement à Corfou. J’ai une commission du Cardinal Acquaviva — D’ venez vous maintenant ? — De l’armee d’Espagne, où je me trouvois il y a dix jours.

À ces mots j’entens la voix d’un jeune seigneur qui dit en me regardant ce n’est pas vrai. Je lui repons que mon état ne me permettoit pas de souffrir un dementi ; et disant cela, je tire une reverence en cercle, et je m’en vais, ne fesant attention à personne, qui me disoit de m’arreter.

Ayant sur le corps un uniforme, il me sembloit d’être en devoir d’en avoir toute la morgue. N’etant plus pretre, je ne devois pas dissimuler un dementi. Je vais chez Madame Manzoni qu’il me tardoit de voir, et son accueil me comble. Elle me rappelle ses predictions, et elle en est vaine. Elle veut savoir tout, je la satisfois, et elle me dit en souriant que si j’allois à Constantinople, il pourroit fort bien arriver qu’elle ne me revît plus.

Sortant de chez elle je vais chez madame Orio. Ce fut là que j’ai joui de la surprise. Elle, le vieux procureur Rosa, et Nanette, et Marton resterent comme petrifiés. Elles me parurent embellies dans ces neuf mois, dont elles desirerent en vain que je leur disse l’histoire. L’histoire de ces neuf mois n’étoit pas faite pour plaire à madame Orio, et à ses nieces : elle m’auroit degradé dans leurs ames innocentes ; mais je ne leur ai pas moins fait passer trois heures delicieuses. Voyant la vieille dame dans l’enthousiasme, je lui ai dit qu’il ne tenoit qu’à elle de me posseder toutes les quatre ou cinq semaines que je devois rester pour attendre le depart du vaisseau, où je devois m’embarquer, en me logeant, et me donnant à souper avec elle, mais sous condition que je ne lui serois pas à charge. Elle me repondit qu’elle se croiroit heureuse si elle avoit une chambre, et Rosa lui dit qu’elle l’avoit, et que dans deux heures il se chargeroit de la faire meubler. C’étoit la chambre contigue à celle de ses nieces. Nanette dit que dans ce cas elle descendroit avec sa sœur, et elles dormiroient dans la cuisine ; et pour lors j’ai dit que ne voulant pas les incomoder je resterois à l’auberge où j’étois. Madame Orio pour lors dit à ses nieces qu’elles n’avoient pas besoin de descendre, puisqu’elles pouvoient s’enfermer — Elles n’en auroient pas besoin, madame, lui dis-je d’un air serieux — Je le sais ; mais ce sont des begueules, qui se croyent quelque chose.

Je l’ai alors forcée à recevoir quinze cequins, l’assurant que j’étois riche, et qu’encore j’y gagnois, car à l’auberge dans un mois il m’en couteroit d’avantage. Je lui ai dit que je lui enverrois ma mâle, et j’y irois le lendemain souper, et coucher. Je voyois la joye peinte sur la figure de mes petites femmes qui reprirent leurs droits sur mon cœur, malgré l’image de Therese que j’avois devant les yeux de mon ame dans tous les momens.

Le lendemain après avoir envoyé ma mâle chez Madame Orio, je suis allé au bureau de la guerre ; mais pour eviter tout embarras j’y suis allé sans cocarde. Le major Pelodoro me sauta au cou quand il me vit en habit militaire. D’abord que je lui ai dit que je devois aller à Constantinople, et que malgré l’uniforme qu’il voyoit j’étois libre, il me dit que je devrois me procurer l’avantage d’aller à Constantinople avec le bailo qui devoit partir dans deux mois tout au plus tard, et tacher meme d’entrer au service venitien.

Ce conseil me plut. Le Sage à la guerre, qui étoit le même qui m’avoit connu l’année precedente, m’ayant vu là, m’appela. Il me dit qu’il avoit reçu une lettre de Bologne qui lui parloit d’un duel qui me fesoit honneur, et qu’il savoit que je n’en convenois pas. Il me demanda si sortant du service d’Espagne j’avois reçu mon congé, et je lui ai repondu que je ne pouvois pas avoir un congé, car je n’avois jamais servi. Il me demanda comment je pouvois être à Venise sans avoir fait la quarantaine, et je lui ai repondu que ceux qui viennent par l’etat de Mantoue ne sont pas obligés à la faire. Il me conseilla lui aussi de me mettre au service de ma patrie.

Descendant du palais ducal, j’ai trouvé sous les procuraties l’abbé Grimani, qui me dit que ma brusque sortie de chez lui avoit deplu à tous ceux qui s’y trouvoient presens — À l’officier espagnol aussi ? — Non. Il dit, au contraire, que s’il est vrai que vous étiez à l’armée d’Espagne il y a dix jours, vous avez raison, et qui plus est il dit que vous y étiez, et il montra une gazette qui parle d’un duel, et dit que vous avez tué votre capitaine. C’est surement une fable — Qui vous a dit que c’est une fable ? — C’est donc vrai ? — Je ne dis pas cela ; mais la chose pourroit être vraie, comme il est vrai que j’étois à l’armée d’Espagne il y a dix jours — Cela n’est pas possible à moins que vous n’ayez violé la contumace — Il n’y a pas des viols. J’ai passé publiquement le Po à Revere, et me voila. Je suis faché de ne plus pouvoir aller chez V. E. à moins que la personne qui m’a donné un dementi ne me donne une suffisante satisfaction. Je pouvois souffrir des insultes quand je fesois le métier de l’humilité ; mais aujourd’hui je fais celui de l’honneur — Vous avez tort de prendre la chose sur ce ton là. Celui qui vous a donné le dementi est M. Valmarana provediteur actuel à la Santé, qui soutient que les passages n’étant pas ouverts, vous ne pouvez pas être ici. Satisfaction ! Avez vous oublié qui vous etes ? — Non. Je sais que l’année passée je pouvois passer pour lache ; mais qu’aujourd’hui je ferai repentir tous ceux qui me manqueront — Venez diner avec moi — Non ; car cet officier le sauroit — Il vous verroit meme, car il dine chez nous tous les jours — Fort bien. Je le prens pour arbitre de ma querelle.

Dinant avec Pelodoro, et trois ou quatre officiers, qui s’accorderent tous à me dire que je devois entrer au service venitien, je m’y suis determiné. Un jeune lieutenant, dont la santé ne lui permettoit pas d’aller au Levant vouloit vendre sa place ; il en demandoit cent cequins ; mais cela ne suffisoit pas : il falloit obtenir l’agrément du Sage. J’ai dit à Pelodoro que les cent cequins étoient prêts ; et il s’engagea de parler pour moi au Sage.

Vers le soir je suis allé chez Madame Orio, où je me suis trouvé tres bien logé. Après avoir assez bien soupé, j’ai eu le plaisir de voir les nieces obligées par leur tante même à venir m’installer dans ma chambre.

La premiere nuit elles coucherent avec moi toutes les deux, et dans les suivantes elles se donnerent le change otant de la cloison une planche par la quelle l’amoureuse passoit et repassoit. Nous fimes cela tres sagement crainte de surprise. Nos portes etant fermées, si la tante eut fait une visite à ses nieces, l’absente auroit eu le tems de repasser, et remettre la planche ; mais cette visite ne se verifia jamais. Madame Orio comptoit sur notre sagesse.

Deux ou trois jours après l’abbé Grimani me fit parler au caffè de la Sultane à M. Valmarana, qui me dit que s’il avoit su qu’on pouvoit eluder la quarantaine il ne m’auroit jamais dit que ce que j’avois dit n’étoit pas possible, et qu’il me remercioit de lui avoir donné cette instruction, ainsi la chose fut accomodée, et jusqu’à mon depart je suis toujours allé diner chez lui.

Vers la fin du mois, je suis entré au service de la republique en qualité d’enseigne dans le regiment Bala qui étoit à Corfou. Celui qui en etoit sorti en force des cent cequins que je lui avois donné étoit lieutenant ; mais le Sage à la guerre m’allegua des raisons que si j’ai voulu entrer au service j’ai dû adopter. Il m’a donné parole qu’au bout de l’année j’avancerai au grade de Lieutenant, et que j’aurois d’abord le congé qui m’étoit necessaire pour aller à Constantinople. J’ai accepté parceque j’avois envie de servir.

Celui qui me fit obtenir la grace d’aller à Constantinople avec le Chr Venier qui y alloit en qualité de Bailo fut M. Pierre Vendramin illustre Senateur. Il me presenta au Chr Venier qui me promit de me prendre avec lui à Corfou, où il arriveroit un mois après moi.

Quelques jours avant mon depart j’ai reçu une lettre de Therese, qui me donnoit la nouvelle que le duc qui l’avoit engagée pour Naples la conduisoit en personne. Elle me disoit qu’il étoit vieux ; mais que quand même il seroit jeune je n’aurois rien à craindre. Elle me disoit qu’ayant besoin d’argent je devois tirer des lettres de change sur elle, et être certain qu’elle les payeroit quand meme elle devroit vendre tout ce qu’elle auroit.

Sur le vaisseau, où je devois aller à Corfou devoit s’embarquer un noble venitien qui alloit au Xante avec la charge de conseiller. Il avoit à sa suite une cour tres nombreuse, et le capitaine du vaisseau m’ayant averti qu’etant obligé de manger seul je mangerois fort mal, il me conseilla de me faire presenter à ce seigneur, et d’etre sûr qu’il me prieroit à sa table. Il s’appeloit Antonio Dolfin, et par sobriquet on l’appeloit Bucintoro. On lui avoit donné le nom de ce magnifique batiment à cause de son air, et de l’elegance avec la quelle il se mettoit.

D’abord que M. Grimani sut que j’avois loué une chambre sur le meme vaisseau ce seigneur alloit au Xante, il n’attendit pas que je lui en parle pour me presenter, et me procurer par là l’honneur, et l’avantage de manger à sa table. Il me dit de l’air le plus affable que je lui ferois plaisir d’aller me faire connoitre de madame son epouse, qui s’embarqueroit avec lui. J’y fus le lendemain, et j’ai vue une charmante femme, quoique sur son retour, mais sourde tout à fait. Je n’avois plus rien à esperer. Elle avoit une charmante fille fort jeune, qu’elle laissa au couvent, et qui avec le tems devint celebre. Je crois qu’elle vit encore veuve du procurateur Tron, dont la famille est aujourd’hui éteinte.

Je n’ai guere vu d’homme plus beau, et qui representât mieux que M. Dolfin pere de cette dame. Outre cela il se distinguoit par l’esprit. Tres eloquent, tres poli, beau joueur qui perdoit toujours, aimé de toutes les femmes des quelles il vouloit l’être, toujours intrepide, et egal dans les bonheurs, et dans les travers de la fortune. Il avoit voyagé sans permission, et etant tombé par consequent en disgrace du gouvernement, il s’étoit mis au service militaire d’une puissance étrangere. Un noble venitien ne peut pas commettre un plus grand crime : aussi l’a-t-on demandé, et forcé à retourner à Venise, et à subir la punition de passer quelque tems sous les plombs.

Cet homme charmant genereux, et point riche, eut besoin de demander au grand conseil un gouvernement lucratif ; et on l’a elu conseiller dans l’île du Xante ; mais il y alloit avec un tel train qu’il ne pouvoit pas esperer d’y gagner.

Ce noble venitien Dolfin, tel que je viens de le decrire ne pouvoit pas faire fortune à Venise. Un gouvernement aristocratique ne peut aspirer à la tranquillité qu’ayant pour base, et pour maxime fondamentale l’egalité entre les aristocrates. Or il est impossible de juger de l’egalité soit physique, soit morale autrement que par l’apparence, d’où il resulte que le citoyen qui ne veut pas être persecuté, s’il n’est pas fait comme les autres, ou pire, doit employer toute son étude pour le paroitre. S’il a beaucoup de talent, il doit le cacher : s’il est ambitieux, il doit faire semblant de mepriser les hoñeurs : s’il veut obtenir, il ne doit rien demander : s’il a une jolie figure il doit la negliger : il doit se tenir mal, se mettre encore plus mal, sa parure ne doit avoir rien de recherché, il doit tourner en ridicule tout ce qui est etranger ; faire mal la reverence, ne pas se piquer d’une grande politesse, ne faire pas grand cas des beaux arts ; cacher son bon gout s’il l’a fin ; ne pas tenir un cuisinier étranger il doit porter une peruque mal peignée, et être un peu mal propre. M. Dolfin Bucintoro n’ayant aucune de ces qualités ne pouvoit donc pas faire fortune dans Venise sa patrie.

La veille de mon depart je ne suis pas sorti de la maison de Madame Orio. Elle versa autant de larmes que ses nieces, et je n’en ai pas versé moins qu’elles. Cent fois dans cette derniere nuit elles me dirent expirant d’amour entre mes bras qu’elles ne me reverroient plus, et elles le devinerent. Si elles m’eussent encore vu, elles n’auroient pas deviné. Voila tout l’admirable des predictions.

Je suis allé à bord le cinq du mois de Mai tres bien en equipage, en bijoux, et en argent comptant. J’etois maitre de [4]00[illisible] cequins. Notre vaisseau etoit armé de vingt-quatre canons, et avoit de garnison deux cent esclavons. Nous passames de Malamocco en Istrie pendant la nuit, et jetames l’ancre dans le port d’Orsara pour faire Savorna. On appelle ainsi l’ouvrage de mettre au fond de cale une quantité suffisante de pieres, car la trop grande legereté du vaisseau le rend moins propre à la navigation. Je suis descendu avec plusieurs autres pour aller me promener, malgré que je connusse le vilain endroit, où il n’y avoit pas encore neuf mois que j’avois passé trois jours. Je riois reflechissant à la difference de mon etat actuel à celui que j’avois quité. J’etois sûr que personne dans mon imposante figure ne reconnoitroit le chetif abbé qui sans le fatal F. Steffano seroit devenu Dieu sait quoi.

Fin du premier tome.