Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 1

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1770

Chapitre I

Tome dixieme

Marguerite, la Buonacorsi, la Duchesse de Fiano, le Cardinal de Bernis, La princesse de Santa Croce. Le Sibille de Viterbe mes freres. L’abbé Ceruti, Medini Manucci. Marcuccio Sa sœur. Abolition de l’excomunication au parloir.

M’étant determiné d’avance à passer six mois à Rome dans la plus grande tranquillité, ne m’occupant que de tout ce que l’etude de la Ville pouvoit me faire gagner en connoissances j’ai pris le lendemain de mon arrivé, un joli appartement vis à vis le palais de l’ambassadeur d’Espagne qui alors étoit monseigneur d’Aspura : cet appartement étoit le même qu’habitoit le maitre de langue où j’allois prendre leçon vingt sept ans auparavant, quand j’étois au service du Cardinal Acquaviva. La maitresse de cette appartement étoit la femme d’un cuisinier, qui ne venoit se coucher avec elle qu’une fois par semaine. Elle avoit une fille de seize à dixsept ans, qui malgrè sa peau un peu trop brune auroit été fort jolie, si la petite verole ne l’avoit pas privée d’un œil. Elle en portoit un postiche qui étant d’une couleur differente de celle de l’autre, et aussi plus grand, rendoit sa figure desagréable. Cette fille qui s’appelloit Marguerite ne me fit aucune impression ; mais malgrè cela je n’ai pu m’empecher de lui faire un cadeau, dont aucun autre ne pouvoit lui etre plus cher. Un anglois oculiste qu’on appelloit le chevalier Taylor se trouvant à Rome, et étant logé sur la même place, j’y ai conduit Marguerite avec sa mere, et moyennant six cequins je lui ai fait mettre un œil de porcellaine egal à l’autre, dont on ne pouvoit rien voir de plus beau. Cette dépense fit croire à Marguerite que frappé de sa beauté en vingt quatre heures j’étois deja devenu amoureux d’elle, et la mere, par esprit de devotion eut peur de se charger la conscience portant un jugement temeraire sur mon intention. Je n’ai pas tardé à savoir tout cela de Marguerite même, lorsque nous parvinmes à faire connoissance intime. J’ai fait mon accord pour diner, et souper sans aucun faste. Riche de trois mille cequins, je me suis proposé une conduite, qui devoit m’amuser de pouvoir vivre à Rome non seulement sans avoir besoin de personne, mais même en y fesant une respectable figure.

J’ai trouvé le lendemain des lettres dans presque tous le bureaux des postes, et le chef de la banque Belloni qui me connoissoit depuis long tems deja averti des lettres de change, dont j’etois porteur. Monsieur Dandolo toujours mon fidele ami m’envoyoit deux lettres de reccomandation écrites par le même noble venitien Monsieur de Zuliani, qui m’avoit recomandé à Madrid à l’ambassadeur Mocenigo avec le consentement des inquisiteurs d’état. Une de ses lettres étoit addressée à Monsieur Erizzo ambassadeur de Venise ce qui me fit le plus grand plaisir C’etoit le frere du meme Erizzo qui avoit été ambassadeur à Paris. L’autre étoit adressée à sa sœur duchesse de Fiano. Je me voyois dans l’apparence d’être faufilé dans toutes les grandes maisons de Rome ; je me fesois un vrai plaisir de l’idée de me presenter au Cardinal de Bernis, lorsque je serois deja connu de toute la ville. Je n’ai pris ni voiture, ni domestiqüe ; cela n’est pas necessaire à Rome, où l’on a l’un et l’autre dans l’instant quand on en a besoin.

La premiere personne à la quelle j’ai presenté ma lettre fut la duchesse de Fiano, qui étant deja prevenuee par son frere me fit l’acueil le plus gracieux. C’étoit une femme fort laide, point du tout riche, mais d’un tres bon caractere : ayant tres peu d’esprit, elle avoit pris le parti d’etre gayement medisante pour faire croire qu’elle en avoit beaucoup. Le duc son mari, qui portoit le nom d’Ottoboni en ayant le droit et qui l’avoit epousée pour se procurer un heritier étoit impotent, ce qu’en appelle en langage romain babilano ; ce fut la premiere confidence qu’elle me fit la troisieme fois que je l’ai vue ; mais elle ne me dit pas cela d’un ton, qui auroit pu me faire juger qu’elle ne l’aimoit pas, ni que pour cela elle eut voulu se donner pour femme à plaindre, car il parut qu’elle ne me le disoit que pour se moquer d’un confesseur qu’elle avoit, et qui l’avoit menacée de lui refuser l’absolution si elle poursuivoit à faire tout son possible pour le faire devenir puissant. Elle donnoit tous les soirs un petit souper à sa coterie qui etoit composée de sept ou huit personnes, au quel je ne fus admis que huit ou dix jours après, lorsque tout son monde m’ayant connu chacun parut cherir ma societé. Son mari, qui n’aimoit pas la compagnie soupoit tout seul sans sa chambre. Le chevalier qui servoit la duchesse etoit le prince de Santa Croce, dont la femme etoit servie par le Cardinal de Bernis. Cette princesse fille du marquis Falconieri etoit fort jeune, jolie, fort vive, et faite pour plaire à tous ceux qui l’approchoient ; mais ambitieuse de posseder le Cardinal, elle ne laissoit esperer à personne l’honneur de pouvoir parvenir à occuper sa place. Le prince son mari étoit bel homme, noble dans ses manieres, et doué d’un esprit tres suffisant ; mais il ne s’en servoit que pour faire des speculations sur le commerce : il croyoit, et il avoit raison, qu’on ne prejudicioit nullement à la noble naissance en se procurant toutes les utilités permises qui en dependoient. N’aimant pas la dépense, il servoit la duchesse de Fiano, parcequ’il ne depensoit rien, et il ne se voyoit pas dans le risque de devenir amoureux. Sans être devot, il étoit jesuit outré, et positivement jesuite de robe courte, comme le president d’Eguille frere du marquis d’Argens que j’avois connu à Aix. D’abord que deux ou trois semaines après mon arrivée il m’a entendu me plaindre de la gêne où un homme de lettres se trouvoit, lorsqu’il alloit pour travailler dans les biblioteques de Rome, comme par exemple à la Minerve, et encore plus à la Vaticane, il s’offrit à me presenter au superieur de la maison professe au Jesus, et à S.t Ignace. Un des bibliothecaires me presenta pour la premiere fois à tous les subalternes, et depuis ce jour là non seulement je me suis vu maitre d’aller à la bibliotheque tous les jours, et à toutes les heures, mais de porter chez moi tous les livres dont je pouvois avoir besoin, ne fesant autre chose qu’écrire le titre du livre que je prenois sur une feuille que je laissois sur la table, où j’ecrivois. On me portoit des bougies, lorsqu’on imaginoit que je ne voyois pas bien clair, et on poussa la politesse jusqu’à me donner la clef d’une petite porte par où je pouvois aller en bibliotheque à toutes les heures, tres souvent sans etre vu. Les jesuites furent toujours les plus polis de tous les religieux reguliers de notre religion, et même, si j’ose le dire les seuls polis ; mais dans la crise où ils se trouvoient dans ce tems à leur politesse étoit poussée si loin qu’ils me parurent rampans. Le Roi d’Espagne vouloit l’ordre supprimé, et ils savoient que le pape le lui avoit promis ; mais, sûrs que le grand coup n’ariveroit jamais, ils étoient intrepides. Ils ne purent jamais se persuader que le Pape pourroit avoir un courage qui surpassoit selon eux la force morale de l’homme. Ils parvinrent même a le faire avertir par voye indirecte qu’il n’avoit pas l’autorité necessaire à supprimer leur ordre sans la convocation d’un concile ; mais tout fut vain. La peine que le pape eut à se determiner deriva de ce qu’il savoit que prononçant la sentence de la suppression de la compagnie, il prononceroit celle de sa propre mort. Il ne s’y determina que lorsqu’il vit son honneur dans le plus grand danger. Le Roi d’Espagne, qui étoit le plus opiniatre de tous les souverains, lui ecrivit de sa propre main que s’il ne supprimoit pas l’ordre, il publieroit par l’impression, dans toutes les langues de l’Europe, les lettres qu’il lui avoit écrites quand il étoit Cardinal, et en vertu des quelles il l’avoit fait créer grand pontife de la religion chretienne. Une tête differente de celle de Ganganelli auroit pu répondre au Roi que le Pape n’est pas obligé à tenir ce qu’il avoit promis étant Cardinal, et les jesuites auroient soutenu cette doctrine qui n’est pas la plus specieuse de toute, celles des sectateurs du probabilisme ; mais Ganganelli dans le fond n’aimoit pas les jesuites : il étoit cordelier, il n’étoit pas gentilhomme, sa politesse étoit rustique, et son esprit n’étoit pas assez fort pour braver la honte qu’il auroit resenti en se voyant decouvert pour ambitieux, et pour capable de manquer à une parole qu’il auroit donné à un grand monarque pour se voir maitre du siege de saint Pierre.

Je ris de ceux qui disent que ce pape s’est empoisonné lui même à force de prendre des contrepoisons. Le fait est vrai que craignant toujours d’etre empoisonné, il prenoit des antidotes, et des drogues preservatives. Il étoit ignorant en physique, et il pouvoit donner la dedans ; mais je suis en état de dire par une certitude morale ( s’il y a certitude morale ) que le pape Ganganelli mourrut empoisonné, et non pas par ses Alexipharmaques. Voici sur quoi ma certitude est fondée.

Dans la même année que j’etois à Rome, qui étoit la troisieme du pontificat de Ganganelli, on enferma une femme native de Viterbe qui se mêloit de faire des predictions dans le style enigmatique avec des signalemens surprenans. Elle predisoit dans des termes obscurs la destruction de la compagnie de Jesus sans nommer le tems dans le quel elle devoit arriver ; mais ce qu’elle disoit tres clairement étoit ceci. La compagnie de Jesus ne sera detruite que par un pape, qui regnera cinq ans, trois mois, et trois jours precisement autant que Sixte quint, pas un jour plus, pas un jour moins. La plus part des lecteurs de cette prophetie la mepriserent, et on ne parla plus de cette Sybille que cependant on enferma. Je prie le lecteur de me dire, si un homme judicieux, si un homme qui pense peut revoquer en doute l’empoisonnement de ce pape d’abord qu’à sa mort on trouva la prophetie averée. C’est le cas que la certitude morale devient egale à la physique ; l’esprit qui endoctrina la femme de Viterbe sut si bien prendre ses mesures que le monde aprit que si les jesuites furent supprimés, ils surent aussi se venger. L’homme tres puissant qui a empoisonné le pape auroit pu certainement l’empoisonner avant qu’il supprima l’ordre ; mais il faut croire qu’il ne l’a jamais cru capable. Il est evident que s’il n’avoit pas supprimé l’ordre, il ne l’auroit pas empoisonné, et qu’ainsi la prophetie n’auroit pas menti. Remarquons que Ganganelli étoit moine de l’ordre de S.t François, comme Sixte quint, et que l’un étoit né à peu près aussi noblement que l’autre. Le singulier de ce fait est qu’après la mort du pape on a mis en liberté la Sibille, traitée de folle ; et qu’on ne parla plus d’elle, et que malgrè que la prophetie, dont je viens de parler, fut notoire, on s’obstina a dire dans tous les cercles des savans, et de la noblesse, qu’il etoit vrai que le pape etoit mort empoisonné ; mais empoisonné par ses alexipharmaques qu’il prenoit lui même à repriser, et même sans que son fidel ami Bontempi fût present. Je demande à un penseur quel étoit l’interest que le pape pouvoit avoir, à moins qu’il ne fût fou, a verifier aux pieds des lettres la prophetie de la femme de Viterbe. Ceux qui me diront que tout cet evenement peut avoir été l’effet du pur hazard me fermeront la bouche, car je ne peux pas nier cette possibilité ; mais je poursuivrai à raisonner comme j’ai toujours raisonné. L’empoisonnement du pape Ganganelli fut le dernier essai que les jesuites, même après leur trepas, donnerent au monde de leur pouvoir. La faute impardonable qu’ils commirent fut celle de ne l’avoir pas fait mourir auparavant, car la veritable politique ne consiste qu’en prevoyance, et precaution, et le plus miserable de tous les politiques est celui qui ignore qu’il n’y a rien au monde qu’en cas de doute la precaution ne doive sacrifier à la prevoyance.

Le prince de Santa Croce, la seconde fois qu’il me vit chez la duchesse de Fiano, me demanda ex abrupto pourquoi je n’allois pas voir le Cardinal de Bernis : je lui ai repondu que je comptois d’y aller le lendemain — Allez y, car je n’ai jamais entendu son Eminence parler de quelqu’un avec une consideration egale à celle qu’il montre d’avoir pour votre personne — Je lui ai des obligations infinies depuis dix huit ans ; et je m’exposerois volontiers au risque de perir pour convaincre son eminence que je n’ai rien oublié de tout ce que je lui dois — Allez y donc, et nous en serons tous charmés.

Le Cardinal me reçut le lendemain avec les marques du vrai contentement qu’il resentoit en me revoyant. Il loua la reserve avec la quelle j’avois parlé de lui au prince Santa Croce chez la duchesse, étant sûr que je serois discret sur les circonstances de notre connoissance à Venise. Je lui ai dit qu’excepté qu’il étoit engraissé je le trouvois bel et frais, comme lorsqu’il étoit parti de Paris, il y avoit alors douze ans ; mais il me repondit qu’il se trouvoit different en tout. J’ai me dit il, cinquante cinq ans, et je suis reduit à ne plus manger que des herbes — Est ce pour faire que l’inclination de la chair à l’ouvrage de l’amour diminue ? — Je voudrois qu’on le crut ; mais je crois qu’on n’en est pas la dupe.

Il fut enchanté quand il sut que j’avois une lettre à l’ambassadeur de Venise, que je n’avois pas encore porté. Il m’assura qu’il le previendroit de façon qu’il me recevroit tres bien. En attendant, me dit il, je commencerai demain à rompre la glace. Vous dinerez chez moi, et il le saura. Je lui ai dit que j’avois de l’argent à foison, et je l’ai vu charmé de cette circonstance, et encor plus lorsque je lui ai dit que j’étois tout seul, et determiné à vivre sagement sans le moindre luxe. Il me dit qu’il écrivoit à M. M. cette nouveauté. Je l’ai beaucoup diverti en lui racontant l’avanture de la religieuse de Chamberi. Il me dit que je pouvois hardiment prier le prince Santa Croce de me presenter à la princesse, où nous pourrions passer des heures agréables ; mais pas dans le gout de celles que nous passions à Venise, car l’une ne ressembloit en rien à l’autre — Elle fait cependant la seule occupation agréable de votre eminence — Oui, faute de mieux. Vous verrez.

Le lendemain le Cardinal me dit en nous levant de table, que M. Zulian avoit prevenu l’ambassadeur Erizzo, qui avoit la plus grande envie de me connoitre ; et je fus tres content de l’acueil qu’il me fit. Le chevalier Erizzo frere du procurateur, qui vit encore, étoit un homme rempli d’esprit, bon citoyen tres eloquent et grand politique. Il me fit compliment sur ce que je voyageois, et qu’au lieu d’être persecuté par les inquisiteurs d’état, je jouissois de leur protection, car M. Zulian me recomandoit avec leur consentement. Il me retint à diner, et il me dit d’y aller toutes les fois que je n’aurois rien de mieux à faire.

Ce fut le meme soir chez la duchesse que j’ai prié le prince Santa Croce de me presenter à la princesse : il me repondit qu’elle le desiroit après que le Cardinal avoit passé la veille une heure à parler de moi. Il me dit que je pouvois y aller tous les jours ou à onze heures du matin, ou à deux heures de l’après midi. J’y fus le lendemain à deux heures : elle étoit au lit où elle fesoit tous les jours la siesta, et comme j’avois le privilege d’etre homme sans consequence elle me fit entrer d’abord. J’ai vu dans un quart d’heure tout ce qu’elle étoit. Jeune, jolie, gaye, vive, curieuse, riante, parlant toujours, interrogant, et n’ayant pas la patience d’entendre la reponse toute entiere. J’ai vu dans cette jeune femme un vrai joujou fait pour amuser l’esprit, et le cœur d’un homme voluptueux et sage, qui avoit sur le corps du grandes affaires, et qui avoit besoin de se distraire. Le cardinal ne la voyoit que regulierement trois fois par jour. Le matin à son lever ; il alloit voir si elle avoit bien dormi : l’après diner allant tous les jours à trois heures prendre du caffé chez elle, et le soir dans la maison où il y avoit l’assemblée. Il avoit sa partie de piquet tête à tête avec elle, où il avoit le talent de savoir perdre tous les jours six cequins romains ni plus ni moins. De cette façon la princesse étoit la plus riche jeune femme de toute la ville de Rome. Le mari quoique jaloux par defaut de cœur, ne pouvoit pas par une qualité naturelle de l’esprit qui raisonne trouver mauvais que sa femme, jouît d’une pension de 1800# par mois sans pouvoir se rien reprocher, ni donner motif à la moindre medisance, car cela se fesoit en public, et n’étoit d’ailleurs que de l’argent loyalement gagné à un jeu, dont on ne pouvoit attribuer la faveur qu’à la seule fortune.

Le prince de Santa Croce donc ne pouvoit que cultiver, et extremement cherir l’amitié que le Cardinal avoit pour sa gentille princesse, qui tres feconde lui donnoit un enfant non seulement tous les ans, mais quelque fois tous les neuf mois, malgrè que le docteur Salicetti l’eut assurée que le soin qu’elle devoit avoir de sa santé ne lui permettoit pas de redevenir grosse avant que les six semaines des evacuations de l’acouchement ne s’ecoulassent.

Outre cela ce prince jouissoit de l’avantage de pouvoir recevoir de Lyon toutes les etoffes qu’il desiroit d’avoir sans que le grand tresorier qui etoit alors monsignor Brachi aujourd’hui Pape y trouvât rien à redire, puisqu’elles etoient adressées au Cardinal ministre de France. Il faut aussi ajouter que l’amitié que le Cardinal avoit pour sa maison le garantissoit de tous ceux qui galantirant sa femme l’auroit ennuyé. Celui qui dans ce tems là en étoit epris c’etoit le conetable Colonna, qu’il avoit surpris dans une chambre de son palais en conversation avec elle dans un de ces quarts d’heure où elle étoit moralement sûre que le coup de cloche qu’on donnoit à la porte n’annonceroit pas l’arrivée de l’eminence tenante. Le prince Conetable à peine parti, le mari faché avertit la princesse de se tenir prete à partir avec lui le lendemain pour la campagne. La princesse protesta que ce depart imprevu, inopiné, et non premedité n’etoit qu’un caprice au quel son honneur ne lui permetoit pas de consentir ; mais c’étoit decidé, et elle auroit dû obeir, si le Cardinal même étant survenu, et ayant apris toute l’histoire de la naive belle innocente n’eut demontré à l’epoux qu’il pouvoit, et que dans l’exigence du cas il devoit meme aller à la campagne tout seul, laissant sa princesse à Rome, où elle prendroit à l’avenir beaucoup plus sagement ses mesures pour obvier à des pareilles rencontres toujours importunes, et faites pour faire naitre des pitoyables qui pro quo ennemis de la paix du menage.

En moins d’un mois je suis devenu l’homme qui ne genoit aucun des trois principaux personnages de la piece. Ne me melant de rien pendant la dispute, ecoutant, admirant tout, et à la fin du fait donnant toujours raison au vainqueur je leur suis devenu presqu’aussi necessaire que le marqueur à ceux qui jouent au billard. Je remplissois avec des contes, ou par des commentaires plaisans le tems morne qui succede à des debats pareils : on se trouvoit remonté, on sentoit qu’on m’avoit l’obligation que cela se fut fait si à la hâte, et on me recompensoit par poursuivre à ne me trouver jamais de trop en rien, et en aucun tems. Je voyois dans la Princesse, dans le Prince, et dans le Cardinal trois belles ames innocentes, et sans malice, qui alloient son train sans nuire à personne, et sans prejudicier en rien à la paix, et aux bonnes lois de la societé generale.

La duchesse de Fiano, qui n’étoit pas mal vaine de ce que Rome devoit dire d’elle, qui possedant le mari de celle dont il cedoit la possession au Cardinal, elle devoit par consequent surabonder en merite, tandis que personne n’en étoit la dupe, s’impatientoit de me trouver bête au point que je voyois tout couleur de Rose. Elle ne m’auroit jamais cru si peu d’esprit. Elle s’etonnoit de ce que je ne trouvois pas evident que ce n’étoit qu’a cause d’un sentiment invincible de jalousie que la princesse de Santa Croce ne venoit jamais chez elle : elle me parla un jour avec tant de feu pour me convaincre que la chose étoit ainsi que j’ai vu que n’en convenant pas j’aurois perdu ses bonnes graces. Pour ce qui regardoit les charmes de la princesse j’avois dû lui accorder jusque du commencement qu’on ne pouvoit pas comprendre comment ils eussent pu eblouir le cardinal, car rien n’étoit si maigre qu’elle, et personne de son sexe n’avoit à Rome l’esprit ni plus leger, ni plus inconsequent. Ce qui cependant étoit un fait incontestable c’étoit que la princesse Santa Croce étoit un bijoux fait pour faire le bonheur d’un amant voluptueux et philosophe comme le Cardinal. J’admirois dans des certains momens son bonheur plus encore parcequ’il possedoit ce tresor, qu’a cause de l’eminente dignité à la quelle la fortune alliée à son merite l’avoit fait monter. J’aimois la princesse, mais ne me laissant jamais aller jusqu’à l’espoir je me suis constamment tenu dans les bornes qui m’assuroient imperissable la place que j’occupois. En poussant ma pointe j’aurois risqués de tout perdre, car j’aurois choqué l’orgueil de la dame, et deplu à la delicatesse de son amant que l’age, et la pourpre sacrée avoit rendu malgrè sa philosophie different de ce qu’il etoit lorsque nous possedions en comun M. M.. Il faut ajouter à cela que le Cardinal m’avoit toujours dit qu’il n’avoit pour elle que la tendresse d’un pere : c’etoit assez pour me faire connoitre qu’il auroit trouvé mauvais que j’eusse tenté d’etre, ou de devenir plus que le plus favori de tous ses tres humbles serviteurs. Je devois me contenter, et me trouver fort heureux de ce qu’elle ne se gardoit pas de moi plus que de sa femme de chambre. Pour lui faire même tout le plaisir qui dependoit de moi, je fesois semblant de ne pas la regarder lorsqu’elle savoit que je la voyois. Le chemin qu’il faut suivre pour se concilier une femme qui se dorlote n’est pas bien aisé à trouver principalement si elle a à son service un roi, ou un cardinal.

La vie que je menois depuis un mois que j’étois à Rome étoit tout ce que je pouvois desirer pour vivre tranquillement. Marguerite chez moi avoit trouvé le chemin de m’interesser par ses attentions. N’ayant point de domestique, elle étoit matin, et soir dans ma chambre, je la regardois fort content du cadeau que je lui avois fait de l’œil postiche, qui sembloit naturel et vrai à tous ceux qui ne l’avoit pas connue borgne. Cette fille avoit infiniment d’esprit sans nulle culture, et une vanité excessive pour se bien mettre. Je flattois sans nul dessein son esprit en lui tenant des longs propos pour rire soir, et matin, et en lui fesant des petits presens, et lui donnant de l’argent je nourrissois l’inclination qu’elle avoit à la parure, qui la fesoit regarder à l’eglise des S. S. Apotres toutes les fêtes et dimanches lorsqu’elle alloit à la messe. Je me suis apperçu en peu de jours de deux choses, une qu’elle s’étonnoit qu’en l’aimant je ne vinsse jamais à une declaration en paroles, ou en action, l’autre que si je l’aimois sa conquete ne me seroit pas difficile. J’ai dû deviner cette derniere, lorsqu’excitée à me faire l’histoire de toutes les petites aventures qu’elle devoit avoir eues depuis l’age d’onze ans jusqu’à celui de dixsept, ou dixhuit qu’elle avoit alors elle me racontoit des historiettes qui me fesoient le plus grand plaisir, et qu’elle ne pouvoit me dire qu’en foulant aux pieds tout sentiment de pudeur. J’étois parvenu à cela à force de lui donner trois ou quatre pauls toutes les fois qu’il me paroissoit de l’avoir trouvée sincere : je le lui disois ; et je ne lui donnois rien lorsque je me sentois sûr qu’elle m’avoit cachées les circonstances de l’intrigue les plus interessantes. Par ce moyen je l’ai forcée à me confesser qu’elle n’avoit plus son pucellage, qu’une charmante fille qui portoit le nom de Buonaccorsi, et qui venoit le voir tous les jours de fête, ne l’avoit pas non plus, qui étoit celui qui avoit triomphé de toutes les deux. Elle m’assura aussi qu’elle ne fesoit pas l’amour avec l’abbé Ceruti mon voisin de chambre, chez le quel elle étoit obligée d’aller toutes les fois que sa mere n’en avoit pas le tems. Cet abbé piemontois etoit beau, savant, et tout ensemble bel esprit, mais il etoit pauvre, chargé de dettes, et perdu de reputation dans Rome à cause d’une fort vilaine histoire qui courroit, et dont il étoit le malheureux heros. On disoit qu’il avoit confié à un anglois qui aimoit la princesse Lanti, qu’elle avoit besoin de deux cent cequins, et que l’anglois les lui avoit données pour qu’il les lui remît ; mais que l’abbé les avoit gardés pour lui. Ce qui avoit decouvert cette fraude atroce avoit été une explication arrivée entre la dame, et l’anglois, qui lui ayant dit qu’il étoit pret à tout faire pour elle l’avoit assurée qu’il regardoit comme rien les 200 cequins qu’il lui avoit fournir. La dame fort surprise lui ayant donné un dementi, l’anglois prudent n’avoit pas insisté ; mais tout d’un coup l’abbé avoit été exilé de la maison Lanti, et l’anglois fort noblement n’avoit plus voulu le voir.

Cet abbé qui étoit un de ceux que Bianconi employoit à ecrire les effemerides romaines qui sortoient toutes les semaines, étoit devenu mon ami d’abord que j’entrai dans la maison de Marguerite. Je m’étois apperçu qu’il l’aimoit, et cela m’etoit egal, car je n’étois pas amoureux d’elle, mais je n’aurois pas crue que Marguerite le traita durement. Cette fille m’assura qu’elle ne pouvoit pas le souffrir, et qu’elle étoit fort fachée toutes les fois qu’elle devoit aller dans sa chambre. L’abbé avoit deja contracté avec moi des obligations. Il m’avoit emprunté une vingtaine d’écus me promettant de me les rendre trois ou quatre jours après, et trois semaines s’etoient ecoulées sans qu’il me les eut rendus ; mais je ne les lui demandois pas, et je lui en aurois même pretés autres vingt s’il me les avoit demandés, sans ce qui est arrivé.

Quand je soupois chez la duchesse de Fiano je rentrois tard, et Marguerite m’attendoit. Sa mere dormoit, et ayant envie de rire je la gardois avec moi une heure ou deux sans faire attention que nos badinages fesant du tracas deplairoient à l’abbé Ceruti, qui n’étant separé de la chambre où nous badinions que par la cloison des planches devoit entendre jusqu’à nos paroles, et souffrir avec beaucoup d’impatience nos joyeux entretiens tandis que Marguerite ne fesoit rien pour éteindre un peu le feu dont il bruloit.

Une fois entrant chez moi vers minuit, je fus fort surpris de trouver dans ma chambre, au lieu de Marguerite, sa mere — Où est donc votre fille ? — Ma fille dort. Je ne peux plus permettre en conscience qu’elle reste chez vous toute la nuit — Elle ne reste que jusqu’au moment qu’allant me coucher je lui dis de s’en aller, et cette nouveauté m’offense, car elle me fait trop evidemment connoitre vos injustes soupçons. Qu’est ce que Marguerite a pu vous dire ? Si elle s’est plainte, elle en a menti, et demain je sortirai de chez vous. — Vous auriez tort : Marguerite ne m’a rien dit : au contraire elle soutient qu’avec elle vous ne faites que rire — Fort bien. Trouvez vous qu’il y a du mal à rire ? — Non ; mais vous pouvez faire autre chose — Et sur cette possibilité vous avancez en attendant un soupçon indigne qui doit blesser votre conscience, si vous êtes bonne chretienne — Dieu me preserve de soupçonner mon prochain ; mais je fus avertie que vos rires, vos badinages sont si eclatans qu’il n’y a pas à douter que vos entretiens ne soient contraires aux bonnes mœurs — C’est donc l’abbé mon voisin qui eut l’indiscretion de vous inquiter ? — Je ne peux pas vous dire de qui je le sais ; mais je le sais — Tant mieux pour vous. Je vais loger ailleurs demain : par là je mettrai votre conscience en repos — Mais ne puis-je pas vous servir comme ma fille ? — Point du tout. Votre fille me fait rire, et j’en ai besoin. Vous n’etes pas faite pour me faire rire. Je pars demain vous dis-je. Vous m’avez insulté, et cela ne doit pas arriver une autre fois — Cela me deplairoit à cause de mon mari qui voudroit en savoir la raison ; et je ne saurois que lui dire — Je ne m’embarasse pas de ce que votre mari pourra en dire. Je partirai demain. Je vous pria de vous en aller, car je veux aller me coucher — Laissez que je vous serve, que j’ôte vos souliers — Vous ne m’oterez rien. Si vous voulez que je soye servi, faites venir Marguerite — Elle dort — Reveillez la.

Elle partit allors ; et trois minutes après voila Marguerite presqu’en chemise, qui n’ayant pas eu le tems de remettre son œuil me fit eclater de rire — Je dormois, et ma mere m’a dit que je vienne vous persuader à ne pas sortir de chez nous, parceque cela feroit mal penser à mon pere — J’y resterai ; mais vous poursuivrez à venir seule dans ma chambre — Je le veux bien ; mais nous ne rirons pas, car l’abbé s’en est plaint — C’est donc l’abbé, qui a averti votre mere ? — En doutez vous. Notre joye l’a aigri. Notre gayeté a irrité sa passion — C’est un gueux qu’il faut punir. Si nous avons ris avant hyer, nous rirons d’avantage cette nuit.

Après cet accord nous fimes toutes les follies possibles accompagnées de risées à tout moment, qui dûrent desesperer l’indiscret. Dans le plus beau de nos folies, qui duroient depuis plus d’une heure, voila la porte qui s’ouvre ; c’étoit la mere de Marguerite, qui entroit croyant de nous trouver en flagrant delit. Elle me voit coiffé avec le bonnet de Marguerite, et Marguerite à la quelle j’avois fait des moustaches avec de l’encre. Elle dut en rire aussi. Eh bien, lui dis-je, touvez vous cela bien criminel ? — Non, et je vois que vous avez raison ; mais songez que vos innocentes orgies empechent de dormir votre voisin — Qu’il aille dormir ailleurs. Je ne me generai pas. Je vous dirai même que vous n’avez qu’à choisir entre lui, et moi. Je ne reste chez vous que sous condition que vous le renverrez, et je prens sa chambre pour moi — Je ne peux le renvoyer qu’à la fin du mois ; mais je prevois qu’il dira à mon mari des choses, qui interrompront la paix de la maison — Il ne parlera pas à votre mari, et j’en suis sûr. Laissez moi le soin de tout cela. Je parlerai moi même demain matin à l’abbé, qui sortira de votre maison de plein gré sans que vous ayez besoin de le lui dire. Par là ma bonne dame vous n’aurez pas des plus grandes inquietudes. Craignez à l’avenir pour votre fille, lorsque vous saurez qu’elle est seule dans une chambre avec un homme, et qu’on n’y parle, et on n’y rit point. Pour lors vous serez sûre qu’on y fait quelque chose de serieux.

Après ce discours elle partit assez contente, et elle allat se mettre au lit. Marguerite admirant d’avance la belle operation que j’avois promis de faire le lendemain devint si gaye que je n’ai pu m’empecher de lui rendre la justice qu’elle meritoit : elle passa une heure dans mon lit sans rire, puis elle partit glorieuse de sa victoire.

Le lendemain matin je suis allé de bonne heure dans la chambre de l’abbé, où après lui avoir reproché son indiscretion qu’il ne put pas nier, je lui ai dit en clairs termes qu’il devoit se chercher d’abord un autre logement, ou souffrir que je me declarasse son ennemi en commençant par exiger vingt ecus qu’il me devoit sans avoir la moindre pitié de l’impuissance ou il étoit de me les rendre. Après avoir bien biaisé, il me dit qu’il ne pouvoit sortir de la maison sans payer quelque somme qu’il devoit au maitre, et sans avoir de quoi payer un mois d’avance d’une autre chambre qu’il iroit se chercher d’abord ; et pour vaincre toutes ces difficultés je lui ai donné encore une autre vingtaine d’ecus. Ainsi toute l’affaire termina en bien ; je me mis trouvé mieux logé, et en pleine possession de Marguerite, qui me mit en peu de tems dans celle de la gentille Buonaccorsi, dont le merite étoit de beaucoup superieur au sien.

Ces deux filles me firent connoitre le jeune heros, qui avoit eu le talent de les seduire toutes les deux. C’étoit un garçon tailleur agé de quinze ans, joli de figure, petit de taille ; mais enrichi par la nature si genereusement que j’ai dû dire qu’elles eurent raison quand j’ai vu l’objet à la vue du quel elles n’eurent pas la force de resister. Ce jeune homme étoit tout gentil : je lui ai decouvert des sentimens qui le declaroient au dessus de son etat. Il n’aimoit ni Marguerite, ni la Buonaccorsi. Dans la liberté de les voir ensemble, il les avoit crues curieuses de ce qu’elles ne voyoient pas, et il les avoient satisfaites. Mais à la satisfaction de la vue succederent des desirs de quelque chose de plus solide ; le jeune homme s’en apperçut, et etant poli, et ayant l’ame noble, il fit le premier pas en leur offrant tout ce qui dependoit de lui. À cet offre les deux filles se consulterent, et se procurerent la jouissance du bel objet en fesant semblant d’être complaisantes.

En les amant toutes les deux, et ayant pour le jeune homme la plus grande amitié, je me procurois souvent le plaisir de le voir agir dans les exploits amoureux, tres content de voir qu’au lieu d’etre jaloux de sa jouissance, et de ses facultés j’en ressentois la belle influence au point d’en partager les delices avec une augmentation de puissance que la vue de ce garçon, plus beau qu’Antinous me fesoit gagner. Je l’ai mis bien en linge, et en jolis habits, et en peu de tems il mit en moi toute sa confiance, me mettant à part de tout ce qui se passoit dans son cœur amoureux d’une fille, dont dependoit toute sa felicité, et dont l’amour le rendoit malheureux, puisqu’elle étoit cloitrée, et ne pouvant l’obtenir que par la voye du mariage, il étoit au desespoir, puisque ne gagnant qu’un paul par jour, il n’avoit pas assez pour vivre tout seul. Me parlant toujours de la rare beauté de la fille qu’il adoroit, il me donna envie de la voir, et je l’ai vue ; mais avant de raconter au lecteur comment cela s’est fait, je dois lui detailler la situation dans la quelle j’étois dans Rome lorsque j’ai fait cette connoissance.

Etant allé au capitole le jour qu’on devoit distribuer le prix aux jeunes étudians la peinture, et le dessein, j’ai vu le peintre Mengs, qui devoit prononcer, comme Pompeo Battoni, et deux ou trois autres sur ceux qui meritoient la preference. N’ayant pas oublié comment Mengs m’avoit traité en Espagne j’allois faire semblant de ne pas le voir, lorsqu’il m’étonna en m’approchant lui même — Malgrè, me dit-il, ce qui s’est passé entre nous à Madrid, nous pouvons oublier tout à Rome, et nous parler sans prejudicier à notre honneur — Pourquoi pas, lui repondis-je, pourvu que nous n’agitions pas la matiere de notre different, car de ma part cela ne pourroit pas se faire de sang froid — Si vous aviez connu Madrid comme moi, et les devoirs que j’avois de menager les mauvaises langues, vous ne m’auriez pas mis dans le cas de devoir faire ce que j’ai fait. Sachez qu’en me croyoit lutherien, et que pour augmenter de force ce soupçon je n’avois qu’à me montrer indifferent sur votre conduite. Venez demain diner chez moi, et nous ferons la paix sous les auspices de Baccus. Nous dinerons en famille : j’ai su que vous ne voyez pas votre frere, et je peux vous assurer que vous ne le trouverez pas chez moi, car si je le recevois, tous les honetes gens qui frequentent ma maison deserteroient. Je n’ai pas manqué d’y aller. Mon frere est parti de Rome quelque tems après avec le meme prince Beloselski envoyé de Russie à Dresde avec le quel il y etoit allé sans avoir pu obtenir ce qu’il demandoit pour recouvrer son honneur. Le senateur Rezzonico fut inexorable. Nous ne nous sommes vous que trois ou quatre fois.

Cinq ou six jours avant qu’il parte je fus surpris de voir paroitre devant mes yeux mon frere l’abbé, gueux, en lambeaux, et exigeant effrontement que je le secourusse — D’où viens tu ? — De Venise où je ne pouvois plus vivre — Et comment pretens tu de pouvoir vivre à Rome ? — En disant la messe, et en montrant la langue françoise — Toi maitre de langue ? Tu ne sais pas seulement la tienne — Je sais la mienne, et la francoise, et j’ai deja deux ecoliers — Qui sont ils ? — Le fils, et la fille de l’aubergiste où je loge ; mais dans ce commencement vous devez me soutenir — Je ne te donnerai pas le sou : sors de ma presence.

Je l’ai laissé dire, j’ai fini de m’habiller, et je suis sorti en disant à Marguerite de fermer mon appartement. Ce malheureux est allé se faire annoncer à la duchesse de Fiano, qui l’a reçu pour voir ce que c’étoit. Il l’a priée de s’interesser à sa faveur pour me persuader à le secourir, et elle l’a renvoyé en l’assurant qu’elle me parleroit. Je me suis resenti honteux, et irrité lorsqu’elle m’en parla le soir. Je l’ai suppliée de ne m’en parler plus, et même de ne plus le recevoir. Je l’ai informée en bref de toutes les noirceurs dont il avoit été capable, et de ce que je pouvois craindre ; et elle n’a plus voulu l’ecouter. Il alloit me prostituer chez tous mes amis, et jusque chez l’abbé Gama qui avoit loué un troisieme etage vis à vis la Trinité de Monti : tout le monde me disoit que je devois le secourir, ou le faire partir de Rome, et cela m’ennuyoit. Ce fut l’abbé Ceruti qui dix à douze jours après etre allé se loger ailleurs vint me voir pour me dire que si je ne voulois pas voir mon frere à l’aumone je devois avoir soin de lui ; il me dit que je pouvois l’entretenir hors de Rome, et qu’il étoit prêt à y aller, si je voulois donner trois pauls par jour. J’y ai consenti ; mais l’abbé Ceruti donna à la chose une tournure qui me plut infiniment. Il parla à un curé qui étoit alors à Rome, et qui deservoit une eglise de religieuses franciscaines. Ce curé prit mon frere avec lui, et lui assigna un teston par jour pour dire tous les jours la messe dans son eglise moyennant l’aumone de ce meme teston, et autres revenans bons s’il reussissoit à la predication que les religieuses de son couvent aimoient à la folie. Ainsi mon frere s’en alla, et je ne me suis pas soucié qu’il sache que les trois pauls par jours lui venoient de moi. J’ai remis à l’abbé Ceruti toutes les vieilles chemises que j’avois pour qu’il les lui donne, et un vieux habit noir, et je n’ai pas voulu le voir. L’endroit où il est allé etoit Palestrine : L’an cienne Preneste où il y avoit le fameux temple de la Fortune. Tant que je suis resté à Rome, les neuf ecus par mois ne lui ont jamais manqué ; mais après mon depart il y est retourné, d’où il est allé à un autre couvent où il mourut de mort subite il y a treize ou quatorze ans. Il s’est peut être empoisonné.

Medini etoit à Rome depuis le tems que j’y étois ; mais nous ne nous voyions jamais. Il logeoit dans la rue des Urselines chez un chavauleger du pape, ou vivant du jeu il tachoit de duper tous les étrangers qui arrivoient.

Ayant fait quelque fortune il avoit fait venir de Mantoue sa maitresse avec sa mere, et une autre fille qu’elle avoit de douze à treize ans. Croyant de pouvoir se procurer des avantages beaucoup plus grands se logeant en chambre garnie il avoit pris un bel appartement à la même place d’Espagne où je demeurois à cinq ou six maisons loin de moi. J’ignorois tout cela.

Etant allé diner un dimanche chez l’ambassadeur de Venise, S. E. me dit que je dinerois avec le comte de Manuzzi que venoit de Paris, et qui s’etoit rejoui en apprenant que j’étois à Rome. J’imagine que vous le connoissez à fond : voudriez vous bien me dire qui est ce comte, que je dois presenter apres demain au saint pere ? — Je l’ai connu à Madrid avec l’ambassadeur Mocenigo : il se presente bien, il est modeste, beau garçon, poli, voila tout ce que je sais — A Madrid etoit il presenté à la cour ? — Je crois qu’oui — Je ne le crois pas. Vous ne voulez pas me dire tout ce que vous savez ; mais n’importe. Je ne risque rien à le presenter au Pape. Il dit qu’il descend de ce Manuzzi fameux voyageur du treizieme siecle, et des illustres imprimeurs Manuzzi, qui on fait tant d’honneur à la litterature. Il m’a montré dans ces armes à seize quartiers l’ancre.

Fort étonné que cet homme qui avoit poussé la vengeance jusqu’a vouloir me faire assassiner parle de moi comme d’un ami intime je me suis determiné à dissimuler pour voir où la chose iroit aboutir. Je l’ai donc vu paroitre sans lui donner aucune marque de mon juste ressentiment, et losqu’après les complimens de devoir qu’il fit à l’ambassadeur, il vint à moi en position de vouloir m’embrasser, je l’ai rencontré en ouvrant les bras, et je lui ai demandé des nouvelles de l’ambassadeur. Il parla beaucoup à table disant pour me faire honneur vingt mensonges sur tout ce que j’avois fait à Madrid, en se felicitant, je crois, de ce que mentant il me forçoit à mentir, m’invitant ainsi à en faire autant pour lui. J’ai avalé toutes ces pillules tres ameres ne pouvant pas faire autrement, mais determiné à en venir à une explication serieuse le lendemain tout au plus tard.

Celui qui m’interessa, et qui étoit venu diner chez l’ambassadeur avec Manuzzi etoit un françois qu’on appelloit le chevalier de Neuville. Il étoit venu à Rome pour obtenir la cassation de mariage d’une dame qui étoit dans un couvent à Mantoue : il étoit particulierement recomandé au Cardinal Galli. En nous disant une quantité d’histoires agréables il divertit toute la compagnie, et lorsque nous sortimes de la maison de l’ambassadeur je n’ai pas refusé de monter avec Manuzzi dans sa voiture pour aller faire un tour de promenade jusqu’au soir. Sur la brune il nous dit qu’il alloit nous presenter chez une jolie personne ou nous souperions, et où il y avoit une banque de Pharaon. La voiture s’arrette à une maison à la place d’Espagne fort peu eloignée de la mienne nous montons au second etage, et je me vois devant le comte Medini, et sa maitresse dont le chevalier françois avoit fait l’eloge, et que je trouve fort peu de chose. Medini me fait un compliment d’ami, et remercie le françois de m’avoir engagé à oublier le passé et à aller chez lui. Le françois lui dit qu’il ne savoit rien de rien ; mais je fais tomber tout cela, me mettant à observer la compagnie qui tout doucement s’assembloit.

Lorsque les pontes parurent à Medini assez nombreux, il s’assit à une grande table, il mit devant lui cinq à six cent ecus en or, et en billets, et il commença à tailler. Manuzzi perdit tout l’or qu’il avoit, Neuville gagna la moitié de la banque, et je n’ai pas joué. Apres souper Medini ayant demandé au françois sa revance, et Manuzzi me damanda cent cequins, ou ce que j’avois si je n’avois pas la somme qu’il me demandoit. Je lui ai donné les cent cequins, qu’il perdit en moins d’une heure, et Neuville debanqua à vingt ou trente cequins près. Nous retournamens tous chez nous. Manuzzi logeoit chez la fille de Roland ma belle sœur.

Je l’ai vu le lendemain matin dans ma chambre dans le moment que je m’habillois pour aller lui faire une visite avec des intentions dangereuses pour tous les deux. Apres m’avoir rendu mes cent cequins, il m’embrassa, et me montrant une grosse lettre de credit sur Belloni, il m’offrit tout l’argent dont je pouvois avoir besoin, et sans me laisser parler il me fit voir qu’oubliant tout nous devions être bons amis pour tout le reste de notre vie. Mon cœur a trahi mon esprit comme il m’est arrivé en plusieurs autres occasions, et j’ai stipulé la paix qu’il m’offroit, et qu’il me demandoit. Le surlendemain je suis allé diner avec lui tête à tête. Le chevalier françois arriva à la fin de notre diner, et après lui le malheureux Medini qui nous engagea tous les trois à jouer en fesant une taille chancun à notre tour. Nous jouames jusqu’au soir, et le vainqueur fut Manuzzi. Il gagna le double de ce qu’il avoit perdu la veille ; ma perte fut de peu de consequence. Celui qui perdit 400 cequins fut Neuville, et Medini qui n’en avoit perdu que cinquante vouloit se jeter par la fenetre.

Manuzzi peu de jour après partit pour Naples après avoir donné deux cent cequins à la maitresse de Medini, qui est allée souper avec lui toute seule ; mais ces deux cent cequins n’empecherent pas Medini d’etre arreté pour plus de mille ecus de dettes qu’il avoit fait. Il m’ecrivit de sa prison des lettres tres pressantes pour m’engager à le secourir ; mais le seul effet que ses lettres firent furent de me persuader à avoir soin de ce qu’il appelloit sa famille, moyennant les complaisances qu’eut pour moi la jeune sœur de sa maitresse. L’empereur alors arriva à Rome avec le grand duc de Toscane son frere, et quelqu’un qui etoit à la suite de l’un ou de l’autre de ces princes ayant fait connoissance avec cette fille, Medini sortit de prison, et partit de Rome peu de jours après. Nous retournerons à lui dans quatre ou cinq mois.

Je vivois toujours dans les mêmes habitudes. Le soir chez la duchesse de Fiano, tous les après diners que la princesse de Santa Croce, et chez moi ou j’avois Marguerite, la Buonacorsi, et le jeune tailleur qui s’appelloit Marcuccio Menicuccio, et qui à force de me parler de ses amours me donna envie de connoitre l’objet de sa flamme.

La fille qu’il aimoit etoit dans une espece de couvent où on avoit obtenu la grace de la placer par charité lorsqu’elle avoit l’age de dix ans, et d’où elle ne pouvoit sortir que pour se marier avec la permission du cardinal qui presidoit à l’economie, et à la police de cette maison pieuse. Les filles qu’on y gardoit obtenoient en sortant de là deux cens ecus romains qu’elles portoient en dot à ceux qu’elles epousoient. Menicuccio avoit sa sœur dans ce même couvent, que quelque fois il alloit voir. Elle venoit à la grille avec la gouvernante dont elle dependoit, et qui avoit soin de son education : malgrè que Menicuccio fût son frere, les lois de la police du couvent ne permettoient pas qu’elle allât à la grille toute seule. Sa sœur un jour, il y avoit alors cinq à six mois, etoit venue à la grille avec une jeune camarade que Menicuccio n’avoit jamais vue. Ce fut dans ce jour là qu’il en devint amoureux. Ètant obligé de rester à travailler dans sa boutique les jours ouvriers, il alloit voir sa sœur tous les jours de fête ; mais elle ne venoit à la grille avec l’objet de sa tendresse que quand le hazard le vouloit. En cinq ou six mois il n’avoit joui du bonheur de la voir que huit à dix fois. Sa sœur savoit qu’il l’adoroit, et elle avoit pour lui toutes les complaisances qu’il pouvoit desirer ; mais elle n’étoit pas la maitresse de la faire descendre à la grille, et elle n’osoit pas demander cette grace à sa superieure qui auroit pu la lui accorder, car si elle eut pu soupçonner que l’amour étoit de la partie, elle ne lui auroit plus permis de descendre même par hazard. Je me suis donc determiné d’aller avec Menicuccio faire une visite à sa sœur.

Il m’instruisit, chemin fesant, que cette maison étoit fort pauvre ; que les femmes qui en avoient la regie ne pouvoient pas proprement s’appeller religieuses, car elles n’avoient fait aucun vœux, et elles ne portoient pas même un habit uniforme ; mais que malgrè cela elles n’etoient pas tentées de sortir de leur prison, car elles se verroient reduites par defaut de subsistence à mendier leur pain, ou à chercher de se placer comme servantes dans quelque maison. Les jeunes filles arrivées à l’age de puberté sortiroient de là en prenant la fuite, si elles le pouvoient ; mais la maison étoit si bien gardée, qu’il étoit impossible de s’enfuire.

Nous arrivames à une vaste maison mal batie dans une place près d’une porte de Rome, solitaire, et deserte puisque n’étant d’aucun passage il falloit y aller exprès. Je fus surpris entrant dans le parloir de voir la forme des cruelles grilles. Les trous carrés etoient si petits qu’on ne pouvoit y introduire la main sans risquer de se dechirer la peau du carpe, et du metacarpe, et cela ne suffisoit pas : cette grille barbare, tyrannique, et scandaleuse en avoit une autre derriere à la distance d’un pied, qui étoit positivement de la même forme ; mais on avoit quelque peine à l’appercevoir, car quoique ce parloir fut assez clair pour nous qui allions visiter ces pauvres recluses, le coté interieur, où elles recevoient les visites, étoit presqu’obscur. Cet aspect me fit fremir — Comment, et où, dis-je à Menicuccio, avez vous vu la maitresse de votre cœur, tandis que je ne vois là dedans que des ténèbres ? — Moyennant une bougie que la religieuse ne peut allumer sous peine d’excomunication qu’en recevant des parens — Elle viendra donc actuellement avec une bougie ? — J’en doute ; puisque la portiere doit m’avoir annoncé en compagnie de quelqu’un — Mais comment avez vous eu le credit de voir votre maitresse, dont vous n’etes pas parent ? — La premiere fois, elle est descendue en s’echapant, et la gardienne de ma sœur, qui est bonne, n’a rien dit ; et les autres fois elle vint par les prieres que ma sœur fit à sa même gardienne.

Le fait est qu’elles descendirent sans lumiere, et qu’elles etoient trois. Je n’ai jamais pu persuader la gardienne d’aller prendre de la lumiere, non pas tant par la crainte de l’excomunication, que par celle d’etre espionnée, et d’être punie par la superieure. Je me voyois la cause que mon pauvre Menicuccio ne voyoit pas son idole. Je voulois m’enaller ; mais il n’a pas voulu. J’ai passé une heure enragée ; mais malgrè cela non sans interest. La voix de la sœur de mon jeune ami m’alloit à l’ame : je trouvois que ce devoit être par là que les aveugles devenoient amoureux, et que l’amour devoit devenir si fort comme celui qui tiroit sa naissance de la vue. Celle qui avoit sous sa garde la sœur de Menicuccio etoit une fille qui n’avoit pas encore trente ans. Elle me dit que les filles qui touchoient à l’age de vingt cinq ans étoient faites gouvernantes des jeunes, et qu’a trente cinq elles pouvoient sortir de cette prison pour ne plus y rentrer ; mais que celles qui prenoient ce parti étoient fort rares, car elles craignoient la misere — Vous avez donc beaucoup de vieilles — Nous sommes cent, et le nombre ne diminue jamais parcequ’à chaque mort ou reclute ; — Et celles qui sortent pour se marier, comment ont elles fait pour faire devenir amoureux l’epoux ? — Depuis vingt ans que je suis ici, je n’en ai vu sortir pour se marier que quatre, qui n’ont connu l’epoux qu’après être sorties. Celui qui va demander au cardinal protecteur une de nous autres est un sot desesperé qui a besoin de cent cequins ; mais le cardinal ne lui accorde la grace qu’il demande que sûr qu’il fait un metier par le quel il pourra bien vivre avec sa femme — Et pour le choix ? — L’epoux prononce sur l’age que la fille devra avoir, et sur son talent, et le cardinal se raporte à la superieure — — J’imagine que vous avez une bonne table, et que vous êtes bien logées — Ni l’un ni l’autre. Trois mille ecus par an ne peuvent pas suffire à la vie de cent personnes à l’habillement, et à tous les besoins. Celles qui gagnent avec la travail de leur mains sont les plus heureuses — Et qui sont ceux qui sollicitent pour mettre une pauvre fille dans cette prison ? — Quelque pauvre parent, ou pere ou mere devots, qui craignent que la fille devienne la proye du peché. Par cette raison on ne reçoit ici que des filles qu’on voit deja fort jolies — Qui est le juge de la beaute ? — Les parens, un pretre, un moine, ou le curé, et en dernier ressort le Cardinal, qui s’il ne trouve pas la petite fille fort jolie, il la chasse de sa presence ; car on pretend qu’une laide ne court aucun danger restant dans le monde. Ainsi vous pouvez compter qu’ici malheureuses, comme nous sommes nous maudissons ceux qui nous ont trouvées jolies — Je vous plains. Je m’etonne qu’on ne puisse pas avoir la permission de vous voir honetement pour pouvoir avoir une raison de vous demander en mariage — Le cardinal même dit qu’il n’est pas le maitre de donner cette permission puisqu’il y a une excomunication à transgresser les lois de la fondation — Celui qui a fait cette maison doit être à l’enfer — Nous le croyons toutes, et notre seigneur le Pape devroit y mettre remede.

J’ai donné dix ecus à cette fille en lui disant que dans l’impossibilité de la voir, je ne pouvois pas lui promettre de retourner là une seconde fois, et je suis parti avec Menicuccio qui étoit faché de m’avoir procuré cet ennui.

Mon cher ami, lui dis je, je prevois que je ne verrai jamais ni votre jeune maitresse, ni votre sœur, dont la voix m’a interessé tres fort — Il me semble impossible que les dix ecus ne fassent pas de miracles — Il me semble impossible qu’il n’y ait pas un autre parloir — Il y est ; mais il y a l’excomunication contre tous ceux qui n’étant pas pretres osent y entrer sans la permission du tres saint pere —

Je ne pouvois pas comprendre comment cette maison pouvoit être tolerée, car je concevois la tres grande difficulté que les recluses devoient avoir à trouver des maris, et il me paroissoit impossible qu’on la laissat subsister, si on savoit que la police même de la maison paroissoit faite exprès pour empecher ces mariages. Je voyois qu’une dot de 200 ecus etant assignée à chacune, celui qui avoit fondé la maison devoit avoir compté au moins sur deux mariages par an, et que par consquent quelqu’un devoit voler tout ce qu’on epargnoit, les filles ne se mariant pas. J’ai comuniqué mes reflexions au Cardinal de Bernis en presence de la Princesse, qui s’interessant beaucoup pour toutes des malheureuses, dit qu’il falloit presenter au Pape une requete signée par toutes, dans la quelle elles demanderoient au saint pere la permission de recevoir des visites au parloir en tout honneur, et avec la même decence qu’on observoit dans toutes les comuneautés de filles qui étoient à Rome. Le cardinal me dit d’écrire la supplique, de la faire signer, et de la porter à la princesse ; et qu’en attendant il trouveroit le moment de prevenir le saint pere, et qu’il penseroit à la personne, qui officielement lui presenteroit la requête.

Ne doutant pas du consentement du plus grand nombre de ces filles à signer, j’ai fait la requete, et la seconde fois que je suis allé à la grille avec mon ami, je l’ai laissée à la même fille qui avoit sa sœur sous sa garde. Elle m’assura que je l’aurois signée de toutes les filles la premiere fois que j’irois la voir. Cette requete ne demandoit au saint pere que l’abolition de l’excomunication dans le parloir ou l’on voyoit clair ; mais en bref je narrois toute l’histoire de cette maison.

Quand la princesse Santa Croce eut ce papier, elle s’adressa au meme Cardinal Orsini protecteur, qui dut lui promettre d’en parler au Pape, qui étant prevenu par le Cardinal de Bernis fit d’abord expedier le bref pour l’abolition de l’excomunication. Le couvent n’en fut informé que lorsqu’on alla oter de la porte du parloir l’ecriteau qui l’annonçoit la. Le chapelain du lieu fut chargé d’avertir la superieure, qu’elle devoit à l’avenir permettre des visites au parloir clair à toutes les filles qui étoient appellées etant cependant toujours accompagnées de leur gouvernante. Menicuccio fut celui qui me porta cette nouvelle, que la princesse même ignoroit, et qui fut enchantée de l’aprendre de moi. Mais le pape Ganganelli ne se tint pas là. Il ordonna qu’on fit d’abord le procès à l’administration, et qu’on l’obligeât à rendre compte de tout le surplus qu’elle avoit epargné en cent ans et d’avantage qui s’etoient ecoulés depuis la fondation. Il reduisit le nombre de cent à cinquante : il mit la dot à quatrecent ecus, et il ordonna que toute fille parvenue à l’age de vingt cinq ans sans avoir trouvé un mari fut congediée après lui avoir remis les quatre cens ecus qu’on lui auroit donné, si elle se fut mariée, et que douze matrones reconnues pour femmes de bonnes mœurs seroient prises à gages pour être gouvernantes des filles en pensions en ayant quatre chacune, et que douze autres servantes seroient payées pour faire le menu service de la maison.

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