Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 4-5

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Les chapitres manquent dans l'original. Des extraits ont été publiés par Octave Uzanne dans L'Ermitage, 15 août 1906, pp. 80-90.

Voir ici: L'Ermitage, Revue mensuelle de litterature, Juillet-décembre 1906, pp. 151-168


Papiers inédits

de

Jacques Casanova de Seingalt[1]


Les Mémoires

Extrait des chapitres quatre et cinq

  1. Voir l’Ermitage du mois d’Août

Après l’opéra du dimanche gras, Armelline excitée par l’exemple de Scolastique se rend à ma tendresse ; et je jouis de nouveau de leur compagnie le dernier jour du carnaval pour la dernière fois, après avoir été sur le cours à cheval, habillé en pierrot, croyant de n’être connu de personne. Mais voici ce qui m’est arrivé. Je m’arrête devant un char de triomphe, et je reste surpris voyant un masque déguisé en guerrier dans le costume des anciens romains mettre sa main gauche sur les rênes de mon cheval, et donner de sa droite une plume et un papier à un masque femelle habillé en reine qui étoit près de lui. La reine écrit, remet le papier au guerrier, qui me le donne, et relâche en même temps la longe de mon cheval. Dans le même instant un prélude de musique se fait entendre et tous les masques du char lancent contre moi des poignées de dragées. Après cela on suit la marche en cadence. Je lis le billet ne m’attendant qu’à un pamphlet ordinaire ; mais je reste surpris lisant ceci :

Pierrot audacieux, tremble : voici ton sort,
Je t’ai sauvé de Muran à Venise ;
Mais cette nuit, je te condamne à mort,
Tu rendras l’âme en changeant de chemise.

J’ai d’abord deviné que le guerrier ne pouvoit être que le cardinal de Bernis, et la reine ne pouvoit être que sa belle princesse. Il n’y avoit que lui qui put me rappeler ce qui m’étoit arrivé il y avoit alors dix-sept ans. L’impromptu ne pouvoit être que de lui. Je sors du cours, je vais à la porte d’un café, et j’écris ces quatre vers ; puis je retourne au cours, et je les donne à la reine.

Je signe à la sentence, adorable déesse ;
Mais de ma mort laisse-moi donc le choix.
Mon crime en bon chrétien au guerrier je confesse :
J’expirerai content, mais sur la sainte croix.

Le second jour de carême j’ai reçu de la supérieure tous les papiers qui m’étoient nécessaires pour le mariage de Scolastique, et la princesse et le cardinal firent si bien qu’elle sortit du couvent après Pâques, et elle se maria.

Le premier dimanche de carême la marquise d’Aoust me donna à diner avec le florentin XXX, qui me déclarant ses bonnes intentions pour Armelline n’eut pas de difficulté à me persuader à devenir moi-même le principal personnage qui dans cette affaire lui tiendroit lieu de père. J’ai tout fait en huit jours. Il lui fit une dot de 10.000 écus qu’il déposa à la banque de Saint-Esprit, et après Pâques il l’épousa, puis il la mena avec lui à Florence, et de là en Angleterre, où elle vit heureuse.

Ce fut à cette occasion que je me suis présenté au cardinal Orsini, qui étant prince de l’Académie des Inféconds me procura l’honneur d’en devenir membre. Il m’engage à réciter une ode à l’honneur de la passion de N. S. Jésus-Christ à la première assemblée qu’on devoit tenir le vendredi saint. Pour composer cet ode, je me suis déterminé d’aller passer quelques jours à la campagne, et j’ai choisi Frascati, où j’ai cru de pouvoir vivre en solitaire. J’avois donné parole à Mariuccia de lui faire une visite. Elle m’avoit assuré que je serais content de connoître sa famille et j’en étois curieux. Je suis parti trois semaines avant Pâques ; je suis arrivé à Frascati sur la brune, et le lendemain ayant envoyé chercher un perruquier, j’ai vu à ma présence le mari de Mariuccia qui me reconnut d’abord.

Après m’avoir dit qu’il négocioit en grains, qu’il étoit très bien en ses affaires, et qu’il ne faisoit le métier de perruquier que pour son plaisir, il m’offrit une chambre, et fort modestement il m’invita à diner. Ma surprise fut extrême, quand il me dit qu’il me présentera ma fille, qu’il avoit appelée Jacomine à son baptême. J’ai cru de ne devoir pas en convenir, j’en ai ri, je lui ai dit que la chose n’étoit pas possible, et il me répondit de sang froid que j’en conviendrois quand je la verrois. Me voilà devenu très curieux ; voici encore une autre intrigue qui pouvoit avoir des conséquences ; mais cette fille en tout cas ne pouvoit être qu’un enfant de neuf à dix ans, et ma qualité de père devoit être fort douteuse, car le perruquier avoit épousé Mariuccia quatre semaines après le premier tendre entretien que j’avois eu avec elle.

Mais à midi sa physionomie me frappa. Elle avoit tous mes traits en beau, et elle étoit beaucoup plus belle que Sophie, que j’avois eu de Thérèse Pompéati que j’avois laissée à Londres.

Jacomine étoit très grande pour son âge, et très bien faite. Je ne l’ai que très peu regardée ; mais je la voyois attentive à m’examiner concentrée dans le silence. J’ai saisi le premier moment pour demander à Mariuccia avec quel fondement son mari avoit pu me dire que Jacomine étoit ma fille, et elle me répondit comme si de rien n’étoit qu’il en étoit sûr comme elle, et que cela n’empéchoit qu’il ne l’aimât de préférence à tous ses autres enfans. — Mais la petite ne sait pas qu’elle n’est pas fille de ton mari. — Non certainement. On ne confie pas aux enfans ces secrets-là.

J’ai trouvé la maison de Mariuccia très propre, et la chambre que son mari Clément m’offrit m’ayant plu, j’ai laissé qu’il fasse porter de l’auberge mon portemanteau.

Mariuccia me prévint tête à tête que je dinerois avec une femme encore fille qu’on appelle la signora Veronica, qui tenoit une école de dessin, chez laquelle Jacomine apprenoit, faisant des progrès étonnans. Cette femme, me dit-elle, viendra avec sa prétendue nièce, jolie et très habile, grande amie de Jacomine. Elle a treize ans. Sa tante te connoît ; mais elle a beaucoup plus connu ton frère Zanetto. Nous avons beaucoup parlé de toi, et elle sera agréablement surprise quand elle te verra.

Effectivement elle le fut quand elle me vit ; mais pas plus que moi quand j’ai vu sa nièce qui ressembloit à mon frère d’une façon dont on ne pouvoit pas s’imaginer la plus indiscrète. J’ai tout deviné. Madame Veronica, assise à table à mon côté, après m’avoir dit que la jeune fille étoit fille d’une sœur qu’elle avoit, et qui étoit morte, elle me dit au dessert que je serois son beau-frère, si mon frère avoit été honnête homme. Elle ne pouvoit pas me dire davantage pour me faire conjecturer que sa prétendue nièce étoit sa fille, et que j’étois son oncle. A cette nouvelle, je me suis senti déterminé à aimer cette nièce ; et ce que j’ai trouvé plaisant et extraordinaire fut que je me suis trouvé déterminé à cette amourette par une espèce d’esprit de vengeance. Je laisse aux physiciens plus savans que moi l’interprétation de phénomènes de cette espèce. Ma jolie nièce s’appeloit Guillelmine, et pendant tout le diner je n’ai pas manqué de la trouver charmante. Jacomine ne parla que très peu ; mais elle me parut penser beaucoup. Après diner je suis allé me promener tout seul à Villa Lodovisi.

Que des réflexions quand je me suis vu dans l’endroit où vingt-sept ans avant ce moment là je me suis trouvé avec D. Lucrezia ! Je voyois l’endroit, et je le trouvois plus beau, tandis que non seulement je ne me trouvois pas le même, mais moindre dans toutes mes facultés, l’expérience exceptée, dont j’abusois et qui ne me dédommageoit de rien, sinon où elle me mettoit plus en droit de raisonner. Misérable gain ! Le raisonnement me menoit à la tristesse, mère impitoyable de l’affreuse idée de la mort que je n’avois pas la force d’envisager en stoïcien. Force au dessus de ma force, que je n’ai jamais pu gagner, et que je ne gagnerai jamais. Cette faiblesse ne m’a jamais rendu poltron, mais abhorrant tout de même sa cause je n’ai jamais pu comprendre comment l’homme qui pense puisse y être indifférent.

J’ai écarté, comme toujours, ces sombres idés, réfléchissant que la Corticelli exceptée, j’avois fait le bonheur de toutes les filles que j’avois aimées. Lucie de Pasean n’avoit fini dans l’opprobre que parce que, par sentiment d’éducation, je l’avoit respectée. Elle devint proye d’un vil courreur que ne pouvoit la conduire qu’au précipice.

Sur la brune je suis retourné chez moi, et je me suis tenu dans ma chambre jusqu’à l’heure de souper. J’ai passé en vain quatre heures travaillant à entamer l’ode sur la Rédemption que j’avois promise au cardinal Orsini. L’ode est une composition qui ne dépend pas de la volonté du poète. Elle ne peut sortir ni de sa tête ni de sa plume à moins qu’Apollon ne la lui envoye. Or, Apollon se moquoit de moi ; car en l’invoquant je pensois à Guillelmine, dont le dieu ne se soucioit pas. J’ai soupé avec Clément, et sa femme qui étoit grosse : il espéroit un garçon. Je ne pouvois que le lui souhaiter.

Il me laissa seul avec sa femme et ce fut une grande politesse ; mais dans ce moment là je l’ai trouvée trop bourgeoise. J’ai passé une heure très agréable mais rien qu’en causant : Mariuccia étoit pleine de son bonheur, et croyant de me le devoir, elle pouvoit s’empêcher d’aimer son auteur, mais non pas de l’adorer. Ce sont des sentimens de la nature, qui ne coûtent rien ; mais dans le plus il y a le moins. Je voyois Mariuccia à mes ordres ; mais je ne voulois que Guillelmine. Elle me dit que sa tante l’avoit laissée avec Jacomine. Elles sont là-haut me dit-elle, couchées dans le même lit. Je suis sûre qu’elles dorment très profondément : voulez-vous que nous allions les voir ? — Allons ; mais il ne faut pas les réveiller.

Nous y allons en pointe de pieds. Je vois deux lits : dans un, dormoient ses deux filles cadettes ; dans l’autre je vois Guillelmine et ma fille, toutes les deux endormies sur leur dos, toutes les deux jolies et animées par des roses qui souvent ne brillent sur les joues d’une jeune fille ou d’un garçon que quand il dort. La couverture laissoit voir les poitrines des deux tendrons. Celle de ma fille étoit demeublée ; mais l’autre ressembloit aux bosses qu’on voit sur la tête d’un veau qui est à la veille de pousser des cornes. On ne voyoit ni leurs mains, ni leurs avant-bras. Quelle vision ! Quel prestige ! Mariuccia rit de mon admiration ; mais elle veut l’augmenter. Elle prend sur elle de soulever lentement la couverture, et elle étale à la convoitise de mon âme dans deux charmans simulacres un tableau que pour être nouveau il suffisoit que je ne puisse pas m’y attendre. Je vois les deux innocentes qui ayant un bras étendu chacune sur leur propre ventre tenoient la main un peu courbée sur les marques de leur puberté qui commençoient à pousser. Leur doigt du milieu encore plus courbe se tenoit immobile sur une petite partie de chair ronde et presqu’imperceptible. Ce fut le seul moment de ma vie dans lequel j’ai connu avec évidence la véritable trempe de mon âme ; et j’en fus satisfait. J’ai ressenti une horreur délicieuse. Ce sentiment nouveau me força à recouvrir moi-même les deux nudités ; mes mains trembloient. Quelle trahison ! L’espèce en étoit aussi neuve que cruelle. Mariuccia n’avoit pas un esprit fait pour en comprendre la grandeur. Elle avoit trahi de bonne foi le plus grand secret de deux âmes innocentes dans le moment de leur plus grande sécurité. Elles auroient pu mourir de douleur, si elles se fussent réveillées dans le moment que je considérois leur belle attitude. Une seule ignorance invincible auroit pu les garantir de la mort ; et je ne pouvois pas la leur supposer.

Je suis sorti d’abord de la chambre, et Mariuccia me suivit pour m’accompagner à la mienne, où il est arrivé ce qui certainement ne seroit pas arrivé sans le tableau qui venoit de me frapper ; mais Mariuccia au lieu de prendre le fait pour une punition, elle le prit pour une récompense au plaisir qu’elle crut de m’avoir procuré. Je l’ai laissé croire tout ce qu’elle a voulu, et elle alla se coucher avec son mari. Hélas ! Le cas n’avoit pas été prémédité. Si elle ne m’avoit calmé je n’aurois pas pu m’endormir.

Je me suis réveillé au point du jour, et j’ai ri songeant à mon ode. Je me suis trouvé esclave de Guillelmine. Je n’aurois pu faire des vers que pour elle. Cupidon défioit à coups de flèches un triste Apollon qui n’auroit pu que faire débander son arc avec la lugubre matière de la mort du créateur. Dans le moment que Clément me coiffoit, les deux charmantes amies entrèrent. Jacomine me portoit sur une soucoupe mon chocolat, l’autre tenoit entre ses mains un rouleau. C’étoient des dessins. Elles avoient toutes les deux peints sur la physionomie les traits de la gayeté animés par ceux de l’innocence, de la candeur et de la confiance. Si elles avoient su ce qui leur étoit arrivé dans la nuit, elles n’auroient pas osé paroître devant moi. Guillelmine ne s’en seroit pas consolée quand on lui auroit dit qu’en conséquence de ce que j’avois vu j’étois devenu amoureux d’elle à la folie.

Le premier sentiment d’une fille, qui a le vrai germe de l’esprit est celui de la coquetterie ; c’est le seul qu’elle chérit, car c’est le seul qui l’assure de rendre constant un amant. Guillelmine à son âge, m’auroit haï si elle avoit su que pour ce qui regardoit mes yeux j’étois déjà devenu malgré elle son maître. Pour ma fille, à l’âge de neuf ans, elle ne pouvoit pas avoir des idées si mûres. Je les ai priées de me laisser voir les productions de leur crayon.

Après avoir montré une petite répugnance elles me livrèrent le cahier. Presque toutes les figures étoient nues, d’hommes, de femmes, de statues, de groupes d’enfans, tout étoit joli, tout copié d’excellentes académies. L’Apollon du Belvedère, Antinoüs, Hercule, et la Vénus de Titien, qui étoit couchée, tenant sa main là même où j’avois vue celle de ces bonnes filles. Le phénomène de l’âme que j’ai vu dans ce moment-là, et qui me fit le plus grand plaisir fut une dispute entre Guillelmine et ma fille.

Ma fille ne vouloit pas permettre que je m’arrêtasse à considérer cette Vénus, et Guillelmine se moquoit d’elle. Elle prétendois qui je ne devois pas m’arrêter à considérer ni l’Antinoüs ni l’Apollon, car étant homme je ne pouvois trouver rien de nouveau dans ces dessins, et qu’au surplus elles ne devoient pas faire savoir qu’elles avoient osé les dessiner. Le plaisir que cette dispute me faisoit m’inondoit l’âme ; mais je fus embarrassé quand elles m’élurent pour arbitre de leur opinion. Je ne sais pas, leur disais-je enfin, qui de vous deux a raison ; mais si je consulte le plaisir que vos dessins me font, je vous dirai que la Vénus m’intéresse plus qu’Antinoüs. Le plaisant est qu’elles crurent toutes les deux d’avoir remporté la victoire, et Guillelmine n’a pas voulu entendre une plus ample explication. J’ai donné dans toute ma vie la plus grande importance à ces bagatelles, qui me servoient à me tracer le chemin pour parvenir à pénétrer dans le cœur des objets dont j’aspirois à la conquête.

Elles allèrent à l’école, et quand je fus habillé, je suis allé faire une visite à la signora Veronica. J’y ai vu sept à huit filles, toutes fort jeunes. Aucune ne put me distraire de Guillelmine. Pour avoir une raison d’aller souvent à cette école, j’ai prié la maîtresse de faire mon portrait en miniature : n’étant pas riche, elle devoit être enchantée de gagner six sequins ; et le lendemain j’ai promis six autres sequins à Guillelmine pour faire mon portrait au crayon, en robe de chambre et en bonnet de nuit. Par cette raison elle devoit venir chez moi de très bonne heure. Le lendemain, s’étant fait trop attendre, Jacomine lui dit qu’elle devoit rester coucher avec elle, sa mère Mariuccia confirma et sa tante n’eut aucune difficulté à y consentir. Pour lors j’ai tout espéré. Le quatrième jour de mon séjour à Frascati, Guillelmine vint tout seule souper avec nous, et pour éloigner de la tête de ma chère Jacomine toute esprit de jalousie, j’ai acheté de son père une montre d’or avec agraffe, et je lui en ai fait présent après souper. La petite devint folle de joye : sous prétexte de reconnaissance, elle se livra à me faire cent caresses, que j’eus quelque peine à recevoir gardant une contenance de père. Toute la petite ville se disoit à l’oreille que certainement j’étois son père, et Mariuccia et son mari n’étoient pas fâchés qu’on le crut. Jacomine s’en doutoit ; mais elle ne savoit pas quelle tournure donner aux idées qui circuloient dans da jeune tête. Elle commença, bravant mon défi, à venir dans mon lit après que je m’étois couché, et à se moquer de Guillelmine clairvoyante qui n’osoit pas en faire autant. Je ne donnais à ma fille que des tendres baisers sur ses beaux yeux, et sur sa bouche en présence de Guillelmine qui riait de ce badinage. Je lui disois nonchalamment que quatre années de différence n’étoient rien, et que je ne la traiterois que tout de même en enfant, si elle étoit à la place de Jacomine. Cette espèce de mépris fit enfin l’effet qu’il devoit faire au bout de trois ou quatre jours. Je lui ai donné six sequins pour son dessin que sa tante retoucha, et le même soir elle se coucha près de moi, ma fille étant de mon autre côté ; qui fut enchantée voyant que je lui avoit fait le même traitement : baisers à gogo et pas davantage. Quand elles étoient lasses, elles alloient se coucher dans leur chambre ; mais j’étois sûr que Guillelmine sentoit, recevant mes baisers, que j’avois des desseins plus solides que j’étouffois. Le matin, avant d’aller à l’école, elles contoient à ma présence à Mariuccia de quelle façon elles me faisoient enrager dans mon lit avant d’aller se coucher. La bonne femme rioit, sachant déjà où l’affaire iroit finir.

Trois ou quatre jours après, Jacomine s’endormit, ou fit semplant, et Guillelmine, quelques minutes après, en fit de même, et me laissa faire tout ce que j’ai voulu, jusqu’à un certain point, où elle crut de devoir se réveiller. La contenance où elle m’a vu lui parut si tranquille qu’elle crut de son intérest de ne se plaindre de rien. Elle voulut me laisser croire qu’étant endormie elle ne s’étoit aperçue de la moindre chose, et après avoir réveillé Jacomine, elles partirent ensemble, mais le lendemain matin je lui ai fait présent d’une jolie bague qui valoit au moins cinquante écus, et qui m’attira des remerciements de la part de sa tante le soir à souper. Le dessin étant fini, elle proposa de la conduire chez elle, et j’ai eu grand peur. Ma fille s’y opposa jusqu’à verser des larmes et la signora Veronica céda en riant. Elle me dît que j’avois raison d’aimer sa nièce, la même raison, me dit-elle que Jacomine avoit de l’aimer. Elle crut d’avoir prononcé une énigme indissoluble.

Après son départ, les jeunes filles, restées seules avec moi, se laissèrent engager pour un nouveau punch, et après m’avoir vu au lit, vinrent me faire enrager, disoient-elles ; mais d’abord que ma fille s’endormit tout de bon, je n’ai pas eu la bassesse de laisser employer pour la seconde fois ce stratagème à ma chère Guillelmine. J’ai clairement vu que je pouvois compter sur sa tendresse et je ne me suis trompé. Je lui ai tenu le langage de l’amour dans les termes les plus expressifs sans attendre ses réponses, et ne venant au grand fait que lorsque j’ai entendu ses gémissements. Elle se donna à moi sans se soucier que Jacomine sur son séant se tint attentive, et étonnée à regarder ce que nous faisions. A la fin du doux combat, Jacomine devint l’objet de toutes nos caresses, et nous n’eûmes aucune peine à nous assurer de sa discrétion ; mais elle voulut être informée de tout, et voir de très près comment la chose se faisoit. Nous dûmes dans les jours suivants satisfaire à toute sa curiosité. J’ai tenté en vain de la convaincre qu’il m’étoit impossible, à cause de son âge, de lui faire le même traitement ; elle m’appelloit à l’épreuve : elle me faisoit pitié. Guillelmine enfin se crut obligée à lui dire qu’il étoit vraisemblable qu’elle fût ma fille, et que je ne devois pas me mettre dans le risque de commettre une scélératesse qui nous rendroit tous les deux malheureux pour toute notre vie. Elle en eut horreur et par ce moyen elle devint raisonnable éteignant son feu comme elle pouvoit. Ce que la nature l’excitoit à faire ne pouvoit qu’augmenter ma volupté, et Guillelmine ne pouvoit pas trouver mauvais des badinages dont elle tiroit le meilleur parti. Mais voici un événement très heureux pareil à plusieurs autres qui me rendirent superstitieux.

Le lendemain à table Mariuccia me rappela à la mémoire le bonheur qu’elle avoit eu à Rome de me donner un numéro, que j’avais joué, et qui étant sorti avoit fait gagner toute la compagnie. Jacomine dit qu’elle avoit un numéro dont elle étoit sûre, et sans attendre qu’on lui demande quel numéro c’étoit, elle nomma le vingt-sept. Mariuccia fit un cri se souvenant aussi bien que moi que le numéro qu’elle m’avoit donné il y avoit alors dix ans étoit le vingt-sept.

Il n’a pas fallu davantage ; j’ai dit que je voulois d’abord le jouer : Clément dit qu’à Frascati on ne pouvoit plus jouer, qu’il faudroit l’envoyer jouer à Rome. On tiroit la loterie le surlendemain. J’ordonne qu’en envoye d’abord un homme sûr à Rome, et Clément dit qu’il ira lui-même. Je l’encourage et il va d’abord ordonne un cheval, et s’habiller en courrier.

J’écris d’abord le vingt-sept divisé en cinq associés par extrait de vingt-cinq écus romains. Les associés étoient Mariuccia, Clément, Jacomine, Guillelmine et la signora Veronica. Je donne autres vingt-cinq écus pour moi, ordonnant qu’on le joue pour second extrait. Je donne les cinquante écus à Clément qui part d’abord nous promettant d’être de retour à l’heure du souper.

Mariuccia disoit qu’elle étoit sûre de gagner, mais ma fille se montroit triste. Nous gagnerons, me dit-elle, et vous pas. Pourquoi prétendez-vous que ce numéro sorte second plus tôt que premier, troisième, quatrième, ou cinquième ? — Parce qu’il me plaît de croire à la fortune entièrement. Parce que c’est pour la seconde fois qu’on me donne le vingt-sept, et parce que je veux gagner cinq fois plus que vous autres. — Mais c’est cinq fois plus difficile. Il me semble que vous ne raisonnez pas bien. — Si le vingt-sept sort second extrait, je vous méne toutes à Rome, et je vous garde toute la semaine sainte. — Plût à Dieu qu’il sorte.

Clément fut de retour à onze heures, et me remit ma mise, gardant l’autre. Après souper, Mariuccia me dit à l’oreille qu’elle n’avoit pas manqué de me changer de draps. Je l’ai remercié, l’embrassant tendrement, et l’assurant que nous irions à Rome.

Guillelmine étoit devenue mon ange. Dans cette seconde nuit je l’ai trouvée si amoureuse, que j’ai pardonné à mon frère toutes ses bêtises. Je désirois de le trouver encore à Rome pour lui donner des marques de ma reconnaissance, et le remercier d’avoir créé ce bijou pour la consolation de mon âme. Guillelmine entre mes bras soupiroit songeant au cruel moment dans lequel je la laisserois. J’ai cru de pouvoir lui promettre de l’épouser, si sa tante y eut consenti, elle me répondit qu’elle étoit certaine que sa tante y consentiroit ; mais j’étois sûr du contraire. La pauvre petite ne savoit pas qu’elle étoit fille de mon frère.

Mais quel plaisir le surlendemain, quand on vit affichés les cinq numéros de la loterie romaine ! Le second extrait était le vingt-sept. Jacomine me sauta au cou, et après elle toute la maison. La signora Veronica vint s’évertuer en remerciements. Elle se voyait par mon canal devenue maîtresse de cent cinquante écus romains, comme Clément de deux cent vingt-cinq. J’en avois gagné mil huit cent soixante-quinze et je ne pouvois pas être indifférent à cette somme, car mon trésor après les dépenses du carnaval s’acheminoit à sa fin.

L’écu romain vaut un demi-sequin. Ma fille fit rire la compagnie, me demandant pourquoi je n’avais joué le numéro pour second extrait pour tout le monde. Clément vint m’embrasser et m’avoua qu’il avoit joué le numéro, lui aussi, dix écus pour second extrait. Il gagnoit 750 écus ; je lui en ai fait les plus sincères complimens. J’ai alors confirmé ma parole de les tenir à Rome à mes frais toute la semaine sainte. La signora Veronica se dispensa à cause de son école et Clément à cause de sa boutique. La partie fut composée de Mariuccia avec Jacomine et Guillelmine et moi, et nous partîmes le dimanche au point du jour.

Quel plaisir de me voir l’objet de l’adoration de ces trois créatures ! Ces beaux momens dans ma vie furent ceux qui me rendirent cent fois plus heureux que les mauvais ne me rendirent malheureux. Je les ai menées chez moi, me moquant de Marguerite, qui me fit la moue quand j’ai ordonné à sa mère de me dresser deux lits dans la chambre contiguë à la mienne, où demeuroit Ceruti. Après avoir ordonné à la mère de Marguerite à dîner et à souper pour cinq jusqu’au second jour de Pâques, je les ai conduites dans une voiture de Roland à Saint-Pierre, et partout dans le courant de la semaine. Ce qui calma Marguerite fut le plaisir que je lui ai procuré de dîner avec nous ; et elle ne put pas y trouver à redire quand je lui ai dit que dans les huit jours je ne pourrois pas la laisser entrer dans ma chambre après souper. J’ai laissé qu’elle s’imagine que celle qui viendroit se coucher avec moi seroit la signora Mariuccia. Voyant Jacomine, elle n’eut pas de difficulté à deviner que c’étoit ma fille et que je devois avoir aimé sa mère dix ans avant ce tems-là. Elle imagina de Guillelmine ce qu’elle voulut. Mariuccia après souper alloit se coucher et les deux jeunes filles venoient dans ma chambre comme elles faisoient à Frascati. J’ai passé huit jours très heureux, quoique à très cher prix, puisque j’ai dépensé au-delà de quatre cents sequins en étoffes, en toiles et en bijoux de toutes les espéces, sans oublier la signora Veronica, à laquelle Guillelmine porta tous les présens que j’ai acheté les lui destinant.

Ce fut dans la nuit du jeudi saint que j’ai composé l’ode que j’ai récité le lendemain à l’assemblée des Inféconds, où j’ai vu le cardinal de Bernis et le cardinal J.-Baptiste Rezzonico, qui me pria de lui donner copie de mon ode, que j’ai récité par cœur, versant un torrent de larmes. Tous les académiciens pleuroient. Le vrai moyen de faire pleurer est de pleurer ; mais il faut avoir la douleur peinte sur une physionomie qui ait la force d’émouvoir sans faire des grimaces : je l’avois, et les vers me donnoient et me donnent encore le caractère de la matière qu’ils traitent. Le cardinal de Bernis, qui connaissoit ma façon de penser, me dit, quatre jours après, qu’il ne m’avoit jamais cru si grand comédien. Je lui ai juré que, dans ce moment-là, je me suis trouvé vrai, et, après y avoir un peu pensé, il convint que cela pouvoit être.

Le second jour de Pâques, j’ai reconduit à Frascati Mariuccia avec ma fille et Guillelmine, dont le désespoir me déchiroit l’âme.

J’y ai dîné, soupé et couché pour la dernière fois, et Mme Veronica se montre très sensible à ma générosité quand Guillelmine lui présenta tout ce que je lui avois destiné ; mais elle me fit beaucoup de peine le lendemain quand je suis allé prendre congé d’elle une heure avant mon départ. Elle me prit à part pour me dire que, voyant les larmes de Guillelmine, elle ne pouvoit s’empêcher de juger que je l’avois rendue amoureuse, et, après avoir mis devant ma raison plusieurs réflexions très tristes, elle me somma de lui dire en parole d’honneur s’il étoit arrivé entre elle et moi quelque chose de trop sérieux. Je l’ai assurée en parole d’honneur que ses larmes ne pouvoient dériver que d’un amour né de la reconnaissance, et elle parut satisfaite.

Peut-on sommer un honnête homme de part de l’honneur de révéler un secret que l’honneur même lui défend de révéler ? Dieu sait ce que j’ai souffert à cette cruelle séparation. Toutes les séparations sont désespérantes et la dernière semble toujours plus forte que toutes les précédentes. Je serois mort cent fois si Dieu ne m’avoit donné une bonne âme facile à prendre un parti et à se calmer en peu de jours. On a tort d’appeler cela oublier. Oublier vient de faiblesse ; se calmer en substituant vient d’une force qu’on peut mettre dans le rang des vertus. Guillelmine, d’ailleurs, fut heureuse. Elle devint, quatre ans après, femme d’un peintre qui se distingue encore aujourd’hui. Ce fut Clément qui me donna de ses nouvelles toutes les fois qu’en étant curieux je lui écrivois. Il devint riche et retourna à Rome sept ou huit ans après, s’associant avec un marchand de bleds qui épousa Jacomine ; mais ce mariage ne fut pas heureux. Elle resta veuve à l’âge de vingt ans et elle partit de Rome avec un comte palermitain qui l’épousa après la mort de sa femme.

Quand j’ai quitté Venise, l’an 1783, Dieu auroit dû me faire aller à Rome, ou à Naples, ou en Sicile, ou à Parme, et ma vieillesse, selon toute apparence, auroit été heureuse. Mon génie, qui a toujours raison, m’a mené à Paris pour sauver mon frère François, que j’ai trouvé oberré et au moment d’aller au Temple. Je ne me soucie pas qu’il me doive sa régénération, mais je me félicite de l’avoir opérée. S’il m’étoit reconnaissant, je me trouverois payé ; j’aime mieux qu’il porte sa dette sur ses épaules, qu’il doit trouver fort lourde de tems en tems. Il ne mérite pas une plus grande punition. Aujourd’hui, dans la 73e année de mon âge, je n’ai besoin que de vivre en paix et loin de toute personne qui puisse s’imaginer d’avoir des droits sur ma liberté morale, car il est impossible qu’une espèce de tyrannie n’accompagne cette imagination.

Après la trop vive partie de Frascati, j’ai passé six semaines à Rome dans la société de la maison Santa-Croce, à mon Académie des Arcades, et sans aucune nouvelle amourette. Marguerite, qui me faisoit toujours rire, me suffisoit.

Dans ce tems-là, le Père Stratico, qui est aujourd’hui évêque de Lesina, et qui m’avoit fait connoître la belle marquise Chigi à Sienne, vit à Rome pour se faire approuver Maestro. C’est le doctorat des moines dominicains. J’ai eu le plaisir de me trouver présent à l’examen qu’il dut subir pour être approuvé théologien ubiquiste. Les théologiens examinateurs étoient quatre, et le général de l’ordre étoit présent. Ces moines, fort rigoureux, donnent au candidat les argumens les plus épineux de toute la théologie : il leur semble de ne pouvoir paroître très savans à leur général qu’en embarrassant le récipiendiare, qui, si par hazard il se trouve plus savant qu’eux, doit prendre bien garde à se cacher, car ils le réprouvent, et leur sentence est sans appel ; et mon lecteur sait, je pense, ce que c’est que la science théologique. Etant fort curieux de ce doctorat bouffon, dont Stratico même rioit en secret, je suis allé le voir le matin, croyant le trouver avec Saint-Thomas à la main et en conférence avec des padrasses ; mais au lieu de cela, je le trouve les cartes à la main, attentif à une partie de piquet contre un autre moine qui juroit contre la fortune. Je croyais, lui dis-je, de vous trouver enfoncé dans l’étude : il me répond oportet studuisse.

Je l’ai laissé l’assurant de me trouver tantôt à son combat, où je me faisois une fête d’entendre argumenter le fameux Mamocchi. Ah ! que j’ai souffert ! Le rédipiendaire étoit non pas sur un tabouret, mais sur la sellette comme un coupable. Il devoit réassumer les argumens in forma de ses quatre bourreaux, dont le plaisir étoit de faire à leurs syllogismes des majeures qui ne finissoient jamais. Je trouvois qu’ils avoient tout tort, car ils étoient tous absurdes ; mais je les félicitois de ce qu’il ne m’étoit pas permis de parler. Sans être théologien je me flattois que je les aurois écrasés tous avec le bon sens ; mais je me trompois : le bon sens est étranger à toute la théologie, et principalement à la spéculative : et Stratico me le prouva théologiquement le même jour dans une maison où il me mena souper avec lui.

Son frère, professeur de mathématique de l’université de Padoue arriva dans le même tems à Rome, venant de Naples avec le jeune chevalier de Morosini, dont il étoit gouverneur. Il s’étoit cassé une jambe dans les courses que son élève effrené l’obligeoit à faire ; il venoit à Rome pour achever sa guérison. La société de ces comtes Stratico frères, tous les deux honnêtes, savans, et sans préjugés fit mes délices jusqu’à ce qu’étant partis j’ai aussi quitté Rome, où j’avois beaucoup joui ; mais trop dépensé. Je suis allé à Florence après avoir pris congé de toutes mes connoissances, et principalement du cardinal qui espéroit toujours que louis XV le rappelleroit à Versailles.

Telle est la fatalité de tous les hommes, qui après s’être vus ministres dans une grande cour, se trouvent réduits à devoir vivre ailleurs, ou sans aucun caractère, ou avec une commission qui les rend dépendans des ministres leurs successeurs. Il n’y a point de richesse, point de philosophie en nature, point d’image de paix, de tranquillité, ou d’autre bonheur qui puissent les consoler ; ils languissent, ils soupirent, et ils ne vivent que pour espérer qu’ils seront encore rappelés. Aussi en comparaison nous trouvons dans l’histoire que les monarques qui ont abdiqué le trône sont plus nombreux que les ministres qui ont volontairement renoncé au ministère. Cette observation m’a fait plus souvent désirer d’être ministre que d’être roi : il faut croire que le ministère ait des charmes inconcevables ; et j’en suis curieux, car je ne saurois pas me les figurer bien nettement.

Je suis parti de Rome au commencement de juin 1771 tout seul dans ma voiture à quatre chevaux de poste, bien équipé, me portant très bien, et tout à fait déterminé à adopter un train de vie tout à fait différent de celui que j’avois suivi jusqu’à ce moment-là. Las, et content des plaisirs dont j’avois gouté trente ans de suite, je pensois non pas à y renoncer tout à fait ; mais à ne faire pour le tems à venir autre chose que les effleurer, me défendant de tout engagement à conséquence. A cet effet, j’allois à Florence sans nulle lettre, décidé à ne voir personne, me donnant entièrement à l’étude. L’Iliade d’Homère, qui depuis mon départ d’Angleterre faisait une heure ou deux chaque jour mes délices dans sa langue originale m’avoit fait venir l’envie de la traduire en stances italiennes ; il me sembloient que tous ses traducteurs en italien l’avoient falsifiée, Salvini excepté, que personne ne pouvoit lire à cause de sa grande sécheresse. J’avois des scholiastes, je rendois justice à Pope ; mais je trouvois que dans ses notes il auroit pu dire beaucoup plus. Florence étoit la ville où je pensois de m’occuper à cela m’y tenant éloigné de tout le monde.

D’autres circonstances m’excitoient à prendre ce parti.

Il me sembloit d’avoir vieilli. Quarante-six ans me paroissoient un grand âge. Il m’arrivoit de trouver la jouissance de l’amour moins vive, moins séduisante que je ne me la figurois avant le fait, et il y avoit déjà huit ans qu’à petit degré ma puissance diminuoit. Je trouvois qu’un long conflit n’étoit pas suivi du plus tranquille sommeil, et que mon appétit à table, que l’amour aiguisoit avant ce tems-là, devenoit moindre lorsque j’aimois également que lorsque j’avois joui. Outre cela, je trouvois que je n’intéressois plus le beau sexe à vue, il me falloit parler, on me préféroit des rivaux, et on avoit l’air de me faire une grâce en m’associant secrètement à quelqu’un ; mais je ne pouvois plus prétendre à des sacrifices. Je m’impatientois enfin lorsque je voyois un jeune étourdi auquel l’empressement que je montrois pour l’objet qu’il aimoit ne donnoit aucun ombrage, et que le même objet, pour me faire une grâce, vouloit me faire passer pour sans conséquence. Quand on disoit de moi c’est un homme d’un certain âge j’en convenois ; mais cette vérité me dépitoit. Tout cela dans les moments qu’étant tout seul je descendois dans moi-même me rendoit convaincu que je devois penser à une belle retraite. Je m’y voyois forcé même, car je me voyois à la veille de n’avoir plus de quoi vivre après avoir consumé mes trésors. Tous mes amis, dont les bourses m’étoient ouvertes étoient morts. M. Barbaro, mort poitrinaire dans cette même année n’avoit pu me léguer dans son testament que six misérables sequins par mois pour toute ma vie, et M. Dandolo qui étoit le seul ami qui me restoit, ne pouvoit m’en donner qu’encore six, et il avoit vingt ans plus que moi. J’avois à mon départ de Rome sept ou huit cents écus romains, et mes bijoux en montres, en tabatières, en jolies bagues de peu de prix qui me faisoient plus de mal que de bien, car ils me faisoient croire riche, et l’ambition me forçoit à dépenser de façon à faire voir qu’on ne se trompoit pas. La connoissance de cette vérité me fit prendre le sage parti de ne paroître à Florence que vêtu simplement et sans aucun faste. Faisant cela, je me suis dit, que, quand le besoin d’argent m’obligera à vendre les meubles que je possédois personne n’en sauroit rien.

Avec ce plan je suis arrivé à Florence en moins de deux jours sans m’arrêter nulle part allant me loger à une auberge de nulle renommée, et envoyant ma voiture à la poste, puisque l’aubergiste qui s’appelait J.-B. Allegranti n’avoit pas un endroit pour la mettre. Ce fut le lendemain que je suis allé la faire mettre dans une remise.

Assez bien logé dans une petite chambre, trouvant l’hôte modeste, et raisonnable, et ne voyant que des femmes laides, et âgées, j’ai cru de pouvoir y vivre très tranquillement et hors de risque de faire des connoissances séduisantes.

Le lendemain matin, je me suis habillé de noir avec mon épée en ceinture, et je suis allé au palais Piti pour me présenter à l’archiduc grand duc. C’était Léopold qui mourut, il y a sept ans empereur. Il donnait audience à tous ceux qui se présentaient, j’ai cru devoir aller directement à lui sans me soucier d’aller auparavant chez le comte de Rosemberg. Voulant demeurer tranquille en Toscane, j’ai cru que pour me garantir de malheurs dépendans d’espionnage, et des soupçons naturels à la police je devois tout directement me présenter au maître. Je suis donc allé à l’antichambre et j’ai écrit mon nom à la suite des autres qui étoient là attendant leur tour pour avoir audience. Un marquis Pucci qui étoit de ce nombre, et qui m’avoit connu à Rome, chez une marquise, je ne me souviens plus si née Frescobaldi de Florence, ou veuve d’un marquis de ce même nom, m’approcha pour me faire compliment sur le plaisir qu’il avoit de me revoir dans sa patrie. Il me dit qu’il avoit accompagné jusqu’à Bologne M. ***, qui retournoit en Angleterre avec une jeune épouse romaine, qui effaceroit toutes les beautés de Londres. Il me dit qu’il m’en parloit parce que dans le séjour qu’il avoit fait à Florence, il avoit beaucoup parlé de moi, se flattant de me voir de retour de Rome. Je l’ai remercié de la bonne nouvelle qu’il me donnoit, puisque je m’intéressois beaucoup au bonheur du beau couple.

J’aurois été fâché de trouver Armelline encore à Florence, car l’aimant encore, je n’aurois pu la revoir en possession d’un autre que dans la plus grande amertume de mon âme.

Le lecteur doit s’être aperçu qu’à l’endroit où j’ai parlé de son mariage avec le généreux et charmant M. X…, je ne me suis arrêté à aucune des circonstances qui l’accompagnèrent.

La raison en est que je n’ai jamais eu la force de bien écrire un fait dont le souvenir m’est douloureux. Les manèges de la marquise d’Aoust, les larmes d’Armelline qui étoit amoureuse du florentin et la parole d’honneur que je lui avois donnée de la faire devenir sa femme, quand j’ai exigé d’elle les dernières faveurs les puissans motifs, qui me forcèrent à agir contre les intérêts de mon cœur. Repenti de ma promesse, je me suis réduit à offrir ma main à Armelline en présence de la supérieure, après que je l’avois rendue bien certaine que je n’étois pas marié. Armelline refusa mon offre non pas par des paroles, mais par des larmes ; et quatre mots de Madame d’Aoust finirent de m’avilir. Elle me demanda si j’étois en état de donner à l’excellente fille 10 000 écus romains.

Cette fière question me mit à la raison, mais dans le plus grand chagrin de mon âme. J’ai alors écrit à la supérieure, et à Armelline même que je reconnois toute mon injustice, et que j’espérois qu’elle me pardonneroit toutes les fautes de mon esprit à la passion qui me préoccupoit, lui désirant tous les bonheurs possibles avec M. X, que je reconnoissois beaucoup plus fait, et digne d’elle que moi. La seule grâce que je lui demandois, c’étoit de me dispenser de me trouver à ses noces, et cette grâce me fut accordée, malgré l’insistance de la marquise d’Aoust, qui traitant de bagatelles toutes ces sensations amoureuses prétendoit que les gens d’esprit devoient dissiper toute leur influence. La princesse Santa Croce aussi pensoit comme elle, mais le cardinal de Bernis m’appuya, car il étoit plus philosophe que François. Les noces se firent chez la marquise, et Menicuccio s’y trouva avec sa femme, parce qu’Armelline n’avoit point d’autres parens dans Rome.

Ce fut avec ce chagrin que je suis allé à Frascati, croyant qu’il m’augmenteroit l’enthousiasme pour l’ode sur la passion de l’homme Dieu ; mais mon bienfaisant Génie m’avoit préparé une consolation d’une espèce tout à fait différente.

Vice n’est pas un synonyme de crime, car on peut être vicieux sans être criminel. Tel je fus dans toute ma vie, et j’ose même dire que je fus souvent vertueux dans l’actualité du vice ; car il est vrai que tout vice doit être opposé à la vertu, mais il ne nuit pas à l’harmonie universelle. Mes vices n’ont jamais été qu’à ma charge, excepté les cas dans lesquels j’ai séduit ; mais la séduction ne me fut jamais caractéristique, car je n’ai jamais séduit que sans le savoir étant séduit moi-même.

Le séducteur de profession, qui en fait le projet, est un homme abominable, ennemi foncièrement de l’objet sur lequel il a jeté le dévolu. C’est un vrai criminel qui, s’il a les qualités requises à séduire, s’en rend indigne en abusant pour faire une malheureuse.

Jaques-Casanova de Seingalt