Catéchisme religieux des libres penseurs (Ménard)/5

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Hurtau (Extrait de la Critique philosophiquep. 28-37).


V

DE LA VIE ÉTERNELLE


Sanction morale dans les religions unitaires.


L’homme faisant partie de l’ensemble des choses, les opinions d’une société sur la nature de l’homme et sa destinée sont nécessairement en rapport avec la manière dont elle se représente l’ordre général de l’univers. Dans le système monothéiste, dont le Judaïsme offre l’expression la plus sévère, Dieu seul possède la véritable existence ; il est Celui qui est ; tel est le sens étymologique du nom de Jahweh en hébreu. Le monde est sa création ; il l’a tiré du néant, il l’y fera rentrer quand il voudra. Il prête l’existence à l’homme : l’homme plante sa tente pour un jour sur le sable, puis le vent balaye sa trace. Quand Dieu lui retire le souffle de vie qu’il lui avait soufflé dans les narines, l’homme, qui n’était que poussière, retourne à la poussière. Pénétré de son néant, il repousserait comme une folie la pensée orgueilleuse de son immortalité.

Quand l’heure est venue de se réunir à leur peuple, les patriarches bibliques descendent dans le schéol, dans le sommeil du tombeau. Peut-être y avait-il eu, chez les anciennes peuplades Cananéennes, quelque vague croyance à des formules magiques pouvant réveiller les morts de leur sommeil ; c’est du moins ce que ferait supposer la légende de la sorcière d’Endor : mais d’après la pure doctrine mosaïque, l’homme ne revit que dans ses descendants ; s’il obéit aux commandements de son Créateur, il sera heureux sur la terre et sa race sera bénie ; s’il désobéit, il en sera puni dans ses fils jusqu’à la quatrième génération. Cette ferme croyance à la vie collective du peuple élu se confondait pour Israël avec son unité politique et sa religion nationale et ne laissait pas de place à l’individu, pas même celle de médiateur. Il n’y a jamais eu une prière ni une fête publique pour Abraham, l’ancêtre des Hébreux, ni pour Moïse, leur législateur, ni pour David, leur roi populaire. Le culte des morts eût été un vol au Dieu unique ; c’est à lui seul que toute gloire appartient dans les siècles des siècles.

Les religions panthéistes considèrent la vie de l’homme et celle des animaux comme des formes de la vie universelle ; la croyance à la métempsycose découle naturellement de ce système. L’âme qui anime le corps d’un homme ou d’un animal n’est qu’une parcelle de la grande âme du monde ; quand une âme a quitté son corps comme un vêtement usé, elle revêt une forme nouvelle, appropriée aux aptitudes qu’elle a développées en elle dans sa vie précédente. Le Panthéisme égyptien consacrait par le dogme du jugement des morts le caractère moral de ces migrations ascendantes ou descendantes et les rattachait, sous des formes mythologiques, à l’évolution du soleil, source de toute vie et symbole de toute justice dans l’univers. L’embaumement des corps, justifié d’ailleurs, au point de vue de l’hygiène, par les débordements du Nil, préparait le retour des âmes, après une série d’épreuves, dans les corps qu’elles avaient animés, comme le soleil retourne périodiquement à ses stations dans le ciel.

Cette croyance à la résurrection des corps s’infiltra peu à peu chez les Juifs après la fondation d’Alexandrie, quand ils se trouvèrent dans un continuel contact avec les Égyptiens. Sans s’arrêter à la métempsycose, rien ne les empêchait d’admettre que Dieu, s’il le voulait, rendrait la vie aux morts comme il l’avait donnée aux vivants ; dans son amour pour son peuple, il pouvait ressusciter David, son serviteur et son messie, qui relèverait la gloire d’Israël et deviendrait le juge des nations. C’est sous cette forme, conciliable avec la rigueur du Monothéisme, que le dogme de la résurrection, du jugement dernier et de la vie future pénétra chez les Juifs et prit place ensuite dans la religion des Chrétiens et dans celle des Musulmans.

Le Panthéisme égyptien et le Panthéisme indien diffèrent l’un de l’autre comme deux espèces d’un même genre. Moins astronomique que la religion égyptienne, le Brahmanisme ne s’occupe pas du retour des périodes régulières dans la nature ; étranger à la notion du temps, il ne voit que les transformations indéfinies de l’être universel. Il admet la métempsycose, mais non la résurrection des corps ; l’âme purifiée par les vertus ascétiques remonte l’échelle des transmigrations et arrive enfin à la suprême béatitude en s’absorbant dans l’infini. Le Bouddhisme adopta le dogme des métempsycoses, en offrant aux âmes qui s’affranchissent du désir l’espoir d’échapper au fardeau des renaissances et d’entrer dans le Nirvâna, dans la paix divine de l’éternel sommeil.

Le Bouddhisme aurait pu se développer dans l’Inde s’il n’avait sapé l’ordre social, tel que l’entendaient les Brahmanes, en remplaçant le sacerdoce héréditaire par un clergé monacal recruté dans toutes les castes. Son expulsion doit être attribuée à cette cause purement politique et non à une différence de doctrine, car l’Athéisme bouddhique n’est qu’une variante du Panthéisme et il est bien difficile de saisir la nuance qui sépare l’être absolu du non être, et de distinguer l’anéantissement de l’âme de son absorption dans le grand tout. On peut s’étonner de voir l’esprit religieux des Orientaux les conduire à une conclusion si opposée en apparence à cet espoir d’une vie future qui est la principale force de la religion en Occident ; pourtant, si l’on s’en tient au dogme officiel, sans tenir compte du sentiment populaire, qui regarde les morts comme des amis toujours présents, on est obligé de convenir que la béatitude inactive promise aux élus après le jugement dernier ressemble singulièrement au Nirvâna.


Solution hellénique du problème de la mort.


La croyance à l’immortalité individuelle, en dehors de toute idée de résurrection ou de transmigration, appartient en propre au Polythéisme, qui rattache l’univers à des principes multiples et le considère comme un ensemble de forces distinctes, irréductibles, réagissant les unes sur les autres. Le culte des morts se trouve en germe dans le Véda, où l’on voit des prières et des offrandes adressées aux ancêtres ; on le retrouve dans toutes les branches de la race indo-européenne : les religions de famille ont fait la force du patriciat romain pendant la république. Mais c’est l’Hellénisme qui a donné au dogme de l’immortalité de l’âme sa forme la plus complète ; aucune religion ne l’a affirmé si haut ni si clairement.

Le nom que les Grecs donnaient à l’univers, ϰόσμος, signifie ordre et beauté ; le monde est une république parfaite, où la loi est toujours observée, un concert où il n’y a pas de note fausse ; chaque partie de cet irréprochable ensemble est conforme à ce qui doit être. Or l’immortalité de l’âme convient à la fois à l’éternelle Justice et au légitime orgueil de l’homme, au sentiment qu’il doit avoir de sa noblesse et de sa dignité. Les Héros grecs ne s’endorment pas, comme les patriarches bibliques, à côté de leurs pères : ils conservent au delà du bûcher une vie indépendante. Le peuple les invoque comme des Dieux et honore leurs tombeaux comme des temples ; ils sont les gardiens vigilants des cités, les protecteurs attentifs des familles, les hôtes invisibles de toutes les fêtes, les auxiliaires puissants de leurs fils aux jours des batailles, les guides des générations aventureuses qui vont chercher de nouvelles patries. Ils rattachent par le lien des souvenirs les familles à la cité, les colonies à la métropole, le présent et l’avenir au passé.

On ne peut demander une précision scientifique à la religion, surtout à une religion populaire, qui n’a jamais eu ni orthodoxie, ni église, ni livres sacrés. C’est l’imagination qui ouvre la porte du monde idéal, et l’on ne peut s’attendre à trouver chez les poëtes plus d’unité dans les allusions à la vie future que dans l’expression des symboles divins ; mais à travers les différences de forme, l’immortalité s’affirme toujours. Homère, en cela comme en toute chose, s’attache au point capital : ce qui l’intéresse, c’est la persistance de l’individualité après la mort : or l’individu est déterminé dans l’ensemble des choses par ses rapports avec d’autres êtres, dans l’espace par la forme corporelle, dans le temps par la mémoire. Homère donne donc aux morts une forme visible, quoique impalpable, il fait de la mémoire leur attribut principal, et il réunit dans la mort ceux qui se sont aimés pendant la vie : les amis se promènent ensemble en s’entretenant de leurs souvenirs. On reproche à Homère d’avoir fait dire à Achille qu’il aimerait mieux être le plus humble des vivants que le premier parmi les morts : on oublie qu’Achille, malgré son courage, avoue dans l’Iliade un violent amour de la vie ; s’il parlait autrement dans l’Odyssée, il ne serait plus Achille, on ne le reconnaîtrait pas. Et quand même ces regrets mélancoliques traduiraient la pensée du poëte, ne peut-on pardonner à ce vieil aveugle de n’avoir pas su imaginer quelque chose de plus beau que le soleil ? Si la lumière n’était pas si douce, voudrait-on la retrouver au delà de la tombe, et n’est-ce pas le regret de la vie, pour lui-même et pour ceux qu’il aime, qui éveille dans l’homme l’espérance de l’immortalité ?

En prolongeant la personne humaine après la mort, sans intervalle, et avec la mémoire, le Polythéisme étend pour chacun de nous les conséquences de ses actes et donne ainsi à la morale une sanction plus complète que les autres systèmes religieux. Toute société repose sur le respect de la vie humaine et des conventions jurées ; si un peuple s’imagine que son suffrage peut absoudre le meurtre et le parjure, c’est qu’il n’a plus de religion, c’est-à-dire de lien moral ; il est incapable de résister à l’invasion étrangère et à l’oppression intérieure : c’est une société en dissolution. Homère met la religion du serment sous la garde des Érinnyes ; ce sont les redoutables Déesses qui personnifient à la fois les imprécations de la victime et les remords du coupable, les Euménides, bienveillantes aux justes et terribles aux méchants. Dans Eschyle, elles suivent le meurtrier à la piste comme une meute de chiennes furieuses, attirées par l’odeur du sang répandu. C’est par ces images saisissantes que la mythologie grecque représentait les lois de la conscience, que nul ne viole impunément. La Justice peut attendre, puisqu’elle est éternelle, mais il faut qu’elle ait son heure. Une loi d’équilibre exige que tout crime soit expié ; cet ordre idéal sera réalisé puisqu’il doit être. C’est à l’avenir qu’appartiennent tous les redressements et toutes les réparations : c’est à la vie future que la conscience en appelle de la violation de ses lois.

La poésie est obligée de puiser dans la réalité les éléments de ses créations ; elle ne peut décrire la béatitude des justes sans emprunter cette description à la vie terrestre. Tous les paradis et tous les Élysées de nos rêves ne sont que de pâles copies du spectacle magnifique que la nature offre aux vivants. Le véritable bonheur des morts, c’est de veiller sur ceux qu’ils ont aimés pendant leur vie : telle est la fonction qu’Hésiode attribue aux âmes saintes des ancêtres, aux hommes de la race d’or, devenus les bons Démons, gardiens des mortels. Invisibles, vêtus d’air, ils parcourent le monde, observant les actions justes ou coupables et distribuant les bienfaits. Si les Dieux supérieurs sont trop grands pour nous entendre, si leur providence générale ne peut tenir compte des individus, nous invoquerons ceux qui ont souffert comme nous, et dans ce grand concert de plaintes ils distingueront des voix connues. Si l’ensemble des choses est réglé selon d’inflexibles nécessités, ils recueilleront nos prières, et comme la médecine emprunte aux vertus naturelles des plantes la guérison des maladies, eux, les médiateurs, sauront bien adoucir pour nous, sans les violer, les grandes lois éternelles. Qu’ils nous détournent du mal en nous inspirant leurs grandes pensées ; qu’ils versent d’en haut sur nous leurs influences bénies, et comme le soleil attire les vapeurs de la terre, qu’ils nous élèvent et nous épurent, et nous appellent près d’eux ! Ainsi les prières montent, les secours descendent, et sur tous les degrés du rude chemin de l’ascension il y a des vertus vivantes pour nous conduire vers les régions supérieures.

Le dogme de la vie éternelle était pour les Grecs la conséquence et le complément de leur physique religieuse. La mythologie traduisait sous des formes variées le divin réveil du printemps et la perpétuelle consolation de la nature renaissante. L’homme ne reniait pas sa fraternité avec la nature : il vivait en elle et la sentait vivre en lui. Dans les mystères d’Éleusis, la plus célèbre des initiations, le retour de la végétation après l’hiver et le réveil de l’âme au delà du tombeau étaient représentés dans un même symbole, celui d’une jeune fille, Korè, enlevée par le roi des morts, pleurée par sa mère la Terre, la mère des douleurs, et rendue à la lumière du jour par la volonté de Zeus. Devant cette victoire bénie de la vie sur la mort, devant cette fête joyeuse de la terre au retour de ses fleurs, l’homme ne doutait pas de sa propre immortalité ; la destinée humaine n’était pour lui qu’une forme particulière de cette loi d’oscillations et d’alternances qui fait partout succéder la mort à la vie et la vie à la mort. Au dernier acte de l’initiation, le grand, l’admirable, le parfait objet de contemplation mystique était l’épi de blé coupé en silence, germe sacré des moissons futures, gage certain des promesses divines, symbole rassurant de renaissance et d’immortalité. L’idée de la vie éternelle jaillissait spontanément de cet enseignement muet, qui pénétrait dans l’intelligence par les yeux et la persuadait bien mieux qu’une savante démonstration.

D’ailleurs la science, loin de contredire les croyances religieuses, les confirmait et les expliquait. D’après la physique des Grecs, les êtres vivants sont formés des quatre éléments, comme le monde dont ils font partie. Les éléments lourds, la terre et l’eau, composent nos corps ; la part de l’air peut être attribuée au souffle ; quant à l’âme, c’est-à-dire la force invisible qui anime nos corps, sa source ne peut être que l’éther, principe du feu, qui en raison de sa subtilité s’étend au-dessus de l’atmosphère. L’éther se manifeste dans les astres par la chaleur et la lumière, dans les âmes par la vie et l’intelligence. Les âmes sont donc de la même essence que les astres, et comme il n’est pas dans la nature du feu de tendre vers la terre, il faut croire qu’une sorte d’ivresse, le désir de s’unir aux éléments terrestres, les a portées à s’incarner. La puissance du désir se révèle dans l’attraction des sexes l’un vers l’autre : il y a là des âmes qui veulent entrer dans la vie. L’art les représente par des enfants ailés : ce sont les désirs qui voltigent autour des amants. Les âmes qui s’incarnent se soumettent par cela même aux lois nécessaires qui régissent la sphère inférieure où elles ont voulu entrer ; mais les accidents qui sont la condition de la vie, les maladies et la mort elle-même, ne sauraient changer la nature de l’âme, qui reste toujours une flamme incorruptible et impérissable, une parcelle de l’éther. Qu’elle se dégage des éléments terrestres qui l’alourdissent, qu’elle dompte le désir qui l’enchaîne à sa prison : la volupté l’a fait descendre du ciel, la douleur l’y ramènera. Affranchie, purifiée par la lutte et le sacrifice, elle remontera au séjour de la lumière, dans la sphère immobile des Dieux.

L’art reproduisait ce thème mystique de la descente et de l’ascension des âmes sous des formes toujours empruntées aux fables religieuses. Celle de Prométhée, symbole du feu céleste, est représentée sur plusieurs sarcophages. On y voit d’un côté le Titan modelant des corps humains, et à mesure qu’il les achève, Athènè, l’intelligence divine, leur donne l’âme sous l’emblème d’un papillon. Au milieu, on voit le supplice de Prométhée, image de la vie terrestre, et de l’autre côté sa délivrance par Hèraklès. L’homme est une étincelle de feu captive dans une lampe d’argile, un Dieu exilé du ciel, enchaîné par les liens de la nécessité sur le Caucase de la vie, où il est dévoré de soucis toujours renaissants ; mais l’effort des vertus héroïques brise ses chaînes et le délivre du bec et des ongles des vautours.

Plus souvent encore la destinée humaine est représentée par l’allégorie de Psychè. Le mot Psychè signifie à la fois âme et papillon, et ce double sens indique le rapprochement qui s’offrait à l’esprit des Grecs entre l’insecte ailé sortant de sa chrysalide et la renaissance de l’âme au delà du tombeau. L’union de Psychè avec Éros, c’est-à dire de l’âme avec le désir, a fourni à l’art de nombreux motifs de composition. C’est à l’appel du désir que l’âme est descendue dans la naissance ; alors commencent les épreuves de Psychè : elle est devenue l’esclave du Désir ; des pierres gravées nous la montrent tantôt enchaînée dans ses liens ou attelée à son char, tantôt brûlée par son flambeau ou foulée sous ses pieds. Mais elle peut à son tour dompter le Désir, et alors elle lui emprunte ses ailes pour s’élever, victorieuse, vers le monde supérieur. Les douleurs de l’âme sont des épreuves qui la purifient ; tour à tour bourreau et consolateur, Éros torture Psychè pour l’élever au rang des Dieux, et la conclusion de la fable est l’union mystique de l’âme avec l’idéal poursuivi en vain pendant la vie.

La doctrine orientale des transmigrations s’infiltra peu à peu en Grèce, surtout parmi les philosophes, parce qu’elle s’accordait avec leurs tendances vers le Panthéisme. L’idée de la métempsycose a pu d’ailleurs se produire spontanément, comme une conséquence du flux et du reflux de la vie dans la nature, du retour des saisons et des heures, de ces périodes alternées de lumière et d’ombre, de génération et de mort. Un Grec aurait difficilement admis que l’âme humaine, fût-elle dégradée par le crime, pût perdre la raison et la conscience, qui sont les attributs de l’homme, et entrer dans le corps d’un animal ; mais il pouvait supposer qu’après une épuration proportionnée à ses fautes elle tenterait une nouvelle épreuve. En songeant à la longueur des siècles, l’esprit s’effraye d’une expiation éternelle qui blesse la pitié, d’une éternelle béatitude qui paraît bien voisine du néant ; une succession d’existences actives la satisfait davantage.

Le fleuve d’oubli n’est pas mentionné dans la vieille poésie grecque ; au temps des fortes républiques, les Héros protecteurs n’oubliaient pas ceux qui se souvenaient d’eux ; un lien les retenait près des vivants, l’indestructible chaîne de nos prières et de leurs bienfaits. Mais le culte des Héros devait disparaître avec l’autonomie des cités : quand les peuples ont perdu leurs traditions, les morts oubliés nous oublient à leur tour ; ils boivent l’eau du Lèthè, et ils cherchent des destinées nouvelles. On peut croire que les âmes rentrent dans la vie : celles des méchants pour réparer leurs fautes et se purifier par une nouvelle épreuve, celles des justes pour ramener par le spectacle des vertus antiques les peuples qui s’égarent, et pour se retremper par la lutte aux sources de l’apothéose. Cette croyance restreint à l’intervalle entre deux périodes actives l’idée homérique de la durée par le souvenir ; il est probable qu’elle était assez accréditée à l’époque romaine, puisqu’on la trouve exposée dans le poëme de Virgile.

La transformation des croyances religieuses sous la double influence de l’Orient et de la Philosophie se manifeste surtout dans le symbole de Dionysos, symbole complexe qui reste encore enveloppé d’une grande obscurité. Dionysos est la force vivifiante qui bouillonne dans la séve des plantes et s’épanouit en grappes dorées ; déchiré, foulé aux pieds, il renaît dans la liqueur sacrée des libations ; le sang de la vigne répandu sur l’autel devient l’image du sacrifice dans son acception la plus haute, la rédemption par la mort. Mais cette énergie qui fermente dans le vin, ce feu liquide qui nous fortifie et s’offre pour nous en sacrifice a sa source dans le soleil ; c’est le soleil dans l’hémisphère nocturne, le flambeau des morts, le chorège des blanches étoiles. Comme la chaleur et la vie qu’il répand dans la nature disparaissent en hiver pour renaître au printemps, il est le symbole de la résurrection des âmes, qui sont elles-mêmes des lumières, et ne s’éteignent ici que pour renaître ailleurs. L’idée de la vie future s’offrait souvent à l’esprit sous les riantes couleurs d’une ivresse éternelle ; aussi les Bacchanales sont-elles un des sujets le plus fréquemment reproduits sur les sarcophages.

La tendance au Panthéisme, déjà très visible dans le culte de Dionysos, se manifeste encore davantage dans les fables asiatiques d’Attys et d’Adonis, qui ont des rapports étroits avec la légende égyptienne d’Osiris. Le fond commun de tous ces symboles est la mort et la résurrection d’un Dieu. Dans la décadence du monde antique, le Polythéisme grec, déjà ébranlé par la philosophie, qui inclinait vers les dogmes unitaires, s’altérait de plus en plus par son mélange avec les religions de l’Orient qui débordaient confusément sur l’Europe. Le Christianisme représente le dernier terme de cette invasion des idées orientales en Occident.


État présent des croyances.


La résurrection des corps, qui est la forme de la métempsycose dans le Panthéisme égyptien, fut adoptée par les premiers prédicateurs du Christianisme. La fin du monde, annoncée comme très prochaine, frappait vivement les imaginations et contribua aux progrès rapides de la nouvelle doctrine. Quand cette catastrophe dut être reculée de siècle en siècle, le peuple avait déjà pris l’habitude d’invoquer ses Saints, comme si pour eux la résurrection était déjà accomplie.

L’idéal moral s’étant transformé, et la contemplation ascétique ayant pris le pas sur les vertus actives, le culte des Saints remplaça le culte des Héros. Ce fut la forme des religions locales et les Saints eurent dans les communes du moyen âge le rôle qu’avaient eu les Héros dans les cités grecques. La croyance à la vie future reprenait ainsi le caractère spiritualiste que lui avait donné la Grèce ; le Jugement dernier a fini par n’être plus qu’une mise en scène mythologique, et l’on a cessé de croire qu’il fallût attendre la fin des temps pour être réuni à ses amis. La philosophie de notre époque a essayé de reprendre l’idée de la métempsycose en l’adaptant à nos connaissances astronomiques, mais ces transmigrations de planète en planète n’ont obtenu quelque faveur que dans les classes lettrées ; la métempsycose est, comme dans l’antiquité, une opinion de philosophes. Le peuple persiste à croire que ses morts sont toujours près de lui : s’il y a une religion naturelle à notre race, indépendante de toute éducation sacerdotale ou philosophique, c’est assurément celle-là.

Le peuple de Paris, qui est toujours l’initiateur moral, a, plus que tout autre peuple, la religion des morts ; c’est à Paris que s’est établi l’usage de se découvrir devant un cercueil. Chaque année le peuple va en foule aux cimetières renouveler les fleurs sur les tombes, spontanément, sans convocations officielles, sans prêtres ni cérémonies. La religion de la cité repose sur le souvenir de ceux qui sont morts pour elle : plebeiæ Deciorum animæ. Il y aura un jour des pèlerinages vers la …… où sont …… les ……, et vers la …… …… où s’élevait le …… …… Quoiqu’on ait …… sur les …… la …… des ……, il y a partout, dans les …… …… et sur les ……, des autels invisibles, là où leur …… a …… la terre qu’ils …… « Là, dit Eschyle, là ! Ici encore. Vous ne les voyez pas, mais moi je les vois. »

Le culte des morts est la religion de la famille, la seule religion qui soit accessible aux enfants. Ils ne comprennent pas les abstractions, ils ne s’élèvent pas aux idées générales, ils n’ont que des idées particulières, surtout des idées sensibles ; sous ce rapport, la plupart des hommes et presque toutes les femmes restent enfants toute leur vie. Quand on parle à un enfant d’un Dieu infini et présent partout, il ne sait ce que cela veut dire ; il répète la prière qu’on lui enseigne, parce que les enfants ont de la mémoire : un perroquet en ferait autant. Mais supposons que sa mère lui dise : « Te rappelles-tu ton grand-père, qui était si bon pour toi ? Tu ne peux plus le voir, mais il te voit, il sait tout ce que tu fais ; quand tu te conduis mal, il est triste ; quand tu te conduis bien, il est content, il te sourit comme autrefois. » L’enfant comprend, et ce souvenir éveille en lui la notion du devoir, en dehors de toute idée de récompense ou de punition. — Mais, dira-t-on, si l’on ne croit pas à la vie éternelle, doit-on donner à l’enfant une idée fausse ? — Vous ne savez pas si elle est fausse ou si elle est vraie ; mais n’y eût-il là pour vous qu’une expression mythologique, c’est la seule langue intelligible à l’enfant, chez qui l’imagination est toujours éveillée. C’est l’idée la plus simple et la plus claire qu’il puisse se faire d’une religion, c’est-à-dire d’un lien qui nous rattache, par l’affection et le devoir, à ceux qui nous entourent, et même aux amis qui ne sont plus avec nous.

Une famille est réunie pour l’anniversaire d’un grand deuil ; la place du père est vide à la table commune. « Il est toujours au milieu de nous, dit la mère ; il veille sur ceux qu’il a protégés pendant sa vie, et qui sont réunis en son nom. Qu’il maintienne entre nous tous la paix et la concorde. Prions-le de nous aider à supporter les épreuves de la vie, et d’écarter celles qui seraient au-dessus de nos forces. Qu’il nous éclaire et nous conduise toujours dans le droit chemin qui mène vers lui. » Si, parmi les fils, il y en a qui ne soient pas portés à croire à cette existence individuelle des morts, vont-ils combattre cette croyance, qui est pour leur mère veuve un espoir de réunion ? Non, car il n’y a pas plus de raison scientifique pour nier que pour affirmer. Ils traduiront la prière dans une autre langue : « Ce que nous pleurons, ce n’est pas un corps rendu à la terre, c’est une affection qui nous enveloppait, une conscience qui nous dirigeait. Ce qui était lui, c’étaient ses conseils, ses bienfaits et ses exemples : tout cela est vivant dans notre souvenir. Que sa pensée nous soit toujours présente, dans les luttes de la vie. Il y a des heures où l’ombre est bien épaisse : que ferait-il à notre place ? que nous dirait-il de faire ? c’est là qu’est le devoir. Par cela seul que nous pensons à lui, sa force bienfaisante s’étend sur nous et vient à notre aide comme pendant sa vie : c’est ainsi que les morts tendent la main aux vivants. »

Nos pères et nos amis, protecteurs des cités, protecteurs des familles, âmes des Héros et des Saints, ô morts ! où êtes-vous ? Cette seconde vie, à laquelle les plus sceptiques d’entre nous voudraient croire, dont les plus croyants voudraient avoir la preuve, est-elle autre part que dans vos œuvres, dont nous recueillons l’héritage, et dans le pieux souvenir de ceux qui vous aimaient ? Si la réponse vous était permise, vous ne nous auriez pas laissés si longtemps dans l’attente, car, vous le savez, nous ne craignons que les séparations éternelles, et nous accepterions ce long sommeil, sans le deuil et les derniers adieux. Ce n’est pas pour nous que nous désirons une renaissance : la plupart sentent bien qu’ils ne méritent pas d’être conservés. Mais on pense à ces nobles âmes qui traversent la vie comme des lumières, et quand on les voit s’éteindre, il semble que le monde serait incomplet sans elles et qu’il manquerait quelque chose à sa beauté.