Catherine Sforza (E.-M. de Vogüé)

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Catherine Sforza (E.-M. de Vogüé)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 192-207).
CATHERINE SFORZA

Pier Desiderio Pasolini: Caterina Sforza, 3 vol. in-8o. — Roma, Ermanno Lœscher e C°. 1893.

Les paysans de l’Apennin qui vivent sous la tour ruinée de Piancaldoli assurent qu’on en voit sortir, la nuit, une femme belle et terrible; elle court les environs, une lance à la main, et jette des rais de flamme. Le meilleur temps pour la rencontrer est la veillée de Noël, à l’instant où la clochette sonne l’élévation de la messe de minuit. Des traditions semblables s’attachent à la plupart des donjons embusqués, entre Imola et Forli, sur les collines où vient mourir le versant septentrional de la chaîne apennine. La belle guerrière qui garde ainsi sa forte seigneurie sur l’imagination populaire, c’est l’ancienne maîtresse de ces châteaux, la « madone de Forli, » comme l’appelaient les Italiens de la Renaissance, Catherine Riario-Sforza.

Un Romagnol érudit et passionné pour sa province, le sénateur comte Pasolini, a fixé l’apparition qui hantait ses compatriotes; avec les documens épars dans toutes les archives d’Italie, avec l’iconographie dispersée dans les Musées, il a élevé un laborieux et solide monument à la mémoire de Catherine. Visiblement épris de son héroïne, il a eu la constance de l’aimer en dix-sept cents pages. Au premier abord, ces trois énormes volumes ont l’aspect rébarbatif des tours où se défendait jadis la fière comtesse. N’ayez crainte, donnez l’assaut : vous trouverez derrière le rempart une des plus attachantes figures de l’histoire. C’est le moment où l’histoire n’est qu’un prodigieux et tragique roman d’aventures, pour tous les personnages en vue de la fin du XVe siècle; la fille des Sforza en a sa large part; toujours aux prises avec ces fauves magnifiques, lâchés en liberté autour d’elle, Catherine les dompte souvent, les domine et les résume. Dans son âme, éminemment représentative de l’âme italienne, les ressorts vitaux ont une puissance, et les combinaisons de sentimens un imprévu, qui déconcertent notre psychologie. En achevant le récit de cette vie tourmentée, nul ne taxera d’exagération le cri qui échappe à la prisonnière du château Saint-Ange : « Si je pouvais tout écrire, le monde en demeurerait stupide. »


I.

Pour s’expliquer la Dame de Forli, il faut entrevoir par delà son berceau la lignée de gens violens et hasardeux d’où elle sortit. Le premier de ces Sforza, Muzio Attendolo, l’ancêtre, n’était à la fin du siècle précédent qu’un paysan de Cotignola. Un jour qu’il piochait le champ paternel, des soldats passèrent et lui proposèrent de l’enrôler dans leur compagnie ; Muzio lança sa pioche sur un chêne, s’en remettant au sort de partir, si elle s’accrochait aux branches, de rester, si elle retombait à terre. La pioche ne retomba pas : Muzio partit pour chercher fortune avec les condottieri. Ils lui donnèrent le sobriquet de Sforza, parce qu’il était le plus forcené d’entre eux. Bientôt capitaine de grosses bandes, amant de la reine Jeanne de Naples, il devint riche et fameux au service des papes et des rois, il saccagea l’Italie et périt le soir d’une bataille gagnée, devant Pescaire, en traversant le fleuve à la nage. Deux fois on vit ses gantelets de fer se rejoindre au-dessus de l’eau dans un geste de prière ; puis l’aventurier disparut brusquement de ce monde comme il y avait surgi : son corps ne fut jamais retrouvé. Celui-là était resté manant, rustre d’allures et de mœurs ; sa fortune hâtive n’avait affiné ni ses dehors ni son esprit. Mais la race se créait vite, alors. Son fils, Francesco, le héros de la famille, fut un seigneur magnifique autant que redoutable. Il épousa Blanche-Marie, unique héritière des Visconti : il prit Milan en 1450, fit de son duché un des États puissans dans l’Italie, et mourut en 1466, laissant une haute renommée de bravoure et de politesse. Francesco, disent ses biographes, était l’idéal du guerrier et les délices de la bonne société : il honora la religion, maintint la justice, et eut dix fils naturels. — Chez le troisième Sforza, Galeazzo, cette sève vigoureuse est déjà épuisée ; l’audace et l’ambition de ses ascendans deviennent en lui inquiétude maladive, astuce, cruauté froide. Il fit mourir de chagrin, — par le poison, disent quelques-uns, — sa mère Blanche Visconti. Il tyrannisa ses sujets, et les poignards qui devaient le frapper ne tardèrent pas à s’aiguiser contre l’épée trop courte du prince.

L’âme du sauvage Muzio et du grand Francesco était passée tout entière dans la petite fille qui allait porter seule le poids du nom de Sforza et lui donner un nouveau lustre. Elle naquit en 1463 d’une liaison de Galeazzo, — il avait alors 17 ans, — avec une dame de Milan, Lucrezia Andriani. Suivant l’usage accepté dans ces cours italiennes, la duchesse Bonne de Savoie éleva Catherine et les autres bâtards de son mari avec la même affection, sur le même pied que les enfans légitimes.

La fille du duc de Milan était encore aux langes qu’on cherchait pour elle un grand établissement : il ne se fit pas attendre. Sixte IV venait de monter sur le trône pontifical ; l’ex-capucin de Savone y apportait la politique du népotisme à outrance, et les mariages avantageux étaient l’un des moyens qu’il employait pour grandir ses neveux. Ce pape avait appointé l’union de l’un d’eux, Girolamo Riario, fils d’un batelier génois, avec Constance Fogliani, nièce du duc Galeazzo. Il faut tout dire, quand on veut peindre ce monde étrange, fou de cupidité, que fut l’Italie du Quattrocento. La fiancée n’avait pas onze ans ; pressé de mettre la main sur la dot promise, le Riario accourut à Milan et réclama un droit qui ne se refusait guère alors, si l’on en croit les Usi e costumi nuziali principeschi de Pietro Ghinzoni ; le droit di passare ad un effettivo atto matrimoniale, anchè se la sposa era ancora bambina. Galeazzo ne s’embarrassa pas de cette prétention; mais la mère, Gabrielle de Gonzague, défendit son enfant et rompit. Le duc, peu soucieux d’irriter le pontife romain, proposa alors à Riario sa fille Catherine, qui accomplissait ses dix ans ; à la condition que le pape constituerait les futurs époux vicaires souverains du comté d’Imola, objet d’un litige entre Milan et le Saint-Siège. Les accordailles furent conclues par les soins du cardinal Riario, frère de Girolamo ; son ambassade éblouit Milan ; elle répondit à la magnificence légendaire de ce favori de Sixte IV, qui dépensait huit cents ducats d’or pour couvrir de perles fines les mules de sa maîtresse.

L’enfant dont on disposait ainsi grandissait sous la protection de sa mère adoptive, l’excellente Bonne de Savoie. A peine avait-on assuré son avenir, que son père disparaissait dans une de ces catastrophes qui seront désormais pour Catherine les événemens habituels de la vie domestique. A la Noël de 1476, le duc Galeazzo expirait sous les poignards des conjurés milanais, au seuil de l’église Saint-Etienne. Dans le tableau animé qu’il fait de cette scène, M. Pasolini met justement en relief un trait de caractère commun à tous les conspirateurs de l’époque, et qui est l’un des premiers effets de la renaissance classique : le singulier alliage dans leur esprit de la légende grecque et romaine avec la légende dorée du moyen âge.

Les assassins s’entraînent au meurtre du tyran en lisant Plutarque. Un lettré qui tient école d’éloquence, Cola Montano, arme leurs mains par ses enseignemens : les grands citoyens peuvent-ils naître et prospérer ailleurs que dans une libre république ? Ces meurtriers se sentent en parfaite sécurité de conscience, parce qu’ils sont couverts par des exemples admirés dans les bons auteurs, Harmodius et Aristogiton, Brutus et Cassius. À cet égard, leur état d’esprit est tout semblable à celui de nos révolutionnaires du dernier siècle, tel que nous le rendent naïvement les Mémoires d’une Mme Roland. Mais ils ont de plus que ces derniers la foi italienne dans la protection des saints. Rien de curieux comme la déposition d’un des assassins de Galeazzo, l’Olgiati. Enflammé par la prédication classique de Cola Montano, ce jeune homme de vingt-deux ans est d’abord allé prier saint Ambroise, afin que le bienheureux soit propice à la grande entreprise qui rendra la liberté à la patrie ; puis, avec ses complices, dans l’église où ils font la répétition du crime, l’Olgiati implore le protomartyr saint Étienne en faveur d’une action « si sainte et si louable ». Jusque sous le couteau du bourreau qui écartèle ses membres, il s’écrie : « L’œuvre sainte pour laquelle je meurs tranquillise ma conscience sur mes autres péchés… Sois ferme, Girolamo, la mémoire de ce que tu as fait durera toujours : la mort est cruelle, mais la gloire est éternelle ! « Le peuple fut ému de cette assurance ; Machiavel en parle avec une admiration consentante aux sentimens qu’elle révélait. Pour ces hommes, le prix de la vie humaine est nul, le moyen qui la supprime indifférent ; le mobile de l’acte, s’il est classique, décide seul un jugement favorable ; et aussi l’exécution, si elle est élégante. — Cet égarement de conscience n’est-il plus qu’une curiosité historique ? Avant de répondre, réfléchissons sur certains « gestes » contemporains et sur la complaisance croissante qu’ils trouvent dans notre dilettantisme.

Mûrie par cette tragédie, la jeune Catherine partait quelques mois après pour Rome. Elle recueillait sur la route les premières ovations de ses futurs sujets d’Imola. Le 25 mai 1477, tout un cortège de cardinaux venait recevoir aux portes de la Ville Éternelle l’épousée de quatorze ans ; dès le lendemain. Sixte IV l’unissait solennellement à son neveu et la comblait de riches présens. Le vieux et rude franciscain avait passé sur le tard des austérités du cloître aux soucis d’une politique ambitieuse ; il prit en affection particulière cette délicate enfant, que tous proclamaient déjà la plus gracieuse et la plus bette personne de l’Italie. Un portrait attribué à Marco Palmeggiani nous montre Catherine à l’âge de dix-huit ans, fine, sérieuse, d’une carnation éclatante sur le visage aux traits encore incertains ; les doigts graciles disposent des cyclamens dans une coupe. C’est la beauté un peu impersonnelle des types de madones préférés par l’école lombarde. Cette figure juvénile prendra bientôt, sur les tableaux, les fresques et les médailles, un profil plus accusé, des lignes nobles et volontaires; les yeux s’agrandiront, tant ils auront vu de choses effrayantes; le travail de la vie, — et de quelle vie! — dégagera de la vierge timide une femme de passion et de combat, consciente de sa supériorité, de son doux et sombre pouvoir pour l’amour et pour la mort.

Durant ces années faciles (1477-1484) qui sont pour Catherine une fête brillante sans bonheur, elle est la souveraine de Rome. Nièce favorite du pape, épouse du capitaine-général de l’Eglise, elle voit à ses pieds tout ce monde intrigant et corrompu ; il porte au palais de la Lungara des adulations intéressées. Comment sort-elle de cette épreuve et que se passe-t-il dans son âme ? Elle a vite jaugé son mari, ce vil et féroce Girolamo Riario, bête de proie et de rapines, uniquement occupé d’enfler à son profit le trésor de l’Eglise, qu’il dépense en jouant aux dés sur l’autel du Latran, à cheval sur une chasse de reliques. Sixte IV adjoint au comté d’Imola la seigneurie voisine de Forli, enlevée aux Ordelaffi ; il ferme les yeux sur les exactions de son neveu, il appuie les entreprises perpétuelles de Girolamo contre les Orsini et les Colonna, jusqu’à laisser supplicier un de ces derniers qui réclamait contre le spoliateur; si bien que la vieille Colonna peut crier au peuple romain, en brandissant par les cheveux le chef sanglant de son enfant : «C’est la tête de mon fils! Et voilà la foi du pape Sixte! » Le pontife a tout donné à ce médiocre parvenu, sauf le discernement et l’art de commander; on eût pu dire de Riario ce que la plus spirituelle des Italiennes dira dans la suite d’un autre grand de la cour pontificale, qu’il n’attrapait jamais une idée, même par mégarde.

Cependant Catherine reste irréprochable dans sa conduite et fidèle à ce forban. A dix-neuf ans, elle lui a donné quatre enfans. Elle a vu dans son triste mariage une association pour de grands intérêts. Contrairement à l’ordre accoutumé, l’ambition devance l’amour dans cette âme virile. Du jour où elle a joint la vipère des Sforza à la rose des Riario, elle s’est promis d’incliner toute l’Italie devant l’écusson à ces armes. Le discernement et l’art de commander, c’est elle qui s’en chargera. Catherine n’a pas vingt ans, et déjà elle est pénétrée du dogme commun à tous ces personnages de la Renaissance : le pouvoir d’expansion indéfinie de l’individu. L’idéal sévère de cette jeune femme, c’est celui que définit Machiavel : par la mise en œuvre d’une volonté ferme et le recours à l’astuce, l’homme peut vaincre n’importe quel obstacle pour atteindre son but; par la seule force mentale, il peut créer l’état de choses qui le conduira à la fin qu’il s’est assignée. Cet homme se révéla dans Catherine dès le premier coup de la fortune adverse. Le 14 août 1484, Sixte IV mourait subitement. A l’instant, la renverse habituelle en pareille occurrence se produisait dans Rome; les rancunes, les haines longtemps contenues se déchaînaient contre les favoris et les tout-puissans de la veille. La populace forçait le palais Riario et mettait à sac les richesses, les meubles précieux; le Sacré-Collège intimait au capitaine-général, campé hors de la ville, l’ordre de rentrer avec ses troupes.

Tandis que le pusillanime Girolamo obéissait, Catherine fit ce qu’il aurait dû faire. Grosse de huit mois, elle monte à cheval, court au château Saint-Ange, se fait ouvrir la porte, prend le commandement, baisse les herses, et déclare qu’elle ne rendra pas la citadelle tant qu’on n’aura pas confirmé les Riario dans tous leurs fiefs et charges, tant qu’on n’aura pas soldé les sommes dont ils se disent créanciers. Intimidés par cette endiablée, les cardinaux refusent de s’assembler en conclave avant que leur sécurité ne soit assurée par la reddition du château. On négocie, on parlemente; Catherine trouve moyen de renforcer secrètement sa garnison. Convaincu qu’elle ne cédera pas, le Sacré-Collège lui délègue huit prélats qui prennent en bonne et due forme, au nom du futur pape, tous les engagemens qu’elle demande. Alors seulement elle permet au conclave de s’ouvrir, et le cardinal Cibo est élu sous le nom d’Innocent VIII. Munis de toutes les sûretés nécessaires, les Riario abandonnent Rome, qui leur sera désormais hostile, et vont s’établir dans leur seigneurie d’Imola.


II

C’est là, sur ce petit théâtre, que Catherine déploiera pendant quinze ans toutes les ressources d’une grande politique pour louvoyer entre les ligues italiennes, toute l’énergie d’un héros pour dompter les séditions et résister aux sièges en règle. Elle y demeura bientôt souveraine unique. Les gens de Forli étaient travaillés par les partisans de leur ancien seigneur Ordelaffi, par les émissaires d’Innocent VIII et de Laurent de Médicis ; le Florentin ne pardonnait pas à Riario la part que celui-ci avait prise dans la conjuration des Pazzi, il lui redevait depuis dix ans un coup de poignard, et l’on sait que ces dettes ne se prescrivaient pas en Italie. Le mécontentement provoqué dans le peuple de Forli par une aggravation de taxes fournit un prétexte à la conspiration; elle couvait chez les Orsi, l’une des principales familles de la ville. Le drame se déroula suivant les règles d’un scénario qui devient monotone, à force de se répéter dans les histoires de cette époque. Un soir que le comte Girolamo prenait le frais à la fenêtre de son palais, les chefs du complot, introduits dans la salle, l’abordèrent avec courtoisie : quelques minutes plus tard, le Riario, dépêché par leurs dagues, précipité sur la place, était déchiré par la populace aux cris de : Liberté!

La comtesse reposait dans la chambre voisine. Avec sa décision habituelle, elle se lève, et tandis qu’on traîne le cadavre de son mari par les rues, tandis que les conjurés s’emparent de ses enfans, elle se jette dans le donjon de Forli, commandé par un homme à elle, et tourne ses canons contre la ville. La situation de Catherine était critique; avec une petite garnison, et peu sûre, elle devait tenir tête à un peuple soulevé ; et les révoltés avaient contre cette mère la meilleure des armes : ils étaient maîtres de ses six enfans, dont deux en nourrice, et de sa jeune sœur. Dès qu’ils virent leur dame résolue à se défendre, les Orsi poussèrent au pied du rempart ces malheureuses petites créatures ; ils excitèrent les cris et les pleurs des orphelins qui imploraient grâce ; un atroce marchandage commença. Ici se place l’épisode légendaire qui a contribué plus que tout autre à fixer la figure de Catherine Sforza dans la mémoire des Italiens.

Selon la version acceptée par les chroniqueurs du temps, elle serait venue en personne parlementer sur la muraille ; aux sommations des Orsi, aux menaces de mort dirigées contre les fruits de ses entrailles, la fière héroïne aurait répondu d’un geste et d’un mot : relevant brusquement ses vêtemens, elle aurait crié à ses bourreaux : « Regardez, imbéciles! Ne voyez-vous pas que je suis bâtie de façon à en faire d’autres? » — Un trait si conforme aux souvenirs de l’antiquité classique, et qui semble emprunté aux histoires des matrones romaines, devait faire fortune dans l’imagination théâtrale des Italiens de la Renaissance. La légende s’établit solidement; je crains qu’elle ne cède pas devant les recherches consciencieuses du biographe de Catherine. M. Pasolini s’efforce de prouver que la mère ne parut point, et que le commandant du château mena seul les pourparlers, au cours desquels cette boutade lui serait venue à l’esprit.

Un peu rassurée par l’intervention du légat pontifical, qui crut devoir prendre sous sa protection les enfans de Riario, la comtesse pressa son oncle, Ludovic le More, de lui envoyer un secours de Milan. Ce secours arriva enfin; les rebelles levèrent le siège du donjon et prirent la fuite. Rentrée en possession de sa ville et de ses chers petits otages, Catherine fit saisir les principaux conjurés dans les retraites où ils s’étaient réfugiés; l’un après l’autre, le bourreau Babone les jeta au bout d’une pique, par la fenêtre d’où ils avaient précipité Girolamo, à la canaille qui lacéra leurs corps comme elle avait fait naguère celui de son seigneur.

Le seigneur, maintenant, c’est Catherine. Je ne suivrai pas le comte Pasolini dans tous les détails de ce gouvernement si ferme et si avisé. La Madone de Forli dépense des prodiges de diplomatie pour défendre son petit État, convoité par tant de grands voisins, placé au nœud d’un réseau de ligues et d’intrigues changeantes. Elle s’appuie sur Milan, sur Florence, elle se maintient contre Venise, le pape, les Français. La cour d’Imola devient un des centres diplomatiques les plus actifs de l’Italie ; on y va chercher les conseils d’une personne si réputée pour sa sagesse. Machiavel y vint, et il remporta de sa légation une haute idée de la jeune comtesse. Elle semblait au-dessus de l’humanité, l’étrange femme qui montait à cheval la nuit pour aller reprendre son château de Forli à un commandant peu sûr, faisait assassiner cet homme, et revenait le lendemain accoucher à Imola, après une traite de dix milles dans les montagnes. On admirait ses stratagèmes subtils, alors même qu’ils impliquaient quelques meurtres et quelques traîtrises. C’était la morale du temps. M. Pasolini la résume fort bien dans les lignes où il excuse Catherine : « Quant à la forme ingénieuse et pour ainsi dire élégante de la trahison, n’oublions pas que la règle et la fin des actions humaines était la jouissance par le moyen de la beauté. Le sentiment de la beauté était devenu l’unique mobile, l’unique critérium de la conscience italienne, partout où elle se manifestait, dans l’art, le plaisir, la lutte, le gouvernement et même la coquinerie. On ne comprenait pas alors que le crime ne peut jamais être beau, et que rien de moralement illicite ne peut être louable. Les atrocités de Ferdinand de Naples, les perfidies de César Borgia sont représentées par Machiavel comme des chefs-d’œuvre ; un bellissimo inganno, dit monsignor Paul Jove. » — Oui, le voilà bien, ce double regard qu’ils ont jeté sur la vie. Le but atteint à tout prix par des moyens élégans, au sens que les mathématiciens attachent à ce dernier mot dans leurs démonstrations ; la satisfaction de l’égoïsme dans ses appétits et de l’esprit dans ses besoins d’eurythmie ; c’est toute la Renaissance italienne ; et c’est par là que l’on a pu justement y rattacher Napoléon. Faudrait-il jurer qu’il n’y a plus trace de cet atavisme dans ces races artistes ? Il était un peu cousin de Paul Jove, ce prélat de notre temps devant qui l’on stigmatisait l’énorme coup de filet opéré par un écumeur dans un des récens scandales financiers ; quand on lui eut dit le chiffre, vraiment coquet : Oh ! come è bello ! ne put-il s’empêcher de s’écrier. Comme l’évêque de Nocera, il était involontairement charmé par la bellezza, par le capolavoro dans la coquinerie. Aussi bien, leurs mots n’ont pas le même poids que les nôtres : ils sont plus légers, et pleins de pardon.

La cour d’Imola, très magnifique au début, tant que durèrent les ressources tirées de Rome par le capitaine-général de l’Eglise, fut plus tard réduite à une sévère économie. Catherine employait le plus clair de ses revenus à fortifier et à bien munir les châteaux qui gardaient ses villes. La passion des arts et des lettres, aimable luxe de tant de cours voisines, ne mordit qu’incidemment sur cet esprit tout occupé de politique et de guerre : le mécénat ne fut jamais son affaire. Melozzo da Forli et Palmeggiani, artistes locaux, ont représenté leur dame sur les fresques des sanctuaires : elle ne chercha pas à attirer des peintres plus illustres. — De tous les Grecs lettrés auxquels on faisait si grand accueil chez les princes, un seul échoua à Imola, Marullo Tarchianota : homme docte et poète, il servait comme soldat dans la citadelle, soit par un inique oubli de la fortune, soit, comme on le disait, par dévoûment passionné à la Madone de Forli. N’oublions pas Leone Cobelli, chroniqueur attitré de l’Etat, source abondante de renseignemens pour l’historien de Catherine. Ce Cobelli, musicien, maître de ballet, barbouilleur de peintures, grand bavard et grand curieux, est une figure amusante ; il a le génie du journalisme : entend-il un bruit dans la rue, il laisse son dîner, descend et prend ses notes. Pas de conjuration, d’émeute, de bel assassinat sans lui : on le voit toujours au premier rang de la foule; il se glisse jusque dans la forteresse, il devient héroïque pour les besoins de l’information. Dans quelques-uns de ses récits, la candeur épique et l’accent de satisfaction professionnelle font penser aux grands reporters de notre âge.

Très peu enclin à l’étude contemplative, l’esprit pratique de Catherine s’appliquait plus volontiers aux recherches qui lui représentaient une utilité immédiate. On a d’elle une sorte de livre de raison, publié après sa mort sous ce titre : Les expériences de l’illustre Dame Catherine de Forli. C’est un volumineux recueil de recettes pour l’hygiène et la toilette, avec un peu d’alchimie. On y trouve quelques élixirs à transmuter les métaux, à dissoudre les perles, à rendre plus pesans les ducats; des formules de bons poisons lents et des remèdes contre toutes les maladies. Mais la majeure partie de ces recettes est groupée sous la rubrique habituelle: Pour se faire belle. C’est une infinité d’essences et de poudres, extraites des pierres, des simples et des animaux, pour blanchir le visage, raffermir les chairs, diminuer les seins, donner de l’éclat aux yeux, teindre les cheveux plus blonds que l’or et les faire croître jusqu’à terre. Ils repousseront même sur le crâne le plus dénudé, si vous l’oignez avec un orpiment fait d’huile de roses, de têtes de grenouilles et de queues de lézards verts. Il y a pour le même objet d’autres baumes aussi efficaces ; et les eaux de beauté sont d’une vertu miraculeuse. Mais les personnes de peu de foi préféreront sans doute connaître la suite des aventures de Catherine.

Nous avons vu jusqu’ici la princesse politique et guerrière, toujours embesognée de négociations et de combats. Chez cette veuve de vingt-huit ans, la femme se réveilla et prit sa revanche : elle fut ardente à l’amour, comme elle l’était à tout. Quelques mois après l’assassinat de Riario, la comtesse tirait de l’obscurité où il végétait un jeune soldat de vingt ans, Giacomo Feo ; elle le faisait coup sur coup châtelain de Forli, chef de toutes les milices et forteresses de l’État ; charges et dignités pleuvaient sur lui. Les langues se délièrent ; nonobstant quelques coups de corde et quelques jours de cachot infligés aux bavards, à Cobelli entre autres, la passion de Catherine devint l’entretien public, et l’envoyé de Florence pouvait écrire au Médicis : « Plutôt que de laisser chasser Messer Giacomo de ce gouvernement, ils souffriront toutes les extrémités. Madonna sacrifiera sa personne, ses enfans et tous ses biens, elle donnera son âme au diable et ses États au Turc, avant qu’on ne les sépare l’un de l’autre. » — Esclave des volontés de son jeune maître, la comtesse n’osait plus recevoir un ambassadeur sans que Feo fût présent ; elle pliait sa politique aux caprices du parvenu. Ce fut le seul moment de sa vie où elle abdiqua son empire sur elle-même et sur les autres, où l’amour rompit ce parfait équilibre qui lui faisait toujours subordonner ses intérêts de femme et de mère aux intérêts de l’État ; avant et après l’épisode de Giacomo Feo, elle offre une singulière parenté de nature avec une autre Catherine, la grande impératrice de Russie, très femme, mais encore plus souveraine.

Néanmoins sa rectitude de jugement lui fit horreur d’une liaison illégitime qui eût étonné fort peu de gens, à cette époque de relâchement général. Par un scrupule bien rare chez ses contemporaines, et malgré les dangers d’un mariage qui l’aurait fait déchoir de tous ses droits souverains, s’il eût été publiquement avoué, elle s’unit secrètement à Feo, elle reconnut le fils qu’elle avait de lui et l’éleva avec les enfans de Riario. Ce fut l’origine de dissentimens dans la famille qui eurent bientôt leur répercussion dans la cité. Après quelques années de pouvoir absolu, le favori s’était rendu insupportable à ses concitoyens. Un jour que la comtesse revenait gaîment de la chasse avec lui, deux prêtres arrêtèrent le cheval du jeune homme sous la porte de Forli ; des sbires apostés le renversèrent et le poignardèrent. On rapporta son corps affreusement mutilé à la malheureuse femme, qui avait déjà vu sous le même aspect les restes sanglans d’un père et d’un premier mari. Catherine n’avait tiré des assassins de Riario qu’une punition relativement modérée, eu égard aux mœurs du temps. Cette fois, l’amante désespérée s’abandonna à une rage folle ; elle vengea Feo comme elle l’avait aimé, éperdument. Coupables ou simples suspects, le bourreau ne distingua pas; quelques complices ayant échappé, la comtesse fît traîner au château leurs femmes et leurs enfans ; on jeta ces victimes pêle-mêle dans une oubliette. La férocité des supplices épouvanta les populations des Romagnes, la mémoire de Catherine en resta longtemps ternie. Plus tard, dans les calamités de sa vie finissante, elle se consumera de remords au souvenir de ce massacre des innocens, elle entendra au fond de sa propre prison les gémissemens des petits êtres ensevelis dans le souterrain de Forli; elle multipliera les prières et les bonnes œuvres pour expier cet accès de fureur.

Présentement, la vie bouillonne encore en elle. Une année se passe, et nous la retrouvons consolée par l’arrivée de Jean de Médicis, celui qu’on appelait le Popolano. C’était un des hommes les plus accomplis de son temps ; on comprend la séduction que les contemporains lui prêtent, quand on regarde à la Signoria de Florence le beau portrait que Vasari fit de lui. Voilà Catherine de nouveau incorporata, comme ils disent dans leur jolie langue. Nouveau mariage secret: la politique le veut ainsi, bien que le sang des Médicis soit déjà assez illustre pour s’allier publiquement à celui des Sforza. La comtesse trahit par sa conduite et son enchantement visible un mystère qu’elle dissimule adroitement en paroles à ceux qui essaient de le pénétrer. L’orateur de Venise est fort en peine de renseigner exactement la sérénissime République : que la dame de Forli soit amoureuse, il le voit clairement et l’affirme avec certitude ; qu’elle soit mariée et qu’elle ait lié sa politique à celle de Florence, c’est plus difficile à savoir. L’infortuné diplomate termine sa dépêche par cet axiome incontestable : Maledictus homo qui confidit in homine et maxime in muliere. — Maudit est l’homme qui se confie à l’homme et plus encore à la femme.

Catherine ne devait pas garder longtemps son dernier bonheur. Elle s’était donnée à Jean de Médicis en 1496 ; il s’éteignit d’une maladie de langueur à l’automne de 1498. Il lui laissait un fils, qui allait être le préféré, le suprême espoir de la mère. Toute sa vie, elle avait vainement cherché dans ses maris et dans ses enfans l’égal des grands aïeux Sforza, le héros idéal qu’elle eût voulu donner à l’Italie. Elle savait trop qu’il n’y avait pas de chances de réaliser son rêve avec les médiocres rejetons de Riario. L’aîné, Ottaviano, engagé au service de Florence, n’était qu’un assez piètre soldat ; pour les autres, elle demandait des bénéfices ecclésiastiques, n’attendant d’eux rien de mieux. Un instinct secret l’avertit que le héros toujours appelé vagissait dans ce dernier berceau. Cet enfant sera, en effet, le fameux Jean des Bandes Noires, l’orgueil de l’Italie, le fondateur des milices régulières et le plus grand capitaine de la péninsule. Par lui, par son fils Côme et par Marie de Médicis, le sang des Sforza passera dans les veines de toutes les maisons royales de l’Europe. La préparation et l’intuition mystérieuse de ce radieux avenir soutiendront seules Catherine, dans l’effroyable ruine qui va anéantir, au soir de la vie, toutes les grandeurs et toutes les félicités de la Madone de Forli.


III.

Amené par son sujet à peindre la Rome du XVe siècle et à parler des papes qui ont élevé, puis précipité son héroïne, M. Pasolini montre un sentiment très juste des obligations de l’histoire. En le lisant, on se dit que des Italiens devraient seuls écrire sur l’Italie d’alors. L’Allemand, l’Anglais, avec leur sérieux rigide et leur honnêteté tout d’une pièce, obéissent aujourd’hui encore à la répulsion qui suscita leurs réformateurs ; sauf rares exceptions, ils ne font pas de distinction entre le principe et les hommes, ils confondent dans une même réprobation le pontificat et ses indignes dépositaires. Le Français, s’il vient du camp de M. Homais, tire un facile avantage des scandales romains pour déclarer, avec sa logique simpliste, que la barque du Pêcheur fut toujours une arche de charlatans ou de brigands. S’il se rattache à la foi catholique, un agaçant fétichisme pèse trop souvent sur sa plume ; l’histoire qu’il écrit ressemble à l’autruche cachant sa tête ; il esquive ou il essaie de blanchir des turpitudes notoires. Le génie plus souple des Italiens sépare les hommes de l’idée, il replace plus aisément chaque personnage à son plan, dans le milieu qui l’explique : fidèles à la tradition de Dante et des grands chrétiens du moyen âge, leurs historiens savent demeurer respectueux pour l’Eglise avec une entière liberté de jugement sur les ecclésiastiques malfaisans. — « La triste période de Sixte IV, d’Innocent VIII et d’Alexandre VI, dit notre auteur, fut comme un orage d’été où l’on croit voir la ruine du monde ; mais chacun sait qu’il est circonscrit dans notre atmosphère terrestre, et qu’au delà règnent le calme, la lumière éternelle du ciel. » — Et plus loin, après qu’il a raconté les abominations et la fin d’Alexandre VI, il ajoute simplement : « Si l’Église ne lui est pas morte entre les bras, c’est le signe visible que Dieu la protégeait. » Roderic Borgia avait succédé à Innocent VIII. Avec lui, ce n’étaient plus des neveux, c’étaient des enfans qu’il fallait pourvoir; et entre tous le grand rapace. César, duc de Valentinois. Il avait jeté son dévolu sur les Romagnes; en 1499, une bulle transfère sur sa tête la souveraineté d’Imola et de Forli. Catherine, qui avait décliné l’alliance de Lucrèce pour son fils Ottaviano, est irrémédiablement perdue; Florence refuse de la secourir, Milan est paralysé, et César marche contre elle avec l’épée de la France. Ses sujets atterrés l’abandonnent lâchement; à l’approche du fléau, ils ouvrent les portes des villes, ils vont cacher dans les montagnes leurs richesses, leurs filles, les plus jeunes femmes, livrant les autres à la discrétion de la soldatesque française. En décembre 1499, le duc de Valentinois entre sans coup férir dans Imola et dans Forli, accompagné d’Yves d’Allègre, de Louis de Bourbon et du bailli de Dijon.

Restait à prendre Catherine : ce ne fut pas chose facile; le siège de trois semaines que soutint cette femme égale les plus beaux épisodes de l’histoire militaire. Depuis longtemps elle renforçait pour la lutte suprême ce donjon de Forli qui l’avait si fidèlement gardée contre tant de séditions. César essaya d’abord de la désarmer par caresse et par ruse : il venait au pied du rempart, à cette même place où la mère avait vu ses enfans sous le couteau des Orsi rebelles, il saluait courtoisement la comtesse ; quelques historiens prêtent aux deux adversaires de longs colloques à l’antique, remplis de concetti héroïques, et que je soupçonne d’avoir été forgés dans le cabinet. J’en crois plus volontiers celui qui écrit : « Elle ne parla que par la bouche de ses canons. » Borgia, qui n’aimait pas cette voix, disparut, mit au prix de 10 000 ducats la tête de Catherine, et envoya les Français contre la muraille. La comtesse les reçut à la tête de ses gens d’armes. Sur pied jour et nuit, elle ne quittait plus la cuirasse dont elle avait la longue habitude : peut-être cette armure de femme, sans attribution d’origine, qu’on voit au musée de Bologne; M. Pasolini croit d’après quelques indices qu’elle servit à Catherine. L’assiégée négociait avec le dehors, lançant à toute l’Italie des appels désespérés ; nul n’était en mesure de la secourir. Elle continuait avec une admirable présence d’esprit l’administration des plus petites affaires ; on a d’elle une lettre écrite durant ces jours d’angoisse, pour réprimander les chanoines d’Imola au sujet de la nomination d’un sacristain. C’est aussi élégant que le décret de Moscou.

Cependant le fossé se comblait, sous les fascines apportées par les anciens serviteurs des Riario; la brèche s’élargissait, la place n’était plus tenable. Catherine restait sourde aux sommations répétées. Le 12 janvier de l’an 1500, on donna le dernier assaut. Refoulée dans le réduit de sa citadelle, la comtesse fît sauter les poudres. L’explosion la laissa vivante, avec une poignée de fidèles fanatisés par son courage. Elle combattait encore sur un monceau de cadavres, quand un anspessade du bailli de Dijon la saisit par les épaules. Elle eut la présence d’esprit de s’écrier : « Je me rends au roi de France! » Cette inspiration, qui devait la sauver plus tard, faillit à ce moment la perdre ; peu s’en fallut que les soudards ne regorgeassent, dans la dispute qu’ils eurent avec le duc de Valentinois sur le prix de leur capture.

Souveraine dépossédée, mère séparée de ses enfans, captive livrée à un scélérat sans scrupules et sans pitié, Catherine allait connaître toutes les horreurs de la pire fortune. Comme on pouvait l’attendre de lui. César s’efforça d’abord de la déshonorer; pour faire dire et croire qu’il abusait d’elle, il la contraignit à partager son appartement. La loyauté française se révolta : Antoine de Bissey, bailli de Dijon, réclama la prise de ses hommes d’armes ; il signifia au Borgia que la loi de France ne permettait pas de retenir une femme prisonnière de guerre. Yves d’Allègre s’interposa entre le duc et le bailli ; il fut convenu que la comtesse, désormais sujette du roi, resterait sous sa garde. Mais un ordre de Louis XII rappela bientôt les capitaines français en Lombardie. Catherine retomba au pouvoir du bandit, qui la conduisit à Césena et la condamna de nouveau à une odieuse promiscuité. Sur la fin de février, il la traîna à Rome, « chargée de chaînes d’or », au dire de ses biographes; pourtant le Journal de Burchard, qui raconte minutieusement l’entrée triomphale de Borgia, ne mentionne pas la présence de Catherine dans le cortège.

La victoire de César jeta le pape dans des convulsions de rire et de larmes. Et lacrymavit et risit, dit Sanuto. Alexandre avait jadis connu et flatté Catherine à la cour de Sixte IV ; il avait été le parrain du premier enfant de Riario. Quand on lui reparla de la comtesse, son premier mot fut: « Est-elle toujours belle? » Puis il émit l’opinion réfléchie qu’on aurait dû la mettre à mort sur-le-champ, parce que, disait-il par allusion à la vipère du blason milanais, « cette maison Sforza est la semence d’un serpent endiablé ». Le Valentinois amena sa conquête à son père. Nous n’avons aucun détail sur cette dramatique entrevue. Il est facile d’en reconstituer la physionomie extérieure ; il suffit de regarder, dans les chambres Borgia où elle eut lieu, les fresques historiques du Pinturicchio. Ces cœurs ignobles ont des enveloppes exquises. Sur les personnes et dans les façons, tout est majesté, politesse, bonne grâce. Plus rien de la rudesse vulgaire des Rovere, les âpres Liguriens, dans la haute mine de ces Espagnols affinés, qui passaient leurs devanciers en vice et en scélératesse. A l’audience décisive de Catherine Sforza, un étranger n’eût vu sans doute que trois personnes de bonne compagnie qui s’entretenaient cérémonieusement ; il n’eût pas soupçonné les perfidies, les ulcères et la dévastation au fond des âmes.

Durant quelques semaines, la comtesse fut logée au Belvédère et traitée avec certains égards. Bientôt, il n’y eut plus à se gêner avec elle. En avril, Milan succomba sous les armes françaises ; Ludovic le More fut conduit au donjon de Loches où il devait mourir ; son frère, le cardinal Ascanio, partagea son exil. La maison Sforza s’était écroulée jusqu’aux fondemens ; les jeunes fils de Catherine mendiaient l’hospitalité de Florence ; la pauvre femme n’avait plus un appui, plus un espoir au monde. Les Borgia l’enterrèrent dans un cachot de ce château Saint-Ange où elle avait commandé, vingt ans auparavant, d’où elle avait tenu en respect le Conclave et l’Etat romain. Séparée de son Giannino, l’enfant du Médicis qu’elle élevait avec tant d’amour, persuadée qu’on allait le faire périr, hantée par les spectres des petits innocens que sa vengeance passionnée avait suppliciés de même à Forli, elle tomba « malade de crèvecœur », dit son historien, — ammalata di crepacuore. Dans cette misère, elle devait encore lutter contre les affidés de César, qui la tourmentaient pour lui extorquer une renonciation formelle de ses droits et les décharges de certaines sommes. Elle devait répondre à une accusation d’empoisonnement sur le pape, qu’Alexandre s’était avisé d’intenter contre la prisonnière. Il paraîtrait qu’un homme de Forli, par compassion ou par amour pour sa Dame, aurait eu recours en effet à ce moyen de vengeance. Elle-même attendait chaque jour du poison dans ses alimens, ou la mort sous une autre forme. Dans Rome, où chacun savait que le château Saint-Ange ne rendait pas ses hôtes, on ne la comptait déjà plus au nombre des vivans.

L’opinion commune eût été probablement justifiée, si l’armée française, cette même armée qui avait pris Forli un an auparavant, ne fût revenue en juin 1501 camper sous les murs de Viterbe. Les soldats parlaient encore avec admiration des exploits de « la comtesse Sforce » ; ils la croyaient libre et honorée. Quand ils apprirent son misérable sort, un murmure s’éleva dans le camp; Yves d’Allègre, complice involontaire de cette tragédie, en sentit le déshonneur sur lui. Aussitôt instruit, il monta à cheval, courut d’une traite au Vatican, et seul, sans se faire annoncer, il entra brusquement chez le pape. — « Saint-Père, Madame Catherine Sforce n’est pas votre prisonnière, elle est la protégée du roi de France mon seigneur. Le pacte conclu entre le duc de Valentinois et moi a été violé. Si Votre Sainteté ne libère pas immédiatement Madame, mon armée, qui est à Viterbe, sera ici sous peu de jours ; elle aura tôt fait justice et pourvu à l’honneur de la France. » — Au rude langage du gentilhomme français, le Borgia comprit qu’il fallait lâcher sa proie. D’Allègre se rendit en personne au château Saint-Ange; à peine s’il put reconnaître la belle amazone de Forli dans la triste créature qu’il tira de ce tombeau, consumée de chagrin, épuisée par seize mois de tortures surhumaines.

Fuir à Florence, près de ses enfans, ce fut la première pensée de Catherine. Comme elle se sentait guettée par les poignards du Valentinois, elle prit la voie d’eau, sous la protection de la bannière de France; elle descendit le Tibre jusqu’à Ostie et s’embarqua pour Livourne. Enfin elle respira librement, en vue de Florence, quand les enfans de ses trois maris, accourus à sa rencontre, la serrèrent dans leurs bras. Cette vie agitée, si courte et déjà si pleine, devait s’achever là dans l’obscurité. Le « mal de crèvecœur » avait brisé les ressorts de l’indomptable comtesse d’Imola. Retirée dans une villa des Médicis, elle ne s’occupa plus que de soins domestiques, d’œuvres pies, et surtout de l’éducation de ce petit Giannino, dont elle couvait en rêve la grande destinée. On rapporte que le sauvage enfant ne voulait obéir qu’à sa mère. Lorsqu’elle sentit ses forces défaillir, Catherine le recommanda tendrement à la Seigneurie et lui légua le peu de bien qu’elle avait sauvé de ses désastres. Le 28 mai 1509, elle s’éteignit doucement, à l’âge de quarante-six ans.

On l’ensevelit dans la pauvre église du couvent des Murate. En 1835, quand ce monastère fut converti en prison d’État, les ouvriers qui refaisaient le pavement brisèrent la pierre tombale et dispersèrent les cendres de la fameuse Sforza. La terre italienne n’a rien gardé de sa plus vaillante enfant, de celle qui dépensa le plus largement la vie féconde que cette terre communiquait alors ; rien qu’un fantôme incertain, flottant dans la légende, et qui s’évanouissait entre les ruines éparses sur les collines d’Imola. Il vient de reprendre corps et durée dans l’excellente histoire de M. Pasolini. Elle est faite avec science ; elle est faite avec amour. N’en fallait-il pas un peu pour bien parler de la dame qui en inspira tant, de la noble et douloureuse Madone de Forli?


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.