Catherine Tekakwitha/1/7
CHAPITRE SEPTIÈME
Le P. de Lamberville, au dire du P. de Charlevoix, ne s’attendait pas à trouver chez sa néophyte des progrès si grands et si prompts dans la pratique de toutes les vertus. « La grâce du sacrement, écrit-il, reçue dans un cœur que sa droiture et son innocence avaient si bien préparé, y produisit des effets merveilleux. Quelque idée que le missionnaire eût déjà conçue de la jeune Iroquoise, il fut étonné de trouver en elle immédiatement après son baptême, non pas une néophyte qui eût besoin d’être affermie dans la foi, mais une âme remplie des dons du ciel les plus précieux, et qu’il fallait conduire dans les plus sublimes voies de l’esprit. » [1]
Aux nouveaux chrétiens, le missionnaire recommandait de renoncer aux festins, aux songes, aux jongleries, aux danses établies par la superstition, à certaines assemblées publiques, véritables écoles de libertinage, d’ivrognerie et d’impiété. Mais c’étaient toutes choses que Catherine avait déjà soigneusement évitées, dès avant son baptême. Il lui fallait donc un supplément d’instruction, comme à ces élèves d’élite qui dépassent tôt les leçons ordinaires du maître.
Le P. de Lamberville lui montra alors la voie des parfaits : elle s’y jeta avec l’élan d’un cœur que l’Esprit-Saint embrasait de son amour. Exercice fréquent et prolongé de l’oraison, actes d’humilité, de charité, de mortification, esprit de sacrifice et de dévouement, ce fut une suite quasi ininterrompue de pratiques, par quoi elle s’unissait à Dieu, lui rendait amour pour amour. Sa prière devint continuelle, à la chapelle ou dans sa cabane ; elle ne semblait connaître que ces deux endroits. Et lorsque les besoins du ménage l’appelaient aux champs ou aux bois, elle savait encore en faire, par son union à Dieu, une prière.
Dans les commencements, on l’admira sans réserve. Elle se montrait si bonne, si douce, si empressée à rendre service. Cette paix délicieuse ne pouvait durer ; c’était le calme avant l’orage : l’ennemi des âmes et l’humaine nature son complice, allaient déchaîner la tempête dans ce beau lac paisible.
L’Ecclésiastique avait déjà donné cet avertissement : « Mon fils, en entrant au service du Seigneur, prépare ton âme à l’épreuve. » Saint Paul le reprit à son compte, et, après avoir rappelé dans sa deuxième épître à Timothée, ses nombreuses persécutions à Antioche, à Icone et à Lystres, il posa en ces termes la grande loi de l’épreuve : « Aussi bien, tous ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ Jésus, auront à souffrir persécution » (iii, 12).
La solitude où se plaisait Kateri, son extrême réserve, notamment pour tout ce qui aurait pu porter atteinte à la plus délicate des vertus, finirent par agacer la jeunesse dissolue du village comme une leçon importune, un reproche secret. Une sourde opposition se fit d’abord sentir : des gestes, des paroles à double entente, des pièges même que l’on tendit à sa vertu.
Bientôt, les habitants de sa cabane, ses premiers admirateurs, se mirent de la partie. Ils lui reprochèrent les temps libres qu’elle consacrait à la prière, ses longues stations à la chapelle, et surtout, les dimanches et les fêtes, son abstention des travaux aux bois et aux champs. Comme ces plaintes n’obtenaient rien, ils passèrent aux mauvais traitements, aux mille tracasseries que peut suggérer une profonde aversion. Sans pitié pour sa faiblesse et ses infirmités, ils allèrent jusqu’à la priver de toute nourriture, les dimanches et les jours de fête, où elle refusait de les suivre ; si elle se rendait aux champs, ils la forçaient à travailler. Ce sera plus tard, pour son âme délicate, un autre sujet de remords.
Son grand secours en toutes ces épreuves était la pensée de Dieu. Sa prière se faisait plus vive, plus ardente. À l’amour de Dieu se joignait l’amour de la Vierge des vierges : son cœur était si bien fait pour la comprendre et l’aimer. Avec ce sens chrétien qu’elle avait, pour ainsi dire, sucé avec le lait de sa mère, et qui la guidait même avant d’avoir été faite enfant de l’Église, elle saisit tout l’avantage qu’elle pouvait tirer d’une forte dévotion à la puissante et très bénigne Mère du Rédempteur.
Le P. de Lamberville lui avait appris à réciter le chapelet. De ce jour, ce fut son arme favorite. On ne la voyait plus sans son chapelet à la main. Lorsque la maladie la retenait loin de l’église, elle le récitait à toutes les heures du jour. Les Hollandais du Fort Orange avaient prévenu les Iroquois contre la dévotion à la sainte Vierge et en particulier contre l’usage du chapelet. On voulut donc l’en détourner dans la cabane, nous dit le P. Chauchetière ; mais elle déclara net qu’elle mourrait plutôt que d’y renoncer.
Une cérémonie pieuse au village voisin de Tionnontoguen, à laquelle elle assista, vint augmenter sa dévotion à sa divine Mère.
On venait de découvrir, dans le village de Foy, près de Dinant en Belgique, une statue en pierre de la sainte Vierge portant l’Enfant Jésus, cachée dans le tronc d’un chêne séculaire. Ce fut une grande joie pour les religieuses populations d’alentour. Un sanctuaire s’éleva bientôt au lieu de la découverte. Les Jésuites de Dinant en profitèrent pour étendre le culte de la Reine du ciel.
Avec le bois du vieux chêne qui avait abrité si longtemps la sainte image, ils firent sculpter un grand nombre de statuettes sur son modèle. Ils en envoyèrent à diverses villes de Belgique, de France et de l’étranger.[2]
Nancy en reçut quelques-unes. Voulant participer au bien qui se faisait dans les missions de la Nouvelle-France, les échevins de la ville en envoyèrent deux à Québec. C’est le P. Chaumonot, apôtre des Hurons, qui les reçut et exprima aux échevins, dans une lettre délicate, toute sa reconnaissance.[3]
Le Père garda l’une des statues. Il était alors établi avec ses Hurons non loin de Québec, dans un village qui prit dès lors le nom de Notre-Dame de Foy.[4]
La seconde statue s’achemina vers les rudes missions iroquoises. Elle s’arrêta dans le premier canton, celui des Agniers. Et des trois principaux villages de cette tribu, ce fut Tionnontoguen, appelé mission Sainte-Marie, qui reçut dans sa chapelle l’effigie de la benoîte Vierge.
Le P. Bruyas en était le supérieur. Il tint à donner à la bénédiction de la statue le plus de solennité possible. Le jour choisi fut la fête de l’Immaculée Conception, 8 décembre 1676. Les fidèles avaient embelli, orné de leurs plus riches fourrures le pieux sanctuaire. Pour la bénédiction, la petite statue avait été placée sur un trône qu’entouraient des lumières et des fleurs. Les néophytes des villages voisins avaient été invités à la fête. Ils accoururent en foule.
Aux premiers rangs se trouvait notre nouvelle chrétienne. Ce fut pour elle une journée de dévotion intense à la Vierge, dont elle avait déjà éprouvé la puissante intercession. Elle semblait pressentir de nouveaux combats, plus durs encore peut-être que les précédents. Elle ne se trompait point.
À son retour de Tionnontoguen, la lutte recommença plus âpre, plus générale. Les jongleurs, les libertins, tous les ennemis de la « prière » s’unirent pour la couvrir de railleries et d’insultes Des hommes ivres ou qui feignaient de l’être, raconte le P. Cholenec, lui lançaient des pierres, d’autres fois se jetaient sur elle comme pour la frapper. Si bien, que pour les éviter en se rendant à la chapelle, il lui fallait prendre des chemins détournés. Les enfants ne tardèrent pas à suivre ces beaux modèles : ils couraient après elle dans les rues du village, en criant : « Voilà la chrétienne ! » Le manège dura si longtemps, qu’on sembla avoir oublié son nom de Tekakwitha pour ne plus l’appeler que la Chrétienne.
Mais elle, attentive à profiter de tout, s’estimait heureuse, comme les Apôtres au sortir du Sanhédrin, de souffrir quelque chose pour ce beau nom, qui lui rappelait le Christ.
On ne sera peut-être pas surpris de voir l’oncle de Catherine négliger, en haine de la foi, ses devoirs les plus sacrés envers celle qu’il avait adoptée comme sa fille. Il alla même, d’après le P. Chauchetière, jusqu’à pousser un jeune homme du village à lui donner la mort si elle n’apostasiait. Était-ce une feinte seulement ? On ne sait. Toujours est-il qu’un jour où Catherine, assise sur sa natte, travaillait à quelque broderie, le jeune guerrier entra soudain dans la cabane, l’air furieux, brandissant une hache. « Chrétienne, lui cria-t-il en se précipitant vers elle, renonce à la foi ou je frappe ! »
L’admirable néophyte, nullement émue par cette explosion de rage, se contenta de baisser la tête dans l’attente du coup fatal. À la vue de tant de sang froid et de courage, le jeune homme fut frappé de stupeur puis d’épouvante ; il bondit vers la porte et s’enfuit, dit le P. de Charlevoix, « comme s’il avait été poursuivi par un parti de guerriers ».
On le voit. Si le martyre manqua à Catherine Tekakwitha, elle ne manqua pas au martyre. On peut donc lui appliquer cette première sentence de l’oraison que l’Église, presque étonnée d’une si merveilleuse grâce, chante en l’honneur des saintes Vierges et Martyres : « Ô Dieu, qui, entre autres merveilles de votre puissance, avez accordé, même au sexe faible, la victoire du martyre… »
Et cependant une épreuve plus grande encore, plus intime et plus crucifiante, était réservée à la chaste jeune fille.
Elle avait suivi ses parents dans les bois pour la chasse du printemps. Une de ses tantes, « esprit double et dangereux, selon le P. Cholenec, et qui ne pouvait souffrir la vie régulière de sa nièce », résolut de la perdre de réputation auprès de son soutien et consolateur, le P. de Lamberville. Elle se mit à épier ses moindres actions, à scruter ses paroles les plus ingénues. Elle crut, un jour, avoir saisi la chance qu’elle guettait.
C’est une coutume chez les sauvages que l’oncle reçoive de ses nièces tous les égards que l’on a pour un père, et même le nom de père. Catherine y était doublement tenue, et par son titre de nièce et par la conduite de l’oncle qui l’avait reçue dans sa cabane et lui avait réellement tenu lieu de père. Or il lui arriva, un jour, par mégarde, de désigner son oncle par son nom propre au lieu du nom de père. C’en fut assez pour la méchante femme qui l’espionnait. Elle découvrit, sous cette simple inadvertance, tout un monde d’iniquités : sûrement, se dit-elle, il y a entre la nièce et l’oncle des rapports déshonnêtes. Elle ne laissa rien paraître pour le moment, se réservant de tout découvrir au P. de Lamberville, à son retour de la chasse.
En effet, sitôt revenue au village, elle se rendit chez le missionnaire. Son récit était soigneusement préparé : elle le débita avec un entrain qui voulait emporter pièce.
— Voilà, dit-elle en terminant, la chrétienne que vous estimez tant, que vous croyez si vertueuse !
— Sur quoi vous appuyez-vous pour formuler une telle accusation ? répliqua tranquillement le P. de Lamberville.
La malheureuse dut avouer qu’il n’y avait que ce simple oubli du nom de père. Le missionnaire, connaissant bien la bassesse d’âme de cette femme, profita de l’occasion pour lui reprocher, d’une part, ses soupçons si manifestement injustes, et de l’autre, sa mauvaise vie à elle-même, un scandale pour tout le village.
À sa première entrevue avec Catherine, le P. de Lamberville lui fit connaître la calomnie dont elle avait été l’objet. C’était pour elle l’épreuve la plus cruelle. Dieu la permettait pour sanctifier davantage sa fidèle servante, et aussi pour notre instruction, d’après cette remarque du P. Cholenec : « Ce fut en cette occasion, dit-il, qu’elle déclara ce qu’on aurait peut-être ignoré, si elle n’avait pas été mise à cette épreuve, que, par la miséricorde du Seigneur, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais terni la pureté de son corps, et qu’elle n’appréhendait point de recevoir aucun reproche sur cet article au jour du jugement. »
Elle était vraiment, ainsi que la bien-aimée des Cantiques, comme un lis au milieu des épines : ne prenant rien de son entourage hérissé d’épines, elle élevait au-dessus d’elles sa tige verte couronnée d’une blanche corolle aux parfums les plus rares. C’est à la vue de ces âmes pures, que l’Église ne peut se retenir de chanter son immortel cantique, emprunté au livre de la Sagesse : « Ô qu’elle est belle la génération des chastes, et combien radieuse aux yeux de Dieu et des hommes ! Sa mémoire ne périra point… »
La réponse de la néophyte ne pouvait qu’augmenter l’admiration du P. de Lamberville. Il comprit en même temps que le sol iroquois des bords de la Mohawk n’était pas le terroir qu’il fallait à une vertu aussi délicate.
Il lui donnait sans doute tous ses soins. Il l’avait initiée aux saintes pratiques de la vie spirituelle ; il la guidait, l’éclairait, l’encourageait, lorsqu’elle venait, avec une simplicité d’enfant et une humilité profonde, lui ouvrir son cœur, lui dire ses peines, ses luttes, les pièges qu’on lui tendait, les grâces que Dieu lui prodiguait. « Quand il l’avait instruite, dit le P. Chauchetière, il la menait à la chapelle et lui faisait offrir à Notre-Seigneur toutes ses croix. On ne peut pas dire le progrès que Catherine fit sous une telle direction. »
Un air plus pur, néanmoins, un sol plus riche semblaient nécessaires à la culture de ces dons du ciel.
Elle-même le sentait. Sa vie solitaire, sa vie de prière et de dévouement, ses efforts pour correspondre en tout à la grâce ne parvenaient pas à satisfaire sa soif d’une perfection toujours plus grande. Il lui manquait un coin du globe où elle pût donner libre cours à sa ferveur, servir Dieu en paix sans les mille entraves qu’on lui suscitait chaque jour.
Sa pensée se portait alors vers la mission bénie des bords du Saint-Laurent. Elle enviait le sort de ses compatriotes chrétiens qui, en nombres toujours croissants, allaient habiter ce nouvel Éden. Elle pleurait à leur départ.
Peu à peu, elle en vint à former le projet de partir, coûte que coûte, malgré son oncle et ses tantes, pourvu toutefois que le missionnaire y consentit. C’était bien aussi le sentiment du P. de Lamberville. Quelle joie pour Catherine de l’entendre approuver sa fuite !
Seulement, il fallait procéder avec la plus extrême prudence : on pouvait tout craindre de la part de l’oncle. L’entreprise était donc des plus périlleuses.
La Providence s’en chargea.