Catherine Tekakwitha/Texte entier

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UNE VIERGE IROQUOISE
Catherine
Tekakwitha
Le Lis des bords de la Mokawk et du St-Laurent
(1656-1680)
par
Le P. Édouard Lecompte, S. J.
MONTRÉAL
Imprimerie du Messager,
4260, rue de Bordeaux, 4260

1927

Catherine Tekakwitha

JUSTIFICATION DE TIRAGE
Il a été tiré de cet ouvrage deux cents exemplaires sur Japon effiloché, numérotés à la machine de 1 à 200, dont cinquante hors commerce.

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M. M. Nealis pinxit
CATHERINE TEKAKWITHA
En prière au bord du Saint-Laurent
UNE VIERGE IROQUOISE
Catherine
Tekakwitha
Le Lis des bords de la Mokawk et du St-Laurent
(1656-1680)
par
Le P. Édouard Lecompte, S. J.
MONTRÉAL
Imprimerie du Messager,
4260, rue de Bordeaux, 4260

1927


Imprimi potest :

Louis Boncompain. S. J.
Praep. Prov. Canadensis Inf.

Nihil obstat :

Jacques Dugas, S. J.
Censeur
Montréal, 6 septembre 1926

Imprimatur :

Emmanuel-Alphonse, V. G.. Év. de Thennesis
Auxiliaire de Montréal
Montréal, 22 septembre 1926


PRÉFACE



N OUS présentons au public une jeune Iroquoise qui, la première de sa nation et peut-être de toutes les nations sauvages, voua à Dieu sa virginité et la conserva sans tache, comme un beau lis, jusqu’à sa mort.

Des vingt-quatre années de sa vie, elle en passa vingt et une chez les Agniers, sur les bords de la rivière Mohawk, et les trois autres aux rives du Saint-Laurent, à Kahnawaké ou Sault Saint-Louis. Elle est ainsi devenue une des gloires de la Nouvelle-France, une émule en sainteté de nos admirables servantes de Dieu : Marie de l’Incarnation, Marguerite Bourgeoys, Marie-Marguerite d’Youville.

Sa cause irait-elle de concert avec la cause de ces trois Vénérables Mères ? Déjà portée à Rome par le troisième Concile de Baltimore, elle est à s’instruire aujourd’hui au diocèse d’Albany.

Que le succès couronne nos espérances, et nous verrons sur les autels, auprès des Martyrs canadiens, une Vierge iroquoise, — près des roses du martyre le lis de la virginité.

Ed. L., S. J.


Note. — Conformément au décret d’Urbain VIII, nous déclarons n’attribuer qu’une autorité purement humaine aux mots : sainteté, vertus héroïques, miracles, etc., employés dans ce livre, ne voulant en rien prévenir le jugement du Saint-Siège.

BIBLIOGRAPHIE


Les deux premiers biographes de Catherine Tekakwitha sont les Pères Pierre Cholenec et Claude Chauchetière, de la Compagnie de Jésus ; tous deux confesseurs de la servante de Dieu au Sault Saint-Louis. Nous en reparlerons au chapitre deuxième de la seconde partie.

Les travaux du P. Cholenec sont les suivants :

Vie de Catherine Tegakouita, Première Vierge Irokoise ; en manuscrit.

Un abrégé de cette Vie, paru dans les Lettres édifiantes de 1715.

Une autre Vie, écrite en latin, envoyée au P. Général de la Compagnie de Jésus, 1715.

Du P. Chauchetière :

La Vie de la B. Catherine Tekakouita, dite à présent la Saincte Sauvagesse. Manate. Presse Cramoisy, 1887.

Cette Vie, dont le manuscrit original est aux archives du collège Sainte-Marie, fut écrite en 1695.

L’année même de la mort de Catherine (1680), le P. Chauchetière avait rédigé un précis de sa vie et de sa mort. Il ne nous est pas parvenu.

Autres documents :

Remy (Abbé, P. S. S.). — Certificat de M. Remy, curé de la Chine, des miracles faits en sa paroisse par l’intercession de la B. Cath. Tekakwita, 1696. Manuscrit conservé aux archives du collège Sainte-Marie.

Anonyme. — Abrégé de la Vie de Catherine Tegaskouïta. Vers l’an 1700. Copie aux arch. du coll. Ste-Marie.

La Potherie (M. Bacqueville de). — Histoire de l’Amérique Septentrionale… 1721. T. I, pp. 351-358.

Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, par la R. Mère Juchereau de S. Ignace, 1723. Plusieurs pages sont consacrées à Catherine Tegakouita.

Charlevoix (R. P. F.-X. de, S. J.). — Histoire générale de la Nouvelle-France. 3 vol., Paris, 1744. — Vol. II, pp. 437-459.

Ferland (Abbé). — Cours d’histoire du Canada, 2e éd., 1882, t. II, p. 129, s.

Burtin (R. P., O. M. I.). — Vie de Catherine Tekakwitha, 1894.

Rochemonteix (R. P. C. de, S. J.). — Les Jésuites et la Nouvelle-France au XVIIe siècle siècle, 1896, t. II, p. 421, s.

Forbes (Abbé G.). — Almanach iroquois, 1900, pp. 32-51 et 57-63.

Walworth (Ellen H.). — The Life and Times of Kateri Tekakwitha, The Lily of the Mohawks, 1893.

Devine (R. P. E. J., S. J.). — Kateri Tekakwitha, 1916. — Historic Caughnawaga, 1922.


PREMIÈRE PARTIE


LE LIS SUR LES BORDS DE LA MOHAWK
(1656-1677)


CHAPITRE PREMIER


Les Iroquois. — Leur pays. — Leurs mœurs.


Nous n’avons nullement l’intention de développer ce thème. Il nous suffira d’indiquer certains traits caractéristiques qui formeront comme le cadre et l’arrière-plan de cette histoire et aideront à mieux saisir le genre de difficultés qu’eut à surmonter notre héroïne dans la pratique des vertus.

On sait que le nom Iroquois leur fut donné par les Français, parce que ces sauvages terminaient tous leurs discours par le mot Hiro (j’ai dit), en ajoutant le mot Koué, cri de joie ou de tristesse, selon qu’il était prononcé long ou court. Eux-mêmes s’appelaient Hodeno-saunee (peuple de la maison longue).[1].

Les Iroquois, fins diplomates autant que guerriers indomptables, ambitieux, agressifs, patients et féroces, rêvaient d’anéantir leurs trois grands ennemis, les Hurons, les Algonquins et les Français. Ils réussirent singulièrement avec les deux premiers et mirent à deux doigts de sa perte la colonie naissante de la Nouvelle-France.

Ils formaient une vaste confédération qui comprenait cinq nations ou tribus, situées entre la rivière Hudson et le lac Erié. Allant de l’Est à l’Ouest, on avait d’abord les Agniers, puis les Onneyouts, les Onnontagués, les Goyogouins et les Tsonnontouans.

Le canton des Agniers se trouvait ainsi le plus rapproché de l’Hudson, du lac George, du lac Champlain et du Richelieu (appelé rivière des Iroquois). C’est dans ce canton que naîtra Catherine Tekakwitha.

Dans chaque canton on distinguait trois souches ou familles principales, sous des noms d’animaux, — comme nos modernes sociétés secrètes — la Tortue, le Loup, l’Ours. Chacune a son chef, ses anciens, ses guerriers. Grande est l’autorité du chef, grand le respect dont on l’entoure. Et cependant il ne commande point : sa force est dans la persuasion, l’éloge ou le blâme.

La religion des Iroquois, comme celle des autres sauvages, est un tissu de fables ridicules, de superstitions et de pratiques grossières où l’immoralité entre pour une large part. La manière dont les familles se groupent dans les cabanes n’est pas pour entraver le libertinage.

La cabane iroquoise, faite en forme de berceau ou tonnelle de jardin, est soutenue latéralement par de fortes pièces de bois et recouverte de grosses écorces de cèdre, de frêne, d’orme ou de sapin. Sa longueur variable est de cent à cent cinquante pieds, sa largeur et sa hauteur de vingt-cinq pieds. Une porte à chaque extrémité, mais pas de fenêtre ni de cheminée : un trou dans la toiture, au-dessus de chaque foyer, fait entrer la lumière et laisse échapper la fumée. Dans la cabane plusieurs feux, et quatre familles à chaque feu ; les familles sont disposées de chaque côté de la cabane, de manière à laisser un espace libre au milieu, comme un corridor, où se trouvent échelonnés les divers foyers. On s’assied par terre, on couche sur des peaux de bêtes, sur des nattes ou sur la terre nue.

Ces détails d’intérieur nous feront mieux comprendre le genre de vie de la pieuse Tekakwitha, durant ses vingt et un ans de séjour chez les Iroquois de la Mohawk.

Les Agniers (que les Anglais appellent Mohawks) avaient leurs principaux villages sur les bords de la rivière Mohawk : Gandaouagué, Gandagoron, Tionnontoguen. Le premier reviendra souvent dans notre récit.

Sur les deux mille cinq cents guerriers, que les vingt-cinq mille âmes de la confédération iroquoise pouvaient mettre en campagne, les Agniers n’en fournissaient que cinq à six cents. Mais ils étaient les plus hardis et les plus terribles. Leur supériorité sur les autres tribus venait aussi de l’usage des armes à feu qu’ils recevaient de leurs voisins, les Hollandais de Fort Orange (aujourd’hui Albany), en échange de riches pelleteries.

L’audace des Iroquois contre leurs ennemis croissait sans cesse : Hurons, Algonquins, Montagnais, Français, n’étaient en sûreté nulle part. Le P. Vimont, supérieur de Québec, écrivait en 1641 : « La Nouvelle-France se va perdre si elle n’est fortement et promptement secourue. »[2]

Le secours viendra, mais pas toujours à temps, ni toujours suffisant. Il y faudra d’abord la semence du saint Évangile, fécondée par le sang des martyrs.


CHAPITRE DEUXIÈME


Les premiers apôtres des Iroquois


L’Évangile avait déjà été porté par les Pères de la Compagnie de Jésus chez les Micmacs, les Abénaquis, les Montagnais, les Attikamègues, les Hurons. Leurs regards se tournaient vers le pays des Iroquois, qui restait obstinément fermé. Ils attendaient l’heure de Dieu. L’état de guerre violent semblait devoir la remettre à un avenir lointain.

Elle sonna inopinément.

En 1642, le P. Isaac Jogues est saisi par les Iroquois avec son compagnon, le jeune Goupil, et plusieurs Français et Hurons. La première victime des Agniers (29 septembre 1642) est René Goupil, que les vœux de religion viennent d’admettre dans la Compagnie de Jésus. Après treize mois de dure captivité, où il pose les fondements d’une église nouvelle, le P. Jogues est libéré par les Hollandais, repasse en France, puis revient aussitôt à sa chère mission du Canada.

On le nomme ambassadeur pour traiter de la paix avec les Iroquois. Il réussit. Il veut y retourner une troisième fois, pour consolider l’œuvre commencée. Il tombe à son tour sous la hache du barbare. C’est le 18 octobre 1646, à Ossernenon : là-même, dix ans plus tard, naîtra Catherine Tekakwitha. Le lendemain, 19 octobre, Jean de la Lande suivait le P. Jogues dans son triomphe.

Jogues, Goupil, La Lande sont aujourd’hui sur les autels.

La mort du P. Jogues fut le signal de la rupture de la paix et de la reprise des hostilités. Les cinq cantons décrètent une guerre d’extermination contre les Hurons et les Français.

La situation de la colonie s’aggrave d’une manière effrayante. Les Iroquois sont partout. En 1651, le P. Joseph-Antoine Poncet (le fondateur de la première congrégation de la S. V. à Québec) est surpris avec un Français au Cap-Rouge, et emmené en captivité ; il subit le supplice des prisonniers ; il allait être brûlé vif, lorsqu’un traité de paix lui rendit la liberté.

Les Onnontagués avaient demandé au gouverneur, M. de Lauzon, la visite d’une Robe-Noire. Le P. Simon Le Moyne est choisi. Il remonte le fleuve Saint-Laurent, et du lac Ontario, il pénètre dans le territoire iroquois. Il est tout de suite entouré d’une bande de Hurons captifs, restés fidèles à leur foi religieuse. Le P. Jogues en avait aussi trouvé chez les Agniers, soit comme esclaves, soit comme incorporés à la tribu.

Jusqu’au bourg d’Onnontagué, le voyage du missionnaire est un vrai triomphe. On lui demande d’établir une résidence en cet endroit. Il revient à Québec, expose à son supérieur la demande des Onnontagués, et, pendant qu’il s’achemine cette fois vers les Agniers, à Ossernenon, les Pères Chaumonot et Dablon remontent la rivière Oswego et fixent leur tente à Onnontagué (1655).

Le succès couronne si bien leurs travaux, qu’un poste français est établi non loin de là, à Gannentaha, sur les bords de l’Oswego. Quatre Pères et trois Frères y sont envoyés de Québec. Les uns travaillent au fort, les autres se répandent de village en village, dans les cantons d’Onnontagué, d’Onneyout, de Goyogouin, de Tsonnontouan. Des conversions nombreuses s’opèrent. La Mère de l’Incarnation écrit que le P.  Mesnard à lui seul a baptisé quatre cents personnes. Les plus grands espoirs remplissaient tous les cœurs.

À Ossernenon, le P. Le Moyne avait fondé la mission des Martyrs, dans l’espérance de la voir un jour fixe. Revenu à Montréal au mois de novembre 1655, il repart pour sa mission volante en 1656.

C’est l’année où va paraître sur les bords de la Mohawk, le lis de pureté que le Jardinier divin transplantera plus tard aux rives du Saint-Laurent.


CHAPITRE TROISIÈME


Naissance de Catherine Tekakwitha. — Elle devient orpheline.
— Ses premières années.


Le P. de Charlevoix, historien de la Nouvelle-France, ouvre le chapitre qu’il consacre à notre sainte, par cette belle sentence :

« La Nouvelle-France a eu ses apôtres et ses martyrs, et a donné à l’Église des saints dans tous les états, et je ne crains point de dire que les uns et les autres auraient fait honneur aux premiers siècles du Christianisme. »

Et tout de suite, place, il range parmi eux, en bonne place, la jeune néophyte qui, affirme-t-il, « est, depuis plus de soixante ans, universellement regardée comme la Protectrice du Canada ».

Elle naquit en 1656, à Ossernenon, village agnier de la famille de la Tortue. Ce bourg était le plus rapproché de Fort Orange (Albany). Il avait été témoin de la mort des confesseurs de la foi, Jogues, Goupil et La Lande. C’est de ce sol ainsi consacré par le sang des martyrs que l’on vit surgir, sur les bords de la Mohawk, le très pur lis, Catherine Tekakwitha.

la rivière mohawk devant auriesville

Certains historiens la font naître à Gandaouagué (au rapide) aujourd’hui Auriesville, distant seulement d’un mille d’Ossernenon. Les deux villages ne sont, pour ainsi dire, qu’un seul et même endroit, et ils se prennent souvent l’un pour l’autre.[3]

Le père de Tekakwitha était un Iroquois païen, sa mère une Algonquine chrétienne. Elle avait été instruite et baptisée dans la ville des Trois-Rivières. On admirait déjà sa vertu, lorsque, dans une incursion des Iroquois, elle tomba entre les mains d’un guerrier qui l’emmena captive. Elle sut gagner le cœur de son maître. Au lieu d’en faire la victime de sa cruauté ou de son libertinage, il la prit pour femme.

Cette conduite n’était point rare chez les sauvages. Le vainqueur sauvait par là de l’infamie ou de la mort celle qui avait été l’objet de son choix. De ce jour, elle était incorporée à la nation et jouissait de tous les droits.

On a pu dire de cette vertueuse femme, comme autrefois du saint homme Tobie, qu’elle conserva sa foi et la crainte de Dieu dans la terre de sa captivité. Elle priait sans cesse. Ayant eu le bonheur de mettre au monde deux enfants, un garçon et une fille, son unique désir était de les faire baptiser. L’occasion ne se présenta point.

Et pourtant, le P. Le Moyne, que nous avons vu, en 1655, fonder sa mission volante chez les Agniers, y revenait l’année suivante passer deux mois à Ossernenon. Il y retournait encore une fois en 1657, avec un petit Iroquois francisé et quelques Hurons.

Il ne put y demeurer bien longtemps. Dans les premiers mois de 1658, la hache de guerre était déterrée. Un complot se formait chez les Onnontagués pour massacrer les missionnaires et les Français du poste de Gannentaha. Avertis à temps, ils s’éloignaient pendant la nuit et échappaient au péril.

À ce moment-là même, le P. Le Moyne, par prudence, se retirait à Manhatte, chez les Hollandais, et, au mois de mai, rentrait à Québec. Et ainsi se terminait ce qu’on a appelé la première phase des missions iroquoises. Elle avait duré seize ans (1642-1658), avec des intermittences prolongées, que les hostilités avaient imposées aux missionnaires.

Malgré ces va-et-vient répétés du P. Le Moyne, l’Algonquine d’Ossernenon ne le rencontra point. Fut-ce timidité de sa part ou défense de son mari ? On ne sait. Et ce sera là sa suprême douleur, lorsque la petite vérole viendra la coucher dans la tombe.

En effet, l’an 1660, le terrible fléau éclatait au pays des Agniers, courait le long de la Mohawk et se répandait au loin parmi les autres cantons. Les ravages furent d’autant plus rapides que les sauvages ignoraient l’art de se prémunir contre l’épidémie et d’en enrayer le progrès.

La chrétienne ne put l’éviter. Elle se prépara à la mort par le regret de ses fautes et la soumission à la volonté de Dieu. Soumission méritoire, en présence des deux enfants qu’elle laissait orphelins. Car il semble que le père succomba lui-même au fléau.

Les deux enfants furent frappés à leur tour. Catherine échappa à la mort, mais non pas son petit frère : ce qui la laissa seule en ce monde. Elle avait quatre ans.

Elle portait les traces du terrible mal. « Son visage, dit le P. Chauchetière, qui estait bien fait auparavant, en fut tout gasté ; il s’en fallut peu qu’elle ne perdît la veue. »

Ce dernier trait est capital dans la vie de Catherine Tekakwitha. Ses yeux ne pouvaient supporter la grande lumière du jour. Elle dut se réfugier dans la cabane sombre, et, lorsqu’elle sortait, « elle se tenait, ajoute le P. Chauchetière en employant un mot qui s’est conservé parmi nous, toujours enveloppée en sa couverte ». De là, par nécessité d’abord, puis par goût, une vie absolument retirée, loin du bruit, loin des yeux, confinée aux travaux de l’intérieur. De là encore une pudeur presque ombrageuse, quasi innée en elle, mais croissant chaque jour et qui, en présence des mœurs dissolues de ses compagnes, devenait pour elle une insigne garantie de sa chasteté.

Aussi bénit-elle jusqu’à la fin de ses jours la bonne Providence, qui lui avait ménagé cette solitude pour lui parler plus sûrement au cœur. Nous verrons si elle sut en profiter.

Le nom de Tekakwitha lui fut donné, semble-t-il, vers ce temps-là. L’orthographe en a varié au cours des ans. Les premiers historiens, Cholenec et Chauchetière, écrivent Tegakouita, Charlevoix Tegahkouita, puis ce fut Tehgakwita, Tekakouita, et enfin Tekakwitha. Sa signification n’est pas moins indécise : l’ancien missionnaire de Caughnawaga, l’abbé Marcoux, l’interprète ainsi : « Celle qui met les choses en ordre ; » d’autre part, l’érudit Sulpicien indianisant, l’abbé Cuoq, lui donne ce sens : « Celle qui s’avance, qui meut quelque chose devant elle. » Comme une personne qui s’avance dans les ténèbres, les bras tendus en avant. Ce qui exprime bien la démarche hésitante de l’enfant, aux yeux si douloureusement affectés par la maladie.[4]

Un oncle de Tekakwitha, ancien capitaine, très considéré dans le village, la recueillit sous son toit. L’intérêt est rarement absent du cœur de l’homme, d’un sauvage surtout. L’oncle n’avait pas d’enfant. Il calcula que l’orpheline lui serait vite utile.

Car il faut se rappeler que les femmes et les filles sont les plus grandes ressources d’une famille indienne. À elles toute la sollicitude des soins domestiques, les travaux les plus pénibles. La part de l’homme, c’est la guerre, la chasse ou la pêche. Le reste du temps il le passe à fumer, à causer avec les amis, à jouer, à manger et à dormir.

Même après une chasse fructueuse, il croirait déroger en rapportant le gibier qu’il a tué. De retour chez lui, il dit à sa femme : « J’ai tué. » Aussitôt, sans une plainte, elle se lève et, à la faveur des entailles que le chasseur a faites aux arbres, de ci, de là, dans l’épaisseur de la forêt, elle suit, avec une intelligence qui manque rarement son but, les traces de son homme. La proie découverte, elle la traîne après elle ou la charge sur ses épaules. Si elle est trop lourde, la femme la dépèce et n’en rapporte cette fois que ce qu’il faut pour le festin. Pendant ce temps, le chasseur étendu près du feu, insensible aux fatigues qu’il occasionne, savoure d’avance ce qui va gaver son estomac glouton.

Une autre utilité des filles, c’est leur établissement. Car, chez les sauvages, le mari suit la femme et non la femme le mari. Le mariage est tout au profit de la famille de l’épouse. Par cette union, le nouvel époux entre chez lui dans la cabane. C’est un chasseur et un guerrier de plus. Les parents âgés le regardent avec raison comme une ressource assurée pour leurs vieux jours et, s’il est brave guerrier, comme un reflet de gloire sur leur famille.

La vie de Tekakwitha se passera presque exclusivement à l’intérieur de la cabane. Aussi est-il bon de rappeler ce que nous disions plus haut sur ces sortes de logis. Cabanes longues et larges, en forme de tonnelles, où pouvaient habiter jusqu’à vingt familles divisées en groupes de quatre : deux de chaque côté de la cabane, participant à un foyer commun placé au centre du long corridor ; et ainsi des autres groupes. Au-dessus de chaque feu était pratiquée dans le toit une ouverture par où sortait la fumée et entrait la lumière. La cabane n’en restait pas moins enfumée et sombre.

Après l’épidémie, le village s’était transporté en bloc un mille plus haut, sur la même rive droite de la rivière Mohawk, à l’angle sud-ouest formé par la rivière et le ruisseau Auries. C’est aujourd’hui Auriesville[5]. On y accourt de tous les points des États-Unis, pour y vénérer les trois Martyrs récemment béatifiés, Isaac Jogues, René Goupil et Jean de La Lande.

Le village indien était situé tout près de là, sur un plateau qui domine les grands bois et les champs d’alentour, les deux rives et la vallée de la Mohawk.

Il portait le nom de Gandaouagué (au rapide). Comme celui de Tekakwitha, il nous est venu avec plusieurs formes, entre autres, Gandawagué, mot huron en usage chez les missionnaires pour exprimer « rapide », « sault » ; Gahnawagué, du dialecte agnier, employé une fois par le P. Cholenec ; ce mot se rapproche de Kahnawaké, qui a donné naissance à la forme anglaise moderne de Caughnawaga.[6]

L’oncle de Tekakwitha, avec sa femme, une de ses sœurs et l’orpheline, alla donc s’établir dans une des cabanes principales du nouveau village, à l’abri de la haute palissade qui le protégeait.

Et alors commença pour Tekakwitha une vie paisible, retirée, où parurent d’abord ses inclinations naturelles. Elles étaient d’une qualité rare, développées déjà pendant quatre ans par les soins attentifs de sa bonne mère. Un fin psychologue n’a-t-il pas dit qu’à trois ans l’enfant est déjà élevé…

Tekakwitha, toute jeune encore, montrait un esprit délié et un goût très vif pour le travail, ce qui n’est pas commun chez la femme sauvage. Pour elle, la grande affaire est de se débarrasser au plus tôt de la besogne indispensable de chaque jour, sans songer au lendemain, lequel, au reste, n’existe point pour le sauvage.

Cela fait, filles et femmes se livrent aux divertissements, aux visites, aux rencontres bruyantes, aux jeux, à la danse. Catherine, forcément confinée dans sa cabane, échappa tout naturellement à cette vie turbulente. L’amour de la vie silencieuse, de la vie intérieure, put dès lors germer et grandir dans ce cœur que Dieu se destinait à lui seul.

Une autre frivolité chez la femme sauvage est la coquetterie, et la coquetterie poussée parfois jusqu’aux raffinements les plus inattendus. La passion de la parure paraît dès le bas âge. Le P. Chauchetière observe que « les jeunes sauvagesses de sept à huit ans sont folles et ont une attache très grande pour la porcelaine. Les mères, qui sont plus folles qu’elles (déjà !…), passent quelquefois bien du temps à peigner et à tresser les cheveux de leurs filles ; elles ont soing que leurs oreilles soient bien percées et commencent à leur percer dès le berceau ; elles leur mettent de la peinture au visage et les couvrent toutes de porcelaines quand il faut qu’elles aillent danser ».

Le vêtement prêtait aussi à la vanité : la tunique était une pièce de drap ou de riche pelleterie, portant souvent au bas une large broderie d’ornements variés. Les mitasses ou guêtres étaient brodées, enrichies de dessins nombreux en rassades ou en poils de porc-épic de couleur éclatante. Pendants d’oreilles, colliers, bracelets ajoutaient encore à la parure.

Les tantes de Tekakwitha, pas plus sages que les autres, exercèrent une telle pression sur l’enfant, qu’elle se laissa faire et porta un temps les livrées de la vanité. Elle se ressaisit vite toutefois et regretta d’avoir cédé. Ce remords ne la quitta plus. Vingt ans après elle pleurait encore ce qu’elle considérait comme un de ses plus graves égarements. N’est-ce pas merveilleux de voir cette jeune païenne faire exactement ce qu’avait fait, un siècle plus tôt, un saint Louis de Gonzague, pleurant les pincées de poudre que tout enfant il avait dérobées aux soldats de son père.

En peu de temps, Tekakwitha put rendre dans la cabane tous les services domestiques. Ses tantes ne demandaient pas mieux que de s’en décharger sur elle. On la voyait occupée, des heures entières, à écraser entre deux pierres le blé d’Inde pour la sagamité. Elle allait ensuite puiser de l’eau à la rivière, dans des auges de bois creusées à l’aide du feu et de pierres tranchantes. Le repas achevé, c’était à elle à préparer dans la forêt le bois du foyer et à l’apporter à la cabane sur ses épaules. Avait-elle quelques moments de loisir, elle les employait à confectionner les petits meubles domestiques, en jonc ou en écorce, à disposer les pelleteries destinées au commerce.

Ce qui rehaussait le prix de tous ces bons offices, c’était l’aimable complaisance qu’elle y mettait. Son empressement, sa douceur, son heureux caractère, quoiqu’il advint, ne se démentaient pas. Le P. Chauchetière, qui a le plus longuement parlé de l’enfance de Tekakwitha, dit qu’elle était « douce, patiente, chaste et innocente. Sage, ajoute-t-il en résumant son panégyrique, sage comme une fille française bien élevée ».

Ses historiens relèvent ici un don spécial que Dieu lui avait départi, à savoir, sa très grande adresse pour tous les ouvrages d’art et de luxe ; ce qui, la retenant à l’intérieur, servait admirablement son goût de la vie solitaire. Elle savait teindre en rouge, avec un rare bonheur, les peaux d’anguilles et les filaments de racines ou d’écorces si souvent en usage chez les Indiens ; sous ses doigts habiles, la porcelaine et les coquillages aux mille nuances, le poil d’orignal, les piquants de porc-épic divisés en filets très déliés et teints de diverses couleurs, formaient une variété de dessins et de figures qui embellissaient le sac à tabac du guerrier, les mitasses et les
WAMPUM DES HURONS
Conservé à Caughnawaga
mocassins du chasseur, le berceau du nouveau-né, les bracelets des femmes, la ceinture des hommes, et surtout les colliers ou wampums, appelés alors à un si grand rôle dans les relations commerciales ou dans les négociations politiques.[7]

Ce bonheur continu dans les divers travaux qu'elle entreprenait, mettait de plus en plus en évidence la jeune Tekakwitha. Ses tantes résolurent d'exécuter le projet qu'elles nourrissaient depuis quelque temps. Leur action va déclencher une série d'épreuves pour la pauvre orpheline. Ses vertus en sortiront comme d'un creuset, plus brillantes et plus fortes.


CHAPITRE QUATRIÈME


Le mariage des enfants et celui des adultes chez les Iroquois. — Tekakwitha expédie l’un et repousse l’autre.


Il existait, en ce temps-là, une curieuse coutume au pays des Iroquois.

Les familles nouaient entre elles des liens d’amitié en s’offrant mutuellement un petit garçon ou une petite fille, qui souvent était encore au berceau. Ils appelaient mariage cette simple rencontre.

À l’âge de huit ans, Tekakwitha avait été ainsi présentée à un garçonnet, guère plus âgé qu’elle. Ce qui leur parut un jeu d’enfants ne les émut guère, et chacun s’en alla de son côté, comme si de rien n’était.

Les tantes, elles, désireuses d’accroître le bien-être de la famille, y virent le gage d’un établissement futur. Elles n’attendaient que l’âge nubile de leur nièce pour accomplir leur dessein.

Nous allons constater en l’occurrence la vérité de cette réflexion du P. Cholenec, dans sa Vie latine de la bienheureuse : Dumque crescebat aetate, crescebat et prudentia, pendant qu’elle croissait en âge, elle croissait aussi en prudence.

La prudence est la première des quatre grandes vertus qui donnent naissance aux autres vertus morales. Elle ordonne les choses à leur fin. Elle atteint sa perfection, ajoute saint Thomas, [8] lorsque le Saint-Esprit, par le don de Conseil, la règle et la meut.

Tekakwitha avait sans doute, malgré son très jeune âge, profité jusqu’à un certain point des leçons de sa mère. Mais on peut dire que, arrivée à l’époque où nous sommes, elle n’a eu pour maître que l’Esprit-Saint.

Et nous avons là un exemple vraiment remarquable de l’intervention de Dieu dans l’âme des infidèles.

On sait le problème angoissant que suscite le sort de tant d’infidèles qui n’ont jamais entendu la prédication de l’Évangile. Comment parviendront-ils à ce minimum de croyance, nécessaire de nécessité de moyen pour le salut, et que résume saint Paul dans ce texte célèbre de son Épître aux Hébreux (c. xi, v. 6) : « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ; car il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent ? »

Avant sa justification (s’il y parvient), l’infidèle peut sans doute produire des actes moralement bons, par ses seules forces naturelles et dans les choses faciles. De plus, s’il est fidèle à faire son possible, Dieu ne lui manquera pas, facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam (saint Thomas) : placé devant une tentation plus forte, Dieu communiquera à son intelligence un secours spécial capable d’aider la volonté à vaincre, ou directement à la volonté elle-même une énergie victorieuse. Ces bonnes actions préparent l’âme à faire l’acte de foi et de charité qui produit la justification.

Quels secours la Providence ménage-t-elle à l’âme pour accomplir cet acte surnaturel ?

Ou bien Dieu, la prédication évangélique faisant défaut, rappelle certaines notions sur Dieu souverain Maître entendues autrefois, comme en sa petite enfance Catherine Tekakwitha, ou encore pour elle la vue et les conversations de Hurons baptisés ; ou bien — selon une opinion probable — à défaut de ces suppléances, l’Esprit-Saint, par une révélation immédiate faite à l’âme, l’éclaire assez pour l’amener à l’acte de foi stricte au Dieu véritable, au Dieu rémunérateur. Acte libre, essentiellement surnaturel, soumission de l’âme à Dieu, qui fait éclore l’amour au cœur. À l’instant même, cet amour devient charité parfaite, la grâce efface le péché originel. C’est la divine justification. L’âme devient enfant de Dieu, en attendant le baptême, implicitement désiré jusque-là, qui l’incorpore à l’Église de Jésus-Christ.

Ce travail secret, divin, s’opère en moins de temps qu’on ne met à le dire, lorsque le Saint-Esprit veut prévenir une âme de sa grâce. Quand le fait-il au juste ? Nous ne savons. L’Esprit souffle où il veut et quand il veut. Aux uns, c’est à l’éveil même de la raison, à d’autres plus tard ; pour plusieurs, au dire des missionnaires, il semble que ce soit à l’article de la mort.

La jeune Tekakwitha, visiblement, fut une enfant privilégiée. Dieu lui avait donné une âme que Tertullien dirait « naturellement chrétienne ». Elle correspondit si bien aux premières touches de l’Esprit, que la révélation finale ne dut pas tarder. Ce jour-là, la grâce sanctifiante — qui est l’inhabitation en nous de la très sainte Trinité, suivant cette sublime et consolante promesse de Jésus : « Nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Joan. xiv, 23) — la grâce vint en elle avec son cortège royal des vertus infuses et des dons du Saint-Esprit. De ce jour, en attendant le baptême, elle posséda, par la grâce et les vertus infuses, le pouvoir de faire des actes surnaturels, et par les dons la facilité de les accomplir. (Nous reviendrons sur ce sujet au chap. viiie de la seconde Partie).

Nous saisissons là le secret de sa conduite étonnamment vertueuse pendant les longues années qui précédèrent son baptême, au milieu de la corruption de son entourage, et parfois sous le coup de luttes pénibles et de persécutions. Le projet de mariage, mentionné plus haut, va nous le faire toucher du doigt.

Avec une belle âme et un heureux caractère, l’Esprit-Saint l’avait douée d’une inclination rare pour la réserve, la modestie, la pureté jointe à une répugnance invincible et sans exemple en son pays pour tout ce qui regarde le mariage.

Tout cela était parfaitement inconnu de ses tantes. Aussi ne doutèrent-elles pas un instant de la réponse empressée de leur nièce dès la première ouverture du projet. Le moment était favorable. Tekakwitha avait grandi : on parlait d’elle comme d’une jeune fille intelligente, aimable, « ayant le mot pour rire », ajoute ici le P. Chauchetière, un peu timide il est vrai et marquée de la petite vérole, mais si active, si adroite en tout ; bref un beau parti. Et déjà les tantes, songeant à elles-mêmes peut-être plus qu’à l’orpheline, voyaient le futur mari, excellent chasseur sans doute, fournir la cabane des meilleures pièces de la forêt.

Aussi jugez de leur stupéfaction lorsque, dès les premiers mots du projet de mariage, au lieu d’un sourire entendu suivi d’un prompt acquiescement, elles la virent surprise elle-même d’abord, puis triste, puis alléguant sa jeunesse, son peu d’inclination. Tekakwitha ne voulut pas révéler du premier coup son aversion absolue, doublée de l’incoercible attrait d’un cœur qu’elle réservait à Dieu seul. Prudemment, elle préféra laisser au temps, le grand débrouilleur d’affaires, le soin de régler celle-ci.

D’un autre côté, les tantes de la jeune fille ne manquèrent pas d’habileté. Elles parurent goûter ses raisons et, à leur tour, permettre au temps de briser peu à peu cette résistance. Mais c’était pour mieux cacher leur jeu.

Le P. Cholenec nous donne ces curieux détails sur la manière de procéder au mariage chez les Iroquois. « Bien que ces infidèles, écrit-il, poussent le libertinage et la dissolution jusqu’à l’excès, néanmoins il n’y a point de nation qui garde si scrupuleusement en public les bienséances de la plus exacte pudeur : un jeune homme serait à jamais déshonoré, s’il s’arrêtait à converser publiquement avec une jeune fille. Quand il s’agit de mariage, c’est aux parents à traiter l’affaire, et il n’est pas permis aux parties intéressées de s’en mêler : il suffit même qu’on parle de marier un jeune Sauvage avec une jeune Indienne, pour qu’ils évitent avec soin de se voir et de se parler. Quand les parents agréent de part et d’autre le mariage, le jeune homme vient le soir dans la cabane de sa future épouse, et il s’assied auprès d’elle, c’est-à-dire qu’il la prend pour femme et qu’elle le prend pour mari. »

À ce rite peu compliqué s’ajoute, d’après le P. Chauchetière, la présentation au jeune homme d’un objet quelconque, mais surtout de la nourriture.

Les tantes de Tekakwitha avaient résolu de lui tendre un piège et de l’y faire tomber comme à son insu. Leurs yeux s’étaient portés sur un jeune homme du village. Elles obtiennent son consentement et celui de ses parents. Elles l’invitent bientôt à venir dans leur cabane accomplir avec leur nièce le rite du mariage.

Il se présente un beau soir, pénètre dans la cabane et simplement va s’asseoir auprès de la jeune fille. Après un bout de conversation, l’une des tantes demande à sa nièce de vouloir bien honorer leur charmant visiteur et de lui offrir un peu de sagamité.

Tekakwitha, qui a d’abord rougi en voyant ce jeune homme s’asseoir auprès d’elle, comprend, à la demande qui lui est faite, le piège qu’on lui tend. Sans balancer une minute, elle se lève et s’enfuit hors de la cabane. Sa résolution est absolue : elle n’y rentrera que lorsque le jeune homme sera sorti.

C’était une terrible rebuffade pour les tantes, aggravée d’un cuisant affront pour leur hôte. Elles se dirent que la violence seule forcerait l’orpheline à l’obéissance. Ce fut alors une guerre de railleries, de menaces, de mauvais traitements. On l’accablait des plus rudes, des plus vils travaux. Ce n’était plus l’enfant de la famille, mais une esclave. On alla jusqu’à lui faire reproche du sang qui coulait en partie dans ses veines : le sang d’une Algonquine ! Et non point le sang très pur, sans mélange de la race iroquoise.

Elles durent convenir tout de même que le mélange n’avait en rien porté atteinte au caractère. Inflexible sur la question du mariage, maîtresse d’elle-même, Tekakwitha se plia à tout avec la même grâce, la même assiduité qu’auparavant. D’instinct, — instinct secrètement inspiré d’en-haut, — elle faisait ce que demande S. Paul : « Triompher du mal par le bien. » Elle voulut vaincre par sa douceur l’extrême violence qu’on lui faisait. C’était une gageure. Elle la gagna.

En effet, de guerre lasse, les tantes, ne comprenant toujours rien au goût bizarre, insensé, croyaient-elles, de leur nièce, mirent bas les armes. Il ne fut plus question de mariage.

Au reste, des événements se préparaient qui allaient avoir une répercussion profonde sur le village de Gandaouagué et ses habitants.


CHAPITRE CINQUIÈME


Expédition de M. de Tracy, suivie d’un traité de paix. — Retour des missionnaires chez les Iroquois. — Tekakwitha est chargée du soin des Pères.


Une ère nouvelle s’inaugurait au Canada en 1663.

Le gouvernement royal venait d’être substitué à la Compagnie des Cent-Associés. Le Canada devenait une province de France. Après M. de Mésy, on voit arriver à Québec, en 1665, le gouverneur M. de Courcelle, l’intendant Talon, le marquis de Tracy, lieutenant-général des armées du roi, et le célèbre régiment de Carignan, composé de douze à treize cents hommes d’élite.

Aux yeux des nouveaux venus, ce qui pressait le plus c’était de libérer la colonie du péril iroquois. L’éternel ennemi était toujours partout, animé toujours de la même férocité dans la guerre, et dans les négociations de la même perfidie. Il fallait le terrifier sinon l’écraser. Tout aussitôt Tracy multiplie ses préparatifs d’expédition chez les Iroquois. Il se rend maître du Richelieu en échelonnant sur ses bords les forts de Sorel, de Chambly, de Sainte-Thérèse, de Saint-Jean, et, sur une île du lac Champlain (île Lamothe), le fort de Sainte-Anne.

On était au mois de janvier 1666, lorsque M. de Courcelle résolut de prendre les devants et d’aller attaquer les Iroquois chez eux. En pareille saison, l’imprudence était flagrante. Pour comble de malheur, les Algonquins, qui devaient conduire la colonne, ne se présentèrent pas à temps. Après une randonnée des plus pénibles vers le pays des Agniers, le gouverneur et ses hommes durent battre en retraite.

Le marquis de Tracy s’y prit autrement. Au mois de septembre de la même année, son armée sortait de Québec. Elle se composait de six cents soldats du régiment de Carignan, d’autant de miliciens et de cent sauvages. Quatre prêtres les accompagnaient : l’aumônier du régiment, le sieur Du Bois, un Sulpicien, M. Dollier de Casson, et deux Jésuites, les PP. Albanel et Raffeix.

Après plus de trois semaines de marche, l’armée pénètre dans le premier village agnier, justement celui que nous connaissons déjà, Gandaouagué. Il est désert. Les Indiens ont fui ; ils ont également abandonné les autres bourgades. Ne pouvant les suivre dans leur retraite, M. de Tracy, pour marquer la prise de possession, fait planter une croix, célébrer le saint sacrifice de la messe et chanter un Te Deum solennel.

Il importait de punir les Iroquois de leurs cruautés sans nom et des ruines qu’ils avaient accumulées sur tout le territoire français, leur imprimer aussi une terreur salutaire. Sur l’ordre de Tracy les bourgades sont brûlées, la campagne dévastée, les provisions de maïs, de fèves et de fruits du pays entièrement consumées.[9]

La leçon fut comprise. Les Iroquois, épouvantés, implorèrent la paix, et, pour preuve de leur loyauté, demandèrent, comme jadis en 1653, des Robes-Noires. Mais cette fois ils étaient plus sincères. La paix de 1666 devait durer dix-huit ans.

La demande des Iroquois ne pouvait qu’être agréable au gouvernement qui voyait, avec raison, dans l’extension de l’Évangile en pays ennemi, la plus sûre garantie des traités.

Cette mission, qui ouvrait la seconde phase et la plus féconde des missions iroquoises, échut aux trois Pères, Jacques Frémin, Jean Pierron et Jacques Bruyas. Mgr de Laval voulut les bénir avant leur départ de Québec, au mois de juillet 1667.

Accompagnés des Iroquois qui étaient venus pour traiter de la paix, ils s'avançaient au-delà du lac Saint-Sacrement, à travers les grands bois, lorsqu'ils tombèrent sur une bande de guerriers iroquois qui s'approchaient en éclaireurs, redoutant une nouvelle invasion française. À la vue des Robes-Noires et de leurs frères, la joie des Indiens éclata en acclamations, en cris prolongés de bienvenue. Rendus à la rivière Mohawk, en face de Gandaouagué, ils embouchèrent la trompette, — formée d'un gros coquillage percé au sommet de la spirale, — pour annoncer l'arrivée des voyageurs.

Tout aussitôt, la rivière se couvrit d'embarcations, qui voulaient escorter le canot des missionnaires. La traversée se fit au milieu des chants et des cris de la multitude. Avec les plus grands honneurs et comme en triomphe, on les conduisit de la rive au coteau voisin où, tant bien que mal, les cabanes détruites par les Français avaient été rebâties.

Nous pouvons ici admirer une attention délicate de la Providence. La cabane assignée aux missionnaires fut celle-là même qu'habitait Tekakwitha avec son oncle et ses tantes. Bien plus, l'enfant fut chargée du soin des Pères. « Sa modestie, raconte le P. Cholenec, et la douceur avec laquelle elle s'acquitta de cette fonction, touchèrent les nouveaux hôtes. Elle, de son côté, fut frappée de leurs manières affables, de leur assiduité à la prière, et des autres exercices dont ils partageaient la journée. Dieu la disposait ainsi à la grâce du baptême, qu’elle aurait demandée, si les missionnaires eussent fait un plus long séjour dans son village. »

De fait, ils n’y demeurèrent que trois jours. Mais ils les employèrent comme savaient le faire ces grands apôtres d’autrefois : recherche des malades, visite des captifs chrétiens, Hurons et Algonquins, baptême de leurs enfants, dix dès le premier jour, et ce furent les prémices de la nouvelle mission. De plus, ils réunissaient les anciens chrétiens dans des cabanes écartées, et comme en secret d’abord, pour ménager les susceptibilités iroquoises.

Les conversations des Pères dans la cabane de Tekakwitha et leur enseignement public qu’elle suivait assidûment, tombaient en son âme comme une rosée très douce sur une terre altérée. Pourtant, elle ne leur témoigna point son désir du baptême. Était-ce, comme pour sa mère autrefois, timidité naturelle, ou crainte de son oncle païen ? Peut-être l’une et l’autre.

Après trois jours, les missionnaires se remirent en marche, d’après l’ordre qu’ils avaient reçu de visiter successivement les trois villages. des Agniers. Ils atteignirent Gandagaro et, après une courte station, arrivèrent à Tionnontoguen.[10] C’était la capitale du pays. Un triomphe sans pareil les attendait. Deux cents guerriers s’étaient portés à leur rencontre, suivis eux-mêmes des chefs et des vieillards. Avant de toucher au terme du voyage, toute la troupe s’arrêta ; l’un des chefs les plus éloquents prit la parole et dans un langage imagé adressa aux missionnaires des paroles de louange et d’ardente affection. À leur entrée dans le village, ils furent accueillis par une décharge générale des arquebuses et l’explosion des pierriers, pendant qu’une clameur immense, s’élevant de la multitude, faisait résonner les rives de la Mohawk, les collines et les vallées d’alentour.

Ces démonstrations n’étaient pas seulement bruyantes, elles étaient sincères. La suite le prouva. Cinq missions furent bientôt établies sur tout le territoire de la confédération iroquoise, une dans chaque canton : Sainte-Marie à Tionnontoguen, chez les Agniers ; Saint-François-Xavier à Onneyout ; Saint-Jean-Baptiste à Onnontagué ; Saint-Joseph à Goyogouin ; Saint-Michel à Tsonnontouan. Six missionnaires évangélisaient tout ce pays, du lac Saint-Sacrement au lac Érié.

Chez les Agniers, outre Tionnontoguen, Gandaouagué avait aussi sa chapelle. Mais, en 1668, le village n’était plus sur la rive sud de la Mohawk. Il avait encore une fois émigré, traversé la rivière et planté ses cabanes à quelques milles de là, vers l’ouest, au confluent de la Mohawk et du ruisseau Cayudetta. Il prit le nom de Kahnawaké (au rapide), modifié plus tard en Caughnawaga. C’est aujourd’hui la petite ville de Fonda.

Le village indien se posa, comme à Gandaouagué, sur une colline toute proche, y construisit ses longues cabanes d’écorce, s’entoura de palissades pour parer aux attaques des ennemis, surtout des Mohigans ou Loups, qui habitaient, au delà de l’Hudson, les vastes forêts de la Nouvelle-Angleterre. Entre le village et le ruisseau Cayudetta, au creux d’un bosquet solitaire, sortant de dessous un vieux tronc d’arbre couvert de mousse, chantait et chante encore de nos jours, une petite source limpide que la légende a baptisée du nom gracieux de Tekakwitha’s Spring, la source de Tekakwitha.

C’est là que la jeune fille viendra puiser de l’eau, chaque jour, durant les neuf années qu’elle passera à Kahnawaké.


CHAPITRE SIXIÈME


Les missionnaires à Kahnawaké. — Baptême de Tekakwitha.


Le premier missionnaire qui eut sa résidence fixe à Kahnawaké fut le P. Jean Pierron. Le P. Frémin, qui poussait plus loin ses établissements, lui avait confié celui-ci. On lui donna le nom de mission Saint-Pierre.

Le P. Pierron devait y travailler pendant trois ans. C’est de lui que Marie de l’Incarnation écrivait à son fils : « Le P. Pierron qui seul gouverne les villages et les bourgs des Aguerronons, a tellement gagné ces peuples qu’ils le regardent comme un des plus grands génies du monde. » Voici pourquoi. Le Père ignorait la langue iroquoise. Voyant qu’il ne pouvait faire pénétrer son enseignement par les oreilles, il résolut de l’étaler aux yeux de ses ouailles.

Il avait pratiqué la peinture. Il se mit à peindre, à confier à la toile, sous différents symboles, les grandes vérités de la foi. Les explications que, peu à peu, il pouvait donner, devenaient plus faciles. Mais un jour qu’il s’escrimait à exposer son sujet, il vit quelques vieillards et femmes âgées qui se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre. Peu de jours après, il présenta à son auditoire un tableau que la Mère de l’Incarnation nous décrit ainsi dans sa lettre citée plus haut : « Il en a fait un où l’enfer est rempli de démons si horribles, tant par leurs figures que par les châtiments qu’ils font souffrir aux sauvages damnés, qu’on ne peut les voir sans frémir. Il y a dépeint une vieille Iroquoise qui se bouche les oreilles pour ne point écouter un Jésuite qui la veut instruire. Elle est environnée de diables qui lui jettent du feu dans les oreilles, et qui la tourmentent dans les autres parties de son corps. » Elle ajoute un peu plus loin : « Enfin, il fait ce qu’il veut par le moyen de ses peintures. Tous les Iroquois de cette mission en sont si touchés, qu’ils ne parlent que de ces matières dans leurs conseils, et se donnent bien de garde de se boucher les oreilles quand on les instruit. » [11]

Les Iroquois aiment passionnément le jeu. Le missionnaire s’avisa de faire servir cette passion à ses fins. Il inventa un jeu qu’il décrit ainsi lui-même dans la Relation de 1670 : « Ce jeu est composé d’emblèmes qui représentent tout ce qu’un chrétien doit sçavoir. On y voit les sept sacrements, les trois vertus théologales, tous les commandements de Dieu et de l’Église, avec les principaux péchés mortels, les péchés même véniels… Ce jeu s’appelle du Point au Point, c’est-à-dire du point de la naissance au point de l’éternité. »

Par ses industries et son dévouement, le P. Pierron était parvenu à faire beaucoup de bien. Marie de l’Incarnation écrivait encore : « Il a baptisé un grand nombre de personnes. » Il est à croire que c’était surtout des enfants et des mourants. Car pour les adultes en santé, nous verrons tout à l’heure les précautions très grandes, presque excessives, que les Pères prenaient avant d’admettre au baptême.

S’il y eut quelques adultes de baptisés, notre bonne Tekakwitha ne fut point de ceux-là. Le motif de cette abstention va nous apparaître bientôt dans l’opposition violente de son oncle à un mouvement qui se dessinait parmi les familles de son village : l’exode de plusieurs d’entre elles vers la mission iroquoise des bords du Saint-Laurent.

C’est à cette mission que le P. Pierron fut appelé en 1670. Le P. François Boniface le remplaça à Kahnawaké. Une fois mis au courant de la langue, il s’appliqua à régulariser les exercices : la sainte messe pour les seuls néophytes ; le catéchisme, le chant des cantiques, l’explication des tableaux pour les néophytes et les païens indistinctement.

Chaque jour, matin et soir, il présidait la prière qui se faisait en commun dans la chapelle et que terminait le chant des cantiques. Les Indiens, en général, raffolent de la musique. Les Iroquois ne font pas exception. Loin de là. Assuré de promouvoir davantage l’intérêt des familles, le P. Boniface s’astreignit à former un chœur d’enfants de sept à huit ans. Leurs voix très pures s’élevaient dans l’humble chapelle comme des chants venus du ciel. Elles ravissaient le village, accouru en foule et rendu ainsi plus apte à recevoir l’austère doctrine de l’Évangile.

Noël, surtout, était le triomphe du P. Boniface. La chapelle ornée de sapins, de lumières et de banderoles, et, dans un angle, près de l’autel, la crèche avec sa verdure, ses fleurs, et sur la mousse un bel Enfant-Dieu : ces décors, bien modestes en eux-mêmes, mais pour les sauvages si nouveaux, les enchantaient ; ils ne pouvaient rassasier leurs yeux du spectacle qui leur était offert. Chrétiens et païens en tiraient profit : les premiers dans un accroissement de ferveur, les autres dans une curiosité qui cherchait le sens de ces choses.

Tekakwitha suivait avec un intérêt toujours grandissant ces divers exercices, ces cérémonies, ces fêtes. Sa vive intelligence et son cœur très pur y trouvaient l’aliment qui seul pouvait les satisfaire. Elle enviait le sort de ceux que l’eau régénératrice du baptême faisait enfants de Dieu.

Les conversions se multipliaient. On remarquait avec bonheur que les Agniers, qui avaient été les premiers à verser le sang des missionnaires, étaient aussi les premiers à bénéficier des vertus de ce même sang. En 1673 le village de Kahnawaké, ne comptant alors que quatre cents âmes, voyait le baptême solennel administré à trente adultes. Nombre d’enfants et de moribonds l’avaient également reçu.

Cette année-là même, le P. Dablon, supérieur général des missions du Canada, rendait à celle-ci ce beau témoignage : « La foi y a été plus constamment embrassée qu’en aucun autre pays d’Agniers. Nous la regardons comme la première et la principale mission que nous ayons chez les Iroquois. »

Elle essaimait même et contribuait à former peu à peu la mission canadienne-iroquoise de la Prairie. Le chef des Agniers, Kryn, surnommé le grand Agnier, converti depuis peu, entraînait par son exemple. Non seulement il s’établit lui-même à la nouvelle mission, mais il venait chaque année exercer un admirable apostolat auprès de ses compatriotes et en ramener quelques-uns en la Nouvelle-France.

Nous avons dit plus haut que l’oncle de Tekakwitha voyait d’un mauvais œil ce courant établi entre Kahnawaké et la Prairie. Il redoutait l’appauvrissement de son village et bientôt peut-être, pensait-il, la ruine de sa nation. Un événement vint confirmer ses craintes et augmenter sa colère.

De nombreux néophytes demandaient au P. Boniface la grâce d’aller pratiquer en paix leur religion à la mission Saint-François-Xavier. Ils étaient plus de quarante, hommes, femmes et enfants. Le P. Boniface voulut lui-même les conduire. Il se mit à leur tête. La caravane parvint sans encombre à la mission et le Père revint à Kahnawaké reprendre son poste de dévouement.

Ce ne fut pas pour bien longtemps. Il mourait l’année suivante, 17 décembre 1674. Le poste échut au P. Jacques de Lamberville.


Il y avait alors au Canada deux frères du nom de Lamberville, tous deux missionnaires chez les Iroquois, parfois dans le même village. L’aîné s’appelait Jean. Après vingt-trois ans de travaux apostoliques, il fut rappelé à Paris en 1692 pour être Procureur des Missions du Canada, charge qui lui permit longtemps encore de faire du bien à ses chères missions d’autrefois.

Son frère Jacques passera trente-sept ans dans les missions iroquoises, au milieu des plus grands dangers. Il ira mourir dans la paisible mission du Sault Saint-Louis, non loin de l’endroit où il enverra avant longtemps Catherine Tekakwitha.

Lorsqu’il quitta la France en 1674, il avait successivement enseigné la grammaire, les lettres et la théologie ; homme de grand savoir et de non moins grande vertu. Le P. de Charlevoix a fait de lui ce bel éloge : « Le P. de Lamberville, que j’ai fort connu, a été un des plus saints missionnaires de la Nouvelle-France, où il est mort au Sault Saint-Louis, consumé de travaux et de pénitences, et pour ainsi dire, entre les bras de la Charité. » [12]

Le zèle de la maison de Dieu le dévorait. Aussi fut-il bientôt en état de comprendre la langue iroquoise et de la parler. Les exercices, introduits par ses prédécesseurs, furent continués avec le même soin. Un arrêt devint pourtant nécessaire, au printemps de 1675. La culture du sol réclamait tous les bras : on vit les cabanes se vider, les hommes et les femmes se répandre dans les champs pour préparer la récolte de blé d’Inde.

Il ne restait dans les cabanes que les malades et les vieillards. Le P. de Lamberville entreprit de les visiter assidûment : il les instruirait plus à loisir, les interrogerait sur l’état de leurs familles, sur le nombre des enfants, sur la facilité ou les obstacles à prévoir pour leur baptême.

Bien des fois il passa devant la cabane de Tekakwitha, sans s’y arrêter. Il se disait que c’était une cabane de travailleurs, que tout le monde sans doute était aux champs. Et puis, déjà au courant des dispositions de l’oncle, il lui semblait voir l’ombre du terrible homme, dressée devant la maison pour en fermer l’entrée.

Un jour qu’il passait outre comme à l’ordinaire, il se sentit intérieurement pressé de revenir sur ses pas et de pénétrer dans la cabane. La Providence avait tout disposé. Tekakwitha était là, retenue par une blessure qu’elle s’était faite à un pied. Auprès d’elle se tenaient deux femmes, venues pour la voir et s’entretenir amicalement avec elle.

La jeune fille voulait depuis longtemps rencontrer le Père, lui ouvrir son cœur, le rendre confident de ses plus intimes pensées, de ses ardents désirs. Il était devant elle. Aussitôt, sans se préoccuper de la présence des deux autres femmes, elle raconta au missionnaire les circonstances de son enfance, ses luttes pour la pureté, la connaissance que peu à peu elle avait acquise du christianisme, enfin son extrême désir de recevoir la grâce du baptême.

Le P. de Lamberville, surpris d’abord de cette confidence inattendue, objecta avec douceur :

— Mais, mon enfant, songez aux obstacles que votre famille va dresser devant vous.

— Je les connais, mon Père, reprit Tekakwitha avec énergie, mais soyez sans crainte : ma résolution est prise, rien ne sera capable de me faire reculer, dussé-je aller chercher ailleurs la grâce que je sollicite.

L’air tout à la fois modeste et résolu de la jeune fille, le courage qu’elle manifestait, les éclairs d’intelligence qui jaillissaient de ses yeux toujours malades, firent comprendre au missionnaire qu’il se trouvait en présence d’une âme peu commune : visiblement l’Esprit de Dieu était sur elle.

Pour cette première entrevue, le Père se contenta de lui adresser quelques paroles d’espoir et d’encouragement.

« Au reste, ajouta-t-il, ne précipitons rien. Achevez de vous instruire. Suivez les exercices des catéchumènes qui se disposent au baptême. »

Tekakwitha en savait déjà long sur tout l’ensemble de la doctrine chrétienne. Mais le baptême d’un adulte chez les Iroquois, comme au reste chez tous les peuples sauvages, demandait la plus grande circonspection. On pouvait tout craindre de leur duplicité souvent, et toujours de leur inconstance. Aussi les premiers missionnaires de la Nouvelle-France furent-ils remarquables par le soin qu’ils prirent d’éprouver leurs catéchumènes.

Cette sévérité, trouvée excessive par les uns, fut niée par d’autres qui prétendaient qu’on admettait alors trop facilement au baptême les candidats qui se présentaient. Le P. de Rochemonteix fait bonne justice de cette calomnie par trop évidente. Nous relevons avec lui deux ou trois phrases des Relations : « Pour les adultes, il faut y procéder (au baptême) avec un grand discernement, de peur de faire plus d’apostats que de chrétiens (Relat. de 1668). — « Il n’y a pas grand nombre d’adultes, parce qu’on ne les baptise qu’avec beaucoup de précautions » (Relat. de 1669). — « Comme nous nous défions de l’inconstance des Iroquois, j’en ai peu baptisé hors du danger de mort » (Relat. de 1670).[13]

Notre bonne Tekakwitha dut subir le sort commun. Le P. de Lamberville ne crut pas devoir faire exception en sa faveur. Les mois suivants se passèrent à compléter son instruction et à prendre des informations sur sa conduite. Pendant ce temps, la famille ne mettait aucun obstacle à ces divers préparatifs. L’oncle permettait à sa nièce de passer au christianisme, pourvu qu’elle restât au village.

Le missionnaire put donc procéder en toute tranquillité. Il admirait l’attention de la catéchumène aux explications qu’il donnait de la doctrine : immobile, les yeux tendus vers lui, elle écoutait ces instructions, les buvait avidement, comme un enfant le lait de sa mère.

Au sujet des informations sur la vie de la catéchumène, il arriva ceci de tout à fait extraordinaire en pays sauvage. Nous citons le P. Cholenec : « Il est surprenant, dit-il, que malgré le penchant que les sauvages ont à médire, surtout les personnes du sexe, il ne s’en trouvât aucun qui ne fit l’éloge de la jeune catéchumène ; ceux même qui l’avaient persécutée le plus vivement, ne purent s’empêcher de rendre témoignage à sa vertu. » « Cela était d’autant plus glorieux pour elle, ajoute le P. de Charlevoix, que les sauvages sont naturellement portés à donner un tour malin aux actions les plus innocentes. »

Il n’y avait plus à balancer. Le printemps de 1676 faisait son apparition. Le P. de Lamberville, qui estimait de plus en plus les qualités rares et les solides vertus de Tekakwitha, résolut de donner à son baptême une solennité particulière et, dans ce but, de le lui conférer le jour de Pâques. Le bruit s’en répandit bientôt, et ce fut une explosion de joie chez tous les fidèles du village. Ils saluaient d’avance l’entrée dans leurs rangs de cette jeune personne si vertueuse et déjà digne, pensaient-ils, de marcher à leur tête.

De son côté, Tekakwitha, au comble de ses vœux, employa les jours qui la séparaient de la grande fête, à préparer de plus en plus son cœur à l’infusion plus ample de la divine grâce.

L’humble chapelle d’écorce se para de ses habits de fête. Tous les néophytes voulurent concourir à sa décoration. Les plus riches pelleteries de castor, d’ours, de chats sauvages, de renards argentés furent apportées pour couvrir les murs de la chapelle. On y voyait aussi des colliers, des bracelets, des ornements de toute nature et de toute couleur former des festons et des guirlandes. Des arbrisseaux plantés devant l’édifice sacré, lui servaient d’avenue et de portique.

On y accourut en foule, non seulement les chrétiens, mais aussi les infidèles, attirés par la nouveauté du spectacle et l’intérêt qu’ils portaient à la jeune orpheline.

Tous les yeux étaient fixés sur elle lorsqu’elle s’avança dans le lieu saint. La modestie de son maintien, la paix et la joie de son âme qui se reflétaient sur sa figure, la piété angélique qui éclatait dans tout son extérieur, faisaient l’admiration de tout le monde.

Le P. de Lamberville accomplit les cérémonies du baptême avec une joie indicible. Il avait conscience de donner à l’Église une âme d’élite, de préparer pour le ciel un ange de plus. Il lui donna le nom de Catherine, en iroquois Kateri. « Plusieurs sauvagesses, dit ici le P. Chauchetière, ont porté ce nom avant et après elle, mais il n’y en a aucune qui l’ait rempli comme a fait la B. Catherine Tekakwitha. » Il en cite deux en particulier, puis il ajoute : « Ces deux Catherines feraient les exemples de toutes les sauvagesses chrétiennes dans la mission du Sault, si la B.  Catherine Tekakwitha n’y reluisait pas comme un soleil parmi les estoiles ; dès qu’elle a paru, elle a emporté par dessus tous les chrestiens de la mission. »

La nouvelle chrétienne avait vingt ans lorsqu’elle fut baptisée en la fête de Pâques, le 18 avril de l’an 1676.


CHAPITRE SEPTIÈME


Ferveur de la néophyte. — Une persécution s’élève contre elle.


Le P. de Lamberville, au dire du P. de Charlevoix, ne s’attendait pas à trouver chez sa néophyte des progrès si grands et si prompts dans la pratique de toutes les vertus. « La grâce du sacrement, écrit-il, reçue dans un cœur que sa droiture et son innocence avaient si bien préparé, y produisit des effets merveilleux. Quelque idée que le missionnaire eût déjà conçue de la jeune Iroquoise, il fut étonné de trouver en elle immédiatement après son baptême, non pas une néophyte qui eût besoin d’être affermie dans la foi, mais une âme remplie des dons du ciel les plus précieux, et qu’il fallait conduire dans les plus sublimes voies de l’esprit. » [14]

Aux nouveaux chrétiens, le missionnaire recommandait de renoncer aux festins, aux songes, aux jongleries, aux danses établies par la superstition, à certaines assemblées publiques, véritables écoles de libertinage, d’ivrognerie et d’impiété. Mais c’étaient toutes choses que Catherine avait déjà soigneusement évitées, dès avant son baptême. Il lui fallait donc un supplément d’instruction, comme à ces élèves d’élite qui dépassent tôt les leçons ordinaires du maître.

Le P. de Lamberville lui montra alors la voie des parfaits : elle s’y jeta avec l’élan d’un cœur que l’Esprit-Saint embrasait de son amour. Exercice fréquent et prolongé de l’oraison, actes d’humilité, de charité, de mortification, esprit de sacrifice et de dévouement, ce fut une suite quasi ininterrompue de pratiques, par quoi elle s’unissait à Dieu, lui rendait amour pour amour. Sa prière devint continuelle, à la chapelle ou dans sa cabane ; elle ne semblait connaître que ces deux endroits. Et lorsque les besoins du ménage l’appelaient aux champs ou aux bois, elle savait encore en faire, par son union à Dieu, une prière.

Dans les commencements, on l’admira sans réserve. Elle se montrait si bonne, si douce, si empressée à rendre service. Cette paix délicieuse ne pouvait durer ; c’était le calme avant l’orage : l’ennemi des âmes et l’humaine nature son complice, allaient déchaîner la tempête dans ce beau lac paisible.

L’Ecclésiastique avait déjà donné cet avertissement : « Mon fils, en entrant au service du Seigneur, prépare ton âme à l’épreuve. » Saint Paul le reprit à son compte, et, après avoir rappelé dans sa deuxième épître à Timothée, ses nombreuses persécutions à Antioche, à Icone et à Lystres, il posa en ces termes la grande loi de l’épreuve : « Aussi bien, tous ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ Jésus, auront à souffrir persécution » (iii, 12).

La solitude où se plaisait Kateri, son extrême réserve, notamment pour tout ce qui aurait pu porter atteinte à la plus délicate des vertus, finirent par agacer la jeunesse dissolue du village comme une leçon importune, un reproche secret. Une sourde opposition se fit d’abord sentir : des gestes, des paroles à double entente, des pièges même que l’on tendit à sa vertu.

Bientôt, les habitants de sa cabane, ses premiers admirateurs, se mirent de la partie. Ils lui reprochèrent les temps libres qu’elle consacrait à la prière, ses longues stations à la chapelle, et surtout, les dimanches et les fêtes, son abstention des travaux aux bois et aux champs. Comme ces plaintes n’obtenaient rien, ils passèrent aux mauvais traitements, aux mille tracasseries que peut suggérer une profonde aversion. Sans pitié pour sa faiblesse et ses infirmités, ils allèrent jusqu’à la priver de toute nourriture, les dimanches et les jours de fête, où elle refusait de les suivre ; si elle se rendait aux champs, ils la forçaient à travailler. Ce sera plus tard, pour son âme délicate, un autre sujet de remords.

Son grand secours en toutes ces épreuves était la pensée de Dieu. Sa prière se faisait plus vive, plus ardente. À l’amour de Dieu se joignait l’amour de la Vierge des vierges : son cœur était si bien fait pour la comprendre et l’aimer. Avec ce sens chrétien qu’elle avait, pour ainsi dire, sucé avec le lait de sa mère, et qui la guidait même avant d’avoir été faite enfant de l’Église, elle saisit tout l’avantage qu’elle pouvait tirer d’une forte dévotion à la puissante et très bénigne Mère du Rédempteur.

Le P. de Lamberville lui avait appris à réciter le chapelet. De ce jour, ce fut son arme favorite. On ne la voyait plus sans son chapelet à la main. Lorsque la maladie la retenait loin de l’église, elle le récitait à toutes les heures du jour. Les Hollandais du Fort Orange avaient prévenu les Iroquois contre la dévotion à la sainte Vierge et en particulier contre l’usage du chapelet. On voulut donc l’en détourner dans la cabane, nous dit le P. Chauchetière ; mais elle déclara net qu’elle mourrait plutôt que d’y renoncer.

Une cérémonie pieuse au village voisin de Tionnontoguen, à laquelle elle assista, vint augmenter sa dévotion à sa divine Mère.

On venait de découvrir, dans le village de Foy, près de Dinant en Belgique, une statue en pierre de la sainte Vierge portant l’Enfant Jésus, cachée dans le tronc d’un chêne séculaire. Ce fut une grande joie pour les religieuses populations d’alentour. Un sanctuaire s’éleva bientôt au lieu de la découverte. Les Jésuites de Dinant en profitèrent pour étendre le culte de la Reine du ciel.

Avec le bois du vieux chêne qui avait abrité si longtemps la sainte image, ils firent sculpter un grand nombre de statuettes sur son modèle. Ils en envoyèrent à diverses villes de Belgique, de France et de l’étranger.[15]

Nancy en reçut quelques-unes. Voulant participer au bien qui se faisait dans les missions de la Nouvelle-France, les échevins de la ville en envoyèrent deux à Québec. C’est le P. Chaumonot, apôtre des Hurons, qui les reçut et exprima aux échevins, dans une lettre délicate, toute sa reconnaissance.[16]

Le Père garda l’une des statues. Il était alors établi avec ses Hurons non loin de Québec, dans un village qui prit dès lors le nom de Notre-Dame de Foy.[17]

La seconde statue s’achemina vers les rudes missions iroquoises. Elle s’arrêta dans le premier canton, celui des Agniers. Et des trois principaux villages de cette tribu, ce fut Tionnontoguen, appelé mission Sainte-Marie, qui reçut dans sa chapelle l’effigie de la benoîte Vierge.

Le P. Bruyas en était le supérieur. Il tint à donner à la bénédiction de la statue le plus de solennité possible. Le jour choisi fut la fête de l’Immaculée Conception, 8 décembre 1676. Les fidèles avaient embelli, orné de leurs plus riches fourrures le pieux sanctuaire. Pour la bénédiction, la petite statue avait été placée sur un trône qu’entouraient des lumières et des fleurs. Les néophytes des villages voisins avaient été invités à la fête. Ils accoururent en foule.

Aux premiers rangs se trouvait notre nouvelle chrétienne. Ce fut pour elle une journée de dévotion intense à la Vierge, dont elle avait déjà éprouvé la puissante intercession. Elle semblait pressentir de nouveaux combats, plus durs encore peut-être que les précédents. Elle ne se trompait point.

À son retour de Tionnontoguen, la lutte recommença plus âpre, plus générale. Les jongleurs, les libertins, tous les ennemis de la « prière » s’unirent pour la couvrir de railleries et d’insultes Des hommes ivres ou qui feignaient de l’être, raconte le P. Cholenec, lui lançaient des pierres, d’autres fois se jetaient sur elle comme pour la frapper. Si bien, que pour les éviter en se rendant à la chapelle, il lui fallait prendre des chemins détournés. Les enfants ne tardèrent pas à suivre ces beaux modèles : ils couraient après elle dans les rues du village, en criant : « Voilà la chrétienne ! » Le manège dura si longtemps, qu’on sembla avoir oublié son nom de Tekakwitha pour ne plus l’appeler que la Chrétienne.

Mais elle, attentive à profiter de tout, s’estimait heureuse, comme les Apôtres au sortir du Sanhédrin, de souffrir quelque chose pour ce beau nom, qui lui rappelait le Christ.

On ne sera peut-être pas surpris de voir l’oncle de Catherine négliger, en haine de la foi, ses devoirs les plus sacrés envers celle qu’il avait adoptée comme sa fille. Il alla même, d’après le P. Chauchetière, jusqu’à pousser un jeune homme du village à lui donner la mort si elle n’apostasiait. Était-ce une feinte seulement ? On ne sait. Toujours est-il qu’un jour où Catherine, assise sur sa natte, travaillait à quelque broderie, le jeune guerrier entra soudain dans la cabane, l’air furieux, brandissant une hache. « Chrétienne, lui cria-t-il en se précipitant vers elle, renonce à la foi ou je frappe ! »

L’admirable néophyte, nullement émue par cette explosion de rage, se contenta de baisser la tête dans l’attente du coup fatal. À la vue de tant de sang froid et de courage, le jeune homme fut frappé de stupeur puis d’épouvante ; il bondit vers la porte et s’enfuit, dit le P. de Charlevoix, « comme s’il avait été poursuivi par un parti de guerriers ».

On le voit. Si le martyre manqua à Catherine Tekakwitha, elle ne manqua pas au martyre. On peut donc lui appliquer cette première sentence de l’oraison que l’Église, presque étonnée d’une si merveilleuse grâce, chante en l’honneur des saintes Vierges et Martyres : « Ô Dieu, qui, entre autres merveilles de votre puissance, avez accordé, même au sexe faible, la victoire du martyre… »

Et cependant une épreuve plus grande encore, plus intime et plus crucifiante, était réservée à la chaste jeune fille.

Elle avait suivi ses parents dans les bois pour la chasse du printemps. Une de ses tantes, « esprit double et dangereux, selon le P. Cholenec, et qui ne pouvait souffrir la vie régulière de sa nièce », résolut de la perdre de réputation auprès de son soutien et consolateur, le P. de Lamberville. Elle se mit à épier ses moindres actions, à scruter ses paroles les plus ingénues. Elle crut, un jour, avoir saisi la chance qu’elle guettait.

C’est une coutume chez les sauvages que l’oncle reçoive de ses nièces tous les égards que l’on a pour un père, et même le nom de père. Catherine y était doublement tenue, et par son titre de nièce et par la conduite de l’oncle qui l’avait reçue dans sa cabane et lui avait réellement tenu lieu de père. Or il lui arriva, un jour, par mégarde, de désigner son oncle par son nom propre au lieu du nom de père. C’en fut assez pour la méchante femme qui l’espionnait. Elle découvrit, sous cette simple inadvertance, tout un monde d’iniquités : sûrement, se dit-elle, il y a entre la nièce et l’oncle des rapports déshonnêtes. Elle ne laissa rien paraître pour le moment, se réservant de tout découvrir au P. de Lamberville, à son retour de la chasse.

En effet, sitôt revenue au village, elle se rendit chez le missionnaire. Son récit était soigneusement préparé : elle le débita avec un entrain qui voulait emporter pièce.

— Voilà, dit-elle en terminant, la chrétienne que vous estimez tant, que vous croyez si vertueuse !

— Sur quoi vous appuyez-vous pour formuler une telle accusation ? répliqua tranquillement le P. de Lamberville.

La malheureuse dut avouer qu’il n’y avait que ce simple oubli du nom de père. Le missionnaire, connaissant bien la bassesse d’âme de cette femme, profita de l’occasion pour lui reprocher, d’une part, ses soupçons si manifestement injustes, et de l’autre, sa mauvaise vie à elle-même, un scandale pour tout le village.

À sa première entrevue avec Catherine, le P. de Lamberville lui fit connaître la calomnie dont elle avait été l’objet. C’était pour elle l’épreuve la plus cruelle. Dieu la permettait pour sanctifier davantage sa fidèle servante, et aussi pour notre instruction, d’après cette remarque du P. Cholenec : « Ce fut en cette occasion, dit-il, qu’elle déclara ce qu’on aurait peut-être ignoré, si elle n’avait pas été mise à cette épreuve, que, par la miséricorde du Seigneur, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais terni la pureté de son corps, et qu’elle n’appréhendait point de recevoir aucun reproche sur cet article au jour du jugement. »

Elle était vraiment, ainsi que la bien-aimée des Cantiques, comme un lis au milieu des épines : ne prenant rien de son entourage hérissé d’épines, elle élevait au-dessus d’elles sa tige verte couronnée d’une blanche corolle aux parfums les plus rares. C’est à la vue de ces âmes pures, que l’Église ne peut se retenir de chanter son immortel cantique, emprunté au livre de la Sagesse : « Ô qu’elle est belle la génération des chastes, et combien radieuse aux yeux de Dieu et des hommes ! Sa mémoire ne périra point… »

La réponse de la néophyte ne pouvait qu’augmenter l’admiration du P. de Lamberville. Il comprit en même temps que le sol iroquois des bords de la Mohawk n’était pas le terroir qu’il fallait à une vertu aussi délicate.

Il lui donnait sans doute tous ses soins. Il l’avait initiée aux saintes pratiques de la vie spirituelle ; il la guidait, l’éclairait, l’encourageait, lorsqu’elle venait, avec une simplicité d’enfant et une humilité profonde, lui ouvrir son cœur, lui dire ses peines, ses luttes, les pièges qu’on lui tendait, les grâces que Dieu lui prodiguait. « Quand il l’avait instruite, dit le P. Chauchetière, il la menait à la chapelle et lui faisait offrir à Notre-Seigneur toutes ses croix. On ne peut pas dire le progrès que Catherine fit sous une telle direction. »

Un air plus pur, néanmoins, un sol plus riche semblaient nécessaires à la culture de ces dons du ciel.

Elle-même le sentait. Sa vie solitaire, sa vie de prière et de dévouement, ses efforts pour correspondre en tout à la grâce ne parvenaient pas à satisfaire sa soif d’une perfection toujours plus grande. Il lui manquait un coin du globe où elle pût donner libre cours à sa ferveur, servir Dieu en paix sans les mille entraves qu’on lui suscitait chaque jour.

Sa pensée se portait alors vers la mission bénie des bords du Saint-Laurent. Elle enviait le sort de ses compatriotes chrétiens qui, en nombres toujours croissants, allaient habiter ce nouvel Éden. Elle pleurait à leur départ.

Peu à peu, elle en vint à former le projet de partir, coûte que coûte, malgré son oncle et ses tantes, pourvu toutefois que le missionnaire y consentit. C’était bien aussi le sentiment du P. de Lamberville. Quelle joie pour Catherine de l’entendre approuver sa fuite !

Seulement, il fallait procéder avec la plus extrême prudence : on pouvait tout craindre de la part de l’oncle. L’entreprise était donc des plus périlleuses.

La Providence s’en chargea.


CHAPITRE HUITIÈME


Évasion de Catherine Tekakwitha


L’instrument de la Providence fut un vaillant capitaine Onneyout, du nom de Okenratarihen, qui veut dire Cendre chaude ou Poudre chaude. Ce nom, adopté par les Français, lui avait été donné sans doute à cause de ses dispositions, car il était, au dire du P. Chauchetière, « violent et chaud de son naturel ».

Sa conversion au christianisme était un bel exemple des voies secrètes de la grâce, et grâce d’autant plus remarquable que cet homme avait été l’un des bourreaux du bienheureux P. de Brébeuf.

Un jour qu’il venait d’avoir une altercation avec un autre capitaine, au sujet du changement de site de leur village, il s’enfonça dans la forêt pour laisser tomber sa rage. Mais voici qu’il apprend que son frère a été tué par un Français. Sa fureur redouble. Il se dirige vers Montréal dans l’espoir de rencontrer quelqu’un des habitants de cette ville. Heureusement il est averti que le meurtrier n’est pas un Français, mais un sauvage d’une tribu ennemie. Que faire alors ? Comment rentrer dans son village sans avoir, selon la coutume indienne, vengé la mort de son frère ? Il n’a qu’à dire un mot, la nation va lui prêter main-forte.

Pour épargner cette guerre à son pays, il préféra s’en éloigner. Il voulut d’abord visiter quelques-uns de ses amis établis à la mission du Sault. C’est là que la grâce l’attendait. Ce qu’il vit, ce qu’il entendit l’émerveilla. Éclairé par les instructions du missionnaire, entraîné par les exemples de ses compagnons, il sollicita le baptême. Ce fut un événement de voir ce farouche capitaine des Onneyouts humblement courbé sous la main du prêtre. Il reçut le nom de Louis.

La nouvelle du baptême de Okenratarihen se répandit bientôt jusque dans le canton Onneyout. Ses meilleurs amis n’y pouvaient croire. Plusieurs résolurent de venir jusqu’à la mission pour s’assurer du fait. Le fervent néophyte en profita pour se faire apôtre. Il les prêcha si bien qu’il en détermina quelques-uns à rester avec lui. Le nombre des Onneyouts convertis s’accrut tellement qu’il parut bon de leur donner un capitaine de leur tribu. Louis fut naturellement choisi à ce poste.

Sa dignité nouvelle, son talent inné pour la parole grandissaient son influence. Le missionnaire lui remit un tableau de l’enfer et plusieurs images représentant les grandes vérités et les mystères. Dimanches et fêtes, le bon Louis réunissait dans sa cabane un certain nombre de néophytes et les païens en visite dans la mission. Il accrochait son tableau et ses images à un poteau de la cabane, puis il en expliquait le sens avec une éloquence qui ravissait son auditoire.

Le zèle de l’Onneyout ne put se contenir dans les bornes de la mission. Il voulut, comme le Grand Agnier, aller prêcher la foi jusque dans son pays. D’autres l’imitèrent. Les Onneyouts et les autres cantons reçurent ces nouveaux apôtres. Le bien qu’ils faisaient enchantait les missionnaires.

Après avoir vu à l’œuvre deux catéchistes du Sault, le P. Bruyas écrivait en 1677 :

« Oh ! les deux vrais chrétiens que vos deux bons Dogiques ![18] Ils ont changé la face de notre petite Église, dans le peu de temps qu’ils ont demeuré ici. Ils ne se contentaient pas d’aller dans les cabanes prêcher Jésus crucifié, ils y employaient même une bonne partie de la nuit. Kinnonskouen, ce fervent prédicateur, assemblait nos chrétiens le soir (les travaux des champs ne permettaient pas qu’il le fit le jour), et il passait deux et trois heures de la nuit à les instruire et à leur apprendre à chanter. Un seul homme comme lui ferait plus que dix missionnaires comme moi ! Oh ! la sainte Mission, celle qui possède des chrétiens si parfaits ! Encore plus saint le Missionnaire qui les a formés par ses soins et ses fatigues ! Crescant in mille millia, qu’ils se multiplient à l’infini ! »

En cette même année 1677, justement, Louis organisa une nouvelle expédition apostolique au pays des Iroquois. Il prit pour compagnons un Huron de Lorette et un parent de Catherine Tekakwitha, tous deux animés du même zèle.

Le premier village qu’ils rencontrèrent sur leur chemin fut le village agnier de Kahnawaké, le propre village du P. de Lamberville et de sa sainte néophyte. On conçoit l’affectueux accueil que l’un et l’autre firent à ces « anges venus du ciel », comme le missionnaire appelait les chrétiens du Sault.

La nouvelle de leur présence dans le village se répandit en un instant. On accourut en foule à la cabane hospitalière. La chaude parole de l’orateur fit merveille. Il rappela son infidélité au canton des Onneyouts, ses excès de toutes sortes, ses colères, ses meurtres. « Je n’avais pas d’esprit ! s’écria-t-il ; je vivais comme une bête. Mais on m’a fait connaître le Grand Esprit, le vrai Maître du ciel et de la terre, et maintenant je vis comme un homme. »

Il raconta alors les beaux exemples de vertu qu’il avait trouvés à la mission du Sault, la vie paisible qu’on y menait, les fêtes, les cérémonies de l’Église si pieuses, si belles, si pleines d’enseignement et de consolations. On l’écoutait avidement. Mais plus que tout autre Catherine Tekakwitha. Ce qu’elle entendait ravivait son extrême désir d’aller au Canada.

Sa décision fut vite prise : elle partirait avec ces trois hommes, aussitôt finie leur tournée dans les Cantons.

Une circonstance favorisait son dessein : l’absence de l’oncle. Il était à faire la traite avec les Anglais de Fort Orange. C’étaient de mauvais voisins que ces hérétiques pour les Iroquois, et surtout pour les Agniers les plus rapprochés d’eux. Les boissons enivrantes, les menées du prosélytisme protestant, les railleries contre le papisme et ses missionnaires, contribuaient singulièrement à ralentir les progrès de l’apostolat chez les Iroquois. L’oncle de Catherine trouvait en tout cela de quoi attiser sa haine du catholicisme.

Une autre circonstance favorable était le nouvel état d’esprit, survenu inopinément, des tantes de Tekakwitha. Elles ne s’opposeraient pas à son départ.

Le P. de Lamberville, dûment consulté, approuve pleinement l’évasion immédiate. Cendre-Chaude est bien du même avis. Seulement, comme il doit continuer sa course apostolique chez les Onneyouts et les autres cantons de l’ouest, il confie la néophyte à ses deux compagnons : elle prendra sa place dans le canot.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Les hésitations en de pareils moments peuvent tout compromettre. Après longue délibération, exécution prompte, c’est la clef du succès.

Les préparatifs furent brefs. Dans le plus grand secret, on approvisionna un canot d’armes et de munitions. Le gibier pourvoirait à la nourriture, un lit de feuilles et de mousses au sommeil.

Au petit jour, Catherine, bénie par le P. de Lamberville et munie d’une lettre du missionnaire pour les Pères du Sault, monta dans la frêle embarcation avec son beau-frère et le Huron, tous deux aussi habiles canotiers et coureurs des bois que fervents chrétiens.

La jeune Iroquoise disait adieu à son village, à sa patrie, la joie dans l’âme, en se confiant à la Providence du Père qui est dans les cieux. Aussi bien, cette terre infidèle n’était pas digne de la posséder plus longtemps, comme disait S. Paul des premiers héros du christianisme : Quibus dignus non erat mundus, ces hommes dont le monde n’était pas digne.

Nos voyageurs étaient déjà loin, lorsqu’on s’aperçut dans le village de l’absence de Tekakwitha. On remarqua aussi le départ précipité des deux chrétiens du Sault. On en conclut que tous trois étaient en route vers la mission canadienne. La colère s’empara des païens qui voyaient ainsi échapper leur proie. Ils envoyèrent l’un d’entre eux en tout hâte au Fort Orange, pour avertir l’oncle de l’évasion de sa nièce.

On imagine la fureur du vieux guerrier à cette nouvelle inattendue. Où était Kateri ? Où étaient ses ravisseurs ?

À ce point de la vie de Tekakwitha et pour raconter son évasion, ses deux premiers biographes, les Pères Cholenec et Chauchetière, ont des divergences sur les détails. En empruntant à l’un et à l’autre, nous essaierons de reconstituer le drame avec ses diverses péripéties.

Un détail préalable que ne touchent point ces deux écrivains, est la route prise par les voyageurs dans leur fuite. Des historiens modernes, entre autres Ellen Walworth et le général Clark, ont fait une étude attentive des sentiers de guerre des Iroquois ; sentiers que les Français, à leur tour, prenaient pour envahir les cantons, ou qu’ils indiquaient à leurs ambassadeurs pour traiter de la paix.

De leurs recherches, il ressort que le chemin adopté dut être le suivant[19] : d’abord sans doute la rivière Mohawk dans sa course vers l’est, jusqu’à une courbe prononcée qu’elle fait vers le sud-est ; la suivre plus loin aurait éloigné du terme en vue. De là, le sentier s’enfonce dans de vastes forêts et continue presque en ligne droite jusqu’à l’Hudson supérieur, au point nommé aujourd’hui Jessup’s Landing. Ensuite, la route, dirigée franc nord et toujours frayée à travers les broussailles, les halliers, les grands arbres enchevêtrés de lianes, côtoie la rivière jusqu’à ce que, arrivée à Luzerne, elle s’avance tout droit vers le lac Saint-Sacrement (aujourd’hui lac George). Ce n’est, après cela, qu’une tranquille navigation sur les eaux limpides du lac Saint-Sacrement, du lac Champlain et de la rivière Richelieu.


Nous avons dit la colère de l’oncle de Catherine Tekakwitha à la nouvelle de sa fuite. Il se met aussitôt en route vers son village, en remontant la Mohawk. Son fusil est chargé de trois balles.

Sur le haut du jour, à un détour de la rivière, il aperçoit un canot venant à lui. Un
Haut : Mission iroquoise au bord du Saint-Laurent
Bas : Missions iroquoises sur les bords de la Mohawk
seul homme le monte. Les deux embarcations se croisent, comme étrangères l’une à l’autre, et poursuivent leur route. Or l’homme du canot était justement le beau-frère de Catherine, qui allait au plus proche village hollandais chercher du pain pour elle et son compagnon. À son retour il leur raconta sa rencontre avec le terrible oncle. L’apercevant tout à coup de trop près pour l’éviter et se cacher, il avait pris l’air le plus innocent du monde et était passé sans accroc.

Ils bénirent le Seigneur de cette protection visible. Bientôt après, ils quittaient la Mohawk et prenaient le sentier qui les conduirait à la rivière Hudson.

Pendant ce temps, l’oncle était parvenu à Kahnawaké, avait constaté le départ de sa nièce et s’était vivement remis en route pour atteindre les fuyards. Arrivé au sentier que ceux-ci avaient justement pris, il s’y engage à son tour, transporté plus que jamais par l’espoir de la vengeance.

Nos trois voyageurs poursuivaient leur route en file indienne. Le Huron battait la marche, venait ensuite Tekakwitha ; le beau-frère, lui, suivait à quelque distance, épiant les moindres signes qui annonceraient l’approche de l’oncle. Il avait donné à ses compagnons comme signal du danger un coup de fusil.

La précaution n’était pas vaine. Voici qu’à un moment, une silhouette se dessine au loin dans l’épaisseur de la forêt : celle de l’oncle. Le beau-frère l’a reconnue. Vite, il décharge son arme et se jette hors du sentier, parmi les arbres et les broussailles, comme à la recherche du gibier qu’il a sans doute atteint.

Au coup de feu, Catherine s’est tout de suite enfoncée dans un épais taillis, pendant que le Huron, tirant son calumet et l’allumant, se couche au bord du sentier et délicieusement regarde monter vers le ciel les volutes bleuâtres de la fumée du petun.

Le vieux chef a dépassé le beau-frère qu’il n’a pas reconnu dans le chasseur cherchant sa proie. Il tombe maintenant sur le Huron qu’il ne connaît pas. Le voyant si parfaitement tranquille, si absorbé par la fumée de son calumet, il ne soupçonne rien. Et puis, la fatigue commence à se faire sentir à ses vieilles jambes ; les trois jeunes qu’il poursuit ont déjà sur lui, bien sûr, une forte avance ; pourra-t-il jamais les atteindre ?

Alors, découragé, morne, abattu, le vieux guerrier rebrousse chemin, et, lentement, regagne les bords de la Mohawk et de là remonte à son village de Kahnawaké.

Qui dira l’explosion de reconnaissance à Dieu de nos trois voyageurs ! La sensation de délivrance de la néophyte ! Se tirer à si peu de frais d’un si grand péril, c’était miracle… Ils se remettent donc en route d’un pied léger. La joie leur donne des ailes.

Les voilà bientôt rendus au lac Saint-Sacrement. Ils découvrent sans peine le canot que Cendre-Chaude, en venant du Sault avec ses deux compagnons, a caché dans un buisson au bord de l’eau. Ils passent rapidement de ce lac au lac Champlain, puis s’engagent dans la rivière Richelieu.

Depuis son départ de la Mohawk, Catherine ne pouvait s’empêcher de penser à sa mère : après plus de trente ans, elle refaisait, dans une direction opposée, l’itinéraire que l’Algonquine captive avait suivi. Comme elle la bénissait dans son cœur d’avoir prié plus tard pour sa fille et obtenu pour elle ce merveilleux enchaînement de circonstances vraiment providentielles !

Immobile au fond du canot, elle priait.

Le P. Chauchetière nous dit : « Son voyage fut une prière continuelle, et la joie qu’elle sentait, approchant de Montréal, ne peut s’expliquer. »

Puis il ajoute, sur un ton presque lyrique : « Voici donc notre jeune sauvagesse de vingt et un ans qui se sauve, sainte et pure, et qui triomphe de l’impureté, de l’infidélité, et du vice qui a corrompu tous les Iroquois ; voici la Geneviève du Canada ; voici le trésor du Sault qui est proche et qui a sanctifié les chemins de Montréal à Anié, par lesquels plusieurs âmes prédestinées ont passé après elle. »

Parvenus au fort de Chambly, les voyageurs, quittant le Richelieu, prirent à travers les forêts touffues qui couvraient en ce temps-là nos belles campagnes de la rive sud du Saint-Laurent. Ils arrivèrent à la mission du Sault Saint-Louis à l’automne de 1677.


DEUXIÈME PARTIE


LE LIS AUX RIVES DU SAINT-LAURENT
(1677-1680)




CHAPITRE PREMIER


La mission iroquoise Saint-François-Xavier


La première mission iroquoise en terre de la Nouvelle-France s’établit à Laprairie. L’endroit devait son nom aux riches pâturages, produits de tous temps par le sol qu’il occupe ; et une prairie dite de la Magdeleine située à l’extrémité ouest de son territoire, l’avait fait appeler la Prairie de la Magdeleine, pour la distinguer des autres localités auxquelles la même cause avait fait donner le même nom.

L’exploration de Laprairie suivit de près l’établissement de Montréal. Dès l’année 1643, les PP. Poncet et Duperron, résidant à Ville-Marie, parlent d’une course qu’ils firent de l’autre côté du fleuve. Ils trouvèrent les emplacements très favorables à des habitations françaises, à cause des prairies, de la chasse et de la pêche. « Les arbres sont beaux, disent-ils, la terre est bonne, mais l’ennemi est à craindre. » [20]

Pour tenir en échec cet ennemi, qui n’était autre que les Iroquois, les gouverneurs établirent à Laprairie un des postes avancés, échelonnés sur la rive sud du Saint-Laurent. Il eut bientôt un fort flanqué de quatre bastions, une petite artillerie et une garnison.

En 1647, M. de Lauzon concédait à la Compagnie de Jésus la Seigneurie de la Prairie de la Magdeleine : « En considération, disait l’acte, de l’assistance donnée par cet ordre religieux aux habitants de la Nouvelle-France, et des dangers auxquels ils s’exposent eux-mêmes en amenant les sauvages du pays à la connaissance du vrai Dieu. »[21]

La paix de 1666 avait permis de fonder une mission dans chacun des cantons iroquois. L’œuvre progressait lentement, mais régulièrement. Ce qui en retardait la croissance, était, outre le caractère et les mœurs des sauvages, leurs rapports fréquents avec les protestants anglais et hollandais, rapports aggravés par la traite de l’eau-de-vie. Les missionnaires ne redoutaient pas seulement pour leurs ouailles l’abaissement des mœurs, mais la perte même de la foi. Des cas s’étaient déjà produits. surtout chez les Agniers, voisins des Hollandais.

Pour obvier au péril, on songea à l’établissement d’une mission sur le modèle de Saint-Joseph de Sillery. Le site était tout indiqué : la Prairie de la Magdeleine. Seulement, on se demandait : les Iroquois, si attachés à leurs cantons, viendront-ils ?

Ils vinrent. Et voici comment la Providence mit en branle ce mouvement qui devait aller jusqu’aux merveilles les plus étonnantes du christianisme.

Il y avait à Onneyout une femme de la nation des Ériés, récemment détruite par les Iroquois. Elle s’appelait Ganneaktena. Un guerrier Onneyout nommé Tonsahoten, ancien Huron incorporé aux Onneyouts, l’avait épousée pour les dons remarquables qu’il découvrait en elle. Elle était devenue l’interprète du P.  Bruyas auprès des malades et, par ses leçons, aplanissait pour lui les difficultés de la langue iroquoise. Par reconnaissance, et aussi par zèle des âmes, le missionnaire, de son côté, l’instruisait dans la religion chrétienne.

Sur ces entrefaites, Tonsahoten fut pris d’un mal de jambes que les sorciers essayèrent en vain de guérir. La paix de 1666 venait d’être établie. Le malade résolut d’en profiter pour aller chercher sa guérison dans la colonie française. Sa femme devait l’accompagner. C’est ce qu’elle désirait depuis longtemps : elle aspirait à une instruction plus complète et par elle au baptême. À force d’instances et de prières, elle décida sa mère, son beau-père et cinq autres de leurs amis à les suivre. La petite caravane arriva à Ville-Marie au cours de l’année 1667.

La ville naissante était alors dans toute sa ferveur. On y voyait chez tous, depuis le gouverneur et ses officiers jusqu’aux plus humbles colons, la pratique des plus beaux exemples des vertus chrétiennes. De saintes femmes, comme les Sœurs de l’Hôtel-Dieu, se consacraient au soulagement des infirmes et des malades ; d’autres, les Sœurs de la Congrégation avec, à leur tête, la vénérable Mère Bourgeoys, se dévouaient avec un zèle non moins admirable, à l’instruction des enfants français et sauvages. Depuis dix ans, les prêtres de Saint-Sulpice succédant aux Jésuites, desservaient cette belle chrétienté.

La vue des cérémonies de l’Église, de la piété des fidèles, du calme qui régnait partout émerveillèrent les nouveaux venus.

Or, en ce temps-là, le Jésuite Pierre Raffeix présidait aux premiers établissements de Laprairie. Il venait souvent visiter Montréal. Il fut mis en rapport avec nos voyageurs, ravis de causer avec une Robe-Noire qui connaissait leur pays et parlait si bien leur langue. Le Père vit dans cette rencontre une aimable intervention de la Providence : il avait devant lui le noyau de la mission iroquoise qu’il rêvait pour le village de Laprairie.

Il n’eut pas trop de peine à les déterminer à le suivre au village de la rive sud, et à dresser leur tente près de sa cabane. Les instructions commencèrent aussitôt et se poursuivirent pendant l’hiver.

Au printemps de 1668, le P. Raffeix eut à descendre à Québec. Il voulut y amener ses catéchumènes pour leur montrer ce que pouvaient devenir des sauvages comme eux sous l’influence de la religion. Les Hurons étaient alors à Notre-Dame de Foy, près de Québec. Sous la conduite du grand missionnaire, le P. Chaumonot, ils constituaient l’un des plus beaux triomphes de la foi chrétienne. Ils ne se contentaient pas d’exciter l’admiration par leur conduite, ils se faisaient les apôtres de ceux qui avaient exterminé leur nation : et nombre d’Iroquois, en visite chez eux, leur durent le bienfait d’une conversion aussi solide qu’inattendue.

On conçoit l’aimable accueil qu’ils firent aux compagnons du P. Raffeix ; toutes les cabanes leur étaient ouvertes ; ce qu’il y avait de mieux partout leur était offert. Mais la grande préoccupation était de faire pénétrer dans l’âme des visiteurs les enseignements de la religion.

Le P. Raffeix jugea bientôt que Ganneaktena était mûre pour le baptême. Le saint évêque de Québec, Mgr François de Laval, voulut lui-même le conférer. Il donna à la nouvelle chrétienne le nom de Catherine.

Le retour à Montréal se fit peu de temps après. Tonsahoten, guéri de son mal de jambe, songeait à passer tout droit et à retourner dans son pays. La néophyte intervint encore. Elle le conjura de se fixer auprès du missionnaire de Laprairie qui parlait leur langue et les aiderait à conserver leur foi. Tonsahoten céda devant les instances de sa femme. Douze autres Iroquois baptisés, mis au courant du projet, se joignirent à eux. La mission Saint-François-Xavier était fondée (1668).

« C’est une chose admirable, remarque le P. d’Ablon, que Dieu ait voulu que les Iroquois conservassent la vie à cette captive, afin qu’ensuite elle pût leur procurer le salut éternel, et que leur esclave devint ainsi leur maîtresse dans la foi. Elle le fut en effet, non seulement au commencement de sa conversion, mais dans tout le reste de sa vie, par les rares exemples de vertu qu’elle leur donna. »

La nouvelle de cette mission iroquoise établie en pleine colonie française excita partout un vif intérêt.

En France, des âmes pieuses voulurent contribuer à la bonne œuvre. On conserve encore, dans le trésor de l’église de Caughnawaga, le bel ostensoir en argent, envoyé de
OSTENSOIR
Donné à la mission en 1668
Paris à cette occasion. Il porte sur le pied l’inscription suivante : « Claude Prevost, ancien échevin de Paris, et Élizabeth le Gendre, sa femme, mon donné aux RR. PP. Jésuites pour honorer Dieu en leur première église des [sic], 1668 ».

Cinq ans plus tard, Ganneaktena rendait sa belle âme à Dieu. Tonsahoten lui survécut plusieurs années, sans jamais faiblir dans la pratique la plus exacte de sa religion.

Ces bons exemples attiraient des recrues à la mission. Les néophytes augmentaient en nombre et, peut-on ajouter, en ferveur. On cite le cas de ce jeune Iroquois, baptisé à dix-huit ans, et qui avait conservé l’innocence de son baptême en dépit des plus violentes tentations et des pièges mêmes tendus à sa vertu. On ne le voyait qu’à l’église, à la prière ou au travail. Malgré sa jeunesse, il entreprit un voyage au pays des Iroquois pour y prêcher l’Évangile. Au retour, il tomba malade près du fort Lamothe. On voulut le porter jusqu’à la mission. Il fallut s’arrêter trois fois. À la première étape, il dit à ceux qui le portaient : « Je vois une personne très belle, qui vient me chercher et me remplit de consolations. » La troisième fois, cette belle personne lui apparut encore, lui apprit qu’elle s’appelait Marie, et que bientôt il serait au ciel. Il mourut à l’âge de vingt ans, en la fête de Noël 1675.

La mission occupait la partie sud du village de Laprairie. Ce quartier porte encore le nom de la Borgnesse, à cause de la cabane d’une pauvre sauvagesse qui était borgne. La chapelle, bien petite, faisait partie de la maison même du missionnaire. Elle avait été construite par les Français. On y disait la messe d’abord pour eux, puis pour les Iroquois.


On s’aperçut bientôt que l’endroit choisi pour la mission était peu favorable aux sauvages : le voisinage des Français avait pour eux de graves inconvénients ; de plus, l’humidité du sol ne permettait guère la culture du blé d’Inde, leur grande, presque unique ressource.

Il fallait partir, mais sans trop s’éloigner, afin de garder, à la limite actuelle de la colonie, une mission qui, en cas d’attaque des Iroquois, serait comme un poste avancé et une solide défense.

Louis XIV comprit ces graves motifs. Il écrivait à Frontenac, le 29 avril 1680 : « J’ai accordé aux Pères Jésuites la concession qu’ils m’ont demandée au lieu appelé le Sault, joignant la prairie de la Madeleine pour l’établissement des sauvages, et j’ai ajouté à ce don les conditions qu’ils m’ont demandez, parce que j’estime que cet établisement est advantageux, non seulement pour les convertir et maintenir dans la religion chrétienne, mais mesme pour les accoutumer aux mœurs et façons de vivre françaises. »[22]

La concession se trouvait à trois ou quatre milles en amont du village de Laprairie. Le missionnaire et ses ouailles s’y transportèrent au cours de l’année 1676.

La petite rivière du Portage, qui se jette en cet endroit dans le Saint-Laurent, forme à son embouchure un plateau très propre à l’établissement d’un village et facile à fortifier. Ce poste était blotti au creux de l’immense courbe que fait le fleuve au sortir des rapides du Sault Saint-Louis. Devant lui s’étalait la belle nappe d’eau, vaste comme un lac, et qui, de fait, porta un temps le nom de lac Saint-Paul. Le regard rencontrait au loin, à droite, Ville-Marie et son Mont Royal ; en face, mais près de l’autre rive, la grande île Saint-Paul ; à gauche, au pied des rapides tout blancs d’écume, cette fine émeraude qu’est l’île au Héron.

La proximité des rapides fit donner au nouveau site le nom de Saint-François-Xavier du Sault Saint-Louis. Pour la même raison, les Iroquois l’appelèrent Kahnawaké (au rapide). Peut-être aussi aimaient-ils à y retrouver un souvenir du Kahnawaké des bords de la Mohawk.

C’est ici même, et en cette année 1676, que les Hurons de Lorette envoyèrent leur wampum, pour commémorer la visite des Iroquois en 1668, comme nous l’avons raconté plus haut.

On construisit un fort en bois, garni de bastions, pour enfermer l’église et la maison des missionnaires et, en cas d’attaque, servir de retraite contre les Iroquois.

La ferveur de la mission de Laprairie ne fit que croître à Kahnawaké. L’ivrognerie et le vice impur en étaient sévèrement bannis. Ce n’étaient pas seulement les commandements qu’on observait avec scrupule, mais les conseils évangéliques.

Qu’on nous permette un seul exemple. L’un des capitaines hurons du Sault, dans une course à Montréal, avait parlé contre le premier capitaine des Agniers de la mission. Ce propos lui fut rapporté. Le sang bouillonna dans les veines du chef. On pouvait craindre une querelle entre Agniers et Hurons voire une vendetta. Le missionnaire résolut de l’étouffer dans l’œuf. À la réunion du soir, il parla du pardon des injures, de la bonté de Dieu qui nous pardonne si nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, comme nous le demandons chaque jour dans le Notre Père. Le chef comprit. Il ne se contenta point de pardonner en son cœur. Il fit un grand festin, y invita son détracteur et lui donna la première place. « Mon frère, lui dit-il pour tout reproche, aimons-nous comme auparavant. »

La paix, l’ordre et la joie qui régnaient en cet heureux séjour faisaient sur les sauvages étrangers une impression profonde. On en a vu que ce seul spectacle avait déterminés à s’y fixer ; d’autres s’en retournaient chez eux pour y devenir les panégyristes de la prière.

Une chose qu’on ne se lassait point d’admirer, c’était la merveilleuse union des groupes nombreux qui composaient la mission : outre les Iroquois des cinq cantons, on y rencontrait des Hurons, des Algonquins, des Outaouais, des Ériés, des Neutres. Autant dire le lion, l’ours, l’agneau, le bœuf vivant ensemble, comme dans cet âge d’or annoncé par Isaïe, chanté par Virgile.

Le Sieur de la Potherie, témoin de ces merveilles, écrivait quelques années plus tard : « La sage conduite des Jésuites qui les gouvernent, les entretient dans une union si grande que rien au monde n’est plus touchant que de voir la ferveur de ces nouveaux chrétiens. Ils ne font ensemble qu’un même esprit par toutes les pratiques de vertu et de piété qui les unissent. » Puis, pour marquer le soin qu’on avait de garder inviolable cette union, il donne ce curieux détail : « Ils chantent la grand’messe et disent leurs prières en la langue algonquine, pour éviter une jalousie qui aurait pu naître entre les cinq Nations. » Il poursuit : « Les hommes se tiennent d’un côté de l’église et les femmes de l’autre. Il y a un Chef de la prière qui est comme le grand Chantre, qui est au milieu, tout debout : chacun se répond alternativement, et l’on y entend souvent les chœurs de musique. »[23]

Tant de vertus et une si touchante harmonie des cœurs forçaient un missionnaire, de passage au Sault, à s’écrier avec Notre-Seigneur devant la foi du centurion : « Amen dico vobis, non inveni tantam fidem in Israel, en vérité, je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël ! »

Le second évêque de Québec, Mgr de Saint-Vallier, en fut lui-même ravi d’admiration. Dans sa lettre de 1687, sur l’État présent de l’Église et de la Colonie dans la Nouvelle-France, il disait : « Dans ma première visite, la piété que j’y vis, surpassa de beaucoup l’idée que j’en avais conçue par les rapports qu’on m’en avait faits. Les personnes engagées dans le mariage ne sont pas moins à Dieu que les vierges… On prendrait leur village pour un véritable monastère… On les voit tous portés à la pratique du plus parfait détachement, et ils gardent parmi eux un si bel ordre pour leur sanctification, qu’il serait difficile d’y ajouter quelque chose. » Le prélat raconte ensuite les pratiques religieuses, la plupart vraiment héroïques, que ces Indiens s’étaient imposées pour chaque jour, chaque semaine, chaque mois et chaque année. C’est à se demander s’il n’exagère pas. Il a prévu l’objection. Il y répond sans balancer : « Tout ce que j’ai dit de la manière de vivre des sauvages convertis dans cette mission, n’est point une description faite à plaisir ; c’est un récit sincère de son véritable état. Les Français de la Prairie sont si charmés de ce qu’ils y voient, qu’ils y viennent quelquefois joindre leurs prières à celles de ces bons chrétiens, et ranimer leur dévotion à la vue de la ferveur qu’ils admirent dans des gens qui étaient autrefois barbares. »[24]

Bel exemple, ajouterons-nous en terminant ce chapitre, de ce que peut faire notre sainte religion pour réunir les peuples les plus divers sous la même main du Père qui est dans les cieux.


CHAPITRE DEUXIÈME


Catherine Tekakwitha au Sault Saint-Louis. —
Sa première communion.


Nous avons dit que Catherine Tekakwitha et ses deux compagnons arrivèrent à la mission Saint-François-Xavier du Sault Saint-Louis, à l’automne de 1677. Elle était munie d’une lettre de recommandation du P. de Lamberville adressée au P. Cholenec.

La lettre disait : « Catherine Tegakouita va demeurer au Sault. Veuillez vous charger, je vous prie, de sa direction. Vous connaîtrez bientôt le trésor que nous vous donnons. Gardez-le donc bien. Qu’entre vos mains, il profite à la gloire de Dieu et au salut d’une âme qui lui est assurément bien chère. » Éloge bref mais plein, que la néophyte devait si magnifiquement confirmer dans les trois dernières années de sa vie.

Le P. Pierre Cholenec remplaçait le supérieur de la mission, le P. Jacques Frémin, pour lors absent en France. C’était au zèle de ces deux hommes que la mission du Sault était surtout redevable de sa prospérité.

Né en 1641, entré dans la Compagnie de Jésus à Paris en 1659, le P. Cholenec avait professé la grammaire, les humanités et la rhétorique, quand il vint en Canada en 1674. Le P. de Rochemonteix dit que rien dans son caractère ne rappelait sa rude province de Bretagne. « Nature aimable et sympathique, ajoute-t-il, d’une innocence et d’une simplicité charmantes, facile à s’éprendre de tout ce qui était beau et relevé, il était tout entier, cœur et âme, à ses chères ouailles, et il en parlait avec ravissement dans ses lettres. »[25]

Il devait être admirablement secondé par son nouveau compagnon, le P. Claude Chauchetière, arrivé depuis un an, à l’époque de la migration du village iroquois au Sault Saint-Louis. Ces deux hommes vraiment surnaturels seront les guides de Catherine Tekakwitha dans sa marche ininterrompue vers les sommets de la perfection.


Le P. Cholenec s’occupa d’abord de trouver une famille qui voulût héberger la nouvelle venue. Il n’eut pas à chercher longtemps. Le beau-frère de Catherine était tout indiqué. C’est lui qui, avec Cendre-Chaude et le Huron, était allé la chercher là-bas et l’avait heureusement conduite à la mission. Sa femme, sœur d’adoption de Catherine, désirait depuis de longs mois l’arrivée de la néophyte.

Une autre circonstance heureuse était que, dans cette même cabane, se trouvait une ancienne chrétienne, aussi intelligente que pieuse, nommé Anastasie. Une des premières baptisées chez les Iroquois, elle avait connu la mère de Catherine. Depuis, à Laprairie, et récemment, au Sault, elle s’était consacrée à l’instruction des catéchumènes et des néophytes. On conçoit le plaisir qu’elle eut de voir la fille de son ancienne amie de Gandaouagué : elle voulut être pour elle une vraie mère.

Catherine, reçue comme un ange parmi ces bons chrétiens, put enfin respirer. Elle éprouvait la sensation d’un oiseau échappé au filet du chasseur. Ses deux premiers biographes, Cholenec et Chauchetière, nous la montrent à l’envi chantant sa délivrance de l’Égypte des Iroquois et son établissement dans la terre promise des bords du Saint-Laurent.

Tout la ravissait. Le paysage lui-même élevait à Dieu son âme sensible et délicate : debout sur le rivage, au pied d’une croix élancée, elle voyait le grand fleuve, au sortir des bouillonnements tumultueux des rapides, écarter ses rives et reprendre en silence sa course majestueuse ; au delà, l’horizon lointain avec sa verdure, ses îles, sa montagne de Ville-Marie. Ce sera pour elle un endroit favori. Elle y viendra souvent prier, et, un jour, son corps très pur y sera déposé pour un temps, en y laissant une vertu qui rendra son tombeau glorieux.

Se tournant vers le village, Catherine voyait les longues cabanes, jetées un peu pêle-mêle, çà et là, graviter autour de l’enceinte fortifiée, où se dressaient la chapelle et la maison des missionnaires.

Et partout, la paix, la tranquillité, la joie illuminant toutes les figures, l’ordre établi dans la distribution du temps pour le travail et la prière. Quel contraste avec le Kahnawaké des Mohawks, ses désordres de toutes sortes, son oisiveté, ses fêtes tapageuses, ses résistances au culte du vrai Dieu !

Elle se croyait en paradis. Elle aurait pu demander, comme Clovis, au milieu des solennités de son baptême à Reims : « Est-ce déjà le ciel ? »

Elle allait donc pouvoir se donner tout entière au bon Dieu, suivre son penchant à la dévotion, pratiquer toutes les vertus sans craindre les luttes passées. Ce serait pour elle le libre épanouissement de ses belles qualités et de ses vertus, comme une fleur — n’était-elle pas un lis ? — d’abord contrainte par la nature du sol, l’atmosphère ambiante, les vents et les orages, puis transplantée dans une terre riche, au climat sain, aux jours ensoleillés, si favorables à la libre expansion de sa tige et de sa corolle.

Voici comment le P. Cholenec nous présente l’état d’âme de Catherine à ses débuts au Sault : « Elle ne nous en parlait (de son bonheur) qu’avec des élans et des transports ; et comme elle avait le cœur grand et noble, l’esprit fort vif, et que son caractère propre était, autant que nous avons pu découvrir, un désir insatiable de connaître le bien et une ardeur égale à mettre en pratique ce qu’elle avait appris une fois ; cette âme si bien disposée prit feu incontinent et mettant tout de bon la main à l’œuvre, elle commença à pratiquer ce qu’elle voyait faire aux autres ; et elle le fit si heureusement et avec des progrès si notables qu’en moins de quelques semaines elle se fit distinguer entre toutes les filles et les femmes de la mission, et elle s’y attira bientôt l’estime et l’admiration de tout le monde. Voilà comme Catherine Tegakouita, après s’être conservée dans l’innocence pendant plus de vingt ans parmi les méchants et les pécheurs, devint ici en peu de temps une sainte parmi les justes et les fidèles. »

Comme tous les saints, Catherine avait une très haute idée de la majesté divine. De là, instruite par l’Esprit-Saint, son désir constant de se porter au plus parfait en toutes choses. De là encore son union à Dieu on peut dire continuelle.

À ce propos, le P. Cholenec fait la réflexion suivante : « On rapporte de plusieurs saints qu’ils avaient quelquefois le cœur si embrasé du divin amour que quelques efforts qu’ils fissent pour cacher ce feu sacré qui les brûlait au dedans, ils ne pouvaient empêcher qu’il n’en rejaillit quelques étincelles au dehors. Telle était celle dont nous parlons. Oui, cette jeune vierge, toute sauvage qu’elle était, se trouvait pour l’ordinaire si pleine de Dieu, et elle goûtait tant de douceurs dans cette possession, que tout son extérieur s’en ressentait, ses yeux, ses gestes, ses paroles ne respiraient que feu à ces moments ; et il ne fallait pas être longtemps avec elle pour en être ému et pour être échauffé de ce feu divin. De cette charité de Catherine pour son Dieu venait le grand amour qu’elle avait pour la sainte Eucharistie. »

Elle n’avait pas encore fait sa première communion, mais son cœur l’entraînait d’instinct vers le Maître adoré du tabernacle. Elle était sûre d’y trouver celui à qui elle avait déjà consacré son cœur et sa vie, de pouvoir s’y entretenir avec lui longuement, loin du bruit, loin de toute distraction.

Dès les premiers jours, on la vit se rendre à l’église à quatre heures du matin, même aux temps les plus rigoureux de l’hiver ; elle entendait la première messe à la pointe du jour, puis celle des sauvages au soleil levé. Elle y retournait plusieurs fois durant le jour, interrompant son travail pour contenter sa dévotion. Elle était là, avec tout le village, pour la prière du soir. Mais, restée seule, elle n’en sortait que bien avant dans la nuit. Les dimanches et les fêtes, elle les passait pour ainsi dire à l’église, sauf deux ou trois courtes apparitions à la cabane pour sa réfection.

Le P. Cholenec, dans une lettre datée de 1678, donne des détails curieux sur l’ordre et la nature des exercices du dimanche.

De très bon matin, les sauvages venaient en grand nombre à l’église pour s’approcher du tribunal de la pénitence. La messe commençait à 8 heures. Les hommes, rangés du côté de l’évangile, les femmes du côté de l’épître, chantaient alternativement à deux chœurs, le Kyrie, le Gloria, le Credo, des hymnes sacrées, des cantiques : le tout traduit en algonquin d’abord, puis en iroquois ; le chant en langue iroquoise s’est conservé jusqu’à nos jours. Le missionnaire faisait une instruction familière après l’évangile. De temps à autre, il cédait sa place à quelque capitaine, fervent chrétien, et la parole du sauvage produisait souvent une vive impression sur ses auditeurs.

À 10 heures on sonnait de nouveau. S’il n’y avait pas de seconde messe, on récitait le chapelet.

La confrérie de la Sainte-Famille, composée de l’élite de ces bons chrétiens, avait sa réunion à 1 heure de l’après-midi.

À 3 heures on se réunissait pour les vêpres, ou plutôt pour un exercice qui en tenait lieu. Les psaumes, en effet, étaient remplacés par une série de prières en iroquois que le P. Frémin avait mises sur les différents tons des psaumes. Ainsi, la prière ordinaire du matin sur le 8e ton ; la prière pour l’élévation à la sainte messe, 1er ton ; la prière à l’ange gardien, 4e ton ; l’action de grâces pour le don de la foi, 1er ton ; les commandements de Dieu sur le chant de l’In exitu. Ils chantaient ensuite l’hymne en iroquois sur l’air de l’Iste confessor ; puis l’Ave Maria sur le 8e ton, pour remplacer le Magnificat. On donnait à la fin la bénédiction du T. S. Sacrement. Le soleil était souvent couché avant que tout fût terminé.[26]

Ces pieuses pratiques et ces chants furent bientôt familiers à Catherine Tekakwitha. Elle s’en délectait, elle y trouvait un aliment toujours nouveau à sa dévotion.

Suivant la juste remarque du P. Cholenec, « sa dévotion était d’autant plus à estimer qu’elle n’était pas de ces dévotions oisives où il n’y a d’ordinaire que de l’amour-propre ; ni Catherine de ces dévotes entêtées qui sont à l’église lorsqu’il faudrait être dans le ménage ». Il continue avec non moins de sens : « En s’attachant à Dieu elle s’attacha au travail, comme à un moyen très propre pour demeurer unie avec lui, et pour conserver le long du jour les bons sentiments qu’elle avait conçus le matin aux pieds des autels. »

La bonne Anastasie, qui avait les mêmes goûts et les mêmes vues, était devenue sa meilleure amie en même temps que son institutrice. Catherine s’était fait une règle d’éviter toute autre compagnie, et de n’aller qu’avec elle, soit au bois soit au champ.

Ensemble elles travaillaient, ensemble elles sanctifiaient leur travail par de pieux entretiens. Anastasie racontait la vie des saints, leur amour de Dieu, leur haine du péché, les rudes pénitences qu’ils pratiquaient en expiation de leurs fautes. C’étaient autant de traits de lumière pour la néophyte. Au sortir de ces conversations, elle s’appliquait à reproduire dans sa conduite les exemples qui l’avaient le plus frappée.

Elle était parvenue de cette sorte, qu’elle fût dans sa cabane, à l’église ou aux champs, à voir Dieu partout, à s’entretenir partout familièrement avec lui, et pour s’y aider encore davantage et ne perdre aucun instant, elle faisait intervenir la sainte Vierge en ayant toujours à la main son chapelet. Sa pieuse institutrice pouvait affirmer que Catherine marchait continuellement en présence de Dieu, imitant en cela une autre grande sainte du même nom, Catherine de Sienne, dont on a dit qu’elle vivait toujours en cellule, c’est-à-dire, toujours en cette intime habitation de l’Esprit-Saint en nous.

De pareils jours étaient des jours pleins, selon le mot de la sainte Écriture, à savoir, des jours remplis de vertus et de mérites. Ce qui n’empêchait pas Catherine de consacrer, le samedi, un long temps à la discussion de sa conscience, pour saisir les moindres actes qui auraient pu offenser Dieu. Elle allait ensuite au bois, dit son confesseur, « se déchirer les épaules avec de grands osiers, d’où elle venait à l’église et y passait un long espace de temps à pleurer ses péchés ; elle les confessait de la même sorte, entrecoupant ses paroles de soupirs et de sanglots et se croyant la plus grande pécheresse du monde, quoiqu’elle fût d’une innocence angélique ».

Le lecteur se dit sans doute que le lendemain, dimanche, devait être un beau jour de communion pour la néophyte. Pas encore. Baptisée depuis un an et demi, le jour de Pâques 1676, et nous sommes à la fin de l’automne de 1677, Catherine n’avait pas encore fait sa première communion. Ce n’était pas faute de la désirer de tout son cœur, elle déjà si attachée à l’hôte du tabernacle.

Les missionnaires, témoins de tant d’inconstance chez les Iroquois, avaient posé comme règle de ne les recevoir à la participation de la sainte Eucharistie qu’après plusieurs années d’épreuves. Ils voulaient par là, au dire du P. Cholenec, « leur en donner une plus haute idée et les obliger à s’en rendre dignes par une vie irréprochable ». Le saint pontife Pie X aurait probablement invité ces sévères directeurs à réduire le temps d’épreuve.

Quoiqu’il en soit, la réduction se fit pour notre jeune Iroquoise. Sa merveilleuse conduite méritait bien cette exception. On lui annonça que sa première communion aurait lieu à la prochaine fête de Noël. Elle reçut cette nouvelle avec des transports de joie. Enfin elle allait s’unir réellement au Dieu de son cœur. Elle s’y prépara par une recrudescence de ferveur, d’aspirations saintes, de soin à revêtir de pourpre et d’or le tabernacle vivant qu’allait être son âme.

À la fête de Noël, les Iroquois, avant leur départ pour la chasse, n’avaient jamais été en aussi grand nombre dans le village. Et comme ils estimaient singulièrement leur aimable compatriote, ils voulurent donner à la cérémonie de sa première communion une solennité extraordinaire. Les plus riches fourrures, les plus beaux voiles ornés de rassades, de coquillages aux riches couleurs, servirent à décorer le lieu saint, comme les Agniers de Gandaouagué avaient fait pour le baptême de Tekakwitha en la fête de Pâques.

Ce fut un spectacle ravissant de voir la jeune fille, après les cantiques préparatoires à la communion, s’avancer timide, modeste et pure comme un ange, recevoir pour la première fois le Dieu de la divine Eucharistie, « ce froment des élus, ce vin qui fait germer les vierges. »

Elle en conçut naturellement le plus vif désir de s’abreuver souvent à cette fontaine dont les eaux, a dit Jésus, jaillissent jusqu’à la vie éternelle.

Il lui fallut attendre. La grande chasse d’hiver allait l’éloigner du village.


CHAPITRE TROISIÈME


La chasse d’hiver.
— Conduite de Catherine Tekakwitha dans la forêt.


Passées les fêtes de Noël, la chasse commençait pour les Iroquois de la mission. Ils se répandaient par groupes dans les vastes forêts qui s’étendaient jusqu’aux Adirondacks. Chaussés de leurs raquettes, armés de l’arc ou du fusil, ils couraient à travers les bois, en quête du gibier ; celui-ci, empêtré souvent dans les neiges profondes, devenait une proie facile sous les coups du chasseur.

C’était pour nos Indiens, à défaut de guerres qu’ils ne voulaient plus, une vie délicieuse que cette poursuite d’animaux sauvages considérés comme des ennemis en fuite. Ils y trouvaient aussi ces riches pelleteries qu’ils troquaient avec les Européens pour des armes et des munitions. Sur toutes choses, la chasse leur fournissait le premier de leurs plaisirs, la bonne chère. C’était l’abondance, mais l’abondance tout de suite engloutie, sans prévision de l’avenir. Tant pis si, tout à coup, le gibier se faisait rare.

Le gibier ne manquait pas de variété en ces temps primitifs. On rencontrait l’ours, le caribou, l’orignal, le chevreuil, le castor, le chat sauvage, le renard, le porc-épic, d’autres encore.

Ces courses lointaines, cette vie errante pendant des trois et quatre mois, n’étaient pas sans danger pour le caractère inconstant et la vertu encore neuve des néophytes. Ils n’y trouvaient plus les secours de la vie réglée du village, la présence des missionnaires, les messes, les catéchismes, les réunions à la chapelle.

Les Pères y pourvoyaient de leur mieux. Avant le départ pour la chasse, ils faisaient leurs recommandations ; ils traçaient sur une écorce de bouleau une sorte de calendrier, où les dimanches et les fêtes, les jeûnes et les abstinences étaient marqués avec soin ; d’autres écorces portaient en signes convenus les prières de chaque jour. Ces écorces, roulées et soigneusement enfermées dans des étuis de même matière, étaient confiées au dogique du groupe ou au plus habile de la famille. C’est lui qui chaque jour donnait le signal des exercices, matin et soir, et qui présidait comme eût fait le missionnaire. Pour un bon nombre ces précautions suffisaient amplement : ils revenaient au village avec une conscience, disait un Père, qui ne trouvait pas matière à absolution.

Il n’y avait pas que les hommes pour aller à la chasse. Le village se vidait à peu près de ses habitants. Seuls y demeuraient les vieillards, les enfants et quelques femmes pour en avoir soin.

Catherine, qui connaissait le genre de vie des grands bois, pour l’avoir pratiqué dans les forêts des bords de la Mohawk, aurait voulu se soustraire à l’ennui de quitter sa chère mission. Mais ce qu’elle devait à sa sœur et à son beau-frère ne le lui permit point. Elle les suivit. Dieu voulait sans doute montrer par son exemple que la vraie vertu est de tous les temps et de tous les lieux, qu’une fois solidement établie, elle passe à travers tout et ne se dément jamais.

Arrivés au lieu du campement, les chasseurs élevèrent à la hâte une cabane d’écorce, capable de loger les trois ou quatre familles qui formaient le groupe. Puis les hommes s’élancèrent à travers les sentiers de la forêt. Pour les femmes, l’époque de la chasse était un repos relatif : elles n’avaient plus les soins d’un ménage réglé comme à la mission ; les pièces de gibier une fois écorchées, dépecées, apprêtées pour la table, et le bois du foyer remisé sous la cabane, elles avaient des heures de doux loisir, agrémentées de jeux et de conversations.

Ce programme n’était guère du goût de Catherine, on le pense bien. De tous les exercices de piété qui lui étaient encore possibles, elle résolut de n’en omettre aucun. La prière en commun se faisait régulièrement matin et soir ; mais, le matin, longtemps avant cet exercice, elle était à genoux, en relation intime avec le ciel. Après la prière du soir, hommes et femmes s’enroulaient dans leurs chaudes couvertures et s’étendaient sur leurs nattes pour un sommeil réparateur, tandis que Catherine, à la lueur incertaine des feux de la cabane, les épaules protégées par une pauvre couverte, à genoux, prolongeait sa prière bien avant dans le silence de la nuit.

Ce n’était pas assez. Il y avait, non loin du camp, un petit ruisseau solitaire, entouré de pins et de sapins, dont les lourdes branches chargées de neige se courbaient en forme de voûte. Un étroit sentier y conduisait. La bonne priante se fit de cet endroit un sanctuaire. La solitude était parfaite car elle seule venait chercher l’eau nécessaire à la cabane. Elle compléta l’ornement de son oratoire en traçant sur l’écorce de l’un des arbres une large croix.

C’est là que Catherine se rendait chaque matin, à l’heure où l’une des messes se disait au village. Elle s’unissait d’esprit et de cœur au prêtre qui la célébrait, aux fidèles qui avaient le bonheur d’y assister. Elle envoyait son bon ange la remplacer devant l’autel et lui rapporter les fruits de l’auguste sacrifice.

Quelle merveille de voir de pareilles industries éclore comme autant de fleurs, dans une âme tout récemment baptisée, n’ayant encore participé qu’une fois au banquet divin ! L’Esprit-Saint pouvait seul en avoir déposé le germe en elle.

Catherine ne songeait pas seulement à la prière. Nous savons son amour du travail. Sa charité la portait à prendre soin de la cabane ; les autres femmes ne demandaient pas mieux. Elle y trouvait, outre cette œuvre de charité et d’humilité, une raison plausible de sortir pour aller au ruisseau voisin chercher l’eau du ménage. Et chaque fois c’était pour elle une station délicieuse : bien seule, dans le grand silence des bois, sous le dôme des branches entrelacées des sapins, devant la croix rustique gravée sur une écorce, elle pouvait à loisir exhaler son âme, la porter, dans ses ascensions, jusqu’au sein de l’adorable Trinité.

À la maison, la broderie des colliers, la préparation des fourrures pour les vêtements ou le commerce, le soin des écorces de bouleau pour la confection des cabanes et des canots remplissaient avec la prière tous ses moments. Le travail lui-même, sous le regard de Dieu, n’était qu’une prolongation de sa prière.

Elle savait de plus induire doucement ses compagnes à sanctifier leurs occupations. Elle leur demandait des traits de la vie des saints ou de quelques-unes des histoires pieuses que les missionnaires leur avaient racontées. D’autres fois, c’étaient des cantiques qu’elle les amenait à chanter avec elle. Elle obtenait par là deux résultats excellents : éloigner les conversations frivoles, parfois dangereuses : retenir les âmes dans l’union à Dieu.

Ses repas se réduisaient à peu de chose. Souvent elle ne mangeait qu’à la fin du jour ; et encore mêlait-elle de la cendre à la sagamité ou aux viandes qu’on lui servait. C’est une des innombrables mortifications que nous aurons bientôt à rapporter.

La vie des bois pesait de plus en plus à Catherine. Elle aspirait à revoir l’humble chapelle de la mission, Notre-Seigneur dans son tabernacle, le saint sacrifice de la messe, les bénédictions du T. S. Sacrement, les instructions, le chant des hymnes et des cantiques.

Ces saints exercices purent enfin lui être rendus. Le printemps faisait déjà fondre les neiges et les glaces. L’usage de la raquette devenait difficile, bientôt impossible. Et surtout la Semaine Sainte et la fête de Pâques approchaient. Nos bons Iroquois n’auraient jamais voulu manquer ces grands jours. On les voyait, chaque année, revenir de tous les points de l’horizon, à l’époque marquée par le missionnaire sur le calendrier d’écorce.


CHAPITRE QUATRIÈME


Le retour au village. — Une épreuve terrible — Un accident.


La maisonnée de Catherine Tekakwitha rentra à la mission pour le dimanche des Rameaux.

Les cérémonies de ce jour et de toute la Semaine Sainte étaient célébrées par les missionnaires avec le plus de solennité possible. Catherine les contemplait pour la première fois. Elle en fut vivement impressionnée. Le sermon sur la Passion surtout fut pour elle une révélation. Elle n’avait pas idée de tant de souffrances de la part du Sauveur du monde. Au milieu de ses larmes, elle prit la résolution de souffrir à son tour, comme si elle n’avait rien fait jusque-là, et d’unir ses souffrances à celles de Jésus crucifié jusqu’au dernier jour de sa vie.

Dès le retour de la néophyte, le missionnaire lui avait annoncé qu’elle ferait sa seconde communion le jour de Pâques.

Elle employa la Semaine Sainte à préparer son âme. Et le jour de Pâques dans la chapelle ornée de lumières et de fleurs, parmi les fidèles qui se pressaient à la sainte Table, cette âme très pure reçut pour la seconde fois le Pain des Anges.

Sa ferveur lui mérita la permission de revenir souvent au divin banquet. Nous verrons plus loin que, à l’exemple de tous les saints, elle fit de Jésus immolé sur l’autel, reçu dans la sainte communion, le centre de son culte le plus ardent.

Le P. Cholenec rappelle ici ce trait : On la voyait si attentive à l’église, si recueillie, si manifestement embrasée de l’amour de Dieu, que les jours de communion générale, c’était à qui, même parmi les personnes âgées, se mettrait près d’elle, « la seule vue de Catherine leur servant d’excellente préparation pour communier dignement ».

Une autre faveur fut accordée à la néophyte, le jour de Pâques.

La dévotion à la Sainte Famille, inspirée au P. Chaumonot chez les Hurons, fondée à Montréal quelques années plus tard et bénie par le saint évêque de Québec, Mgr de Laval, s’était répandue rapidement dans toutes les paroisses. Le P. Frémin l’avait établie à la mission de la Prairie. Elle se transporta naturellement à la nouvelle mission.

On n’y admettait que peu de personnes parmi les plus ferventes de l’un et de l’autre sexe. Et cela, comme l’explique le P. Cholenec, pour en donner une plus haute idée et pour obliger ceux et celles que l’on distinguerait par une grâce si considérable d’y correspondre par la sainteté de leur vie ». Les résultats, d’après le même historien, furent les suivants : « En quoi dit-il, l’on ne manqua pas de réussir : car comme les sauvages, quand une fois ils se sont donnés à Dieu, sont capables de tout en matière de dévotion pour être naturellement généreux, ce petit nombre d’âmes choisies soutint ce nouveau caractère par une piété si exemplaire, et quelques-uns même si austère, que tout le reste du village les regardait avec une espèce de vénération et dire alors un saint et une personne de la Sainte Famille, était dire une même chose, en sorte que ce nom même leur est resté depuis comme une marque distincte dans la mission. »

N’entrait communément dans ce cénacle que les personnes d’un âge avancé et après plusieurs années d’épreuves. Mais toutes les règles tombaient les unes après les autres devant la piété, la sainteté de Catherine Tekakwitha. Malgré son jeune âge, malgré son christianisme tout récent encore, elle fut reçue, le jour de Pâques, dans la congrégation de la Sainte Famille.

Loin de faire des envieux, ce choix fut approuvé de tous, surtout des membres de la congrégation. Ils en témoignèrent vivement leur joie, « regardant Catherine, écrit le P. Cholenec, comme une personne capable de soutenir elle seule cette sainte association par ses bons exemples ; il n’y eut qu’elle qui s’en jugea indigne, tant elle avait de bas sentiments d’elle-même ».

Ce fut pour elle un stimulant nouveau vers la perfection, afin, pensait-elle, de ne pas dégénérer de la ferveur qui animait les autres membres.

Le bon Dieu avait ménagé à Catherine cette double grâce en la fête de Pâques, — seconde communion et entrée dans la Sainte Famille, — pour fortifier son âme en vue de la terrible épreuve qui allait fondre sur elle. Le souverain Maître la permettait pour purifier davantage cette âme déjà si belle par le feu de la tribulation, « comme l’or dans le creuset ».

Voici le fait tel que rapporté par Cholenec et Chauchetière.

Peu de temps avant le retour au village, un homme de la bande de Catherine revint un soir d’une chasse à l’orignal, fort tard et fort fatigué. Entrant dans la cabane, il se jeta sur la première place qu’il trouva inoccupée. Le lendemain matin, sa femme fut surprise de ne pas le voir près d’elle et regardant tout autour, elle l’aperçut couché près de la natte de Catherine. Elle en conçut un violent soupçon. Les sauvages comme on sait y sont naturellement portés.

Pour comble de malheur, l’homme en question, le jour même, contribua, sans le savoir, à confirmer les craintes de sa femme. Il avait préparé un canot pour le prochain retour. Il lui fallait quelqu’un pour l’aider à le tirer hors du bois. L’empressement de la néophyte à toutes les corvées lui était bien connu. Il dit donc tout bonnement : « Ce sera Catherine qui viendra. »

Une fois l’esprit sur une fausse piste, il est ingénieux à y ramener toutes choses. Ainsi la femme se prit à considérer les allées et venues de la jeune fille, ses absences dans le bois ; incapable d’imaginer la vraie cause qui étaient les prières, que nous avons dites, dans l’oratoire, au bord du ruisseau, elle conclut à des rencontres, à des rendez-vous criminels avec son mari. Cette femme, affirment les deux biographes déjà cités, était vertueuse et sage, mais elle ne connaissait pas encore Catherine. Elle eut le bon sens de ne rien dire d’abord de ses soupçons, mais de les réserver pour le missionnaire de retour au village.

Les fêtes passées, elle plaça devant le Père, avec l’échafaudage de ses conjectures, la conduite et la parole imprudentes de son mari qui leur avaient donné lieu. Dieu permit que le missionnaire fût impressionné par cette ouverture. Loin de faire comme le P. de Lamberville à Kahnawaké, que nous avons vu percer du premier coup la fausseté d’une pareille accusation, il parut troublé, hésitant. La vertu de cette femme lui en imposait.

D’autre part, la sincérité de Catherine lui était parfaitement connue. Il résolut de s’en remettre à son témoignage. Il la fit venir et lui dévoila ce qu’on disait d’elle.

Notre bonne Catherine qui, pour échapper à ces coups de langues, à ces critiques, à ces insinuations malveillantes, dont on l’avait abreuvée à Kahnawaké, avait quitté sa famille, sa patrie, et tous les avantages qu’elle pouvait trouver dans un mariage honorable, pour venir en un lieu où il lui serait loisible de servir Dieu en toute tranquillité, aujourd’hui se voyait encore une fois en butte à la calomnie et sur un point qui lui était le plus sensible !

La manière dont elle reçut la communication du missionnaire le convainquit de son innocence. Elle l’écouta en silence ; puis, sans témoigner aucune émotion, simplement, elle déclara qu’elle n’avait absolument rien à se reprocher. L’incident était clos pour le Père. Il n’en fut pas de même pour la sauvagesse et quelques autres qui, malheureusement, avaient eu vent de l’affaire. Pour ces personnes l’affreux doute resta.

La néophyte avait déjà sacrifié bien des choses. Cette fois, elle dut immoler à Dieu son honneur et sa réputation. Elle le fit avec toute la magnanimité de son âme très noble : loin d’en vouloir à ceux qui la soupçonnaient encore, elle pria pour eux. La pensée de Jésus la consolait, la fortifiait dans son épreuve. Elle l’avait vu, peu de jours auparavant, le Vendredi Saint lui, l’innocence même la pureté incréée crucifié comme un criminel entre deux scélérats.

L’épilogue de cette diffamation nous est fourni par le P. Cholenec. On nous permettra de le citer intégralement.

« Dieu de son côté, écrit-il, récompensa bien amplement un abandon et une résignation si héroïques après la mort de Catherine par cet endroit même qui en avait été la cause ; car les merveilles qu’elle commença à opérer, firent rentrer en eux-mêmes ceux qui avaient fait un jugement si injuste. Et comme les deux disciples qui allaient à Emmaüs en la compagnie de Notre-Seigneur et qui ne le reconnurent pas pour ce qu’il était, parce qu’il se déguisait à leurs yeux, ne furent pas plutôt éclairés dans la fraction du pain, qu’ils furent les premiers à publier les merveilles de la résurrection et à condamner leur incrédulité ; de la même façon, ceux à qui Catherine avait caché sa vertu dans les bois et le village pour donner ensuite trop facilement dans la calomnie, frappés qu’ils furent par toutes les merveilles qu’ils en entendirent dire partout après sa mort, furent les premiers à publier ses vertus, se remettant alors en esprit sa modestie, sa douceur, sa charité, sa patience, sa dévotion et les beaux exemples qu’elle leur avait donnés, et lui restèrent fort dévots depuis ce temps. Pour ce qui est de la femme en particulier qui avait donné occasion à toute l’histoire, elle a été trois ans entiers à pleurer cette faute, ne pouvant s’en consoler et s’imaginant que Notre-Seigneur ne lui pardonnerait jamais d’avoir fait ce tort à une si sainte fille ; et il fallut que le missionnaire usât de toute l’autorité qu’il pouvait avoir sur son esprit, pour la faire revenir de son erreur aussi bien que de la peine et du chagrin qu’elle en avait conçus. »

Aussi bien, pour obvier à l’avenir aux misères de ce genre, la jeune fille résolut de ne plus retourner à ces longues expéditions de chasse dans les bois.

Il lui arriva bientôt un accident qui lui fit prendre une autre résolution, ou plutôt la confirma dans un dessein déjà formé.

Un jour que, pour préparer le bois du foyer, elle coupait un arbre dans la forêt voisine, elle vit l’arbre chanceler et s’abattre plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Elle s’écarta vivement, mais, tout en échappant au tronc de l’arbre, elle ne put esquiver une branche qui la frappa violemment sur la tête et la renversa par terre évanouie. On se porta à son secours. Un temps on la crut morte. Revenue à elle, on l’entendit prononcer doucement ces paroles : « Ô Jésus, je vous remercie de m’avoir secourue dans le danger. »

Elle en conclut que Dieu lui avait préservé la vie pour lui donner le temps de l’aimer davantage et de se haïr elle-même, en expiant par plus de pénitences et de mortifications les fautes de sa vie chez les Iroquois, fautes légères qu’elle appelait, comme avant elle sainte Thérèse, ses crimes et ses attentats contre la divine Majesté.

C’est ce qu’elle confia à une amie intime, choisie depuis peu, à qui elle dévoila par la suite tous les secrets de son âme. Cette personne survécut à Catherine. Elle put ainsi faire connaître aux missionnaires bien des actes de vertu de son amie qu’ils ignoraient eux-mêmes.

Le chapitre suivant va nous exposer les débuts et les développements de l’union en Dieu de ces deux âmes.


CHAPITRE CINQUIÈME


Une sainte amitié


Le choix d’un ami est toujours affaire sérieuse. Il est souvent gros de conséquences, pour le bien ou pour le mal. Sénèque écrivait : « Examine tout avec un ami, mais d’abord lui-même ». Ce qu’il exprimait de cette autre façon dans la même lettre : « Elige, postea dilige, choisis, puis aime ».

L’Ecclésiastique, dans son hymne à l’amitié, avait dit avant lui : « Prends conseil d’un seul entre mille… Un ami fidèle est une protection puissante, un trésor, un remède de vie et d’immortalité. » Puis il concluait : « Et ceux qui craignent Dieu, le trouvent » (VI, 7, 14, ss.).

Ce fut le cas de notre néophyte. Nous l’avons déjà remarqué : la crainte d’offenser Dieu lui faisait aimer la solitude ; elle fréquentait peu de personnes, même de son sexe, parce qu’elle ne voulait pas d’autres liaisons que celles qui pouvaient la stimuler dans les voies de la perfection. « En quoi, déclare le P. Chauchetière, sa prudence parut souvent admirable : elle se sépara d’une personne avec qui elle était jointe, parce qu’elle y remarqua de la superbe ; mais elle fit cette séparation, sans paraître mépriser la personne qu’elle quittait. »

On peut dire que jusque-là sa seule amie véritable était Anastasie. Elle avait largement puisé dans les exhortations et les exemples de celle qu’elle appelait sa mère. Seulement, cette excellente chrétienne, avancée en âge, ne pouvait plus seconder la ferveur de sa fille qui l’avait déjà dépassée et faisait des choses dont elle-même n’était point capable. Il fallait à notre néophyte une amie qui fût à peu près de son âge, dans la même résolution de se donner toute à Dieu, capable de supporter le genre de vie si austère qu’elle avait embrassé elle-même.

Dieu la lui fit trouver dans la personne d’une jeune femme, Tegaïgenta, Onneyout de nation, baptisée dans son pays sous le nom de Marie-Thérèse, par le P. Bruyas, alors missionnaire de ces contrées. Elle ne garda pas longtemps les promesses de son baptême. Pour se dégager des désordres où elle s’était plongée, elle vint à la mission de la Prairie en 1675. Le mieux ne fut guère sensible. Il lui fallait un violent coup de la grâce.

Marie-Thérèse va tenir une telle place dans les deux dernières années de la vie de Catherine Tekakwitha, que nous ne résistons pas au désir de la faire connaître, en racontant la singulière intervention de Dieu dans sa conversion.

Durant l’hiver qui suivit son arrivée à la Prairie, elle accompagna son mari à la chasse avec un enfant de sa sœur. Ils s’en allèrent au loin sur les bords de la rivière des Outaouais. En route, d’autres Iroquois se joignirent à eux ; la bande se trouva formée de onze personnes, quatre hommes, quatre femmes et trois enfants.

Le malheur voulut que la neige tombât fort tard, cette année-là, ce qui rendit la chasse impossible. Un seul orignal avait été tué ; on le dévora. Puis ce fut la famine. Ils mangèrent d’abord quelques petites peaux qu’ils avaient apportées pour faire des souliers ; les souliers eux-mêmes y passèrent ensuite ; on se jeta enfin sur les écorces des arbres, pendant qu’on se dirigeait vers le bas de la rivière.

Sur ces entrefaites, le mari de Thérèse tomba malade. Ce que voyant, deux hommes de la troupe, un Agnier et un Tsonnontouan, s’éloignèrent dans l’espoir de rapporter quelques pièces de gibier. Au bout d’une semaine, l’Agnier revint seul, alerte et bien portant, mais rien dans les mains : il avait apparemment mangé son compagnon.

On voulut alors forcer Thérèse à abandonner son mari, pour ne pas arrêter la marche de la caravane. Elle ne voulut rien entendre et resta, avec son neveu, près du moribond, pendant que les autres reprenaient leur marche. Au bout de deux jours le malade mourut, désolé de n’avoir pas reçu le baptême. Sa femme l’enterra et se remit en route, portant l’enfant sur ses épaules. Elle put rejoindre la bande.

Mais tout le monde était sur les dents. Loin encore des habitations françaises, que faire ? Le désespoir leur suggéra l’horrible dessein de manger quelques-uns de la troupe pour faire vivre le reste. On jeta d’abord les yeux sur la veuve du Tsonnontouan et ses deux enfants. Avant de les faire mourir, on demanda à Thérèse ce que la loi des chrétiens disait là-dessus, car il n’y avait qu’elle de baptisée parmi eux. Elle n’osa répondre. Le cas était difficile pour sa casuistique. « Mais surtout, nous dit le P. Cholenec, elle appréhendait avec grande raison que, sur sa réponse on ne vint à la tuer elle-même, après qu’on aurait mangé cette femme et ses deux enfants, comme ils firent en effet. »

Dans ce danger extrême, elle ouvrit les yeux sur l’état déplorable de son âme, les désordres de sa vie passée, l’imprudence qu’elle avait faite de venir à la chasse sans se confesser. Elle en demanda pardon à Dieu de tout son cœur et lui promit que s’il la délivrait de ce péril et la rendait saine et sauve à son village, elle se confesserait immédiatement et changerait de vie.

Dieu exauça sa prière. Après des fatigues incroyables et des repas d’anthropophages, la bande parvint à la Prairie. De onze personnes qu’elle avait d’abord été, il n’en restait que cinq, dont la chrétienne et son neveu. Elle se hâta d’accomplir la première partie de sa promesse, la confession. Le changement de vie retarda quelque peu.

À l’automne de 1676, la mission de la Prairie, ainsi que nous l’avons raconté, se transporta au Sault Saint-Louis. C’est ici que la grâce allait définitivement retourner l’âme de Marie-Thérèse. Voici dans quelles circonstances.

Après les fêtes de Pâques de 1678, on se mit à parachever la chapelle du Sault. Un jour, Catherine était à la considérer, lorsque la Providence lui amena Marie-Thérèse. Elles ne se connaissaient pas encore. Elles se saluèrent, puis, pour amorcer la conversation, Catherine demanda où les femmes se mettraient dans l’église. Thérèse montra l’endroit où sans doute elles seraient placées. Alors Catherine eut une de ces réflexions qui deviennent chez les saints des traits de feu. « Comme il est bien vrai, dit-elle de sa voix très douce et avec des larmes dans les yeux, que cette chapelle de bois n’est pas ce que Dieu demande le plus de nous, mais bien nos âmes pour y demeurer et en faire des temples ! Il est également véritable que je ne mérite pas d’entrer dans ce temple matériel, moi qui ai chassé Dieu si souvent de mon âme, et je mérite au contraire d’en être chassée à mon tour avec les chiens. »

Des sentiments d’une si grande élévation et d’une aussi profonde humilité frappèrent d’autant plus Marie-Thérèse qu’ils étaient plus inattendus. Son cœur à l’instant en fut embrasé.

Le P. Cholenec nous apprend que cette personne, d’une complexion robuste et dans la force de l’âge, c’est-à-dire d’environ vingt-huit à trente ans, était de ces naturels bouillants qui vont toujours dans l’excès ou pour le bien ou pour le mal.

Aussi jugea-t-elle que les paroles de Catherine venaient d’en haut, et que Dieu lui envoyait cette sainte fille pour la diriger dans son nouveau genre de vie. Elle lui déclara aussitôt ses aspirations, sa ferme volonté de réparer rigoureusement le passé, de se livrer toute au bon Dieu. Les vues, les sentiments étaient semblables dans l’une et l’autre femme ; Leurs cœurs s’unirent et, tout de suite, elles se communiquèrent leurs pensées les plus secrètes.

Pour le faire plus aisément, elles allèrent s’asseoir à l’écart, au pied de la croix plantée au bord de l’eau. Après le récit de leur vie passée elles résolurent de se lier ensemble pour en faire pénitence. Par prudence et par esprit d’obéissance à leur confesseur, le P. Cholenec, elles le consultèrent sur cette liaison. Il ne put qu’y donner son adhésion entière.

Voici le témoignage autorisé qu’il rend de cette belle et sainte amitié : « Depuis ce temps, elles ne firent pour ainsi dire qu’un cœur et qu’une âme en deux corps ; elles furent inséparables jusqu’à la mort de Catherine. Le nom de sa compagne lui était même resté comme héritage ; et quoique Catherine ne laissât pas de pratiquer Anastasie et d’aller encore de temps en temps avec elle, cependant elle s’attacha entièrement et pour toujours à cette seconde qui avait plus de feu et qui était plus capable de la seconder dans ses dévotions. On les voyait aller toujours ensemble au bois, aux champs et partout ailleurs ; elles allaient seules, évitant la rencontre et la compagnie des autres filles et femmes, tant pour ne pas se mêler dans leurs petits différends et dans les affaires du village, que pour n’en être pas détournées dans leurs dévotions. Elles ne parlaient que de Dieu et des choses qui les portaient à Dieu ; leurs entretiens étaient autant de conférences spirituelles, où elles se découvraient leur vie, leurs désirs et leurs moindres petites peines, pour s’encourager l’une l’autre à tenir ferme dans toutes les occasions qui se présenteraient de souffrir quelque chose pour Notre-Seigneur. Elles se le procuraient elles-mêmes volontairement, allant plusieurs fois la semaine au fond des bois pour se déchirer les épaules avec des verges, comme Catherine faisait depuis longtemps en son particulier. »


Ce fut à cette époque que Catherine Tekakwitha fit une visite à Montréal. « Elle y vit pour la première fois des religieuses, écrit le P. Cholenec ; elle fut si charmée de leur piété et de leur modestie, qu’elle s’informa curieusement de la manière dont vivaient ces saintes filles et des vertus qu’elles pratiquaient. »

Les religieuses que Catherine et sa compagne inséparable, Marie-Thérèse, virent à Montréal, étaient, nous l’avons déjà dit, les Sœurs de l’Hôtel-Dieu et celles de la Congrégation. Deux admirables fondations, l’une de Mademoiselle Jeanne Mance, l’autre de la vénérable Marguerite Bourgeoys.

Ville-Marie était encore au berceau. Elle tenait toute sur le plateau qui s’étendait entre le fleuve et la Petite Rivière (aujourd’hui la rue Craig). Les trois rues principales, Saint-Paul, Notre-Dame et Saint-Jacques, parallèles au fleuve, existaient déjà avec quelques autres petites rues transversales. L’Hôtel-Dieu s’élevait, rue Saint-Paul, tout près du couvent de la Congrégation.

Mademoiselle Mance était morte depuis cinq ans (1673), mais ses filles poursuivaient l’œuvre commencée avec un zèle et une charité qui jetèrent dans l’admiration les deux visiteuses. Tant de soucis, pensaient-elles, tant de fatigues, et toujours le calme, la douceur, la bonté rayonnant sur leurs figures, versant dans le cœur des malades, blancs ou sauvages indistinctement, la confiance et la résignation.

Un autre sujet d’étonnement pour elles fut l’œuvre de la Mère Bourgeoys : l’éducation des enfants, petites canadiennes au couvent, petites sauvagesses à la mission de la Montagne. Chez ces institutrices, comme chez les hospitalières, la même piété, le même dévouement, la même joie dans le sacrifice. La sainte fondatrice était là elle-même. Pendant plus de vingt ans encore, elle devait présenter à ses filles le modèle achevé de toutes les vertus religieuses.

Ce double spectacle ravit Catherine Tekakwitha, la plongea dans des réflexions inconnues jusque-là. Cependant, autant qu’on peut en juger, elle ne conçut aucun désir de la vie religieuse. Il fallait à sa dévotion le grand air libre. Elle, si attentive à faire ce qui lui paraissait le plus agréable à Dieu, n’aurait pas manqué de céder à l’instant, si l’Esprit-Saint, son grand et presque unique Maître, l’avait intérieurement dirigée vers le cloître.

Le fruit néanmoins de sa visite à Ville-Marie fut la résolution de mener une vie plus parfaite. De retour à la mission, elle en causa avec sa compagne. Celle-ci entra pleinement dans ses vues ; mais elle suggéra de s’associer une personne plus âgée, de plus d’expérience, qu’elle connaissait comme ayant vécu plusieurs années à Québec et à la mission de Lorette ; personne au reste remarquable par sa grande vertu. Marie — c’était son nom — accepta volontiers l’invitation de nos deux ferventes néophytes.

Afin d’être plus libres dans leurs délibérations, elles se réunirent au pied de la croix, où nous avons déjà vu Catherine et Thérèse.

Marie, comme la plus ancienne, ouvrit la séance. Elle raconta d’abord son séjour à l’Hôtel-Dieu de Québec, où elle était malade, les observations qu’elle avait faites sur les Sœurs, leur costume, leur genre de vie. Elle opina que le meilleur plan pour elle et ses deux jeunes amies, était de ne plus se séparer, de s’habiller de même façon, de vivre ensemble sous le même toit. C’était on ne peut mieux. L’imagination aidant, elles se voyaient toutes trois poursuivant avec ardeur, loin des regards et de toute distraction, un idéal charmant de vie commune. Où planteraient-elles leur tente ?

Justement, presque en face d’elles, au pied des rapides et près de l’autre rive du Saint-Laurent, leur apparaissait dans sa beauté l’île au Héron. C’était évidemment l’endroit voulu : c’est dans ce nid de verdure qu’il fallait dresser une grande croix, et, à son ombre, placer la petite cabane qui les abriterait.

Il n’y avait plus qu’à exécuter ce beau dessein. : Catherine, qui avait à un haut degré l’esprit d’obéissance, jugea que le consentement du missionnaire était d’abord requis. L’une d’elles fut dépêchée auprès de lui.

Hélas ! elle revint bientôt, passablement déconfite. Le Père avait renversé en riant tout leur échafaudage : elles étaient trop jeunes dans la foi pour fonder une communauté ; l’île au Héron était trop loin du village ; les jeunes gens qui vont et viennent entre le Sault et Montréal, ne manqueraient pas de faire souvent escale à leur île…

Nos bonnes chrétiennes convinrent qu’en effet le Père avait raison, et, conclut le P. Chauchetière qui nous a conservé ce curieux épisode, « elles ne pensèrent plus à leur monastère de l’île au Héron ».

Un plus grave incident allait occuper l’âme de Catherine Tekakwitha et l’attrister profondément.


CHAPITRE SIXIÈME


Nouveau projet de mariage. — L’hiver de 1678- 1679.


Nous avons dit que Catherine avait été reçue sous le toit de son beau-frère. Sa sœur adoptive était son aînée et, de plus, maîtresse du feu de la cabane. Ce double titre l’autorisait, pensait-elle, à réaliser un rêve qu’elle caressait depuis longtemps : elle proposerait à Catherine de prendre mari ; la suggestion serait agréée ; et alors quel est le jeune homme de la mission qui ne s’empresserait de demander la main d’une personne aussi richement douée d’esprit et de cœur. Elle voyait déjà un beau chasseur apporter l’abondance dans la cabane par le produit de ses chasses merveilleuses…

Elle n’ignorait pas cependant le refus que sa sœur avait opposé à une proposition toute semblable chez les Agniers, les ennuis et les persécutions qui en avaient été la suite. Mais elle se flattait que par sa situation et son ascendant elle en viendrait à bout : elle était même déterminée à emporter le morceau de gré ou de force.

Le P. Cholenec affirme que « c’est ici un des plus beaux endroits de sa vie » (à Catherine Tekakwitha). Nous suivrons son récit en l’abrégeant quelque peu.

Un jour donc, la sœur de Catherine la prit en particulier et d’un ton insinuant, avec de grands témoignages d’affection, lui tint ce discours « que le lecteur, ajoute le P. Cholenec, n’aura pas de peine à croire s’il sait que les sauvages ont beaucoup d’esprit et de bon sens, et qu’ils sont naturellement éloquents, surtout quand il y va de leurs intérêts, comme le reste des hommes » :

— Il faut avouer, Catherine, ma chère sœur, que vous avez de grandes obligations à Notre-Seigneur de vous avoir tirée aussi bien que nous de notre misérable pays de là-haut et de vous avoir fait venir au Sault, où vous pouvez faire votre salut dans un si grand repos d’esprit et sans que rien n’y trouble vos dévotions. Si vous avez de la joie de vous voir ici, je n’en ai pas moins de vous y voir auprès de moi ; vous l’augmentez encore par votre sage conduite qui vous attire l’estime et l’approbation de tout le village. — Il ne vous reste plus qu’une chose à faire et qui me rendra parfaitement contente : c’est de songer tout de bon à vous établir par un bon et solide mariage. C’est le parti que prennent toutes les filles parmi nous ; vous êtes en âge de le faire et vous en avez besoin, comme les autres, et pour vous tirer des occasions du péché et pour subvenir aux nécessités de la vie. Ce n’est pas que nous ne nous fassions un plaisir, votre beau-frère et moi, de vous les fournir comme nous l’avons fait jusqu’ici ; mais vous savez qu’il est déjà sur l’âge et que nous sommes chargés d’une grande famille. Que si, par malheur, nous venions à vous manquer, où auriez-vous recours ? Croyez-moi, ma sœur, mettez-vous au plutôt à couvert des malheurs qui suivent la pauvreté et pour l’âme et pour le corps, et pensez sérieusement à les prévenir, pendant que vous le pouvez faire si aisément et avec tant d’avantage pour vous et pour toute votre famille qui le désire.

À cette déclaration de sa sœur, déclaration aussi pénible qu’inattendue, la bonne Catherine fut tout abasourdie : encore une incitation au mariage, et non plus cette fois au pays des infidèles, mais dans la sainte mission du Sault Saint-Louis, et de la part d’une pieuse chrétienne ! Où fallait-il donc fuir pour échapper à ces assauts périodiques ?

Elle se ressaisit vite cependant. Par respect pour sa sœur, elle dissimula d’abord la peine qu’elle éprouvait ; puis, sans s’émouvoir, avec beaucoup de prudence et d’esprit, elle la remercia de ses bons conseils, ajoutant qu’ils étaient de telle conséquence que, avant de rien décider, elle voulait y penser à loisir.

L’autre fut charmée de cette réponse. Elle crut même y découvrir un demi-acquiescement.

Catherine s’empressa d’aller raconter l’entrevue au P. Cholenec.

— Ma fille, lui dit le Père, vous êtes la maîtresse de vous-même ; l’affaire dépend de vous uniquement ; mais, pensez-y bien, car elle le mérite.

— Ah ! mon Père, reprit-elle sur le champ et sans hésiter, je ne saurais m’y rendre ; j’ai la dernière aversion pour le mariage ; la chose n’est pas possible.

— Et que faites-vous de l’avenir ? insista le missionnaire pour la sonder et l’éprouver davantage.

— Père, je ne crains pas la pauvreté : mon travail me fournira, j’espère, de quoi subsister et je trouverai bien toujours quelques haillons pour me couvrir.

Le P. Cholenec la renvoya en lui recommandant d’y penser encore. Il sut par la suite qu’elle ne lui avait pas tout dévoilé en cette rencontre, à savoir, que déjà Marie-Thérèse et elle avaient résolu de ne jamais se marier, de se consacrer à Dieu, comme les religieuses, par le vœu perpétuel, l’une de virginité, l’autre de viduité.

À quelques jours de là, la sœur de Catherine, qui trouvait le temps long, l’aborda une seconde fois et la somma de se déclarer. La néophyte n’y tint plus. Elle révéla son grand secret : non, jamais elle ne se marierait ; l’affaire était conclue ; elle priait sa sœur de n’y plus revenir. Celle-ci ne put s’empêcher d’éclater :

— Qu’est-ce que vous dites là ?… Y avez-vous bien pensé ?… Avez-vous jamais entendu parler d’une chose semblable chez les filles iroquoises ? Ne voyez-vous pas que vous vous exposez à la risée des hommes et aux tentations du démon ?…

Catherine coupa court à tout ce flot de paroles, en disant qu’elle ne craignait pas les railleries des hommes, et pas davantage, avec la grâce de Dieu, les attaques de l’enfer.

La pauvre femme, ainsi mise en déroute, se replia sur Anastasie pour l’amener à ses vues. Elle fit si bien qu’elle y réussit. Tant il est vrai que le célibat était chose inouïe, invraisemblable chez les Iroquois. Il ne venait pas en pensée même à une personne aussi sage et pieuse qu’Anastasie, qu’une fille pût réellement vouloir rester fille. « Ce qui est certain, observe le P. Cholenec c’est que plusieurs personnes de son sexe et de son âge (à Catherine), ayant tâché de l’imiter ici en ce point après sa mort, y ont trouvé des difficultés qu’elles avouent n’avoir pas eu la force de surmonter, tant ce genre de vie a d’opposition avec la vie sauvage ; et tout ce que d’autres ont pu faire, c’est, après être restées veuves dans un âge encore jeune, de renoncer à de secondes noces, pour avoir au moins par là quelque petite part à la couronne de Catherine. »

Anastasie entreprit donc à son tour la néophyte. Mais ce ne fut pas long. La jeune fille lui rétorqua prestement : « Si vous estimez tant le mariage, que ne vous mariez-vous une seconde fois ? Pour moi, jamais ! Et je demande qu’on ne m’en reparle plus. »

À l’instant même, Catherine se rendit chez le missionnaire pour se plaindre des importunités d’Anastasie et de sa sœur. Le Père crut devoir encore une fois éprouver sa résolution. Il lui proposa de prendre trois jours pour délibérer : ce temps expiré, il regarderait comme définitif ce que le bon Dieu lui aurait suggéré.

Elle acquiesça. Mais l’Esprit-Saint la pressait si fort intérieurement qu’un demi-quart d’heure ne s’était pas écoulé, lorsqu’elle réapparut devant le missionnaire un peu interloqué.

— C’en est fait, dit-elle en l’abordant avec un air tout embrasé, il n’est plus question de délibérer ; mon parti est pris depuis longtemps : non, mon Père, je n’aurai jamais d’autre époux que Jésus-Christ.

Le P. Cholenec se rendit enfin. Il lui sembla que Dieu avait parlé, qu’il avait lui-même inspiré à la jeune fille un dessein si héroïque. Il la loua, l’encouragea, lui promit de la soutenir contre quiconque s’opposerait à elle, l’assurant au reste que les missionnaires ne l’abandonneraient point et ne la laisseraient jamais manquer de rien.

À ces paroles, la bonne Catherine se sentit comme arrachée au purgatoire qui la torturait et introduite dans les riants parvis du paradis. Son directeur en fut vivement frappé. « Dès ce moment, note-t-il, elle entra véritablement dans la joie du Seigneur, et elle commença à goûter au fond de son âme une paix, un repos, un contentement si grand que son extérieur même en parut tout changé. Et ce qui est de bien remarquable, c’est que cette paix, ce repos, ce contentement dura jusqu’au dernier soupir de sa vie, sans que chose aucune fût désormais capable de l’altérer : marque évidente de l’esprit de Dieu qui la possédait. »

La néophyte, débordante de joie et de reconnaissance, avait à peine quitté le seuil du missionnaire, qu’Anastasie le franchissait à son tour pour se plaindre d’elle. Mais le Père l’arrêta net. Il lui reprocha de tourmenter une sainte fille au sujet d’un parti qui méritait les plus grands éloges, qu’elle devait s’estimer heureuse de voir une personne de sa cabane, faire ce que nulle fille jusqu’ici n’avait conçu, encore moins exécuté : observer la virginité qui fait les créatures de chair et de sang, sujettes à toutes les tentations, des êtres semblables aux anges.

Anastasie sembla sortir d’un songe, étonnée, ravie : c’était pour elle une illumination. Elle promit de tout faire pour soutenir, encourager la jeune fille. Son premier soin fut d’éclairer la sœur de Catherine, de sorte qu’elles ne regardèrent plus leur compagne qu’avec respect et une espèce de vénération, lui laissant la liberté la plus entière de faire tout ce qu’elle voudrait.

Ainsi se termina ce désaccord. Dieu l’avait permis pour sa gloire et le bien de sa servante.

L’hiver commençait. Hommes et femmes se préparèrent pour la saison de chasse dans les bois. On proposa à Catherine de se joindre à la bande de sa cabane. Elle les pria de l’excuser, elle resterait. C’était une résolution qu’elle avait déjà prise, on s’en souvient.

Le P. Cholenec, la voyant si faible de santé, crut bon de l’engager à son tour à prendre part à la chasse, afin d’y refaire ses forces par une meilleure nourriture. Voici comment le Père nous raconte la réponse de Catherine à sa charitable exhortation : « À ces mots, elle ne fit que rire, et, un moment après, prenant un air si dévot qui lui était ordinaire quand elle me venait communiquer ses vues spirituelles, elle me fit cette belle réponse, digne de Catherine Tegakouita :

— Il est vrai, mon Père, que le corps est traité plus délicatement dans les bois, mais l’âme y languit et ne peut y rassasier sa faim ; au contraire, dans le village, le corps souffre, j’en conviens, mais l’âme trouve ses délices auprès de Jésus-Christ. Eh ! bien, j’abandonne volontiers ce misérable corps à la faim et à la souffrance, pourvu que mon âme ait sa nourriture ordinaire. »

Elle demeura donc au village. Elle ne vécut que de blé d’Inde. Mais, nullement satisfaite de n’accorder à son corps que des aliments insipides qui pouvaient à peine le soutenir, elle le traita durement. Son directeur parle même de « pénitences excessives, sans prendre conseil de personne, se persuadant, explique-t-il, que lorsqu’il s’agissait de se mortifier, elle pouvait s’abandonner à tout ce que lui inspirait sa ferveur ».

Le chapitre suivant va nous dévoiler quelques-unes de ses austérités.


CHAPITRE SEPTIÈME


L’amour de Catherine pour les souffrances.
— Sa chasteté et son amour pour la Sainte Vierge.
— Le vœu de virginité.


Nous avons déjà dit que la mission du Sault était dans une très grande ferveur, quand la jeune Tekakwitha y arriva en 1677. Celle-ci trouva, chez les hommes et les femmes, la pratique des plus rudes pénitences. Elle les dépassa tous.

Ces nouveaux chrétiens avaient, comme s’exprime le P. Cholenec, « pris la foi d’une bonne façon ; ces braves et généreux néophytes y concevaient de si vifs sentiments de honte et de douleur de leurs péchés passés que, quoiqu’ils fussent déjà effacés par le baptême, ils en faisaient une rigoureuse pénitence ».

Les uns se mettaient le corps en sang plusieurs fois la semaine par de rudes et longues disciplines ; les autres bûchaient et portaient des charges de bois, des jours entiers, avec une ceinture de fer autour du corps ; le Grand Agnier en portait une tous les vendredis et la veille des grandes fêtes ; l’ancien dogique et premier chrétien du Sault en faisait autant. Plusieurs d’entre eux se disposaient de la sorte à subir vaillamment les tortures qui les attendaient dans leur pays.

La guerre, en effet, ne devait pas tarder à éclater entre Français et Iroquois. Ceux-ci invitèrent leurs compatriotes de la mission à venir se joindre à eux, leur promettant toute liberté de pratiquer leur religion. Le refus de cette invitation les transporta de fureur : les Iroquois chrétiens du Sault furent aussitôt déclarés ennemis de la patrie. Quelques-uns, saisis et emmenés captifs, furent brûlés à petit feu. Au milieu des plus cuisantes douleurs, ces hommes généreux prêchaient Jésus-Christ à ceux qui les tourmentaient et les conjuraient d’embrasser au plus tôt le christianisme pour échapper au feu éternel.

« Un entre autres, nommé Étienne, raconte le P. Cholenec, signala sa constance et sa foi : il était environné de flammes et de fers ardents : sans cesse il encourageait sa femme, qui souffrait le même supplice, à invoquer avec lui le saint Nom de Jésus. Étant près d’expirer, il ranima tout ce qu’il avait de force, et, à l’exemple de son saint Patron, il pria le Seigneur à haute voix pour la conversion de ceux qui le traitaient avec tant d’inhumanité. Plusieurs de ces barbares, touchés d’un spectacle qui leur était si nouveau, abandonnèrent leur pays et vinrent à la mission du Sault pour demander le baptême et y vivre selon les lois de l’Évangile ».

Voilà quels étaient les hommes, conclut le missionnaire. Il ajoute : « Les femmes, qui vont toujours dans l’excès, faisaient tout cela et bien davantage encore : les unes se roulaient dans la neige, comme fit une jeune femme trois nuits de suite dans les plus grands froids que j’aie vus en Canada ; une autre, dans un froid semblable mais accompagné d’une poudrerie de neige si grande qu’on ne pouvait voir à deux pas de soi et qu’on n’avait pas la force de se tenir à l’air, non seulement s’y tint, mais étant dépouillée jusqu’à la ceinture, s’exposa à toute la rigueur de la saison sur le bord de la grande rivière, et récita son chapelet dans cette posture si étrange ; où il faut remarquer que dans la langue des sauvages la salutation angélique est le double plus longue que dans la nôtre. »

D’autres pourtant allaient plus loin : après avoir rompu la glace avec leur hache, elles se plongeaient jusqu’au cou dans les étangs et les rivières ; elles avaient le courage de réciter plusieurs dizaines de chapelet dans cet effroyable tourment, d’où elles sortaient avec une chemise de glace autour du corps. L’une d’elles le fit trois nuits de suite ; elle y gagna une fièvre si violente qu’elle en pensa mourir. Une autre, non contente de s’immerger ainsi dans l’eau glacée, y plongea sa petite fille âgée de trois ans ; elle l’en retira à demi-morte. Au Père qui la reprenait de cette imprudence, elle répondit tout simplement que c’était en prévision des péchés que l’enfant commettrait un jour et qu’elle voulait lui faire expier par avance.

On peut s’étonner que de pareils excès pussent s’accomplir quelque temps sans être réprimés. Mais les missionnaires ne les apprenaient qu’après coup, parce que ces bons chrétiens, non moins humbles que pénitents, les pratiquaient hors du village, dans les bois. Par ailleurs, ils croyaient bonnement que dans le bois tout leur était permis en fait de mortifications.


Ces diverses pénitences des hommes et des femmes ne pouvaient échapper longtemps à la clairvoyance de Catherine. Elle en découvrit une partie et devina le reste. Son amour de la souffrance allait se satisfaire, du moins en partie, car l’obéissance dut souvent intervenir.

Le P. Chauchetière, qui sera notre guide en cette étude, ouvre le chapitre des austérités de la néophyte par ces mots : « Nous sommes ici dans un grand champ dont on n’a pas encore vu le bout. » De fait, il écrivait quelque temps après la mort de la servante de Dieu : des faits nouveaux lui étaient peu à peu révélés sur elle, par des personnes de la mission et d’ailleurs, notamment au sujet de ses mortifications.

Catherine Tekakwitha avait une notion exacte de l’amour de la souffrance. Après avoir signalé l’inaltérable douceur, la patience, la joie même qu’elle témoigna dans les maux qu’elle avait eus à souffrir sur la fin de ses jours, le P. de Charlevoix fait cette juste réflexion : « Il semble que rien ne doive moins coûter à ceux qui portent la mortification aussi loin que faisait cette sainte fille. Cela est pourtant assez rare : on est souvent étonné de voir les personnes qui pratiquent les plus grandes austérités, plus sensibles que d’autres à ce qui leur arrive de fâcheux et d’humiliant. » Puis il ajoute avec infiniment de sens : « C’est qu’en cela il n’y a rien de leur choix. La volonté propre est toujours la dernière victime, et elle manque souvent à l’holocauste. Catherine comprenait ce que les croix, qui sont présentées de la main du Seigneur, ont de préférable à celles que nous nous imposons nous-mêmes, et les souffrances, où sa volonté avait le moins de part, étaient toujours le plus selon son cœur. »

Il nous a déjà été donné, au cours de ce récit, de constater le bien-fondé de cette réflexion, nous avons vu la jeune Iroquoise, dès ses années d’adolescence, puis après son baptême là-bas et enfin au Sault Saint-Louis, nous l’avons vue en butte à la persécution, aux mauvais traitements, à la calomnie, à des projets qu’elle abhorrait, et toujours nous avons admiré sa vertu, la paix de son âme, la douceur, la patience avec lesquelles elle recevait la croix (présentée de la main du Seigneur. »

En ce moment, nous voulons rappeler quelques-unes des mortifications qu’elle s’imposa elle-même.

Comme un bienheureux Jean de la Croix, animée d’une sainte haine pour son corps, elle lui avait déclaré la guerre, elle voulait, ainsi que saint Paul le conseillait aux Corinthiens, « porter toujours avec elle dans son corps la mortification de Jésus-Christ ». Elle pouvait dire avec sainte Thérèse : « Ou souffrir, ou mourir », ou même peut-être avec sainte Marie-Madeleine de Pazzi : « Ne pas mourir, mais souffrir. »

Plus près de nous, Jésus encourageant la jeune et sainte sœur Benigne-Consolata Ferrero, lui disait : « Plus tu avances dans le chemin de la mortification, plus tu te rapproches de Dieu. » Et encore : « Rien n’augmente l’amour comme la croix. » Il disait encore des âmes qui ont peur du sacrifice : « Je les compare à ceux qui se privent de cueillir une rose dans la crainte de se piquer. L’amour ne fait pas ainsi : là où il voit un sacrifice, il s’élance comme sur une proie, il l’étreint, l’embrasse, et plus le sacrifice est caché, intime, connu de Dieu seul, plus il le fait volontiers. »[27]

Une chose que ses biographes ont bien marquée, c’est que la jeune Tekakwitha, malgré sa vie vraiment austère, avait une sainteté des plus aimables, douce, enjouée, prévenante. On pourrait dire d’elle, en se reportant à la gracieuse comparaison du Sauveur, qu’elle cueillait pour elle-même les épines, afin de ne laisser au prochain que les roses.

On se souvient qu’elle eut pour première institutrice la bonne Anastasie. Elle lui demanda un jour, quelle était la chose la plus rude que l’on pût offrir en sacrifice à Notre-Seigneur pour lui prouver son amour.

— Ma fille, répondit l’ancienne, je ne vois rien au monde de plus horrible que le feu.

— Ni moi non plus, répliqua Catherine.

Elle n’en dit pas alors davantage. Mais le soir, quand tout le monde fut couché, elle passa un long espace de temps à se brûler les jambes avec un tison, comme on faisait aux esclaves chez les Iroquois : elle voulait par là se déclarer l’esclave de son Sauveur, à qui elle alla ensuite se présenter à la porte de l’église, au milieu des ténèbres, avec ses belles livrées de la croix.

« On voyait Catherine au milieu de l’été, note le P. Chauchetière, toujours tête couverte, tandis que les autres sauvagesses n’ont que leurs cheveux qui leur servent de coiffure, et sont habillées fort à la légère. » Quand on lui demandait la raison de sa conduite, elle répondait « qu’elle croirait être superbe si on la voyait tête levée et sans couverte ».

Lorsqu’elle apprit l’usage de la discipline et des ceintures de fer chez les gens de son village, elle n’eut de cesse qu’elle n’obtint de son directeur ces instruments de pénitence. On imagine bien qu’ils ne restèrent point enfouis sous sa natte. Elle s’en servit pour étancher quelque peu sa soif de souffrances. Outre ces expiations de commune occurrence, elle s’en infligeait d’autres plus spéciales.

Allant au bois avec sa sœur et d’autres femmes, elle se plaçait derrière elles, ôtait sa chaussure et marchait pieds nus dans la neige et sur les glaces. Aussitôt qu’on pouvait la découvrir, elle se rechaussait : par humilité, elle se serait plutôt abstenue d’une mortification que de paraître mortifiée.

À la fête de la Purification, elle crut bon d’imiter en quelque sorte les cérémonies de l’Église dans la procession de ce jour, et donner à Notre-Dame une marque de son affection. Après la messe, elle fit le tour de son champ en récitant plusieurs fois son chapelet, nu-pieds et dans la neige jusqu’aux genoux.

Elle était un jour au bois avec Thérèse. Elle portait sa ceinture de fer aux pointes acérées. Revenant avec une grosse charge de bois sur ses épaules, elle glissa dans une descente et tomba lourdement ; les pointes de sa ceinture pénétrèrent fort avant dans sa chair. Elle se releva en souriant. Sa compagne voulait qu’elle laissât là sa charge. Elle n’en fit rien et rentra au village en cachant si bien son mal que personne ne s’en aperçut.

On remarqua que les mercredis et samedis elle ne mangeait rien. Elle les passait au bois en bûchant tout le jour. On ne voulut plus la laisser partir avant que la soupe ne fût servie et absorbée. Elle se dérobait quelquefois, disant à celle qui faisait chauffer la marmite, de demeurer au logis pour avoir soin de ses enfants, tandis qu’elle-même n’avait rien qui pût la retenir. Lorsqu’elle n’y réussissait point, elle se dédommageait en mêlant de la cendre à sa soupe, surtout en carême ; ce qu’elle faisait encore tous les vendredis de l’année.

Thérèse et elle se confessaient chaque semaine, après le salut qui avait lieu le samedi soir.

Un jour que Catherine était allée voir sa compagne pour causer des choses de Dieu, le discours tomba sur la préparation à la confession. C’était un samedi. Elle demanda à sa compagne ce qu’elles pourraient bien faire pour se mieux préparer. Thérèse suggéra une bonne flagellation mutuelle avec des verges. Tout de suite, Catherine partit, alla au cimetière qui était tout près, empoigna un paquet de verges, et, rentrant à la cabane, les dissimula adroitement sous une natte.

Quand le premier coup du salut sonna, elles pressèrent tout le monde de la cabane de se rendre à l’église et fermèrent soigneusement la porte. Alors Catherine, à genoux, les épaules nues, demanda à sa compagne de ne la point épargner. L’autre aurait voulu passer devant, dans la crainte de n’avoir pas le temps de recevoir sa part. Les supplications de Catherine prévalurent. Au reste toutes deux purent contenter leur besoin de souffrir en se mettant les épaules en sang. Elles allèrent ensuite à l’église, remplies de joie, goûtant plus que jamais les prières, les chants, la bénédiction du très saint Sacrement.

Ce mode de discipline à deux parut plein de charmes. Il ne fallait donc pas en rester là. Où se retireraient-elles pour échapper aux regards ? Leur choix se porta sur une cabane ouverte, située dans le cimetière et que possédait un Français de la Prairie. Elles choisirent le samedi pour se préparer de cette sorte à la confession.

La méthode qu’elles suivaient consistait à réciter d’abord l’acte de foi que les sauvages disaient communément à l’église, puis un acte de contrition. Catherine, toujours la première pour la pénitence, se mettait à genoux et recevait les coups de verges. Elle se plaignait que les coups n’étaient pas assez fermes : elle exhortait sa compagne à frapper plus fort. Et pourtant celle-ci déclara plus tard que le sang sortait au troisième coup.

Lorsque toutes deux avaient satisfait aux premières ardeurs de leur dévotion, elles commençaient le chapelet de la Sainte Famille. Elles l’avaient divisé en plusieurs pauses, et à chaque pause elles se donnaient un coup de verges. « Mais, sur la fin, ajoute le P. Chauchetière, leur dévotion n’avait point de mesure. C’était alors que Catherine découvrait les sentiments de son cœur en ces termes : Mon Jésus, il faut que je risque avec vous : je vous aime, mais je vous ai offensé ; c’est pour satisfaire à votre justice que je suis ici ; déchargez, mon Dieu, sur moi votre colère… Quelquefois elle n’en pouvait dire davantage, mais ses yeux baignés de larmes achevaient le reste. »

Le biographe raconte que, après la mort de Catherine, Thérèse affirmait que cette sainte fille, lorsqu’elle rappelait dans ces moments de ferveur tous ses péchés, ne trouvait rien de plus grave que de n’avoir pas résisté, après son baptême chez les Agniers, à ceux qui la menaient aux champs les dimanches et les fêtes, pour l’y faire travailler malgré elle, de n’avoir pas plutôt souffert le martyre, d’avoir plus craint la mort que le péché.

Ces pénitences durèrent longtemps. À la fin, Catherine tomba gravement malade. Thérèse eut scrupule de laisser mourir sa compagne, sans prévenir le missionnaire de leurs mortifications. Le P. Cholenec blâma fort ces excès. Il les trouvait en même temps bien pardonnables en de nouvelles chrétiennes. Mais il leur donna pour l’avenir un règlement très net.

Le P. Chauchetière se joint au P. Cholenec pour excuser Catherine au sujet de ses pénitences : « Elle a été prudente, dit-il, dans ses excès mêmes, qui ne répondaient qu’aux violentes attaques que le péché fait aux sauvages, dont elle croyait ou plutôt dont elle appréhendait les souillures ; elle allait donc dans les excès non pas pour y persévérer opiniâtrement, mais pour trouver le milieu qu’elle gardait quand le Père le lui avait enseigné. »

Catherine recouvra la santé, si on peut appeler santé un état de faiblesse et d’infirmité continuel. Comme si la maladie eût été pour elle une lâcheté plutôt qu’une défaillance, elle se mit à importuner son confesseur, le priant avec une candeur charmante d’avoir pitié d’elle, de lui permettre quelque chose, afin que son corps ne prit pas le dessus. On lui permit, en effet, quelque chose. Mais ce peu de chose, elle l’étendait le plus qu’elle pouvait.


On sait que c’est parmi les épines de la mortification que fleurit excellemment le lis de la pureté.

Après avoir parlé des vertus de Catherine Tekakwitha, le P. Cholenec ajoute : « Enfin, rien ne fut plus remarquable en elle que cette pureté angélique dont elle fut si jalouse et qu’elle conserva jusqu’au dernier soupir. Ce fut un miracle de la grâce qu’une jeune Iroquoise ait eu tant d’attrait pour une vertu si peu connue dans son pays, et qu’elle ait vécu dans une si grande innocence de mœurs pendant vingt années qu’elle a demeuré dans le centre même du libertinage et de la dissolution. »

Il y revient dans un autre endroit, où il affirme qu’elle n’avait « jamais ressenti la moindre chose contraire à cette vertu, ni dans son corps ni dans son âme ; cela, dis-je, paraît incroyable et est pourtant très véritable. Je l’avais déjà su d’elle-même, mais voulant nous en assurer davantage d’une chose si merveilleuse, je l’interrogeai encore là-dessus la veille de sa mort, après lui avoir donné le saint Viatique. Et quoiqu’elle eût de la peine à parler, elle fit un effort pour me répondre d’un ton de voix ferme : « Non, non », et avec un geste qui témoignait de la peine qu’on l’interrogeât encore à la mort sur un péché qu’elle avait eu si fort en horreur pendant sa vie. »

Le culte de la pureté ne va jamais sans un grand amour de la Vierge très pure. Nous en avons un bel exemple en notre bienheureuse.

Dès qu’on lui eut appris ce qu’était la sainte Vierge, elle l’aima de tout son cœur. Peu de temps après son arrivée au Sault, son institutrice, Anastasie, ayant remarqué quelques grains de porcelaine disposés dans sa chevelure, elle lui demanda si elle était prête à sacrifier ces vanités pour imiter mieux l’humble Marie ; tout de suite elle les retira. Et même, si elle n’eût craint une trop grande singularité, elle se fût coupé les cheveux, pour se déclarer ainsi l’esclave de la Reine du ciel.

Lorsqu’elle parlait de la Sainte Vierge, elle le faisait avec transport ; tout son cœur y passait. Des Iroquois et même des Français, frappés de sa sainteté, l’interrogèrent parfois sur la manière d’être plus agréable à Dieu. Dès que, dans sa réponse, elle touchait à la pureté, elle y mêlait aussitôt le nom et les exemples de Notre-Dame.

Elle avait appris par cœur ses litanies ; elle les disait tous les soirs privément, après les prières communes de la cabane. Son chapelet toujours à la main, elle le récitait partout chemin faisant.

Le P. Chauchetière remarque qu’il n’y a pas à signaler son exactitude à dire l’Angélus en quelque endroit qu’elle fût, même dans la forêt, « parce que, dit-il, c’est la louable coutume de tous les sauvages du Sault de le dire trois fois le jour sans manquer ». Belle leçon pour les blancs de tous pays.

Les samedis et les autres jours dédiés à la Madone, elle les marquait par quelque mortification ou quelque acte de vertu extraordinaire. Elle se disposait aux fêtes les plus solennelles de la Bienheureuse Vierge par un redoublement de ferveur. Ces grands jours étaient pour elle un temps de rénovation spirituelle, tant elle y trouvait de goût, tant elle y recevait de grâces. Nous l’avons déjà vue solenniser à sa manière la fête de la Purification. Une autre fête de la Sainte Vierge va être choisie par elle pour l’acte le plus parfait de sa vie.


On se rappelle le double assaut qu’elle eut à soutenir pour faire avorter les beaux projets de mariage qu’on formait pour elle.

Après sa victoire, elle voulut s’en assurer à jamais le fruit. Elle n’avait pas oublié sa visite chez les religieuses de Ville-Marie, leur vie de pauvreté, de dévouement, surtout le vœu qu’elles faisaient de leur virginité : ce vœu lui paraissait si beau, si grand. Et combien n’avait-elle pas raison, puisque le Fils de Dieu lui-même n’a pas cru pouvoir mieux relever la splendeur et le mérite de cet état, qu’en le comparant à celui des anges dans le ciel, erunt sicut angeli Dei in coelo !

« Entre les Pères de l’Église, observe ici le P. Cholenec, qui disputent avec une sainte émulation pour savoir laquelle des vertus de Notre-Dame l’a rendue plus agréable aux yeux de Dieu et digne d’être sa mère, il y en a qui pensent avec raison que c’est la virginité, virginitate placuit ; et que pour avoir été la première entre toutes les pures créatures qui, par un vœu exprès, a levé le divin étendard de la virginité dans le monde, que par cette seule action, dis-je, elle a passé toutes les grâces, toute la perfection et toute la sainteté de tous les autres saints ensemble. Je dis de même à proportion qu’une action si héroïque que cette jeune vierge a faite à l’exemple de la Reine des Vierges, a fait aussi sa plus grande gloire devant Dieu, et qu’à ne la regarder que par cet endroit seulement, on ne doit pas s’étonner si elle a mérité de recevoir tant de grâces durant sa vie et de faire de si grands miracles après sa mort. »

À la suite donc de l’assaut et de la victoire ci-haut mentionnés, Catherine demanda au missionnaire la faveur de consacrer sa personne à Jésus-Christ par un engagement irrévocable.

Nulle demande ne pouvait être plus agréable au Père. D’autre part, la chose était si nouvelle, si apparemment incompatible avec le caractère sauvage, absolument inouïe jusque-là. Le P. Cholenec ne voulut rien précipiter dans une affaire de cette conséquence. Il éprouva quelque temps la néophyte, examina sa vie, les grands progrès qu’elle ne cessait de faire dans toutes les vertus et surtout avec quelle profusion Dieu se communiquait à sa servante.

Tout pesé, il en conclut que le dessein de la jeune Iroquoise ne pouvait venir que du ciel. Il lui permit donc de le mettre à exécution. Le Père admira avec quelle ferveur, ayant choisi la fête de l’Annonciation pour prononcer son vœu de virginité, elle se prépara à ce jour tant souhaité, qui devait être le plus heureux, le plus beau des jours de sa vie.

Témoin de cet événement, voici comment le P. Cholenec nous le raconte :

« Ce fut le jour de l’Annonciation, 25 mars 1679, sur les huit heures du matin, que Catherine Tegakouita, un moment après que Jésus-Christ se fut donné à elle dans la communion, se donna aussi toute à lui, et que renonçant pour toujours au mariage, elle lui promit virginité perpétuelle, et qu’enfin avec un cœur tout embrasé de son amour, elle le conjura de vouloir bien être son unique Époux et de l’agréer pareillement pour son épouse. Elle pria Notre-Dame pour qui elle avait une tendre dévotion, de la présenter à son divin Fils. Puis, voulant faire un double sacrifice dans une seule action, en même temps qu’elle se dévoua à Jésus-Christ, elle se consacra tout entière à Marie, lui demandant très instamment de vouloir bien être sa mère et la prendre pour sa fille.

« C’est ainsi, continue le missionnaire, que se passa cette grande action, qui causa sans doute bien de la joie à tout le Paradis, et qui la mit elle-même au comble de tous ses désirs. Aussi est-il vrai que depuis ce sacrifice héroïque, Catherine ne tenait plus à la terre et que toute sa conversation était au ciel. Son âme en goûtait toutes les douceurs, pendant qu’elle affligeait son corps par de nouvelles austérités, qui, jointes à cette contention si profonde de son esprit à se tenir toujours unie à Dieu, épuisèrent enfin ses forces. »

Il ne restait plus à la bien-aimée de Jésus et de Marie qu’un an à vivre loin de son Époux et de sa Mère.

Les saints sont des avares bien avisés : ils amassent trésors sur trésors, mais pour le ciel, suivant le précepte de Jésus-Christ. Et plus ils sentent que le temps va leur échapper, plus ils accumulent les pièces d’or, se demandant d’abord, comme saint Louis de Gonzague, devant chacune d’elles, c’est-à-dire devant chaque pensée, chaque parole, chaque action : « Quid hoc ad aeternitatem, que vaut-elle pour l’éternité ? »

C’est exactement ce que fit notre bienheureuse dans les derniers mois de sa vie. Le chapitre suivant va nous en fournir la démonstration.


CHAPITRE HUITIÈME


Quelques-unes des vertus de Catherine Tekakwitha, notamment sa dévotion à la Passion du Sauveur et son amour pour la très sainte Eucharistie.


Dans son merveilleux traité des vertus, [28] l’Ange de l’École nous marque bien leur nature, leur variété, leur descente dans l’âme justifiée avec le splendide cortège des dons du Saint-Esprit, les suites de leur présence, leurs activités, entraînant l’homme vers sa fin sublime qui n’est autre que celle de Dieu même. Il place devant nous les quatre grandes vertus morales sur lesquelles pivotent toutes les autres, indiquant son rôle à chacune d’elles : le discernement à la prudence, la droiture à la justice, la fermeté à la force, la modération à la tempérance. Puis ce sont les trois vertus théologales qui dominent tout cet assemblage magnifique, en s’unissant à Dieu même dans ses attributs : sa véracité par la foi, sa fidélité par l’espérance, son infinie bonté par la charité.

Il y a plus encore. Car les sept dons du Saint-Esprit dont le rôle propre est de rendre facile et agréable l’exercice des vertus, viennent s’adapter admirablement à chacune des sept vertus que nous venons d’énumérer.

Avec cet incomparable ensemble de secours divins, les fidèles sont en mesure de pratiquer méritoirement la vertu dans les circonstances ordinaires de la vie. Les saints ont une plus haute ambition : c’est de porter jusqu’à l’héroïsme les différents actes des vertus. Les dons du Saint-Esprit jouent ici le rôle principal. Par ses motions, ses inspirations secrètes, le Maître intérieur se révèle vraiment l’Esprit Sanctificateur, l’Esprit qui fait les Saints.

En vue de ce que nous allons considérer dans Catherine Tekakwitha, nous croyons utile de donner ici la définition de la vertu héroïque par le pape Benoît XIV, dans son grand ouvrage classique sur la Béatification et la Canonisation des Serviteurs de Dieu : « La vertu héroïque rend l’homme capable de produire des actions vertueuses avec une promptitude et une facilité extraordinaires, par motifs surnaturels, sans raisonnements humains, avec renoncement de soi-même et maîtrise de ses inclinations naturelles. »

Elle appartient aux âmes déjà purifiées de toute attache naturelle, solidement ancrées dans l’amour de Dieu.

Alors la prudence ne sait plus que ce qu’elle voit en Dieu ; la tempérance ignore les désirs terrestres ; la force marche sur les passions mesquines ; la justice s’unit en tout à la pensée, à la volonté de Dieu. Pendant que les trois grandes vertus théologales, foi, espérance et charité, dépassant tout cela comme il convient, entraînent l’âme vers les sommets, dont l’aspect seul découragerait toute vertu commune.

L’héroïcité des vertus doit être constatée chez le serviteur ou la servante de Dieu, que l’on propose aux honneurs de la béatification ou de la canonisation. C’est la pierre de touche de la sainteté. Les miracles viennent ensuite y apposer leur cachet.


La vie de Catherine Tekakwitha, depuis son enfance jusqu’à présent, a fait passer devant nos yeux une suite de vertus de tout point admirables, portées même souvent jusqu’à l’héroïsme.

On se rappelle l’impression profonde produite par elle sur le P. de Lamberville et soulignée par le P. de Charlevoix, mais, surtout dans les dernières années de sa vie, sur ses deux confesseurs, les PP. Cholenec et Chauchetière.

Le P. de Lamberville avait été surpris de trouver en elle, immédiatement après son baptême, « non pas une néophyte qui eût besoin d’être affermie dans la foi, mais une âme remplie des dons du ciel les plus précieux, et qu’il fallait conduire dans les plus sublimes voies de l’esprit ».

C’est exactement la réflexion que se faisait le P. Cholenec en voyant, dès la première année du séjour de Catherine au Sault, les ascensions merveilleuses de cette âme vers Dieu. « C’est sans doute, écrivait-il, une chose surprenante de voir combien cette jeune fille était avancée dans la piété pendant environ deux ans et demi qu’elle a vécu au Sault ; mais il est plus étonnant encore qu’elle ait été telle presqu’aussitôt qu’elle y était venue ; on peut dire d’elle avec vérité qu’elle n’a pas été novice dans l’exercice de la vertu ; qu’elle y a été savante dès le commencement, et qu’elle n’y a eu d’autre maître que l’Esprit-Saint, tant elle courut à grands pas à la perfection. »

Dans un autre endroit, parlant de son oraison, il ajoute : « Elle ne priait pour l’ordinaire que des yeux et du cœur… alors elle paraissait immobile et toute renfermée au dedans ; et par cette contention à s’unir à Dieu dans ses prières, elle parvint sans aucun maître que le Saint-Esprit à un sublime don d’oraison, accompagné de tant de douceurs célestes qu’elle passait souvent plusieurs heures de suite dans ces intimes communications avec son Dieu. »

Plus loin encore, il revient à cette pensée, en appuyant davantage. Dans une allusion à la triple voie purgative, illuminative, unitive, par où, en passant de la première à la seconde et de la seconde à la troisième, on s’élève d’ordinaire à la sainteté, il écrit : « Elle (Catherine) était déjà, au jugement d’une personne fort éclairée qui la connut alors, dans la voie unitive : en effet, elle goûtait toutes les douceurs de ce bienheureux état. » Puis il ajoute ces paroles remarquables : « Avant d’avoir passé par les deux autres, et par une conduite particulière du Saint-Esprit, elle entra, contre l’ordinaire, dans les deux premières voies par la troisième, pour s’y exercer avec plus de mérites et d’une manière plus excellente. Car dans ses intimes communications avec Dieu, elle était remplie de nouvelles lumières, et lumières ardentes et toutes de feu, qui, en même temps qu’elles éclairaient son entendement pour lui faire voir la beauté des vertus chrétiennes par rapport à Jésus-Christ qu’elle avait toujours devant les yeux, elles lui embrasaient aussi la volonté pour les mettre en pratique et pour se conformer autant qu’il dépendait d’elle, à un original si parfait et en même temps si aimable. »

Elle avait pris le bon moyen d’y parvenir. Elle tenait ce que le P. Saint-Jure appelle quelque part la « chaîne d’or de la perfection ». Il écrit : « Le silence produit le recueillement, le recueillement produit la dévotion, la dévotion l’oraison, l’oraison l’union avec Dieu, l’union avec Dieu la perfection. » Ce n’est donc pas à elle que s’appliquerait le mot de Mgr d’Hulst : « Combien d’âmes pousseront un jour un cri de surprise, en découvrant tout ce dedans qu’elles portaient en elles et qu’elles ont ignoré ! »

Alors que les âmes communes ressemblent à ce grand chemin où est tombée la semence évangélique et où tout passe excepté Dieu ; l’âme de Catherine, au contraire, était ce jardin fermé de l’Époux où rien ne passe excepté Dieu.

En effet, de l’amoureuse union de son âme avec Dieu — qui n’avait rien d’un quiétisme béat, — émanait une force, une énergie qui saisissait jalousement tout ce qui pouvait plaire davantage au Maître adoré. Le P. Chauchetière dit que sa devise était : « Qui est-ce qui m’apprendra ce qu’il y a de plus agréable à Dieu afin que je le fasse ? » De fait, nous avons rencontré, au cours de ce récit, maint exemple des ardentes aspirations de la néophyte et de leurs réalisations.

Nous voulons en ajouter deux autres, pour mieux marquer la hauteur de perfection où se tenait cette grande âme.


Un maître de la vie spirituelle, le P. René de Maumigny, S. J., dans son traité de l’oraison extraordinaire[29], consacre la troisième partie du volume aux vertus et dévotions qui sont le propre des âmes contemplatives. Par contemplation il entend l’oraison infuse, mystique, sorte d’intuition angélique, versée dans l’âme par le Saint-Esprit avec le don de sagesse. Il semble bien que Catherine Tekakwitha, d’après les témoignages rapportés plus haut, fut élevée, très tôt après son baptême, à ces sublimes communications avec la Divinité.

Or, le P. de Maumigny, après avoir dit que l’âme ainsi privilégiée doit s’appliquer à l’étude et à la pratique des vertus solides, doit se maintenir dans un entier détachement des choses créées — et nous savons combien notre bienheureuse y fut fidèle — ajoute qu’elle doit de plus tendre à l’union intime avec Jésus-Christ crucifié et avoir une dévotion spéciale à la sainte Eucharistie.

Chose remarquable et qui confirme bien ce qui vient d’être dit de la vocation de Catherine aux sublimes états d’oraison, ce double culte de la Passion du Sauveur et de la sainte Eucharistie fut précisément, avec son angélique pureté, la caractéristique la plus notoire de sa vie intérieure.

La première fois qu’elle assista aux exercices de la Semaine Sainte, notamment du Vendredi-Saint — nous l’avons raconté dans un chapitre antérieur — ce fut pour elle une révélation. Comme à la faveur d’une soudaine projection lumineuse, elle vit la grande Victime du Calvaire clouée sur la croix, et par son sang divin rachetant le monde ; elle vit et elle comprit jusque dans ses profondeurs le sublime mystère de la Rédemption. De ce jour, son cœur s’attacha avec force à Jésus crucifié.

Le P. Cholenec va nous résumer en quelques lignes les effets de cet amour de Jésus en croix. « Pour en avoir toujours la mémoire présente à son esprit, écrit-il, elle portait au col un petit crucifix que je lui avais donné, et elle le baisait incessamment avec de grands sentiments de reconnaissance pour un bienfait si signalé que celui de notre rédemption, et d’une tendre compassion pour Jésus souffrant. Elle a fait davantage, elle a voulu prendre part à ses souffrances : elle a porté sa croix après lui avec tous les saints, et ce divin Maître qui la conduisait intérieurement, lui ayant d’abord inspiré cette sainte haine de nous-même si recommandée par Jésus-Christ et si nécessaire au salut, elle a traité son corps, au Sault, avec tant de rigueur qu’il serait difficile de trouver ailleurs une si grande innocence avec une pénitence si austère ; elle l’a tourmenté en toutes les manières qu’elle a pu s’aviser, par les travaux, par les veilles, par les jeûnes, par le froid, par le feu, par le fer, par les ceintures armées de pointes, par les rudes disciplines avec lesquelles elle se déchirait les épaules plusieurs fois la semaine. »

C’est un résumé, avons-nous dit. En effet, on se rappelle ce que nous avons raconté, au chapitre précédent, des grandes mortifications de la néophyte en conformité avec la Passion du Sauveur. On eût dit que, à l’imitation de saint Paul, elle voulait « achever en sa chair ce qui manquait aux souffrances du Christ ». Elle aurait pu faire sienne cette devise gravée sur l’une des portes de l’antique Université d’Oxford : Cor in Cruce, Crux in Corde, le Cœur sur la Croix, la Croix dans le Cœur. On la voyait souvent en contemplation devant la grande croix plantée au bord du fleuve ; son cœur l’y tenait attachée (se reporter pour cette scène au hors-texte qui orne ce volume).

Le passage cité du P. Cholenec contient une expression d’étonnement bien légitime : « Il serait difficile, lisons-nous, de trouver ailleurs une si grande innocence avec une pénitence si austère. » La pensée se reporte aussitôt à l’aimable patron de la jeunesse, saint Louis de Gonzague. Il semble qu’on puisse appliquer à notre bienheureuse le début de l’oraison que l’Église consacre au jeune saint : ( Ô Dieu, distributeur des dons célestes, qui avez uni, dans l’angélique adolescent Louis, une merveilleuse innocence à une pénitence non moins admirable… »

Et pourquoi ne pas signaler aussi la ressemblance de Catherine avec une des gloires de l’Équateur, la bienheureuse Marie-Anne de Jésus de Paredes, surnommée le lis de Quito ? Presque contemporaine de Catherine, « elle fleurit, dit l’oraison de sa fête, comme un lis parmi les épines, par sa chasteté virginale et sa perpétuelle pénitence ».

Dans ces trois merveilles de pureté et de pénitence, situées sur trois points du globe aussi éloignés les uns des autres, comme on touche du doigt l’œuvre divine d’un même Esprit, l’Esprit Sanctificateur de l’Église de Jésus-Christ !

C’est le partage des grands contemplatifs, dit le P. de Maumigny, de « puiser dans les délices ineffables de leur oraison extraordinaire, le courage nécessaire pour travailler et souffrir beaucoup au service de Dieu ». Il cite ce mot de sainte Thérèse : « De fait, nous voyons que toujours ceux qui ont approché de plus près Notre-Seigneur Jésus-Christ, ont été ceux qui ont le plus souffert ».[30]

Le P. Cholenec rappelle ensuite une double consécration d’elle-même que fit Catherine Tekakwitha et à laquelle nous avons déjà fait allusion : « Depuis ces deux grands sacrifices, dit-il, son âme ne vécut plus que pour Jésus dans l’Eucharistie ni son corps que pour mourir avec lui sur la croix, au milieu des douleurs et des souffrances. Je dis mourir sur la croix, puisqu’elle y est morte en effet, avant abrégé ses jours par une action digne d’une éternelle mémoire, quoiqu’elle soit plus à admirer qu’à imiter. »

Nous remettons ce récit au chapitre suivant où il nous introduira à la dernière maladie et à la mort de la sainte. Il nous reste présentement à considérer brièvement son admirable dévotion à Jésus dans la très sainte Eucharistie.


Nous avons dit, dès son arrivée à la mission, son assiduité à l’église des heures entières et, les dimanches et les fêtes, le jour tout entier. Nous avons raconté ses élans d’amour lors de sa première communion, et, aux communions suivantes, son extraordinaire ferveur, qui attirait alors auprès d’elle les femmes les plus dévotes, désireuses de se préparer de la sorte à mieux recevoir Notre-Seigneur.

Ce qui surtout l’avait dégoûtée de la vie dans les bois, c’était l’éloignement de l’église,
ancien autel de l’église de caughnawaga
où elle pût converser cœur à cœur avec l’hôte divin du tabernacle et le recevoir dans la sainte communion.

Sans doute, la communion sacramentelle devenant impossible, il reste à l’âme fervente d’abord la soumission à la volonté divine, et Notre-Seigneur a daigné révéler à la servante de Dieu, Benigna-Consolata, l’estime qu’il en faisait : « Une âme, lui dit-il, qui, par amour, est toujours unie à ma volonté, fait, pour ainsi dire, une communion perpétuelle. »

Il lui reste en outre la communion spirituelle, qui est essentiellement la communion de désir ou le désir de la communion. Et, à ce sujet, nous aimons à transcrire une autre communication du Sauveur faite à la même personne, qu’on a appelée la « petite secrétaire de Notre-Seigneur » : « Ô ma Bénigne, lui dit-il un jour, sois l’apôtre de mon amour ! Dis à haute voix, afin que tout le monde l’entende, que j’ai faim, que j’ai soif, que je meure du désir d’être reçu par mes créatures. Je suis dans le sacrement de mon amour pour mes créatures, et elles en font si peu de cas ! Oh ! toi, du moins, fais autant de communions spirituelles qu’il te sera possible, pour suppléer aux communions sacramentelles qui ne se font pas. Une à chaque quart d’heure, ce n’est pas assez… Fais-les plus courtes, sous des formes différentes, mais très nombreuses. »[31]

C’est bien ce qu’avait fait Catherine au temps où elle avait suivi les gens de sa cabane à la chasse. C’est ce qu’elle faisait depuis, au long du jour, et surtout lorsqu’elle se trouvait en présence du saint Sacrement. À la lettre, elle pouvait chanter avec le psalmiste : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant. Comme le cerf soupire après les sources d’eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu. »

Le P. Chauchetière nous dit que « c’était un commun proverbe dans le village que Catherine n’était ailleurs que dans sa cabane ou dans l’église ». Il ajoute que « sa seule consolation dans les plus grandes infirmités était de pouvoir se traîner à l’église, où elle se tenait dans une modestie d’ange durant des heures entières ». Il nous la montre s’avançant vers le sanctuaire, près de la table de communion, pour n’être pas dérangée par les entrées et sorties des autres personnes, puis, cachée dans sa couverte, à genoux, rarement accoudée, commençant ses dévotions par un acte de foi très vive à la présence réelle de Jésus au saint tabernacle.

Nous devons d’autres détails au P. Cholenec. « On la voyait tous les jours, dit-il, passer des heures entières au pied des autels, immobile et comme transportée hors d’elle-même ; ses yeux expliquaient souvent les sentiments de son cœur par l’abondance des larmes qu’ils répandaient, et elle trouvait dans ces larmes de si grandes délices qu’elle était comme insensible au froid des plus rudes hivers. »

À propos de ce dernier trait, il ajoute dans son deuxième mémoire : « Depuis qu’elle eut la connaissance de ce grand sacrement (l’Eucharistie), elle lui resta si affectionnée qu’elle en fit ses délices jusqu’à la mort. Nous avons vu son assiduité à lui rendre ses devoirs, ses longues oraisons à l’église, sa ferveur dans ses communions, et cette abondance de larmes avec lesquelles elle répandait son cœur aux pieds des autels, les journées entières, même dans les froids les plus excessifs du Canada. Souvent j’étais contraint, lui voyant tout le corps gelé, de la faire sortir de l’église pour venir prendre l’aise du feu chez nous ; mais un moment après, elle m’échappait, me disant, avec un petit sourire, qu’elle n’avait pas froid, pour retourner où elle avait laissé son cœur. »

À ce souvenir, le P. Cholenec ne peut s’empêcher de faire une réflexion, aussi opportune de nos jours, sinon plus, qu’en ce temps-là : « Que diront à ceci, s’écrie-t-il, tant de Français qui passeront cent fois le jour auprès des églises, sans que la pensée leur vienne seulement une fois d’y entrer pour saluer Notre-Seigneur sur ses autels, et qui s’ennuient si fort à l’église pour peu que la messe leur paraisse longue, lorsqu’ils sont obligés de l’entendre ? »

À ces chrétiens et à ceux qui ne songent qu’à écourter leurs visites au saint Sacrement, on pourrait appliquer le mot de Tertullien : « Solius Dei impatientes, impatients de Dieu seul. »

Au moment de clore ce chapitre pour relater les derniers jours de notre bienheureuse, si nous jetons un regard d’ensemble sur sa vie, il nous est permis de répéter à la suite du P. Cholenec, qu’elle s’est distinguée « par la constante pratique des vertus chrétiennes, que j’ose dire elle a toutes possédées dans un éminent degré ; en sorte qu’il serait difficile de juger laquelle a paru avec plus d’éclat dans sa vie ».

Il se vérifiait donc en elle, comme en tous les jeunes saints et saintes, l’oracle de l’Esprit-Saint, au livre de la Sagesse : « Arrivée d’un trait à la perfection, elle a fourni une longue carrière. »


CHAPITRE NEUVIÈME


Dernière maladie et mort de Catherine Tekakwitha.


Les derniers jours de la vie des saints ressemblent souvent aux derniers feux du jour, alors que le soleil s’inclinant sur l’horizon, embrase de ses flambées de pourpre et d’or le firmament qu’il va bientôt quitter.

Ce spectacle nous sera donné par Catherine Tekakwitha.

Nous devons d’abord exposer la cause de sa dernière maladie. Pour cela nous reprenons le récit du P. Cholenec, interrompu (au chapitre précédent) au moment où il dit que Catherine est morte sur la croix en abrégeant ses jours. Et voici comment :

« Cette généreuse fille, continue-t-il, environ deux ou trois mois avant sa mort, voulant s’attacher de plus en plus à la croix de son Sauveur et lui témoigner par quelque acte héroïque la passion si forte qu’elle avait de participer à ses souffrances, malgré ses maladies continuelles et comme si elle n’eût rien fait jusqu’alors ; Catherine, dis-je, s’avisa, à l’imitation du bienheureux Louis de Gonzague, dont je lui avais parlé par rencontre, d’aller amasser au bois un gros faisceau d’épines grosses et pointues, qu’elle apporta avec elle et qu’elle cacha dans la cabane.

« Le soir, tout le monde étant couché, elle parsema sa natte de ces épines ; elle se coucha dessus n’ayant que sa couverte sur le corps, et elle eut la force de se rouler toute la nuit sur ces épines. Elle en fit autant les trois nuits suivantes, avec des douleurs inimaginables, comme elle me l’avoua peu après.

« Aussi en resta-t-elle si défaite et si exténuée que son visage n’avait plus que la figure d’un mort. Nous attribuions ce changement à ses infirmités ordinaires, qui nous paraissaient augmenter visiblement de jour en jour, sans en connaître la véritable cause. Mais sa compagne (Marie-Thérèse), se doutant bien qu’il y avait quelque chose de caché là-dessous, la sut si bien tourner qu’elle lui confessa ce qu’il en était, et elle ajouta qu’elle avait la pensée de continuer jusqu’à la mort.

— Oui-dà, reprit sa compagne ; mais savez-vous bien que c’est offenser Dieu que de faire des sortes d’excès sans la permission de votre confesseur.

« Il ne fallut pas davantage à Catherine ; et l’ombre du péché fut capable de lui faire découvrir une si belle action, que, sans cette appréhension seule, elle aurait cachée toute sa vie. Elle vint donc aussitôt me trouver et elle m’aborda avec ces paroles :

— Ah ! mon Père, j’ai péché !

« Elle me raconta ensuite toute l’affaire. Quoique je l’admirasse dans mon cœur, je ne laissai pas de faire bien le fâché et de la blâmer de son imprudence ; et pour l’empêcher d’y retourner davantage, je lui ordonnai d’aller jeter ces épines au feu, ce qu’elle fit aussitôt avec une grande soumission. Car elle avait cette vertu dans un éminent degré, toujours prête à faire et à ne pas faire, également contente des deux côtés, sans aucune attache à son propre sens : marque infaillible de l’esprit de Dieu qui la gouvernait. »


On était au cœur de l’hiver de 1680. La faiblesse de Catherine allait croissant. Tant qu’elle le put elle se traîna à l’église, nous dit le P. Chauchetière ; elle y passait une partie de la journée, à genoux ou appuyée sur un banc. Incapable de s’y rendre, et demeurée seule dans sa cabane, comme il arrivait souvent aux malades, parce que leurs compagnons ou leurs compagnes étaient à la chasse ou aux champs à travailler — « elle s’entretenait avec Dieu, et c’était véritablement alors qu’elle ne le perdait jamais de vue, soit en méditant, soit en disant son chapelet », « et, ajoute le P. Cholenec, en remplaçant ses visites au saint Sacrement par des stations en esprit, unissant son immolation à celle du Sauveur ».

Un des Pères de la mission était chargé du soin des malades. Il les visitait chaque jour. Il ne pouvait assez admirer Catherine, qu’il trouvait toujours avec un visage souriant, malgré ses excessives souffrances. Il lui amenait parfois quelques enfants pour la divertir et lui procurer aussi l’agrément d’une petite instruction. Car il apportait en même temps des tableaux de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’il expliquait fort bien.

Alors, continue le P. Chauchetière, « pour avoir plus de part à l’instruction, elle tâchait de se lever, quelque faible qu’elle fût, pour mieux voir les images. Les remerciements qu’elle lui faisait, les instances qu’elle faisait pour l’obliger à retourner bientôt, étaient les marques de la faim et de la soif qu’elle avait de la justice », ou, suivant la forte expression de saint Paul, d’« apprendre le Christ » et cela, jusque dans les derniers temps de sa vie, puisqu’elle n’avait plus que deux mois à vivre.

Le P. Cholenec raconte que, durant ces deux mois, « les souffrances de Catherine furent extraordinaires : elle était obligée de se tenir jour et nuit dans la même posture, et le moindre mouvement lui causait des douleurs aiguës. Quand ces douleurs se faisaient sentir avec le plus de vivacité, c’était alors qu’elle paraissait plus contente : s’estimant heureuse, comme elle le disait elle-même en souriant, de vivre et de mourir sur la croix, et unissant sans cesse ses souffrances à celles de son Sauveur ».

On entra bientôt dans les jours de la Semaine Sainte. Ce fut naturellement pour la malade l’occasion de demander à faire quelque pénitence spéciale, par exemple, de ne rien prendre durant tout le jour. On lui répondit que Dieu se contenterait de sa bonne volonté.

Les derniers moments de la mourante sont racontés un peu différemment par ses deux biographes, les PP. Cholenec et Chauchetière, qui furent en différents temps, comme nous l’avons dit, ses confesseurs, et tous deux les témoins oculaires de sa sainte mort. Leurs récits se complètent. Nous les fondrons ensemble.

Le Mardi saint au matin, Catherine parut faiblir beaucoup. On lui annonça qu’elle n’avait plus longtemps à vivre. Elle en montra une très grande joie. Mais lorsqu’on ajouta que le corps de Notre Seigneur allait lui être apporté en Viatique, son bonheur fut au comble.

Il existait alors à la mission une coutume bien étrange. On ne transportait jamais le Saint Sacrement à la cabane des malades. Au lieu de cela, on étendait le malade sur une écorce et, au risque de le voir mourir en chemin, on le portait à l’église, où il recevait la sainte communion.

Quand il fut question du Viatique pour Catherine, on hésita : elle était certainement trop faible pour être transportée à l’église. Alors, romprait-on avec la coutume, ou laisserait-on mourir la malade sans la suprême consolation du Viatique ? Les Pères décidèrent de passer outre à la coutume, et tout le village les approuva : l’exception était justifiée à l’égard d’une si sainte personne.

La malade ramassa tout ce qu’elle avait de forces pour recevoir dignement une dernière fois son Sauveur tant aimé. Un humble détail matériel l’inquiétait : elle confia à sa fidèle compagne que, dans sa pauvreté, elle n’avait rien pour se couvrir décemment. Aussitôt Marie-Thérèse lui apporta ce qu’il fallait.

Mais le bruit s’était répandu dans le village que le Saint Sacrement allait être porté à la cabane de Catherine Tekakwitha. Tout le monde voulut assister à cet événement extraordinaire. La foule accompagna le prêtre par respect pour Notre Seigneur et aussi, comme on se le disait les uns aux autres, pour voir mourir la sainte.

Après l’absolution générale, elle reçut dans les sentiments de la plus ardente dévotion le « Viatique du Corps de Notre Seigneur Jésus-Christ ». Son action de grâces fut pour ainsi dire une hymne de reconnaissance à Dieu, en repassant les principaux faits de sa vie, surtout depuis son baptême et sa venue à la mission.

Beaucoup de personnes voulaient se recommander à ses prières. Le P. Cholenec lui demanda de les recevoir et de leur dire quelques mots d’exhortation. Elle acquiesça aimablement. Et alors ce fut, tout le long du jour, un flux et un reflux continuel de monde auprès de sa natte. Elle entremêlait cet exercice de charité de fréquents actes d’amour de Dieu.

Le soir venu, on s’apprêta à veiller la mourante pendant la nuit. C’était, d’après la coutume, la tâche des membres de la Sainte Famille de veiller deux par deux, à tour de rôle, les malades en danger de mort. En cette occurrence ce fut à qui serait nommé.

Le missionnaire choisit deux des plus ferventes associées de la Sainte Famille. L’une d’elles était la plus jeune de la congrégation, très aimée de Catherine pour sa profonde piété. Après la prière du soir, elle demanda au Père la permission d’aller à l’entrée du bois faire quelque pénitence pour obtenir une bonne mort à celle qu’elle allait veiller. Elle y passa un quart d’heure à se mettre les épaules en sang par une rude discipline.

De sa natte la malade en eut connaissance à l’instant même. Se tournant vers l’autre veilleuse, elle la pria d’aller chercher sa compagne. Ce qu’elle fit aussitôt. Elles rentrèrent bientôt dans la cabane. Catherine se pencha à l’oreille de la plus jeune et lui dit de laisser reposer l’autre la première, parce qu’elle voulait lui dire quelque chose en secret. Elle l’encouragea alors et l’exhorta à persévérer dans le service de Dieu ; elle prierait pour elle quand elle serait au ciel ; elle finit par l’assurer qu’elle était fort agréable à Notre-Seigneur. Et comme cette personne, aussi humble que fervente, se récriait, disant qu’elle était une grande pécheresse, que Catherine ne la connaissait point. Alors, la malade la prenant par le bras, et le serrant, reprit :

— Je sais bien, ma sœur, ce que je dis ; je sais aussi le lieu d’où vous venez et ce que vous y avez fait ; allez, prenez courage, soyez sûre que vous êtes agréable aux yeux de Dieu et que je vous aiderai auprès de lui.

Le lendemain était le Mercredi Saint. C’était la veille des deux jours consacrés aux deux grands mystères de l’Eucharistie et de la Croix, les deux dévotions essentielles de la mourante.

Ce devait être son dernier jour. L’un des missionnaires en avait eu le pressentiment. Voici le témoignage explicite du P. Cholenec : « Certes je me souviens encore qu’à l’entrée de sa dernière maladie, plus de deux mois avant sa mort, un de nos Pères assura pour cette raison que Dieu la retirerait de ce monde ce jour-là même et qu’il n’en doutait nullement, pour aller célébrer au ciel ces deux grandes fêtes qui avaient fait sa principale dévotion sur la terre. »

Ce jour de sa mort, Catherine l’avait elle-même apparemment pressenti. La veille, après la réception du saint Viatique, on hâtait les préparatifs pour l’Extrême-Onction. Elle déclara au Père que rien ne pressait, qu’il pouvait attendre au lendemain. Il attendit. Le mercredi matin, elle reçut les suprêmes onctions avec une piété et une sérénité admirables.

L’heure même de sa mort paraît avoir été parfaitement connue de notre bienheureuse.

Il s’était formé, au sein même de la Sainte Famille, « une petite société de dévotion » avec Catherine, qu’on appelait encore, dix ans plus tard, les « Sœurs de Catherine ». En faisait partie la fervente Marie-Thérèse, qui avait eu, la veille, avec la malade, un long et précieux entretien.

Elles voulaient toutes être présentes à la mort de leur « Sœur ». Une difficulté s’élevait : d’un côté, la malade paraissait devoir mourir dans l’avant-midi ; de l’autre, ces personnes étaient obligées d’aller faire leur provision de bois pour les fêtes. Dans leur embarras, elles jugèrent que le mieux était de s’adresser à Catherine elle-même, qu’elle avait sans doute assez de crédit au ciel pour faire différer sa mort jusqu’à leur retour du bois. Le P. Cholenec lui en parla de leur part. Elle répondit aussitôt que ses sœurs pouvaient aller au bois, qu’elles en reviendraient à temps pour assister à sa mort.

Elle tint parole. Quand ces femmes revinrent à trois heures de l’après-midi, elle les attendait. Voici comment le P. Cholenec termine cet épisode :

« Elle attendit, raconte-t-il, qu’elles fussent entrées dans sa cabane, et la merveille que je vis moi-même de mes yeux, c’est que la dernière ne fut pas plutôt arrivée, que les ayant toutes autour d’elle à genoux, elle entra en agonie. Ainsi toutes eurent la consolation de la voir mourir, comme elles l’avaient souhaité et qu’elle le leur avait promis. »

Sur les trois heures donc, l’agonie commença, « agonie la plus douce du monde ». Peu de temps après elle perdit la parole en prononçant les noms de Jésus et de Marie. Elle entendait encore fort bien, remarquent ses deux biographes, et avait sa pleine connaissance. Aussi la voyait-on s’efforcer pour faire au moins de cœur les actes qu’on lui suggérait. Enfin, vers trois heures et demie, elle expira paisiblement, comme si elle fût entrée dans un doux sommeil.

C’était le Mercredi Saint, 17 avril 1680. Catherine Tekakwitha était dans la vingt-quatrième année de son âge. Le P. Olivaint, martyr de la Commune, aimait à répéter qu’« il faut moins de temps que de courage pour devenir un saint ».


Un quart d’heure après la mort de Catherine, un changement se produisit en elle qui jeta dans l’admiration les missionnaires et tout le village.

Le P. Cholenec va nous raconter lui-même ce fait extraordinaire.

« Dès l’âge de quatre ans, dit-il, Catherine avait eu le visage marqué de la petite vérole ; ses infirmités et ses mortifications avaient encore contribué à la défigurer. Mais ce visage si défait et si fort basané, changea tout d’un coup, environ un quart d’heure après sa mort. Et il devint en un moment si beau et si blanc, que m’en étant aperçu aussitôt (car j’étais en prière auprès d’elle), je fis un grand cri, tant je fus saisi d’étonnement ; et je fis appeler le Père qui travaillait au reposoir pour le Jeudi matin. Il y accourut et avec lui tous les sauvages, au bruit de ce prodige, que nous eûmes le loisir de contempler jusqu’à sa sépulture. »

Ce Père était le P. Chauchetière. Il ne fut pas moins émerveillé que son compagnon. « C’était, dit-il, un argument nouveau de crédibilité, dont Dieu favorisait les sauvages pour leur faire goûter la foi. »

Le P. Cholenec ajoute que le Jeudi matin, deux Français domiciliés à la Prairie de la Magdeleine, vinrent au Sault pour assister au service. Ils passèrent devant la cabane entr’ouverte de la défunte. La voyant étendue sur sa natte, avec un visage si beau et tout souriant, ils se dirent l’un à l’autre :

— Voilà une jeune femme qui dort bien paisiblement.

Mais ayant appris, un moment après, que c’était Catherine elle-même, décédée la veille, ils retournèrent à la cabane, se mirent à genoux et se recommandèrent à ses prières. Ils étaient tellement touchés de ce spectacle, qu’ils voulurent faire eux-mêmes, et sur le champ, le cercueil qui devait recueillir une si précieuse relique.

Le P. Cholenec termine à bon droit son récit par cette réflexion : « J’avoue franchement que la première pensée qui me vint alors, fut que Catherine pouvait bien être entrée en ce moment dans le ciel, et qu’elle faisait par avance rejaillir sur son corps virginal, un petit rayon de la gloire dont son âme venait de prendre possession dans la gloire. »

Qui n’entrerait dans ce sentiment, au souvenir des vertus de notre sainte ?

Le lis très pur s’était incliné un instant, sous le souffle de la mort. L’instant d’après, sous le souffle de l’Esprit divin, il se relevait dans toute sa beauté ; plus beau même, plus parfumé que jamais : indice de la magnificence que le ciel lui prodiguait déjà dans ses parvis éternels.


TROISIÈME PARTIE


LE LIS PARMI LES FLEURS DU PARADIS




CHAPITRE PREMIER


Funérailles de Catherine Tekakwitha.
— Redoublement de ferveur dans la mission.


Le P. Chauchetière nous donne ces détails sur la sépulture des sauvages de son temps : « La coutume des sauvages, dit-il, n’est pas de faire de grands appareils funèbres : ils graissent les cheveux et le visage de leurs morts ; ils les habillent quelquefois et leur donnent une chaussure neuve. Quelquefois ils les couvrent seulement. »

Dans le cas de Catherine, ces préparatifs furent faits avec amour par ses fidèles amies, Anastasie, Marie-Thérèse et sa sœur adoptive. Rien ne leur sembla trop beau pour elle, depuis les cheveux huilés avec soin, jusqu’aux pieds chaussés d’élégants mocassins.

Pour le service funèbre à l’église, on portait ordinairement le mort sur une écorce entourée seulement d’une couverte. Un vrai cercueil pour Catherine avait été fait par les deux Français de la Prairie. Elle y fut déposée. Mais il fallut laisser le cercueil ouvert jusqu’à la fin du service, afin de permettre à la foule de satisfaire sa dévotion en contemplant la beauté de la défunte.

Les funérailles eurent lieu le Jeudi Saint. Jour de tristesse et jour de joie, remarquent les biographes. On perdait sans doute celle qu’on appelait plus que jamais « la bonne Catherine », et ce n’est pas sans un serrement du cœur que plusieurs se reprochaient de ne l’avoir pas assez estimée de son vivant. On est ainsi fait, sauvages et blancs : on n’apprécie bien que ce que l’on perd. D’autre part, son entrée au ciel leur assurait sa puissante protection : elle serait l’ange gardien de la mission.

De l’église on se transporta au pied de la grande croix du cimetière, située au bord du fleuve, où Catherine aimait tant à venir prier. C’est là que son corps allait d’abord reposer. Et à ce sujet, voici ce que nous rapporte le P. Cholenec :

« On raconte d’elle que quelque temps avant sa dernière maladie, elle faisait, avec d’autres femmes, une fosse au cimetière pour y enterrer un de ses petits-neveux décédé, et le discours étant venu à tomber sur ce rendez-vous général, où chacun avait sa place, on demanda à Catherine, en riant, où était la sienne :

— C’est là, dit-elle, en montrant du doigt un certain endroit.

« Après sa mort, le P. Chauchetière fit tout ce qu’il put pour me persuader de la faire mettre dans l’église. Mais pour éviter cette singularité, je fis faire la fosse dans le cimetière, et justement au lieu même qu’elle avait marqué, et que je n’ai su qu’après bien des années. »

Le tombeau de Catherine deviendra vite glorieux, comme nous le verrons dans les chapitres suivants.

Le lendemain des funérailles, qui était le Vendredi Saint, l’un des missionnaires prêcha sur la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà l’émotion de l’auditoire était profonde. Mais quand ensuite le célébrant dévoila la Croix, que Catherine avait tant aimée, « tout le monde, raconte un biographe anonyme, se mit à éclater si fort en cris et en sanglots, qu’il fallut les laisser pleurer un assez long espace de temps. Le Père ayant voulu ensuite entonner le Vexilla, il ne put jamais prononcer que les deux premiers mots (Vexilla Regis), parce qu’aussitôt les cris et les sanglots recommençaient plus forts qu’auparavant dans toute l’église ; de sorte qu’il fallut céder une seconde fois à la violence de la douleur.

« Le fruit de tout cela, continue le même auteur, fut qu’on ne parlait plus que de se convertir et de se donner entièrement à Dieu. Il se fit le même jour et le lendemain, et huit jours de suite, des pénitences si excessives dans le bourg, qu’il est difficile qu’il s’en fasse de plus grandes par les plus austères pénitents du monde. »

Catherine Tekakwitha, on se le rappelle, avait trouvé, en arrivant à la mission du Sault, une grande ferveur parmi ses compatriotes. Sa présence ne fit que l’augmenter. Sa mort détermina un tel élan de piété et de mortification, que les missionnaires en parlent comme d’un « effet prodigieux ». Ils en donnent quelques exemples.

La nuit du Vendredi Saint, une femme la passa tout entière à se rouler sur les épines, comme avait fait la défunte. Une autre le fit quelque temps après quatre et cinq nuits de suite. Plusieurs se flagellaient jusqu’au sang. Des gens mariés se séparèrent pour vivre en continence. Des veuves renoncèrent à un second mariage. D’autres, plus jeunes, promirent d’y renoncer si leurs maris mouraient avant elles ; promesse qu’elles accomplirent ensuite malgré leur jeunesse et l’attrait de partis avantageux.

Les Pères avaient grand soin de rappeler souvent la vie et les vertus de la jeune vierge. Le jour anniversaire de sa mort se passait au village en exercices d’une dévotion extraordinaire.

Parmi les imitateurs de Catherine, le P. Chauchetière signale le bon François Tsonnatoüan. Il vécut plusieurs années avec sa femme comme frère et sœur. Il ne cessa que sur le conseil de son confesseur. Durant quatorze ans, une maladie le cloua sur sa natte. Il puisait sa patience et sa consolation dans le souvenir de la sainte. Il gardait devant lui son portrait. Une de ses reliques aussi était suspendue à son cou. Il s’était fait un petit chapelet qu’il appelait le « chapelet de Catherine » : il consistait en une croix sur laquelle il récitait le Credo, deux grains pour le Pater et l’Ave, trois autres grains pour les trois Gloria Patri qui terminaient le chapelet. Il le récitait souvent pour remercier la Sainte Trinité des grâces qu’elle avait départies à Catherine.

Un dernier détail souligne l’industrieuse piété de cet homme. Il avait imaginé un autre chapelet, que les âmes ferventes connaissent bien et qu’elles appellent un marqueur : à savoir un certain nombre de rassades ou grains, enfilés sur une cordelette, qu’on déplace à volonté pour marquer des points. Le matin, il prenait la résolution de faire tant de fois tels actes de vertu ; son marqueur lui indiquait le soir où il en était de sa résolution.

Après avoir converti plusieurs de ses compatriotes par ses paroles et plus encore par ses exemples — conversions qu’il renvoyait à sa chère sainte — il mourut en prédestiné.

Nous ne pouvons mieux terminer ce chapitre que par le trait charmant que raconte le P. Cholenec dans sa relation latine.

Il y avait alors dans la mission deux jeunes filles, âgées d’environ quinze ans, toutes deux remarquables déjà par leurs vertus. Causant un jour de leur vie intérieure, elles se demandèrent ce qu’elles pourraient bien faire, à l’exemple de Catherine, de plus agréable à Dieu et à la sainte elle-même. Elles en vinrent à cette conclusion : elles voueraient, comme Catherine, leur virginité à Dieu, en prenant Jésus pour Époux et Marie pour Mère. Le pacte fut conclu entre elles. Elles le recommandèrent au Seigneur dans de ferventes prières.

Mais voici que devant nos deux jeunes héroïnes se dressa soudain un obstacle infranchissable : le refus absolu des parents.

Tout aussitôt elles changèrent de tactique. Puisqu’il leur était impossible de vivre vierges, elles mourraient vierges. Ce fut la supplique qu’elles présentèrent à leur aimable patronne, la priant de les venir chercher au plus vite. Il est permis de croire que, du haut du ciel, Catherine les entendit et obtint pour elles l’objet de leur vœu. En effet, contre toute attente, à l’étonnement des missionnaires et du village, on vit ces deux jeunes chrétiennes, frappées ensemble d’un mal secret, languir et bientôt remettre à Dieu leur âme virginale.


CHAPITRE DEUXIÈME


Le renom de sainteté. — Divers témoignages.


À la mort d’un serviteur ou d’une servante de Dieu, ce qui frappe d’abord c’est sa réputation de sainteté, répandue dans le peuple. « C’était un saint, une sainte », répète-t-on à l’envi. Les Iroquois du Sault, après le décès de Catherine Tekakwitha, se disaient les uns aux autres : « La sainte est morte. »

Dans les premiers siècles de l’Église, cette voix du peuple, bien constatée, était considérée en quelque sorte comme la voix de Dieu, d’après l’adage : Vox populi, vox Dei. Aussi était-ce souvent sur ce suffrage populaire que s’appuyait ce qu’on a appelé la béatification équipollente. Des abus étaient à craindre. Peu à peu, la béatification et la canonisation des saints prirent la forme qu’elles ont de nos jours : constatation par différents procès, devant plusieurs tribunaux, jusqu’à sanction définitive du Souverain Pontife, du renom de sainteté, basé sur l’héroïcité des vertus et les miracles.

Le P. Cholenec, témoin de la gloire qui auréolait le nom de Catherine, écrit à son Provincial de France en 1715 : « Tous les Français qui habitent ces colonies, de même que les Sauvages, ont une singulière vénération pour elle ; ils viennent de fort loin prier sur son tombeau, et plusieurs, par son entremise, ont été guéris sur le champ de leurs maladies et ont reçu du ciel d’autres faveurs extraordinaires. »

C’est bien aussi le témoignage du P. Chauchetière. « Tout le peuple, dit-il, tant sauvages que français, s’adresse à elle dans ses nécessités. »

Nous avons cité ailleurs le P. de Charlevoix. On sait qu’il vint deux fois au Canada. Il y demeura d’abord de 1705 à 1709, où il commença à recueillir les matériaux de sa grande Histoire et Description de la Nouvelle-France. Dix à douze ans plus tard, il y passa plusieurs mois avant de continuer sa route vers la Louisiane. Il put donc se rendre compte par lui-même de l’universelle vénération du pays pour la vierge iroquoise. Voici ce qu’il en rapporte, après avoir dit que Dieu n’avait pas encore glorifié les tombeaux des héroïques apôtres et missionnaires de la Nouvelle-France :

« Il a fait cet honneur à une jeune Néophyte, presque inconnue à tout le pays pendant sa vie. Elle est, depuis plus de soixante ans, regardée comme la Protectrice du Canada, et il n’a pas été possible de s’opposer à une espèce de culte qu’on lui rend publiquement. »

Il donne un exemple de ce culte en ces termes : « Tous les ans, au jour du décès de la bonne Catherine — c’est le nom sous lequel, par déférence pour le S. Siège, on honore en Canada cette Sainte Fille — plusieurs paroisses des environs vont chanter dans l’église du Sault Saint-Louis une messe solennelle de la Trinité. »

En 1688, Mgr de Saint-Vallier, deuxième évêque de Québec, rendant compte de l’état de l’Église du Canada, fournit ce témoignage, précieux dans sa brièveté : « C’est là (au Sault) qu’on a vu dans la personne de Catherine Tegascouita la première vierge chrétienne que la nation Iroquoise ait donnée à l’Église de Jésus-Christ… Dieu fait plusieurs prodiges au tombeau de cette merveilleuse fille. »

Quelques années plus tard, il fit la visite de la mission, en compagnie du marquis de Denonville, gouverneur du Canada. Sa première pensée fut d’aller prier sur la tombe où reposait Catherine, pour se recommander à sa protection. « Consolons-nous, dit-il en se relevant, le Canada possède aussi sa Geneviève. »

Le témoignage suivant est de M. de la Colombière , frère du vénérable Père de la Colombière, S. J., homme lui aussi de grande vertu, chanoine de la cathédrale de Québec et grand vicaire du diocèse. Voici ce qu’il atteste :

« Ayant été malade à Québec, l’année passée, depuis le mois de janvier jusqu’au mois de juin, d’une fièvre lente contre laquelle tous les remèdes avaient été inutiles, et d’un flux que l’ipécacuanha même n’avait pu guérir, on jugea à propos que je fisse le vœu, au cas qu’il plût à Dieu de faire cesser ces deux maladies, de monter à la mission de saint François-Xavier, pour prier sur le tombeau de Catherine Tegahkouita. Dès le jour même la fièvre cessa, et le flux étant beaucoup diminué, je m’embarquai, quelques jours après, pour m’acquitter de mon vœu. À peine eus-je fait le tiers du chemin, que je me trouvai parfaitement guéri.

« Comme ma santé est quelque chose de si inutile, que je n’aurais pas osé la demander, si la déférence que je dois avoir pour des serviteurs de Dieu ne m’y avait obligé, on ne peut raisonnablement s’empêcher de croire que Dieu, en m’accordant cette grâce n’a point eu d’autre vue que celle de faire connaître le crédit que cette bonne fille a auprès de lui. Pour moi, je craindrais de retenir la vérité dans l’injustice, et de refuser aux missions du Canada la gloire qui leur est due, si je ne témoignais, comme je fais, que je suis redevable de ma guérison à cette vierge iroquoise. C’est pourquoi je donne la présente attestation avec tous les sentiments de reconnaissance dont je suis capable, pour augmenter, si je puis, la confiance que l’on a en ma bienfaitrice, mais encore plus pour exciter le désir d’imiter ses vertus.

« Fait à Villemarie, le 14 septembre 1696.

J. de la Colombière, P. J.
Chanoine de la cathédrale de Québec


Un autre témoignage est celui du capitaine du Luth, commandant du fort Frontenac, « un des plus braves officiers, dit le P. de Charlevoix, que le Roy ait eus dans cette colonie » ; il a donné son nom à la ville américaine située au bout du lac Supérieur.

Il voulut, lui aussi, consigner juridiquement son attestation :

« Je, soussigné, certifie à qui il appartiendra, qu’étant tourmenté de la goutte depuis vingt-trois ans, avec de si grandes douleurs, qu’elle ne me laissait pas de repos l’espace de trois mois, je m’adressai à Catherine Tegahkouita, vierge iroquoise, décédée au Sault Saint-Louis en opinion de sainteté, et je lui promis de visiter son tombeau, si Dieu me rendait la santé par son intercession. J’ai été si parfaitement guéri, à la fin d’une neuvaine que je fis faire en son honneur, que depuis quinze mois je n’ai senti aucune atteinte de goutte. « Fait au fort Frontenac, ce 15 août 1696. »

Signé J. du Luth

L’historien de Bacqueville de la Potherie, au tome premier de son Histoire de l’Amérique septentrionale[32], consacre plusieurs pages à notre sainte. Le passage débute ainsi :

« La réputation de Catherine Tekakouita Iroquoise, est trop recommandable dans ce nouveau monde pour passer sous silence ce modèle de vertu et de sainteté. Sa mémoire est en grande vénération ; on remarque que beaucoup de personnes ont ressenti des effets admirables de la pieuse confiance qu’elles ont eue en elle en différentes occasions. »

On trouve un excellent chapitre sur le même sujet dans les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec. Sous le titre : « Mort de la bonne Catherine Tegakouita », le chapitre s’ouvre par ces mots : « L’année suivante, 1680, le 17e avril, la bonne Catherine Tegakouita Iroquoise mourut en odeur de sainteté, au Sault Saint-Louis, où elle demeurait depuis quelques années. » Il se termine par cette observation : « Depuis ce temps-là (sa mort), on a recours à elle de tous les quartiers du Canada, et Dieu a fait par son intercession plusieurs guérisons miraculeuses. »

Chateaubriand, dans ses Natchez, dresse un parallèle entre sainte Geneviève et Catherine Tekakwitha : « Les vertus de Catherine, dit-il en conclusion, resplendirent après sa mort. Dieu couvrit son tombeau de miracles riches et éclatants, en proportion de la pauvreté et de l’obscurité de la sainte ici-bas, et cette vierge ne cesse de veiller au salut de la Nouvelle-France et de s’intéresser aux habitants du désert. »

Le Dictionnaire historique des hommes illustres du Canada et de l’Amérique de Bibaud, jeune (Montréal, 1857), range Catherine Tekakwitha parmi ces illustres personnages.

Les prodiges dont nous parlerons ci-après apporteront aussi leurs témoignages. Mais déjà il nous semble que le renom de sainteté de notre héroïne est assez bien établi par les divers témoins que nous avons cités à notre barre. Pourtant, il y a mieux encore : l’intervention de Catherine elle-même, pour faire éclater la gloire qui la couronne dans le ciel.


CHAPITRE TROISIÈME


Les apparitions


C’est toujours un sujet délicat à traiter que celui des apparitions. Il se prête à tant d’illusions. Il ne faut donc pas s’étonner de voir les esprits d’abord rétifs sur ce point. Le P. Cholenec qui nous en raconte quelques-unes, avait parfaitement saisi cette difficulté. Il s’en exprime avec beaucoup d’à-propos au début de son troisième livre. Il vient de dire un mot des apparitions et des miracles de Catherine ; il continue en ces termes :

« Pour ce qui regarde le premier de ces deux points (apparitions), j’avoue que j’ai de la peine à me déterminer à en parler, parce qu’il n’y a que trop de gens dans le monde qui font profession de ne rien croire, surtout en ces sortes de matières, et qui n’entendent pas plutôt parler d’apparitions qu’ils s’inscrivent en faux contre, et veulent faire passer toutes sortes de révélations pour autant d’illusions et de chimères, parce qu’effectivement il s’en est trouvé quelquefois qui avaient plus d’apparence que de vérité, et qu’ils s’imagineront bien plus facilement touchant une pauvre sauvagesse, comme si la main de Dieu était raccourcie, et qu’il ne fût pas le maître des grâces pour les faire à qui il lui plaît.

« Mais celles dont il s’agit ici sont si considérables et si bien circonstanciées, que je ne vois pas qu’on puisse raisonnablement les révoquer en doute.

« Au reste, que les incrédules demeurent toujours incrédules, Dieu n’en sera pas moins glorifié dans sa servante ; et les gens de bien y trouveront de nombreux motifs de l’aimer et de le bénir, voyant qu’il est si libéral à récompenser les services qu’on lui rend, jusque dans les pauvres sauvages. »

La première apparition de Catherine Tekakwitha fut accordée au P. Chauchetière. Le P. Cholenec ne le nomme pas, parce que, au moment où il écrivait, le Père ainsi favorisé, vivait encore. Il se contente de l’expression : « Une personne de vertu, digne de foi. » Le P. Chauchetière lui-même fait allusion à ce prodige en deux endroits de ses écrits.

Donc, le sixième jour après la mort de Catherine, qui était le lundi de Pâques, sur les quatre heures du matin, le Père étant en oraison, elle lui apparut toute environnée de gloire, avec un port plein de majesté, le visage rayonnant, les yeux levés au ciel comme en extase. À sa droite se voyait une église renversée, à sa gauche un sauvage attaché à un poteau et brûlé vif. Cette merveilleuse vision dura deux heures. Le missionnaire eut tout le loisir de la contempler avec une joie incroyable, sans oser apparemment proférer un seul mot. Il put aussi se demander à l’aise ce que pouvaient bien signifier l’église et le sauvage.

L’avenir se chargea d’expliquer le mystère. En 1683, trois ans après l’apparition, un épouvantable ouragan s’abattit sur le village ; de mémoire d’homme on n’avait jamais rien vu de semblable. La violence du vent était telle que l’église, longue de soixante pieds et solidement faite de fortes pièces sur pièces, fut saisie par un angle, soulevée et renversée sur l’angle opposé. Deux Pères logeaient en ce moment au-dessus de l’église, un autre tenait la corde pour sonner la cloche, lorsqu’ils furent tous trois enlevés en l’air avec les pièces et précipités sous les débris. On les croyait écrasés, blessés à mort. Ils en furent quittes pour quelques légères contusions. Leur première pensée fut d’attribuer aux prières de Catherine le bienfait de leur préservation.

— Pour moi, dit l’un, j’ai offert aujourd’hui même la messe en son honneur.

— Et moi, reprit le deuxième, j’ai été ce matin à son tombeau, pour me recommander à elle d’une manière toute particulière.

— Quant à moi, ajouta l’autre, vraisemblablement le P. Chauchetière lui-même, à cause de son allusion au lieu de sépulture de la défunte, ayant depuis un an une forte pensée qu’il devait arriver quelque malheur à la mission, j’ai été tous les jours, depuis ce temps-là et aujourd’hui encore, prier Catherine à son tombeau de nous en délivrer, et je n’ai cessé pendant tout ce temps d’importuner le Supérieur de la mission pour faire transporter les ossements de Catherine dans notre église, sans savoir pourquoi je le faisais. »

Le sauvage de l’apparition était aussi un présage de l’avenir. Dans une des attaques faites contre la mission, un Iroquois fut saisi par les Onnontagués, emmené chez eux et brûlé vif en haine de la foi. Là encore on attribua à la sainte l’héroïsme de ce chrétien, priant pour ses bourreaux au milieu des tortures, les conjurant de sauver leur âme par la foi au vrai Dieu.

Anastasie, la bonne Anastasie, que Catherine appelait sa mère, méritait bien une attention spéciale de la part de sa fille. C’est en effet ce qui lui fut accordé, deux jours après l’apparition au P. Chauchetière.

Le soir venu, tout le monde étant couché après la prière commune, la fervente chrétienne continua de prier quelque temps. Puis, se sentant accablée par le sommeil, elle se coucha sur sa natte. Elle avait à peine fermé les yeux qu’elle entendit une voix qui l’appelait doucement :

— Ma mère, levez-vous et regardez.

Je reconnus la voix de Catherine, racontait-elle. Et aussitôt, je me levai sur mon séant et m’étant tournée du côté d’où venait la voix, je vis Catherine debout auprès de moi, toute éclatante de lumière, le bas du corps depuis la ceinture disparaissant dans cette clarté ; l’autre moitié, son visage surtout, resplendissait comme le soleil. Elle portait en main une croix plus brillante encore que tout le reste. Je la vis, oui, insistait-elle, je la vis distinctement dans cette posture, éveillée que j’étais, et elle m’adressa ces paroles que j’entendis aussi distinctement :

— Ma mère, regardez cette croix, voyez comme elle est belle. Oh ! que je l’ai aimée sur la terre et que je l’aime encore dans le paradis ! Combien je voudrais que tout le monde l’aimât comme j’ai fait !

Sur ces paroles elle disparut, laissant sa mère comblée de joie et l’esprit si rempli de ce spectacle, qu’après bien des années elle en parlait encore comme d’une vision toute récente.

Mais d’abord, au mot de Catherine sur la croix rappelant sa vie crucifiée, qui ne se reporte à la célèbre apparition de saint Pierre d’Alcantara à sainte Thérèse ? Elle l’entendit s’écrier comme dans une extase : « Ô bienheureuse pénitence, qui m’a valu une si grande gloire ! »

La leçon ne fut pas perdue pour Anastasie. Trois de ses fils, dont l’un capitaine du village, furent tués dans une guerre qui éclata peu de temps après. Le souvenir de sa vision la soutint admirablement dans cette cruelle épreuve.

Catherine ne pouvait oublier sa grande amie, Marie-Thérèse. Un jour que celle-ci était seule dans sa cabane, Catherine lui apparut tout à coup. Tout familièrement la bienheureuse vint s’asseoir près d’elle, sur sa natte. En quelques paroles très douces, elle lui reprocha certaines choses qu’elle avait faites, lui donna plusieurs bons avis, et disparut.

Thérèse sut si bien profiter de ces observations que sa ferveur lui fit donner par le village le nom de celle qu’on regrettait toujours, tout en l’invoquant. On ne l’appela plus Thérèse mais Catherine. Elle était à la tête de la petite troupe extrêmement fervente, dont nous avons déjà parlé, et qui s’intitulait la Bande ou les Sœurs de Catherine.

Mais il nous faut revenir au P. Chauchetière. Car il fut favorisé de deux autres apparitions. L’excellent P. Cholenec qui les raconte, n’en paraît pas autrement jaloux.

Le P.  Chauchetière y fait deux allusions dans l’Avant-propos de son livre. La première regarde ses écrits : « Les raisons que j’avais de parler, dit-il, étaient une semonce puissante et une inspiration très forte d’éclater et de ne retenir pas dans les ténèbres et dans le silence une vérité qui mériterait d’être publiée par toute la terre. » La seconde se rapporte au portrait de la défunte et autres images pieuses qu’on lui demandait de peindre. Il écrit : « Je résolus de prendre un milieu qui m’a paru une invention de Catherine même, laquelle me porta dans une vision à faire des peintures pour l’instruction des sauvages et à m’en servir pour exhorter ceux et celles qu’elle voulait attirer au ciel après elle. »

La première de ces deux apparitions eut lieu un an après la mort de Catherine, le 1er juillet 1681 ; la seconde, le 21 avril de l’année suivante. Catherine apparut avec le même éclat, la même beauté, avec cette particularité en plus : dans l’un et l’autre cas, le Père entendit distinctement ces paroles : Inspice et fac secundum exemplar, regarde, et copie ce modèle.

Il ne fallait pas moins que cette « semonce » réitérée pour déterminer le Père à l’action. Il hésitait, commençait, puis abandonnait tout. Mais les scrupules le prenaient. Il comprit enfin qu’il n’aurait de repos qu’en obéissant à la bienheureuse.

Il débuta par un tableau des peines de l’enfer, lequel plut extrêmement aux sauvages et même aux missionnaires. « Cela me donna courage, écrit-il, pour entreprendre le portrait de Catherine, qui était l’unique peinture que je souhaitais faire, pour accomplir ce qui m’avait été si fort inspiré, pour ma consolation et pour celle des autres. »

Au reste, il ne se faisait aucune illusion sur son talent de portraitiste. « Je m’y appliquai, avoue-t-il, voyant que je n’avais pas d’autre personne à qui je pusse m’adresser qu’à moi-même. »

Cette modestie était bien à sa place. Car un portrait est une tout autre affaire qu’une scène d’enfer. Le portrait était assez quelconque, au dire du P. Cholenec dans sa relation latine : depinxit itaque quoquo modo. Il ajoute que d’autres furent faits sur du papier et mal, papyraceae et male pictae. Et pourtant, reprend-il, — et c’est à quoi nous voulions en venir — ces feuilles volantes eurent partout un succès prodigieux, on ne pouvait suffire aux demandes, on se les disputait, on les conservait avec le plus grand soin. C’est qu’elles opéraient des merveilles. Le P. Cholenec nous dit qu’il suffisait parfois de les poser sur la tête des malades, pour les ramener à la santé.

Et puis ces images représentaient la bonne Catherine, et cela seul eût suffi à les rendre inestimables.

À ces petites représentations de la sainte, le P. Chauchetière voulut ajouter un tableau de grande dimension, que l’on pût exposer à la vénération des fidèles[33]. Il composa en même temps un court abrégé de sa vie et de ses vertus, ainsi que des prodiges qui déjà se multipliaient à son tombeau et ailleurs.

Les deux chapitres suivants vont nous en donner le récit.


CHAPITRE QUATRIÈME


Les premières guérisons.


Plus que jamais nous nous souvenons, au début de ce chapitre, du décret d’Urbain VIII. Loin de nous la pensée de prévenir en rien le jugement de la Sainte Église. Nous ne faisons que rassembler les faits que des auteurs sérieux, et souvent témoins oculaires, ont consignés dans leurs écrits. À ces faits il sied de n’accorder aujourd’hui qu’une foi purement humaine.


Le P. de Charlevoix, frappé par le nombre et l’éclat des miracles attribués à la « Geneviève du Canada », termine le chapitre qu’il lui consacre par cette sentence :

« C’est ainsi que la Nouvelle-France comme la capitale de l’Ancienne, voient éclater la gloire, l’une d’une pauvre Fille sauvage, et l’autre d’une Bergère, au-dessus de celle de tant d’hommes Apostoliques, de Martyrs et d’autres Saints de toutes les conditions ; Dieu voulant sans doute, pour notre instruction et pour la consolation des humbles, glorifier ses Saints à proportion de ce qu’ils ont été petits et obscurs sur la terre. »

Le P. Chauchetière, écrivant plusieurs années après la mort de Catherine Tekakwitha, s’exprime ainsi : « Enfin, une chose incroyable et sans exemple demande un témoignage plus grand que celui des hommes. Nous en avons un qui dure depuis quinze ans et qui a commencé à sa mort. Tout ce qui l’a touchée, comme un crucifix qu’on lui mit entre les mains lorsqu’on l’ensevelit, a opéré des guérisons ; sa couverte, la terre de son tombeau, son plat où elle mangeait ont rendu subitement la santé. »

La merveille durait encore vingt ans après, puisque le P. Cholenec pouvait écrire, en 1715 : « Dieu ne tarda pas à honorer la mémoire de cette vertueuse fille, par une infinité de guérisons miraculeuses, qui se sont faites après sa mort, et qui se font encore tous les jours par son intercession. C’est ce qui est connu, ajoute-t-il, non seulement des sauvages, mais encore des Français qui sont à Québec et à Montréal. »

Plus loin, il affirme, lui aussi, que tout ce qui a servi à la bienheureuse opère des guérisons, même la simple promesse d’un pèlerinage à son tombeau, ou encore la seule invocation de son nom. Il lui faudrait, dit-il, des volumes pour narrer tout ce qu’il voit. Il résume enfin et grave sa pensée en l’appelant la Thaumaturge du Nouveau-Monde.


Venons-en maintenant aux premières manifestations de ce pouvoir étonnant, renouvelé de nos jours — le parallèle s’impose à l’esprit — par la semeuse de miracles qu’est la jeune sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.

Les missionnaires du Sault et leurs ouailles n’attendirent pas des miracles pour témoigner leur dévotion à Catherine Tekakwitha. On se porta à son tombeau pour la vénérer et l’invoquer.[34]

Le P. Chauchetière en était, mais non d’abord sans quelque scrupule. Chose étrange, malgré la première apparition dont il fut favorisé six jours après la mort de Catherine et dont il ne dit rien à personne à ce moment-là, il ne pouvait se débarrasser d’un certain doute à l’égard de Catherine. Ce doute venait de la calomnie que le P. Cholenec nous a racontée. Il se sentait intérieurement pressé d’écrire sur les vertus de la sainte ; il hésitait. Il y avait bien l’apparition, mais n’était-il pas la victime d’une illusion ? Allait-il y faire tomber les autres ? Dans ces moments, il désapprouvait en son âme les honneurs qu’on rendait à l’illustre défunte ; puis, emporté par le souvenir de ses vertus, il se rendait au tombeau et priait avec la plus grande confiance.

Ainsi flottant, perplexe, il fut appelé, en janvier 1681, neuf mois après la mort de Catherine, auprès d’un Français, Claude Caron, habitant de la Prairie de la Magdeleine, qui se mourait. Le Père en fut enchanté : il allait mettre à l’épreuve la vierge iroquoise que l’on disait déjà si puissante au ciel — puissance qui jusque-là ne s’était manifestée que par la guérison des âmes.

Il eut soin de passer par le tombeau de Catherine, suppliant Notre-Seigneur de vouloir bien l’éclairer en cette occasion sur ses doutes. Il se releva avec plus de confiance. Le malade, qu’il trouva réduit à l’extrémité par une violente oppression de poitrine, après une troisième rechute, put à peine se confesser. Lui ayant administré les derniers sacrements, le Père lui proposa de se vouer à la bonne Catherine et de l’aller prier sur son tombeau si elle le guérissait. Le moribond promit tout de grand cœur. Le missionnaire lui mit alors au cou le crucifix que Catherine mourante tenait entre ses mains. Il se retira en promettant de revenir le lendemain.

Un moment après, le malade, par un faux mouvement de ses gardiens, tomba lourdement sur le plancher. On crut qu’il allait rendre l’âme. On le remit tant bien que mal sur son lit, pour qu’il pût au moins mourir plus doucement. C’est tout le contraire qui arriva. Il s’endormit paisiblement. Pendant son sommeil il eut l’impression qu’une grosse pierre lui était enlevée de dessus la poitrine. À son réveil, il était parfaitement guéri.

Le lendemain, un médecin de Montréal qui était venu le voir avant l’arrivée du P. Chauchetière et était retourné à la ville chercher un remède pour contenter son client plutôt que pour le guérir, revint et, entrant dans la maison, l’aperçut près de son poêle, frais et dispos, sans trace de maladie. Il déclara en partant que, à sa connaissance, jamais homme n’avait été si malade sans en mourir.

Ce n’est que trois ou quatre jours après que le P. Chauchetière put revenir à son malade. Jugez de sa surprise et de sa joie à la vue du prodige. La puissance au ciel de Catherine s’était vraiment affirmée. Ce fut sa première guérison. Elle s’était produite à la Fourche, une des côtes de la Prairie.

La seconde eut lieu dans le village même de la Prairie. Le P. Cholenec, qui le raconte, a soin de nous avertir que les circonstances sont telles que le tout « semblerait une fable ou un conte fait à plaisir, si la chose ne s’était passée à la vue de tous les habitants de la Prairie de la Magdeleine. »

Dans le même mois de janvier 1681, peu de temps après la première guérison, la femme de François Roaner, âgée de soixante ans, tomba gravement malade et bientôt se trouva à l’article de la mort. Le P. Chauchetière, appelé encore cette fois, l’administra et lui mettant entre les mains le crucifix de Catherine qui avait servi à l’autre guérison, la pressa de se recommander à elle avec confiance. La mourante le suspendit à son cou. Elle l’y avait à peine placé, qu’elle se trouva subitement guérie, en présence des personnes qui la gardaient.

Ainsi guérie par le crucifix, elle ne voulait plus s’en dessaisir. Pour l’y résoudre, le P. Chauchetière lui donna un petit sac contenant un peu de poudre du tombeau de Catherine. C’est cette poussière du tombeau qui devait opérer tant et tant de guérisons. La femme le mit à son cou à la place du crucifix.

Quelque temps après, se sentant si bien, elle l’ôta. Dans l’instant même elle retomba malade, avec tant de violence qu’elle allait mourir, si on n’eût remis en place la poudre miraculeuse. La guérison fut aussi subite que l’autre. La femme Roaner, instruite par l’expérience, continua de porter la poudre à son cou, autant peut-être par crainte d’une rechute que par dévotion à sa bienfaitrice.

Il arriva pourtant, un an après, que son mari fut saisi d’un violent mal de reins accompagné de rhumatisme. Dans un élan de charité, elle enleva le précieux sachet et le suspendit au cou du malade. Il guérit aussitôt, mais son mal revint à la femme, qui se mit à crier que son mari la tuait. Il fallut donc reprendre à l’homme la poudre et la rendre à la première propriétaire. Pour la troisième fois la malade guérit instantanément, sans préjudice néanmoins du mari qui demeura depuis ce temps, comme elle, parfaitement guéri.

Jusque-là, c’étaient des Français qui avaient été l’objet des attentions de la servante de Dieu. Peut-être l’occasion ne s’était-elle pas encore présentée, pour lui demander une guérison parmi les siens.

L’occasion survint au mois de mars suivant. Un sauvage du Sault était à l’agonie, après avoir reçu les derniers sacrements. On n’attendait plus que sa mort. Le P. Chauchetière lui fit prendre un peu de la poudre du tombeau. Le mourant se trouva à l’instant hors de danger.

On pria alors le même Père de s’intéresser à une jeune femme de la mission, percluse de tous ses membres à chaque retour du printemps, et cela depuis l’âge de huit ans. Le missionnaire s’y rendit aussitôt, lui mit au cou le crucifix de Catherine et lui fit commencer une neuvaine en son honneur. Première neuvaine qu’on lui ait faite, dit le P. Cholenec. Elle eut son plein effet : au neuvième jour, la percluse se releva entièrement guérie, et depuis lors ne ressentit jamais son mal. Elle rompit aussi avec sa passion du jeu : ce qu’elle avait d’ailleurs promis à Catherine. Et à ce sujet, il est remarquable que la bienheureuse faisait toujours coup double, quand l’âme avait aussi besoin d’une guérison.

En voici un autre exemple.

Le mari de la femme dont nous venons de raconter la guérison et qui était le propre fils aîné d’Anastasie, se vit malade à son tour, et du même mal. Il s’empressa naturellement d’appeler Catherine à son secours. Elle accourut sans tarder et le guérit.

Mais voici que peu de jours après, il fut blessé d’un mot de sa mère. Très irascible de tempérament, il s’emporta et, dans un accès de désespoir, courut vers le fleuve pour s’y précipiter. Il lui fallait passer devant le tombeau de la sainte. Il y fut arrêté net : ses pieds se fixèrent au sol sans possibilité aucune de les remuer, jusqu’à ce qu’il eût reconnu sa faute et en eût demandé pardon au bon Dieu. Il alla de ce pas se confesser, racontant avec larmes ce qu’il devait à sa céleste bienfaitrice.

Nous sommes encore en l’an de grâce 1682. Le premier capitaine du Sault était alors notre ancienne connaissance, la Cendre-Chaude, celui, on s’en souvient, qui avait organisé la fuite de Catherine Tekakwitha. Pendant l’été, sa femme tomba gravement malade à la suite d’une couche laborieuse. Plusieurs femmes, dont une Française bien au courant des choses, s’empressaient autour d’elle, mais sans succès. On s’avisa alors de lui apporter la couverte de Catherine que Marie-Thérèse conservait précieusement. Sur l’entrefaite, la cloche de la chapelle sonna pour la messe. Tous y allèrent afin de prier Dieu pour elle. Restée seule, elle étendit la couverte sur son corps en conjurant Catherine d’avoir pitié d’elle. À l’instant même elle se sentit guérie. Hommes et femmes, au retour de l’église, purent constater cette nouvelle preuve des mérites et du pouvoir de la sainte.

Le lecteur aimera peut-être à savoir ce qu’il advint de notre sympathique Cendre-Chaude. Plus que tout autre il contribua à maintenir la ferveur dans la mission. Son éloquence, sa prudence, ses exemples entraînaient tout le monde. Il put de la sorte convertir un grand nombre d’Iroquois venus des bords de la Mohawk. Quand la guerre menaça d’éclater entre Iroquois et Français, il s’offrit comme ambassadeur pour apaiser les esprits. Il ne voulut point partir sans aller prier sur le tombeau de Catherine, d’en prendre un peu de poussière pour la suspendre à son cou, priant la sainte de l’accompagner et de le ramener sain et sauf. Elle le fit en effet.

Mais quand, en 1687, la hache de guerre fut déterrée par les Tsonnontouans, il comprit que son heure était arrivée. Il eut un si clair pressentiment de sa mort prochaine qu’il l’annonça à sa femme, lui recommandant, comme dernier adieu, d’être toujours bonne chrétienne. Il partit avec un détachement de Français et de sauvages. Le P. Chauchetière, qui nous rapporte ces faits, dit que dans cette campagne des Tsonnontouans il n’y eut que deux hommes de leur village tués à l’ennemi : Cendre-Chaude était l’un d’eux.

Frappé à mort, il s’offrit à Dieu en sacrifice ; sa pensée revenait sans cesse à Jésus mourant sur la croix. C’est aussi en priant Dieu qu’il rendit son âme vaillante, le 14 juillet 1687.

Dans cette nouvelle guerre qui porta la désolation à Lachine et sur toute l’île de Montréal, nous verrons tout-à-l’heure la protection accordée par Catherine à sa petite famille du Sault Saint-Louis.


CHAPITRE CINQUIÈME


D’autres guérisons


À ce point de son histoire de Catherine Tekakwitha, le P. Cholenec écrit : « Ces guérisons miraculeuses allèrent à un si grand nombre qu’on cessa de les marquer ; il n’y avait pas de mois dans l’année et presque pas de semaine qu’il ne s’en fît dans toutes les côtes et habitations françaises, et de très considérables. »

Un peu plus loin, il ajoute : « Je laisse quantité de guérisons faites à Montréal, à la Pointe-au-Tremble, à Boucherville, à la Prairie, à St-Lambert et en d’autres lieux, toutes les années suivantes, pour venir à de plus considérables et qui sont plus récentes. »

Il écrivait en 1696 :

La première guérison est celle du P. Bruyas, admirable missionnaire des Iroquois, supérieur au Sault en 1693, promu peu après supérieur général des missions de la Nouvelle-France.

Étant au Sault, il fut saisi soudainement. d’une paralysie au bras droit qui le mit hors d’état de s’en servir. On le conduisit à Montréal pour y suivre un meilleur traitement. En partant, il demanda aux Sœurs de Catherine une neuvaine en son honneur. Sa confiance était telle qu’il ne voulut prendre aucun remède. Il se disait assuré de sa guérison. Il le répétait encore le soir du huitième jour de la neuvaine, bien qu’il n’y eût aucun changement. Le lendemain, dernier jour de la neuvaine, il se lève à quatre heures du matin. Nullement surpris, mais ravi de joie, il trouve son bras parfaitement guéri. Il s’empresse d’aller dire une messe d’actions de grâces, pour remercier Dieu et la bonne Catherine.

Nous reprenons le texte du P. Cholenec. Il s’exprime ainsi :

« Venons à l’année 1695. C’est la belle année pour Catherine, et celle où il semble que Dieu a voulu la faire triompher dans la Nouvelle-France, par les merveilles extraordinaires qu’elle fit dans les deux endroits les plus considérables du pays, je veux dire les villes de Québec et de Montréal, et sur les personnes les plus illustres. »

Il commence par l’intendant, M. de Champigny, très dévoué aux missions sauvages, auxquelles il faisait de grandes charités. Depuis deux ans il était affecté d’un rhume qui allait en empirant, jusqu’à lui faire perdre la voix. Madame l’intendante écrivit au Sault, priant les Pères de faire faire une neuvaine à leur sainte fille, pour obtenir la guérison de son mari. Ils mirent aussitôt les Sœurs de Catherine à l’œuvre. Le résultat ne se fit point attendre. Le malade guérit au cours même de la neuvaine.

De Québec, Mme de Champigny voulut montrer sa reconnaissance en propageant la dévotion à la sainte Iroquoise. Elle fit graver un grand nombre d’images de Catherine qu’elle répandit partout, jusqu’en France, et à la cour même du grand roi. Des guérisons y furent obtenues comme au Canada.

Les prières que l’on faisait pour la neuvaine étaient un Pater, un Ave et trois Gloria Patri. On ne pouvait mieux choisir ni être plus agréable à la bienheureuse : elle y retrouvait son culte du Dieu très bon, de la Vierge très pure, de la très sainte et très auguste Trinité.

Cette guérison de l’intendant détermina M. de la Colombière à demander la sienne. Nous avons donné plus haut sa solennelle attestation. Il passa quelques jours au Sault et y laissa une large aumône en témoignage de reconnaissance.

Dans le même temps, une demoiselle Foucaut qui portait le nom de Catherine, fit le voyage de Québec à la mission, pour implorer de sa patronne la guérison de son mal. Elle souffrait depuis longtemps de terribles maux de tête. Elle fit dire une messe, y communia, puis demeura longtemps en prière auprès des reliques de la sainte.

Nous devons dire ici que la mission n’était plus à la rivière du Portage. Elle s’était transportée un peu plus haut, à Kahnawakon, en 1689. Les restes de Catherine Tekakwitha avaient été exhumés, transférés au nouveau village, et placés cette fois dans la chapelle.

La jeune fille était donc là en prière, lorsqu’elle sentit qu’on lui arrachait violemment quelque chose de la tête. Ce ne fut qu’un éclair : le mal avait disparu sans retour.

M. de Granville avait passé à Montréal tout l’été de la même année 1695, à la suite du gouverneur général, le comte de Frontenac. Il entendit souvent à Montréal l’éloge de notre bienheureuse. Ce qui lui fit prendre de la poudre de son tombeau et l’emporter à Québec, à l’automne. Il trouva mourante sa fille toute jeune encore. En le voyant entrer, Mme de Granville ne put s’empêcher de lui dire, au fort de sa douleur :

— Vous venez bien à propos, mon mari, pour voir mourir votre fille !

— Non, non, réplique-t-il sur le champ, elle ne mourra pas. J’apporte sa guérison avec moi. Et il montrait le sachet de poudre.

Tous deux se mettant à genoux recommandent leur fille à Catherine, et, ayant trempé de cette poudre dans de l’eau, ils en font prendre à la petite mourante. À l’instant même la parfaite guérison de leur fille récompensait la foi de ces parents chrétiens, qui ne se possédaient plus de joie.

— Miracle ! Miracle ! criait M. de Granville, et il sortit aussitôt pour en répandre la nouvelle par toute la ville.

Sur la fin de cette même année, Mlle de Martigny tomba dangereusement malade dans un village près de Québec. On envoya aussitôt chercher M. Testu, curé de l’endroit, pour lui administrer les derniers sacrements.

Ce prêtre avait accompagné M. de la Colombière au Sault. Il en avait rapporté une belle confiance en la bienheureuse. Il n’eut pas de peine à l’inspirer à la malade. Avec son consentement et en son nom, il promit de faire dire une messe au Sault en l’honneur de Catherine. La promesse était à peine formulée que la mourante guérissait intégralement.


Il était juste que Montréal, si près de la mission, eût sa bonne part.

Madame de Tonty, in extremis, fut guérie subitement par une seule prise de la poudre, en présence de sa famille, de M. Dollier de Casson, grand vicaire à Montréal de l’évêque de Québec et Supérieur des Messieurs de St-Sulpice.

C’est à Montréal que le capitaine du Luth fut guéri. Nous en avons déjà reproduit l’attestation juridique.

Une dame Potier fut délivrée de la pierre, après avoir invoqué Catherine.

Tourmentée par un furieux hoquet qui résistait à tous les remèdes, une pauvre orpheline fut envoyée par MM. Dollier et de Belmont aux Jésuites de Montréal, pour en obtenir un peu de la poudre miraculeuse. Elle en prit dans de l’eau ; à l’instant le hoquet cessa. Le lendemain, M. Dollier l’envoya communier à l’église du Sault, en action de grâces de sa guérison.

Un enfant de trois ans, qu’une écaille fixée dans le gosier étranglait, fut délivré dès que sa mère l’eut voué à Catherine. Un autre fut guéri par la simple imposition sur sa tête d’une image de la bienheureuse. Un autre faillit trépasser à cause de l’imprudence de sa mère : elle se moquait de ceux qui lui conseillaient de s’adresser à Catherine pour son enfant malade et tournait en ridicule ce qu’on disait à la gloire de cette sauvagesse… Elle en fut punie sur le champ : son fils commença d’empirer à vue d’œil. La femme reconnut sa faute : se jetant à genoux, elle implora celle qu’elle avait méprisée. La bonne Catherine, plus débonnaire que jamais, lui pardonna aussitôt et guérit son enfant.

Trois autres enfants de la même ville, fort malades de la fièvre, guérirent soudainement en buvant de l’eau dans l’écuelle de Catherine.

L’un d’eux était le fils d’un M. Boisseau, pour lors rongé par un chancre. Il crut que son cas n’était pas au-dessus du pouvoir de la bienheureuse. Il dut s’y prendre à trois fois. Les deux premières neuvaines n’obtinrent rien. Sans se décourager, il attaqua la troisième. Elle eut son effet : les parties affectées se desséchèrent, et peu de temps après, il n’en restait plus que la cicatrice.

Le P. Cholenec observe ici que, pour ne pas fatiguer le lecteur par la répétition des mêmes choses, il laisse de côté un grand nombre d’autres guérisons, survenues dans la ville et dans toute l’île de Montréal.

Il ne se défend pas cependant de rappeler deux interventions spéciales de la bienheureuse, en les faisant précéder de cette remarque : « Je ne dirai rien qui ne soit vrai, que le pouvoir de Catherine s’est étendu jusque sur les animaux même. »

Nous laisserons le missionnaire nous raconter lui-même ces deux guérisons.

« Une femme de la Chine étant venue au Sault honorer Catherine avec les autres paroissiens, me vint trouver après la grand’messe pour me dire que n’ayant qu’une seule vache, cette bête devint un jour si enflée sans qu’on sût la cause, qu’on la tint pour perdue ; que, là-dessus, elle s’était adressée au refuge ordinaire de la Chine, en lui disant avec une grande simplicité : « Ô bonne sainte Catherine, ayez pitié de moi, sauvez ma pauvre vache ! »

« Elle n’eut pas plutôt proféré ce peu de paroles que toute l’enflure disparut à ses yeux, et la vache s’est bien portée du depuis.

« L’hiver passé, un bœuf tomba sur la glace au Montréal, et il en eut le corps si froissé qu’on le condamnait à passer tout l’hiver dans l’étable ; ce qui devait être d’un grand préjudice à son maître et à sa famille. Une fille de la maison, fort dévote à Catherine, s’avisa de prendre de la poudre de son tombeau qu’elle conservait, et d’en mettre dans l’eau qu’elle fit boire en secret à ce bœuf, disant tout bonnement : « Pourquoi Catherine ne guérirait-elle pas les bêtes aussi bien que les hommes ? » Et le lendemain matin, le bœuf se trouva sur pied, et il alla traîner à l’ordinaire, au grand étonnement de tout le monde. Et alors la jeune fille, voyant la merveille qui était arrivée, publia ce qu’elle avait fait à la gloire de celle qui l’avait bien voulu opérer en leur faveur. »


Ces diverses guérisons sont pour le corps. La servante de Dieu en a fait de bien plus précieuses, à savoir celles des âmes. « Je trouve, dit le même missionnaire, plus de trente personnes qu’elle a aidées à se remettre dans le bon chemin, et entre autres, elle en a délivré plusieurs de tentations furieuses de la chair, et leur a obtenu le don de chasteté. C’est surtout dans cette matière qu’elle a opéré des merveilles dans les âmes. »


Le P. Cholenec termine la biographie de sa sainte fille spirituelle en insistant sur une grâce obtenue par elle et qui peut passer, dit-il, « pour la plus grande de ses merveilles ». « Cette grâce, ajoute-t-il, est la conservation de la mission du Sault, que nous ne pouvons attribuer qu’à ses prières et à ses précieux ossements que nous possédons. »

Il rappelle les fréquentes incursions des Iroquois dans les possessions françaises. On sait en effet qu’après le guet-apens de Cataracouy et la campagne de Denonville chez les Tsonnontouans, en 1687, la guerre s’était rallumée dans les quatre autres cantons.

Les sauvages du Sault demeurèrent fidèles aux Français. Aussi étaient-ils détestés à l’égal des Français et déclarés traîtres à leur patrie. Faits prisonniers, ils étaient voués à la mort la plus horrible. Ils n’étaient qu’une poignée comparés aux cinq cantons. La mission pourtant échappa à la ruine. Elle perdit une centaine d’hommes, mais elle en tua à l’ennemi plus de sept cents parmi ses plus braves.

Lors du massacre de Lachine, en 1689, l’armée iroquoise, forte de quinze cents guerriers, passa le long des terres de la mission, avant de traverser le fleuve. Ils auraient pu ruiner les belles moissons de nos sauvages. Pas un épi ne fut perdu.

Ils annonçaient tous les ans leur détermination d’en finir avec le Sault Saint-Louis. Une main mystérieuse rompait toujours leurs projets.

Cette protection se fit très spécialement sentir à l’été de 1696, alors que les guerriers du Sault accompagnaient un convoi au fort Frontenac. Les Iroquois des cantons le savaient, et pourtant ils n’osèrent attaquer la mission laissée sans défense. Bien plus, ils n’inquiétèrent nullement les missionnaires, les femmes, les vieillards et les enfants qui restaient, et qui, en ce même été, accomplissaient une troisième migration du village, charriant, portant, traînant à qui mieux mieux tout ce qu’ils pouvaient, du vieux village au nouveau.

Un fort parti d’Iroquois vint un jour à l’ancien village, mais à distance seulement. Ils en étaient là, lorsqu’ils aperçurent cinq ou six canots que montaient une trentaine de femmes des plus considérables de la mission et de la bande de Catherine. Elles venaient débarquer où se dressait encore la croix du tombeau de Catherine.

Aussitôt les Iroquois se précipitent vers le fleuve et font pleuvoir une grêle de balles sur les femmes et les embarcations. Une des plus anciennes et des plus braves se met alors à réciter les litanies de Notre-Dame, et, sur son geste, les canots s’éloignent tranquillement du rivage, pendant que les ennemis furieux continuent de tirer et que plusieurs de rage se jettent à la nage pour saisir les canots.

Au milieu de cette fusillade, aucune femme ni aucune embarcation n’avait reçu la moindre atteinte. Merveilleuse préservation, déclare le P. Cholenec, et due, sans doute, à Catherine, près du tombeau où les Iroquois, aveuglés par elle, s’étaient montrés tireurs si maladroits.

Après avoir rappelé deux ou trois autres interventions de ce genre, le Père conclut en ces termes :

« Nous regardons tout cela comme autant de merveilles de notre ange tutélaire, de notre puissante protectrice et patronne, la brave Catherine Tegakouita, qui depuis tant de temps a conservé sa chère mission du Sault et, comme nous espérons, la conservera et l’augmentera de plus en plus, malgré toute la rage de ses ennemis visibles et invisibles, les Irokois et les démons. »

Il nous reste à faire connaître un certain nombre de guérisons, consignées par l’abbé Pierre Remy, dans une lettre au P. Cholenec, en mars 1696. Nous leur consacrons le chapitre suivant.


CHAPITRE SIXIÈME


La relation de l’abbé Remy


M. l’abbé Pierre Remy était membre de la Compagnie de Saint-Sulpice. Arrivé au Canada en 1672, il fut nommé curé de Lachine en 1680, l’année même de la mort de Catherine Tekakwitha.

Voici ce qu’en écrivait le P. Cholenec : « Nous verrons à la fin de cette histoire l’attestation de M. Remy dans les formes, et elle doit faire beaucoup à la gloire de Catherine, venant d’une personne de ce mérite et d’une vertu si connue au Canada et si fort respectée par les premières personnes du pays. »

Le Jésuite, sollicité de toutes parts d’écrire la Vie de Catherine Tekakwitha, se disposait à le faire, lorsqu’il reçut du vénérable Sulpicien un document avec cet en-tête :

« J.  M.  J. — À ma paroisse des Saints-Anges de la coste de la Chine en l’Isle de Montréal, ce 12me Mars 1696.

« Mon Révérend Père,

« Ayant appris que vous alliez travailler à écrire la vie de défunte Catherine Tegakouita, votre très chère fille spirituelle, j’ai cru qu’il était de mon devoir, de ma reconnaissance, de vous envoyer par écrit une partie des grâces que moi et plusieurs de mes paroissiens avons reçues de Dieu par son intercession, qui sont autant de miracles ou qui en approchent. Vous tirerez de cet écrit ce que vous jugerez à propos, pour l’insérer et mettre parmi les autres miracles que cette sainte fille a faits en ce pays depuis sa mort. »

L’humble aveu que nous fait ensuite ce saint prêtre nous reporte à l’incrédulité de l’apôtre Thomas touchant la résurrection du Sauveur. Sur quoi saint Grégoire raisonne ainsi très opportunément : « Ce fut par une admirable permission de la Providence que l’apôtre douta : en palpant les plaies corporelles de son Maître, il guérissait en nous les blessures de l’incrédulité. De sorte que, insiste-t-il, l’incrédulité de Thomas a été plus utile à notre foi que la foi des disciples croyants : parce que, tandis que l’apôtre, en touchant, revient à la foi, notre esprit, déposant toute incertitude, est raffermi dans la foi. »

Nous ajoutons évidemment : toute proportion gardée entre le cas évangélique et celui du curé de Lachine. Voici du reste ce dernier :

« Je vous avoue, mon Révérend Père, que j’ai été dans l’incrédulité pendant plusieurs années, et souvent j’ai révoqué en doute que Dieu voulût faire tant de prodiges et de merveilles par l’intercession de cette pauvre fille, dont plusieurs de mes paroissiens qui y avaient recours, m’entretenaient après en avoir reçu tant de grâces et de faveurs. Enfin, un jour, je fus inspiré d’en faire l’épreuve sur moi-même. »

Mais il paraît qu’avant de faire cette épreuve sur lui-même, il en reçut une de la part de Catherine, et servie à point, comme elle avait fait pour cette femme qui s’était moquée d’elle. Nous en devons le récit au grave P. de Charlevoix.

Après avoir rappelé la coutume qui s’était établie dans les paroisses environnantes, d’aller, au jour du décès de Catherine, chanter une messe solennelle de la Trinité dans l’église du Sault Saint-Louis, il ajoute que les paroissiens de M. Remy lui parlèrent de cet usage. « Il leur répondit — ainsi s’exprime l’historien — qu’il ne croyait pas devoir autoriser par sa présence un culte public, que l’Église n’avait pas encore permis. La plupart, l’entendant parler ainsi, ne purent s’empêcher de dire qu’il serait bientôt puni de ce refus ; et en effet, dès le même jour, il tomba dangereusement malade. Il comprit d’abord la cause d’une attaque si imprévue, fit vœu de suivre l’exemple de ses prédécesseurs, et fut guéri sur le champ. »

À vrai dire, ni M. Remy ni le P. Cholenec ne font mention de cet incident. À moins qu’on ne trouve une allusion discrète dans ce passage du P. Cholenec : « Il (M. Remy) a même permis à ses paroissiens, deux ans de suite, en 1694 et 1695, de venir ici et de faire chanter une grand’messe, avec le pain bénit et force communions à l’honneur de leur commune bienfaitrice. Ils ne se contentèrent pas de cela, cette année 1696 : le mardi de la semaine sainte, 17 avril, jour du décès de Catherine, il y est venu lui-même avec eux, avec les mêmes dévotions. »

Quoi qu’il en soit, l’excellent prêtre a fait le relevé de quelques-unes des grâces obtenues dans sa paroisse. Il commence par les siennes. Elles sont au nombre de trois.

La première est la guérison d’une surdité complète de l’oreille droite ; ce qui l’empêchait d’entendre les confessions de ce côté et l’incommodait fort. Il y avait de cela huit ou neuf ans. Il avait essayé en vain plusieurs remèdes pendant trois mois, et même, dit-il, mis plusieurs fois de l’eau bénite, sur le conseil de son confesseur. Un matin qu’il s’apprêtait à dire une messe d’action de grâces, pour une personne qui se disait guérie par Catherine Tekakwitha, il se sentit fortement poussé à invoquer lui aussi la bonne Catherine pour la guérison de son mal. Il fit vœu à Dieu de dire trois messes, dont la troisième en l’honneur de Catherine, si Dieu l’exauçait par l’intercession de la bienheureuse. Immédiatement après la communion, il sentit un mieux considérable ; la messe finie, le mal disparut pour ne plus jamais revenir.

La deuxième grâce fut toute spirituelle, et apparemment si grande qu’il la met bien au-dessus de tous les autres secours qu’il reçut de la servante de Dieu.

La troisième est une guérison survenue en 1693. Au fort des chaleurs de l’été, il fut saisi d’une sciatique à la hanche droite, tellement violente qu’il ne pouvait ni se lever ni même se mouvoir dans son lit. Il redoutait une paralysie qui l’empêcherait de dire la sainte messe et d’administrer les sacrements à ses paroissiens. Cloué sur son lit depuis trois jours, il invoqua la sainte : il fit vœu, s’il obtenait sa guérison, de dire un certain nombre de messes en l’honneur de Catherine, d’en dire une dans l’église du Sault, de faire trois visites à son tombeau et de couronner le tout par une neuvaine. Le vœu étant fait, il s’endormit paisiblement. Le lendemain matin, sur les quatre heures, il se leva parfaitement guéri : ni douleur, ni faiblesse dans aucun membre. Il put à l’heure ordinaire aller sonner l’Angélus à l’église, puis commencer à accomplir son vœu par une messe d’action de grâces.

Au moment où il écrit, il a bien, depuis trois mois, un rhumatisme douloureux au bras droit ; mais il le garde afin de ne pas fatiguer sa bienfaitrice, et surtout — on entend ici le bon pasteur — de ne pas la distraire de ses ouailles.

Il ajoute : « Voici, mon Révérend Père, un petit abrégé d’une partie des grâces que j’ai reçues de cette sainte fille. Il me faudrait vous écrire un volume pour vous raconter au long le grand nombre de grâces, de merveilles, et je puis dire de miracles, que Dieu a faits à plusieurs de mes paroissiens par l’intercession de Catherine Tekakouita. »

La méthode qu’il employait avec eux était celle-ci : avant de leur donner comme il disait, « les pâtes du clergé et l’onguent que Monseigneur notre Évêque m’a donné pour distribuer à mes paroissiens en leurs maladies et infirmités, et avant de les envoyer à l’hôpital ou chez les chirurgiens », il mêlait aux médicaments de la cendre des habits de Catherine et de la terre de son tombeau, il leur faisait faire une neuvaine de neuf Ave Maria par jour, pendant que lui-même les recommandait à Dieu au saint autel par l’entremise de la bienheureuse. Et ainsi, dit-il, « j’en obtiens presque toujours la guérison, sans le secours de l’hôpital ni des chirurgiens ».

« Jusque-là, ajoute le P. Cholenec, qu’il nous a assuré une fois qu’il n’y avait plus de malades dans sa paroisse, la poudre du tombeau de Catherine leur étant un remède prompt et assuré contre toutes sortes de maladies. »


M. Remy divise sa narration — qu’il appelle encore un petit abrégé — en deux parties. La première liste ne regarde que les guérisons d’enfants.

René Fortin, âgé de deux mois, a depuis plusieurs jours des terreurs paniques qui le font crier épouvantablement jour et nuit. Son visage en est tout bleuâtre et noirâtre. Sa mère l’apporte à l’église, où le prêtre lit sur la tête du petit malade l’Évangile selon saint Jean. Le mal empire jusqu’à inspirer des craintes. M. Remy conseille alors à la mère de le vouer à Catherine en faisant ou faisant faire une neuvaine à son tombeau. Le vœu est à peine formulé, que l’enfant cesse ses cris et ne ressent plus rien de son mal par la suite.

François-Joseph Lenoir Rolland, âgé de trois ans, était perclus des jambes. Il ne pouvait marcher, ni même se tenir debout. Sa mère le voua à la bonne Catherine, le porta à son tombeau, y fit dire une messe à cette intention et y fit faire une neuvaine par une femme sauvage. La neuvaine finie, l’enfant se mit à marcher : la guérison était complète.

Jacques Paré avait sept ans, lorsqu’une maladie le réduisit à l’extrémité. Il ne prenait plus rien depuis onze jours. M. Remy lui donna l’Extrême-Onction, et, avec le père et la mère de l’enfant, ils le vouèrent à Catherine, en lui faisant prendre de l’eau où avait trempé de la terre de son tombeau et de la cendre de ses habits. Malgré cela, le malade paraissait sur le point de rendre l’âme, lorsque son père fit vœu que, tant qu’il vivrait, il ferait dire tous les ans à pareil jour, en l’église où reposent les ossements de la bienheureuse, une messe d’action de grâces, si Dieu épargnait son fils par les mérites de Catherine. Dès la nuit suivante, le petit malade se sentit guéri. En preuve de quoi, il demanda à sa mère de lui apporter du blé d’Inde qu’il mangea avec appétit.

Le bon curé nous raconte ensuite deux guérisons d’enfants malades de la gale. Le second, âgé d’un an, eut ceci de particulier que sa mère, ayant demandé au médecin de lui donner un onguent pour l’en frotter, elle reçut une pommade au vif-argent, avec recommandation expresse de ne frotter l’enfant qu’aux poignets et aux genoux. Sans se préoccuper autrement de l’avis du disciple d’Hippocrate, elle frotta son fils partout où elle rencontrait la gale, c’est-à-dire, par tout le corps. L’effet fut ce qu’on peut imaginer : transports au cerveau, convulsions continuelles, imminence de la mort.

Le curé, enfin averti, accourt, récite sur le mourant les prières du rituel ; l’enfant est alors voué à Catherine, la mère promet une neuvaine de neuf Ave à la servante de Dieu, et finalement on fait prendre au malade une prise d’orviétan, alors en vogue, mais où le prêtre a soin d’y mêler de la cendre des habits de Catherine et de la terre de son tombeau. Le jour même, l’enfant était radicalement délivré de son mal.

La guérison suivante est celle d’un enfant de treize mois, à l’article de la mort, dans d’affreuses convulsions, abandonné par le médecin. Averti par le père du petit moribond, M. Remy le console en l’assurant que son fils ne mourra pas, pourvu que lui et sa femme aient confiance en Catherine Tekakwitha. Il le conduit à l’église, et, en présence de Notre Seigneur, voue l’enfant à la bienheureuse. Il lui donne de la cendre des habits de Catherine, pour en faire prendre au malade avec de l’eau pendant neuf jours, disant en outre les neuf Ave ordinaires. La nuit de ce même jour, le mourant était guéri.

Ces diverses interventions de la servante de Dieu se ressemblent nécessairement. Aussi, pour ne pas fatiguer le lecteur par leur répétition, comme disait le P. Cholenec, qu’il suffise d’ajouter que cinq autres guérisons sont racontées par le vénérable curé de la Chine, lequel termine cette série par l’attestation suivante :

« Jusques ici sont écrits en ce mémoire les miracles et guérisons qui ont été faits en cette paroisse depuis neuf ou dix ans, par les mérites et l’intercession de notre protectrice et avocate envers Dieu, Catherine Tegakouita, tant sur moi que sur ces enfants de ma paroisse, dont j’ai une parfaite connaissance, comme en ayant été le promoteur et le témoin oculaire. En foi de quoi j’ai signé, ce 24e mars 1696.

Remy
Curé de la Chine. »

La seconde partie du mémoire comprend les grâces obtenues par de grandes personnes.

Le haut de l’île de Montréal — ce qui serait aujourd’hui Sainte-Anne de Bellevue — était, en ce temps-là, une desserte confiée au curé de Lachine. Les Iroquois commencèrent à l’infester dès 1688. C’était un prélude à la grande invasion de l’année suivante, à Lachine et autres postes de l’île.

Ils avaient déjà tué sept hommes sur la desserte, au temps de la récolte, lorsque Madeleine Bourgery, ayant avec elle sa fille et son gendre, fit vœu à Dieu que si, par les mérites et l’intercession de Catherine Tekakwitha, sa maison et deux pièces de pois que son gendre avait là tout près, étaient préservées de l’incendie des Iroquois, elle ferait dire une messe en son honneur. Chose admirable ! s’écrie le bon curé. En effet, toutes les maisons de la côte furent brûlées excepté celle-ci et une autre dont M. Remy se servait quand il allait y faire sa mission. En outre, toutes les récoltes furent brûlées, à la réserve de ces deux pièces de pois. Les Iroquois y mirent bien le feu, mais la flamme courut sur elles sans les endommager, ne faisant, pour ainsi dire, que les effleurer.

Encore une fois, la simple promesse de faire dire une messe en l’honneur de la sainte, obtint à l’instant son objet dans la personne de Dame Marie Pottier, femme du notaire royal de Montréal.

Coup sur coup, trois femmes, âgées respectivement de trente-trois, de vingt et de vingt-deux ans, éprouvèrent la charité toujours vigilante de Catherine Tekakwitha. Elles étaient dans les douleurs de l’enfantement, sans rien obtenir des soins qu’on leur prodiguait. Le mal empirait plutôt et menaçait en chacune d’elles la mère et l’enfant. Elles se vouèrent à la bonne Catherine, promirent une messe à l’église du Sault, et commencèrent la neuvaine des neuf Ave, en prenant chaque jour de l’eau avec la cendre des habits et la terre du tombeau. Pendant la neuvaine ou immédiatement après, elles purent toutes trois remercier la bienheureuse de leur parfaite délivrance.

André Merlot, âgé de cinquante-trois ans, était menacé de perdre entièrement la vue, par suite d’une fluxion très grave aux yeux. Il ne distinguait déjà plus rien. M. Remy lui fit faire une neuvaine à Catherine pendant qu’il le recommandait chaque jour à la sainte messe. Le malade se frottait aussi les yeux chaque jour avec de l’eau mêlée de la cendre et de la poudre miraculeuse. Au bout de la neuvaine, il ne restait plus trace du mal. La guérison était absolue. À ce récit, le curé ajoute trois mots avec sa signature : Quod vidi testor, Remy (ce que j’ai vu, je l’atteste).

Quatre ans après la mort de Catherine Tekakwitha, deux femmes de Lachine se trouvèrent affligées d’une grande perte de sang. La première fut guérie sur la simple promesse d’une messe en l’église du Sault.

Le cas de la seconde était plus grave. Traitée pendant deux mois à l’Hôtel-Dieu de Montréal, renvoyée ensuite comme absolument incurable, elle rencontra près de chez elle, à Lachine, un missionnaire du Sault Saint-Louis, à qui elle confia sa détresse. Le Père se mit à l’encourager, lui parla de Catherine Tekakwitha, de ses vertus, de sa sainte mort, de la confiance qu’on avait en elle. Il lui conseilla de faire faire une neuvaine à son tombeau par une femme sauvage de la mission. Ravie et toute pleine d’espoir en sa guérison, elle pria ce bon Père de vouloir bien se charger de la chose. La neuvaine était à peine terminée que la malade se voyait parfaitement guérie.

L’année précédente, 1683, une jeune femme s’égara dans la forêt. Après avoir marché une demi-journée à travers la savane et les mares d’eau, sans pouvoir se reconnaître, elle entendit au loin, très loin, comme un murmure sourd et prolongé. Étaient-ce les rapides du Sault ? Cette pensée lui rappela ce qu’on disait de la puissance de Catherine Tekakwitha, enterrée là, sur l’autre rive, au pied des rapides. Elle l’invoqua aussitôt et promit de faire dire une messe. En peu de temps, elle se trouva dans une clairière, au bord du fleuve, à six milles de l’endroit où elle s’était égarée.

Dix ans plus tard, cette femme contracta, au sein gauche, une tumeur qui l’empêchait d’allaiter son enfant. Elle avait été, trois ans auparavant, affligée du même mal et avait dû être pansée à l’hôpital pendant trois mois. Répugnant à se remettre entre les mains des médecins, elle alla voir son curé. Celui-ci l’engagea à se recommander à Catherine et à faire une neuvaine en son honneur. Au bout des neuf jours, sans remède ni pansement d’aucune sorte, la tumeur était disparue.

En 1696, c’est-à-dire, en l’année même où M. Remy écrivait son mémoire, au mois de février, la fille aînée de cette même femme, nommée Angélique, âgée de dix-sept ans, souffrait d’un chancre à la bouche. Elle vint au presbytère et sollicita un remède quelconque. Le bon curé lui donna du vitriol pour s’en frotter la bouche. Ce qui, heureusement, ne produisit rien.

La mère, désolée, vint à son tour voir M. Remy. Cette fois il lui conseilla ainsi qu’à sa fille d’avoir recours à Catherine Tekakwitha et de faire une neuvaine en son honneur. Il ne laissa pas que de lui redonner son fameux vitriol, ayant soin cependant d’y ajouter de l’eau et une pincée de cendre des habits de Catherine. La malade devait s’en frotter la bouche en dedans et au dehors pendant neuf jours.

Ce nonobstant, les trois premiers jours de la neuvaine furent déplorables : le mal augmentait. Il paraît que la bouche d’Angélique était devenue tout simplement horrible. M. Remy alla voir sa jeune malade, l’encouragea à la patience et surtout lui recommanda de prier Catherine avec plus de confiance que jamais. La réponse d’en-haut ne se fit pas attendre. Le mal diminua, et avant même la fin de la neuvaine, il n’y avait plus trace de chancre.

À peu d’intervalle l’une de l’autre, deux femmes, réduites à l’extrémité par une fièvre violente, recouvraient la santé, l’une à la simple promesse d’aller faire ses dévotions auprès du tombeau de Catherine, l’autre à la fin d’une neuvaine.

Marie Secire était une toute jeune femme de dix-huit ans, souffrant le martyre pour mettre au jour son premier enfant. Elle envoya demander une messe au curé. Il la dit ; mais en même temps lui fit porter son reliquaire où il y avait de la terre du tombeau de Catherine et de la cendre de ses habits. Il recommandait à la malade de le mettre à son cou, en invoquant la bienheureuse en toute confiance. Le reliquaire était à peine placé, que la jeune mère accoucha sans aucune douleur.

Six jours après, elle retomba malade, malade à mourir. M. Remy la mit aussitôt en neuvaine, lui faisant prendre chaque jour, dans de l’eau, les deux poudres miraculeuses. Elles opérèrent encore cette fois la guérison demandée.

Michelle Garnier n’était plus une jeunesse en 1693. Âgée de soixante-quatre ans, elle tomba dangereusement malade. Elle envoya chercher M. Remy pour se confesser et se préparer au grand voyage. Le curé la confessa, mais, confiant toujours en la puissance de la bonne Catherine, il fit prendre à la moribonde ce qu’il appelle la pâte purgative du clergé, en y mêlant de la terre du tombeau de Catherine. « Ce qui fit un tel effet, dit-il, que cette femme en guérit. »

Le nommé Matour et sa jeune femme furent tous deux guéris d’une grave maladie en 1692. Ils avaient promis de faire dire chacun une messe au Sault et d’y assister. Le bon curé, les accompagnant, se chargea de l’une des messes, un Père de la mission dit l’autre, et ainsi Dieu et sa servante reçurent les honneurs qui leur avaient été promis.

Deux ans plus tard, leur petite Marie, âgée de cinq ans, fut atteinte des écrouelles, mal que M. Remy déclare « incurable en ce pays ». La mère ne pensa d’abord qu’aux médecins et à leurs remèdes. N’en obtenant rien, elle se rappela enfin sa bienfaitrice. Elle porta son enfant sur le tombeau de la sainte, y fit dire une messe et fit commencer une neuvaine. Au bout des neuf jours, le mal était vaincu radicalement.

Deux autres années après, ce fut au tour du petit Jean, alors âgé lui aussi de cinq ans. Il avait la gorge bloquée par une paille de blé qui s’y était enfoncée. Le pauvre enfant étouffait littéralement. Sa mère eut recours à la bonne Catherine : elle put faire prendre au petit malade un peu d’eau mêlée de cendre des habits de Catherine. La paille fut immédiatement entraînée sans provoquer la moindre douleur.

Les Iroquois, à l’été de 1694, avaient repris leurs incursions désastreuses dans l’île de Montréal. Pour comble de malheur, il régnait une terrible sécheresse qui menaçait de ruiner toutes les récoltes.

Dans cette détresse, les femmes et les filles de la paroisse entreprirent une série de trois neuvaines, en l’honneur de Catherine Tekakwitha, pour obtenir de la pluie et la conservation de leurs familles, de leurs bêtes et de leurs grains. Elles se confessaient et communiaient chacune à tour de rôle à la messe qu’elles faisaient dire. Le succès fut prompt et complet. Dès le second jour, ce fut une abondance de pluie qui se continua admirablement, de manière à relever toutes les moissons.

Bien plus, les Iroquois qui venaient jusqu’aux environs tuer, faire des prisonniers et ravager les récoltes, n’osèrent toucher à aucune famille de la paroisse, ni à leurs bestiaux, ni à leurs grains.

L’abbé Remy termine la série des guérisons par celle de « M. François le Gantier, écuyer, Sieur de Rané, officier dans le détachement de la marine, commandant pour le Roy le fort de notre église des Saints-Anges de la Chine ».

En décembre 1695, il revenait de Ville-Marie. Il était encore tout en sueurs, lorsqu’on vient lui dire qu’un des bateaux de la garnison s’est détaché et s’en va à la dérive sur le fleuve. Il accourt aussitôt, et bravement mais imprudemment, se jette à l’eau pour le saisir. L’eau glacée eut son effet immédiat : il fut saisi aux intestins de douleurs violentes, avec en plus ce que le P. Cholenec appelle « un furieux débordement de bile, dont il (M. de Rané) pensa mourir en quelques heures ». On avait aussitôt fait venir un médecin de Montréal. Les remèdes échouèrent sans plus. Le danger de mort était imminent.

On prévint le curé. Il accourut, confessa le mourant et le prépara à recevoir l’Extrême-Onction. Cela fait, il lui conseilla d’avoir recours à Catherine Tekakwitha, et de promettre à Dieu que, s’il le guérissait par les mérites et l’intercession de sa servante, il irait faire dire une messe à l’église du Sault. Le malade demanda de plus une neuvaine dans l’église de Lachine et trois messes à son intention.

Le bon curé avait apporté de la cendre des habits de Catherine. De son côté, le médecin tenait à ses remèdes qui étaient, dit M. Remy, au nombre de trois : « de la thériaque, de la confection d’hyacinthe et de l’or potable ». On composa de ces trois ingrédients et de la cendre une potion que l’on fit prendre au patient pendant la neuvaine. Un mieux se déclara bientôt qui alla s’accentuant, si bien qu’à la fin des neuf jours, le moribond était sur pied, guéri.

L’heureux réchappé choisit le 17 avril, jour anniversaire de la mort de Catherine, pour accomplir son vœu. Lui et sa femme vinrent au Sault, raconte le P. Cholenec, « avec leur pasteur et tous leurs paroissiens ». Mme de Rané voulut elle-même donner et présenter le pain bénit, afin de prendre part à la reconnaissance de son mari envers la bonne Catherine.

M. Remy conclut son mémoire par cette dernière attestation :

« Voilà, mon Révérend Père, un petit abrégé des miracles, des merveilles et des guérisons miraculeuses qu’il a plu à Notre Seigneur faire en ma paroisse, depuis seize ans que je la dessers, par les mérites et l’intercession de cette servante de Dieu, dont j’ai eu une parfaite connaissance, non seulement comme témoin oculaire, mais par le fidèle rapport qui m’en a été fait plusieurs fois par mes paroissiens et paroissiennes susnommés, chez qui j’ai été exprès pour m’en informer de ce qu’ils en savaient ; ce qui a fait que je n’ai pu vous envoyer plus tôt cette relation que j’ai commencée le 12me du présent mois, et que je ne finis que le trentième jour du dit mois de la présente année mil six cent quatre-vingt-seize. En foi de quoi, je l’ai écrite et signée de ma main pour servir et valoir en temps et lieu.

Remy
Curé de la Chine. »

Outre ce « petit abrégé » dont parle M. Remy, il composa sans doute un mémoire plus volumineux. (Car le P. Cholenec écrit : « M. Remy nous donne des attestations juridiques, signées de sa main, de plus de cent guérisons miraculeuses dont il a été témoin oculaire. »

Ce vénérable prêtre devait être curé de Lachine pendant dix autres années. Plus tard, à Montréal, il devint le supérieur de l’Hôtel-Dieu. Il mourut le 24 février 1726.[35]

Un de ses confrères, l’abbé Louis Geoffroy, était, vers la même époque (1691-1695), curé de Laprairie[36]. Lui aussi se disait « témoin oculaire des merveilles que Catherine faisait dans sa paroisse, et qu’il était prêt à les publier partout ». Le P. Chauchetière, qui rapporte ce propos, ne nous dit pas que M. Geoffroy ait rien laissé par écrit sur ces guérisons miraculeuses.

Il est vrai que le P. Cholenec ajoute : « M. Geoffroy a aussi attesté plusieurs miracles très considérables de Catherine en sa paroisse de la Prairie. » Mais ces attestations ne nous sont point parvenues.

Pour constater une intervention miraculeuse de Catherine Tekakwitha depuis ces temps reculés, il faut venir jusqu’à l’année 1905. Elle se produisit dans un poste sauvage de l’Île Manitouline, appelé Shishigwaning.

Nous avons sous les yeux la relation qu’en fit le Messager Canadien du Sacré-Cœur (avril 1906), et, mieux encore, un extrait du diarium (journal personnel) que tenait le missionnaire,[37] visiteur, chaque mois, de ce poste éloigné de quatre-vingts à cent milles de Wikwemikong.

À Shishigwaning donc vivait une bonne sauvagesse, malade depuis onze mois d’ulcères syphilitiques de la bouche et de la gorge. Elle avait contracté ces ulcères en fumant la pipe dont s’était servie sa fille, alors syphilitique. Elle souffrait horriblement ; elle faiblissait aussi, ne pouvant plus prendre qu’un peu de bouillon. Malgré les médecins et leurs remèdes, le mal empirait.

Sur ces entrefaites, le missionnaire arriva à Shishigwaning, dans la matinée du vendredi, 29 septembre 1905. La malade voulut profiter de sa présence pour le consulter comme médecin (il l’avait été avant de se faire Jésuite). Le Père lui déclara que, dans les circonstances, il ne pouvait ni ne voulait agir comme médecin. « (Mais puisque les hommes ne peuvent rien pour vous, ajouta-t-il, c’est l’heure du bon Dieu. Demandez-lui votre guérison par la puissante intercession de Catherine Tekakwitha, votre sœur par le sang. Tout en restant résignée à la volonté de Dieu, demandez avec ferveur et confiance. Promettez quelque chose au bon Dieu, pour lui montrer votre confiance maintenant, et votre reconnaissance lorsque vous serez guérie. »

Ces paroles firent une vive impression sur la pauvre malade. Elle se mit à invoquer Catherine Tekakwitha, et le soir même elle commença une neuvaine en son honneur.

Un jour, deux jours se passent : rien ne change. Le jour suivant, c’est, peut-on dire, le jour de Catherine : toute trace du mal disparaît, la guérison est parfaite.

« Pour moi, déclarait le missionnaire en terminant son récit, je n’ai pas le moindre doute : il y a intervention de la divinité, il y a miracle dans cette guérison subite. »

Le tombeau de Catherine a été souvent mentionné dans ces pages. Vu son importance, nous croyons devoir lui consacrer notre dernier chapitre.


CHAPITRE SEPTIÈME


Le tombeau de Catherine Tekakwitha


Après la mort, c’est la mise au tombeau sous quelques pelletées de terre. Le tombeau garde bien sa proie ; il en garde aussi le souvenir. Combien sont-ils ceux dont la mémoire survit à la tombe ? Pour la plupart c’est le grand silence, en attendant le grand réveil.

L’histoire a sauvé de l’oubli certaines existences. Les saints appartiennent tous à ce groupe de grands hommes. À chacun d’eux on peut appliquer le mot du prophète : « Son sépulcre sera glorieux. »


Qui eût dit que cette gloire était réservée à une pauvre petite sauvagesse, après une vie bien courte dans une obscure bourgade du nouveau monde, et que cet élan des âmes vers son tombeau éclaterait dès l’année de sa mort, pour se prolonger jusqu’en notre vingtième siècle ?

À peine ensevelie sur les bords du fleuve, au pied de la grande croix, Catherine Tekakwitha voit accourir à elle les gens du village, les missionnaires eux-mêmes, puis les habitants des bourgs voisins et enfin ceux des villes de Montréal et de Québec. On s’agenouille sur sa tombe, on l’invoque dans toutes les détresses ; on veut emporter un souvenir, un talisman, un peu de poudre du tombeau. Et voilà que cette poussière, à l’instar de ces graines ailées portées par les vents et multipliant partout arbustes, arbres et fleurs, cette poussière s’en va sur tous les points de la colonie opérer d’innombrables merveilles.

Elle garde toute sa vertu curative, même lorsque le corps de la sainte est enlevé de là et transféré au nouveau village.

La mission en effet eut un nouvel exode, neuf ans après la mort de Catherine, 1689. La raison en était, comme dans la migration précédente, l’épuisement du sol. L’ancien poste, avec le tombeau et sa croix, appelé jusque-là Kahnawaké (au rapide), prit le nom de Kateri tsi tkaiatat (là où Catherine fut inhumée). C’est aussi en son honneur que toute cette région se nomme encore Côte Sainte-Catherine. Le nouveau village s’appela Kahnawakon (dans le rapide). Les restes de Catherine y furent transportés, et, cette fois, déposés pieusement dans la chapelle.

L’odyssée n’était pas finie. Un troisième déplacement s’effectua en 1696, toujours en remontant un peu le fleuve. La mission devait y rester vingt-trois ans. À cette époque, le P. de Charlevoix, jeune scolastique, enseignait au collège de Québec. Il recueillait déjà les documents qui devaient servir à son Histoire de la Nouvelle-France. C’est sans doute dans ce but qu’il vint, en 1708, à Kanatakwenké.

Ce dernier nom signifie : « d’où le village a été ôté ». Le village dut, en effet, décamper encore une fois et aller planter sa tente au-dessus des rapides en face de Lachine. L’installation était cette fois définitive. C’est le site actuel, sous le nom iroquois de 1676, Kahnawaké et sa forme anglaise Caughnawaga ; gardant toujours le vocable primitif liturgique de Mission Saint-François-Xavier. Les Français lui conservèrent le nom de Sault St-Louis.

Cette quatrième migration eut lieu en 1719. Deux ans plus tard, au printemps de 1721, le P. de Charlevoix, faisant partie d’un voyage officiel d’exploration, s’arrêta quelque temps à Kahnawaké. On garde encore le bureau vermoulu sur lequel il écrivit à la duchesse de Les Diguières : « La situation est charmante, l’église et la maison des missionnaires sont deux des plus beaux édifices du pays, et c’est ce qui fait juger qu’on a pris de bonnes mesures pour n’être plus obligé de faire de nouvelles transmigrations. »

Caughnawaga possède de précieuses reliques du passé. Nulle pourtant n’égale celle de Catherine Tekakwitha. Ses restes, déposés dans un coffret, suivirent le village dans ses diverses pérégrinations. Ils sont présentement, sous scellés, dans la voûte de sûreté de la résidence. Tous n’y sont pas : plusieurs parties des ossements ont été données à diverses époques. La tête fut cédée à la seconde mission iroquoise qui s’établit à Saint-Régis en 1754. On la plaça dans l’église. Elle y subit le sort de l’édifice qu’un incendie détruisit plus tard de fond en comble[38]. On invoque néanmoins encore Catherine à Saint-Régis, sous l’affectueuse appellation de « Notre Sainte ».

On vénère, à l’Hôtel-Dieu de Québec, une relique de la bienheureuse.

Au siècle dernier, le P. Frémiot, un des bons missionnaires des Odjibwés, portait sur lui, au moment de faire ses derniers vœux, diverses reliques, dont l’une était de Catherine Tekakwitha.

Quelques fragments de ses reliques se trouvent dans la croix de son tombeau. Voici à quelle occasion ils y furent déposés.

Les Jésuites, revenus au Canada à la fin de mai 1842, recevaient de Mgr Bourget, comme premier pied-à-terre, la paroisse de Laprairie. Ils rentraient ainsi dans leur ancienne possession.

L’année suivante, eut lieu au tombeau une cérémonie que le P. Tellier, l’un des Pères de la cure, raconte en ces termes :

« Une des cérémonies les plus intéressantes que nous eûmes à Laprairie, fut la restauration de la croix sur le tombeau de la bonne Catherine Tekakwitha : ce fut une heureuse idée de quelques habitants du voisinage. Il y avait eu de tout temps une croix érigée sur le tombeau de la vierge iroquoise, mais celle qui s’y trouvait tombait de vétusté. Trois habitants équarrirent, peignirent et décorèrent une croix neuve en bois, de 25 pieds de haut. Le vénérable missionnaire du Sault Saint-Louis[39] donna quelques ossements de la vierge, qui furent enchâssés très proprement dans une niche pratiquée au tronc de la croix ; et le septième dimanche après la Pentecôte, 23 juillet 1843, nous nous rendîmes sur les bords de la rivière du Portage.

« À côté et à droite de la croix, magnifiquement ornée de guirlandes et couchée sur un plan incliné, s’élevait une estrade ombragée, au-dessus de laquelle flottaient quatre drapeaux avec des inscriptions iroquoises et françaises. La nation iroquoise avait été solennellement invitée au triomphe de son héroïne. Elle arriva à la suite de son missionnaire, de son interprète et de ses chefs ; elle se plaça à la droite de l’enceinte réservée, et pointa son canon à l’embouchure de la rivière du Portage, dans la direction du fleuve et de la ville de Montréal…

« La multitude franco-canadienne et anglaise, accourue de la ville et des paroisses environnantes, prit place à la gauche et en face de la croix et de l’enceinte réservée, et braqua son canon à ses côtés. Le fleuve Saint-Laurent coulait au pied de la croix, et le murmure des rapides voisins se mêlait aux accents confus de la multitude religieuse. »

À la première décharge du canon, le Vexilla Regis est entonné. Un chœur de jeunes filles exécute ensuite quelques couplets de cantiques. Puis viennent, entremêlés de coups de canon et de chants iroquois, un sermon en français par le P. Martin, un autre en iroquois par l’abbé Marcoux, curé de Caughnawaga, un troisième en anglais par le vicaire général, l’abbé Hudon. « Alors, conclut le P. Tellier, la croix reçut la bénédiction de M. le vicaire général et s’éleva avec majesté sur les bords du Saint-Laurent, au milieu des chants de l’Église, des décharges de canons et des acclamations de la multitude. »[40]

Cette croix, abattue par le vent, fut remplacée par une autre en 1884, grâce au zèle des habitants de Laprairie.

En 1890, une cérémonie qui rappelait celle de 1843 en la dépassant, se déroula à la rivière du Portage. L’abbé Walworth, curé de Sainte-Marie d’Albany, avait une grande dévotion à la sainte. Il vint à son tombeau. Il se dit qu’elle méritait plus qu’une croix de bois pour perpétuer son souvenir. Il fit exécuter un beau monument en granit, vaste cénotaphe sur lequel on grava ces mots :

KATERI TEKAKWITHA
Apr. 17, 1680
Onkweonweke Katsitsiio
Teotsitsianekaron


Traduction :

KATERI TEKAKWITHA
17 avril, 1680
La plus belle fleur épanouie
chez les sauvages

La tombe est entourée d’une clôture élégante en fer, surmontée d’une toiture et d’une grande croix.

Ce fut le 30 juillet 1890 qu’eut lieu la bénédiction solennelle du monument. Trois évêques étaient présents : Mgr Fabre, archevêque de Montréal, Mgr Gravel, évêque de
LE TOMBEAU DE CATHERINE TEKAKWITHA
Nicolet, Mgr NicNierny, évêque d’Albany, dans le diocèse duquel était née et avait été baptisée la jeune Iroquoise. Les prélats étaient accompagnés de soixante prêtres et d’une foule de plus de deux mille personnes. C’est à l’évêque d’Albany que fut déféré l’honneur de bénir le mausolée. Des cantiques suivirent, chantés par les Iroquois. Le P. Drummond, S. J., le P. Burtin, O. M. I, alors curé de Caughnawaga, célébrèrent ensuite, à tour de rôle, en français, en anglais et en iroquois, la vie si pure, la mort si belle de Kateri Tekakwitha.

Les pèlerinages à son tombeau se sont renouvelés à diverses reprises. Pas aussi souvent peut-être qu’on pouvait le désirer, et cette diminution dans le culte de la vierge iroquoise explique sans doute l’actuelle rareté de ses interventions en faveur des malades.[41]

Nous voulons finir ce chapitre par une pensée fort belle de l’auteur anonyme qui a fait l’Abrégé de la vie de Catherine Tekakwitha.

Il écrivait peu de temps après la mort de Catherine, à l’époque (1688-1689) où sa dépouille mortelle était encore au pied de la grande croix du cimetière. Il vient de Deux voies pour se rendre de Montréal au Tombeau de Catherine Tekakwitha. raconter plusieurs guérisons merveilleuses d’adultes, dues à la puissance d’intercession de la sainte. Il termine par ces mots :

« Elle n’en use pas de la sorte à l’égard des enfants malades (iroquois) pour lesquels on la prie, et l’expérience fait voir que la terre de son tombeau qui guérit les personnes avancées en âge, semble plutôt attirer ceux-ci dans le ciel. Aussi sa fosse est-elle entourée des enfants qui sont morts depuis qu’elle y est, comme si cette première vierge iroquoise, que nous croyons être dans la gloire, prenait plaisir que son corps chaste fût environné de ces petits innocents, comme d’autant de lys. »

Cette gracieuse image rappelle la délicate phrase du P. Chauchetière à l’occasion de la fuite de Catherine des bords de la Mohawk : « J’ai considéré jusques à présent, dit-il, Catherine comme un lis entre les épines ; nous allons voir comme Dieu a transplanté ce beau lis et l’a mis dans un jardin rempli de fleurs, je veux dire dans la mission du Sault. »

Le mot est resté.

Catherine Tekakwitha a été dans l’Église de Jésus-Christ un lis très pur, et comme le Bien-Aimé des Cantiques, elle se plaît parmi les lis.

ÉPILOGUE


Les Jésuites avaient fondé la mission Saint-François-Xavier en 1668. Forcés de l’abandonner en 1783 par le manque de sujets, conséquence de la suppression de leur Ordre en 1773, ils furent remplacés par des prêtres séculiers. Ceux-ci la desservirent jusqu’en 1855. Ce fut alors au tour des Oblats de la prendre en main. En 1892, ils la passèrent à un prêtre séculier, l’abbé J.-Guillaume Forbes, aujourd’hui évêque de Joliette. Elle revint enfin à la Compagnie de Jésus en 1903.

Les Pères de la Compagnie sont donc aujourd’hui les dépositaires des reliques de Catherine Tekakwitha. Leur espoir est de faire parvenir la servante de Dieu aux honneurs de la Béatification. Les circonstances sont on ne peut plus favorables.

En effet, l’on sait que le troisième Concile Plénier de Baltimore, en 1884, envoya au Saint-Siège une supplique unissant le nom de Catherine Tekakwitha à celui des deux Jésuites, Isaac Jogues et René Goupil, pour demander leur béatification. La supplique du Concile, en ce qui concerne Catherine, a été reprise en 1922 par l’évêque actuel d’Albany, Monseigneur Edmund F. Gibbons. Pour obtenir de l’aide en cette importante affaire, il s’adressa au Général de la Compagnie de Jésus. Par son concours, disait-il, la Compagnie couronnerait son œuvre à l’égard de la servante de Dieu : elle l’a baptisée, formée à la vie chrétienne, lui a dévoilé la science et la pratique de la plus haute sainteté. Le Général acquiesça volontiers au désir de l’Évêque. Le Postulateur jésuite des causes de la Société a joint celle-ci aux autres. La cause est en marche. Rome a promis tout récemment d’ouvrir le procès informatif diocésain.

Pour le succès de l’entreprise, il est essentiel que les miracles éclatent de nouveau, et donc que le culte de la sainte grandisse, qu’on l’invoque partout avec confiance, qu’elle redevienne par son invocation, par ses reliques, par la poudre de son tombeau, la semeuse de miracles qu’elle fut au temps jadis.

Quelle leçon pour tous, sauvages et blancs, de voir un jour sur les autels une jeune Indienne, dont la foi et les mœurs furent mises à de rudes épreuves, mais en sortit toujours victorieuse !

Le Canada et les États-Unis puiseront de nouvelles forces au contact de ce lis très pur des bords de la Mohawk et des rives du Saint-Laurent.


FIN

Table des matières


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  1. Garneau, Histoire du Canada, 5e éd., Paris, 1913, t. I, p. 119.
  2. Relation de 1641, p. 58.
  3. Voir Ellen Walvorth, The Life and Times of Kateri Tekakwitha, p. 13 et p. 38 où une carte indique les postes respectifs d’Ossernenon, de Gandaouagué (Auriesville) et de Kahnawaké (Fonda).
  4. Voir Ellen Walworth, The Life and Times of Kateri Tekakwitha, p. 36 et pp. 307, 308.
  5. Voir la carte à la page 83.
  6. V. Ellen Walworth, op. cit., p. 307.
  7. Le wampum est une bande de deux à trois pieds de long sur trois ou quatre pouces de large. Elle est formée de grains de coquillage ou de porcelaine enfilés, composant comme un tissu. Par la variété et la disposition des couleurs, il représente diverses figures ; c’est leur langage qu’interprète un chef ou orateur dans les grandes assemblées. On conserve à Caughnawaga le wampum que les Hurons de Lorette envoyèrent, en 1676, à leurs frères Iroquois de Kahnawaké.
  8. Summa theol., la 2ae, q. lxviii, a. iv.
  9. Ferland, Cours d’histoire du Canada, vol. ii, p. 54, sq.
  10. Voir la carte de la page 83.
  11. Cité par le P. de Rochemonteix, Les Jésuites et la N.-F. au xviie siècle, t. II, p. 406.
  12. Histoire générale de la Nouvelle-France, vol. II, p. 441.
  13. P.de Rochemonteix, op. laud., t. II, p. 416, note 2.
  14. P. de Charlevoix, op. cit. : livr. II, p. 442, sq.
  15. P. A. Drive, S. J., Marie et la Compagnie de Jésus, 3e édit., 1913, p. 479 et suiv.
  16. Archives du collège Sainte-Marie.
  17. P. F. Martin, S. J., Vie de Catherine Tegakouita, p. 61.
  18. Titre donné souvent aux catéchistes chez les sauvages.
  19. Voir la carte ci-contre.
  20. Relation de 1643.
  21. Biens des Jésuites en Canada, Montréal, 1888, p. 61.
  22. Cité par le P. de Rochemonteix, op. cit., t. II, p. 425, note.
  23. Histoire de l’Amérique Septentrionale, Paris, 1753, t. I, p. 363.
  24. Voir Mandements des Évêques de Québec, Québec, 1887, vol. I, p. 227 ss.
  25. Op. cit., t. II, p. 423.
  26. Voir P. Martin, Vie de Catherine Tegakouita, p. 94 et suiv.
  27. Sœur Bénigne-Consolata Ferrero. Vie abrégée, Lyon, 1920, pp. 83, 86, 91.
  28. Summa theol., la 2ae qq. lv-lxx.
  29. Pratique de l’oraison mentale. Deuxième traité, Oraison extraordinaire, 3e partie, pp. 167-207.
  30. P. de Maumigny, Op. cit., 3e p., pp. 200 et 204.
  31. Op. cit., p. 98.
  32. De la Potherie, Histoire de l’Amérique Septentrionale, t. i, XIIe lettre, Paris, 1753.
  33. On conserve à Caughnawaga une toile très ancienne. Est-ce celle du P. Chauchetière ou une reproduction ? Nous ne saurions dire. Aucun écrit n’est là pour résoudre la question.
  34. Le chapitre septième fera l’historique du tombeau de Catherine Tekakwitha.
  35. Henri Gauthier, La Compagnie de Saint-Sulpice au Canada, Montréal, 1912, p. 84.
  36. Henri Gauthier, La Compagnie de Saint-Sulpice au Canada, Montréal, 1912, p. 55.
  37. Le R. P. Théotime Couture, S. J.
  38. P. Burtin, O. M. I., Vie de Catherine Tekakwitha, Québec, 1894, p. 64. — Abbé Forbes, Almanach Iroquois de 1900, p. 64 et suiv.
  39. L’abbé Joseph Marcoux.
  40. Lettres des Nouvelles Missions du Canada, t. I, p. 43 et suiv.
  41. Aux deux voies indiquées sur la carte ci-après, on pourrait en ajouter une troisième, via Lachine et Caughnawaga.