Catherine de Médicis présente à Charles IX son royaume/L’Année 1564

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PREMIÈRE PARTIE

L’ANNÉE 1564



I

CATHERINE DE MÉDICIS, ARBITRE AU MILIEU DES PARTISANS



Il faut montrer la reine-mère, Catherine de Médicis, en cet instant où elle va entreprendre à travers le pays son tour de France.

Ce n’est pas un voyage d’agrément, certes, mais une grande tournée d’inspection au cours de laquelle elle désire produire son fils, Charles IX, qui vient d’avoir quatorze ans. Catherine de Médicis verra le plus de gens possible, les Parlements, se rendra compte par elle-même de la manière dont est appliqué l’édit du 17 janvier 1562, qui a donné aux réformés leur statut légal et le droit de tenir des assemblées hors des villes fortifiées.

La reine, accompagnée de son conseil, du connétable Anne de Montmorency, du chancelier Michel de L’Hospital, veut juger de l’état des forces en présence, celles des catholiques, que leurs adversaires nommaient encore « papistes », et celles des réformés, des « hérétiques », comme disent leurs antagonistes, pratiquant la « nouvelle religion », partageant la « nouvelle opinion ». Longtemps on les avait appelés les luthériens, bien qu’en fait ils fussent rattachés à Genève, soumis à la direction morale et ecclésiastique de Calvin. On commencait alors à les nommer huguenots, déformation d’un mot allemand signifiant les confédérés.

La reine-mère désire non seulement voir le pays et montrer son fils aux Français, mais encore rencontrer sa fille, Claude, mariée au duc de Lorraine ; et elle espère pouvoir parler directement à son gendre Philippe II, sans le truchement des ambassadeurs, qui sont trop souvent des espions ; ils paraissent bien, en effet, par leurs nouvelles tendancieuses, avoir jeté alors beaucoup d’huile sur le feu.

Dans tous les « coins du pays », depuis que Catherine de Médicis est attachée à la pacification des esprits, à l’union, on l’a représentée comme une femme sans foi ; on a dit qu’elle élevait ses enfants dans les idées nouvelles, que la famille royale fréquentait peu la messe, qu’elle-même allait faire de ses rejetons de petits huguenots !

Et les gens des Parlements avaient offert beaucoup de résistance à l’enregistrement de l’édit de janvier, œuvre de Michel de L’Hospital, avocat de la tolérance, homme souple et humaniste accompli, nourri dans la tradition des mercuriales du Parlement, et qui passait lui-même pour un hérétique.

Tel est le bruit populaire, celui que Perrenot de Chantonnay, ambassadeur d’Espagne en France, Franc-Comtois hargneux, le frère du cardinal de Granvelle qui dirigeait aux Pays-Bas la politique de Marguerite de Parme, sœur de Philippe II, avait versé, comme un poison, dans les oreilles du roi d’Espagne.

L’homme qui avait en ce moment la plus grande influence dans le conseil des affaires était le vieux baron de l’Île de France, le connétable Anne de Montmorency. Les Guises et leurs partisans avec lesquels il a rompu, le représentent, lui aussi, comme le soutien du prince de Condé et des Châtillons, ses neveux, les trois Coligny, passés à la Réforme. Aux yeux des vieux catholiques et des extrémistes de cette tendance, comme Blaise de Monluc, la reine-mère, le chancelier, en pratiquant une politique libérale, en admettant l’existence de deux religions, en épargnant aux huguenots l’extermination suivant les formes de l’Inquisition d’Espagne, avaient commis la plus fatale des erreurs ! Ils se disent catholiques, et sans doute le sont-ils encore ; mais ils vont contribuer au développement de l’hérésie protestante en France ; elle gagne chaque jour du terrain dans la noblesse, dans le monde du Parlement, dans le peuple lui-même.

La propagation de l’hérésie, la coexistence de deux religions, c’est le pays déchiré, les églises occupées tour à tour par les uns ou les autres, des rixes perpétuelles à l’issue des prêches, des difficultés inextricables à l’occasion de l’enterrement des morts. Les catholiques voient là une atteinte bien plus grave encore aux principes unitaires de la monarchie. Chantonnay l’avait dit nettement à la reine : cette politique de tolérance amènerait la ruine totale du royaume. Catherine de Médicis se bornait à répondre que le nombre de « ceux de la religion » était si grand, qu’on ne pouvait plus procéder contre eux qu’avec une grande patience. Chasser les prédicants, ce serait rouvrir la guerre civile ! Un représentant des catholiques intransigeants comme Monluc, séduit d’ailleurs par l’argent de l’Espagne, car il était un besogneux, justifiait la thèse de l’extermination par des considérations nettement politiques. La tolérance dont on usait envers les protestants devait fatalement amener en France un changement de gouvernement, une République fédéraliste.

Certes, cette République serait monarchique (on ne pouvait alors en imaginer une autre) ; mais elle deviendrait fort dangereuse pour le pouvoir royal et donnerait une grande activité à la noblesse encore féodale, qui visait à amoindrir l’action du pouvoir central. Le roi n’était qu’un adolescent entre les mains d’une femme ; jusqu’au jour où il serait en état d’agir, il y aurait donc comme un interrègne. D’autre part Monluc dénonçait, dans la Guyenne où il était gouverneur, la révolte des paysans, le massacre des nobles et des religieux, l’occupation des couvents et des églises, où l’on renversait les croix et les images. Ce peuple vif de Guyenne que Monluc connaissait bien, le peuple non moins passionné du Languedoc et de la Provence, refuserait un jour d’acquitter les impôts : ce qu’il avait commencé de faire dans sa province. Car les paysans sortaient leur Bible en réponse aux demandes des percepteurs d’impositions.

On le voit, la question religieuse et morale, posée par la Réforme au peuple de France, de tradition assez anticléricale, avait évolué très vite sur le plan de la politique intérieure. Elle ouvrait aux appétits de la petite noblesse la perspective de la confiscation des biens au clergé ; elle laissait espérer aux Bourbons, aux Condés, un avenir de gouvernement. Qui l’emporterait dans ce gouvernement, les Montmorency avec les Châtillons, la maison de Lorraine avec les Guises ?

Ce problème prenait un aspect tout aussi grave, et même tragique, à considérer ses répercussions sur le plan des affaires extérieures.

La politique des Guises et de la maison de Lorraine, exercée effectivement sous le règne de François II et pendant le gouvernement des triumvirs (Montmorency, François de Guise, Saint-André), comportait une alliance étroite avec l’Espagne, le contrôle du Roi Catholique sur les affaires de notre pays, par l’aide qu’il donnerait en argent et en hommes. Cette politique impliquait par contre l’inimitié avec l’Angleterre, et même la guerre avec cette puissance, puisque les Guises intervenaient en Écosse en faveur des Stuart ; et, par un certain côté, elle apparaissait favorable à la continuation des expéditions ruineuses en Italie.

Le programme de gouvernement par les Montmorency et les Châtillons, avec la collaboration des réformés, présentait un caractère infiniment plus national ; il comportait d’ailleurs un certain nombre de dangers. C’était théoriquement la paix à l’intérieur, la réunion des Français dans leurs églises, l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne, l’amitié anglaise, l’expansion coloniale des huguenots en Amérique. Maintenir les frontières de l’est, renoncer aux affaires d’Italie, est sage. Pousser à la guerre les gens des Pays-Bas, soutenir leur révolte, peut sembler chimérique, et même dangereux. Si l’on porte un coup à l’occupation espagnole, on risque, en intervenant aux Pays-Bas, de s’aliéner la bienveillance d’Elisabeth, qui était cependant l’amie des réformés. Car l’Angleterre ne supporte pas l’idée d’une voisine trop puissante ; elle préfère voir aux Pays-Bas les Espagnols que les Français. Elisabeth n’a jamais pris un parti très net à ce sujet ; et le plus souvent, elle a fait la même politique que Philippe II, qui était d’entretenir des troubles dans notre pays. À aucun prix le roi d’Espagne ne supportera une menace visant la route des Pays-Bas, et l’établissement des Français en Amérique. D’autre part, la reine-mère ne peut ignorer que dans certaines réunions de ministres réformés, des extrémistes débattaient la question de la légitimité des magistrats en France, de l’autorité des gouverneurs, que les gentilshommes faisaient faire des quêtes, que certains marquaient une extrême défiance pour sa personne.

Tels sont les vastes problèmes qui se posaient aux esprits politiques de ce temps à propos de la tolérance[1] et de la Réforme. Ils tournent, certes, dans l’esprit de la reine-mère, et agitent parfois le conseil des affaires. Mais Catherine de Médicis, réaliste et française, semble vouloir les éluder, les remettre à plus tard. Parmi ces violents qu’elle connaît tous, qui l’ont fait pleurer et souffrir, qui ont changé tant de fois leurs batteries, dont certains ont menacé de la jeter à la rivière dans un sac, elle demeure une femme. Elle est surtout une mère qui veut gagner du temps. Catherine a confiance dans son adresse ; elle croit pouvoir arranger les choses, comme des affaires de famille, en parlant à son gendre, en proposant des alliances matrimoniales à la reine Elisabeth d’Angleterre, en écrivant directement au pape, et même en présidant des réunions où les matières de la foi seraient agitées. C’est une politicienne. Catherine demeure catholique, certes ; mais la nièce du pape ne se doute pas un seul instant de ce qu’est la religion. Elle arbitre tout, en général dans un sens humain et national. Et celle où nous voyons le type du machiavélisme vit au jour le jour ; elle semble ne pouvoir se décider, aux yeux des Français en bataille et des ambassadeurs étrangers qui l’observent. Suriano a écrit d’elle : « Le roi est jeune, la reine-mère a peur et n’ose pas combattre[2]. »

Que n’a-t-elle pas enduré depuis la mort de son mari ? Des violents se sont agités pour la dominer. Autant qu’elle l’a pu, elle les a opposés, tour à tour, les uns aux autres. La reine-mère sait le pays sans ressources, le poids de quarante millions de dettes, les difficultés de chaque jour pour nourrir et habiller une maison où l’on ne peut pas toujours payer ses serviteurs ; elle n’ignore pas la plaie des soldats sans emploi, comparable à celle de nos chômeurs ; elle sait les Français divisés dans leur conscience. Un pays étranger, l’Espagne catholique, s’est proposé d’intervenir dans nos affaires intérieures, moins pour se préserver de l’hérésie que pour sauvegarder sa domination aux Pays-Bas et protéger ses colonies. C’est cela que la reine-mère a compris. Catherine de Médicis veut gagner du temps, sauver la couronne d’un roi adolescent ; et Charles IX ne paraît d’ailleurs pas avoir beaucoup plus de santé que François II qui est mort enfant. Celle dont nous admirons l’esprit politique, la reine-mère dont ses panégyristes ont loué, après coup, la maîtrise, la duplicité, et même de trop grands projets, passe, aux yeux de ceux qui l’observent le plus attentivement, et avec le plus de sympathie, pour une femme faible, qui ne sait pas prendre une résolution. Elle connaît parfaitement tous les chefs de partis, pense qu’elle ne peut faire fond sur aucun d’eux plus particulièrement, pas même sur celui qui dirige son conseil, le connétable de Montmorency. Il est un vieillard ondoyant, qui poursuit une politique personnelle et de famille, bien que dans le fond de son cœur il soit aussi catholique que national. Catherine de Médicis aime sa conversation, apprécie ses avis ; mais elle cherchera toujours à tenir entre tous les partisans le fléau de la balance égal. Dans cet équilibre, elle voit le prestige du pays, et surtout le rayonnement de la couronne. Car pour la maison de France, Catherine de Médicis avait un respect filial.

Que de difficultés, en un temps où l’idée de tolérance, entrevue par de très rares esprits, n’est, pour ainsi dire, nulle part. Une pensée libérale n’apparaît ni chez les ministres, incapables de retenir leurs troupeaux, ici terrifiés, ici portant la terreur ; ni chez les pasteurs catholiques, qui sont tantôt des victimes, tantôt des oppresseurs ; ni dans les gouverneurs, ni dans les élus des villes, ni dans le peuple de France, formé surtout de mécontents. Les marchands, qui n’ont plus de crédit, ne font pas leurs affaires. La peur fait naître partout l’accident. La tragédie du XVIe siècle est celle de la crainte, alimentée par la calomnie ou les fausses nouvelles. La violence apparaît partout, au village, dans les villes ; elle se montre sous toutes les formes de l’oppression religieuse, dans un clergé qui détient les ressources financières, qui sait qu’une réforme est nécessaire, mais qui espère aussi qu’elle ne se fera pas, car elle touche à trop de privilèges, à trop d’intérêts matériels.

Les esprits sont agités, dans les classes de la bourgeoisie, dans le peuple, chez le soldat qui rêve d’aventures. « Le crocheteur s’égale au citoyen », comme l’a dit Ronsard dans un vers où il dénonce l’une des misères de ce temps. Et simplement de la misère sont nées les mauvaises mœurs qui scandalisent les moralistes. On se vend, les hommes comme les femmes : les femmes pour le plaisir, les hommes à l’étranger pour de l’argent, ou bien aux factions. D’instinct, les hommes se groupent autour d’un chef. Le pillage est à l’ordre du jour, car c’est une façon d’acquérir la richesse, pour le hobereau, pour le soldat cassé aux gages. Et la populace, envieuse et pauvre, qu’elle soit catholique ou huguenote, profite des troubles « sous le prétexte de religion » pour piller.

Que dire des commerçants qui, même dans les grandes villes, à Paris comme à Lyon, n’observant plus les contrats, ne jouissent plus de crédit ? Partout l’insalubrité matérielle et morale.

Est-il trop tard pour remettre un peu d’ordre dans la vie du royaume unitaire, celui dont l’antique devise a été : « Un Dieu, une loi, une foi » ? Sur un point, la reine et son conseil se sont prononcés nettement : il est trop tard pour procéder par des mesures répressives. Les huguenots formaient les trois quarts de la France, suivant le cardinal de Lorraine ; et au témoignage d’un bon observateur, Simon Renard, qui renseignait la duchesse de Parme, sœur de Philippe II et régente des Pays-Bas, ils étaient partout dans le pays. Dans leur esprit, ils se croyaient tout le pays. Les figures deviennent tristes et s’allongent. Où est l’avenir, que peut-on faire ? Abattre quelques chefs factieux ? Tel est le problème qui se pose déjà, et dont l’aboutissement sera la journée de la Saint-Barthélémy[3]. Les pillages et les tueries de Sens en forment la préfiguration. La reine ne paraît pas accepter facilement l’idée de ces massacres. À quoi serviraient-ils ? Et quand on la pressait d’agir, elle répondait d’un mot qui peint le mieux son esprit politique : « On peut aussi bien prier en français ». Catherine de Médicis était française ; autant et plus qu’une Médicis, elle était la Tour[4].

François de Guise était tombé devant Orléans, sous les balles d’un huguenot. On avait accusé de complicité l’amiral. Les Guises avaient voulu, à propos de ce meurtre, la condamnation des Châtillons ; mais la reine-mère avait fait remettre le jugement à plus tard. Celle qui règne, sous le nom de son fils, n’est pas une factieuse ; de même elle n’a pas permis, après le coup de force d’Amboise, l’exécution du prince de Condé, condamné à mort, pas plus qu’elle n’admettra la sentence d’excommunication lancée par Paul IV contre la reine de Navarre, Mme de Vendôme[5]. Après la bataille de Dreux (1562), qui mit fin à la première guerre de religion, Catherine de Médicis a triomphé aussi bien des catholiques que des huguenots. Le maréchal de Saint-André avait été tué ; Montmorency, fait prisonnier, ainsi que Condé. On signa la paix d’Amboise, qui accordait le culte réformé dans une ville de chaque bailliage et dans les maisons seigneuriales. L’édit de pacification avait interdit les associations. Et Catherine de Médicis emmena protestants et catholiques, apaisés, reprendre la ville du Havre que la reine Elisabeth prétendait conserver, comme gage du secours qu’elle avait prêté aux réformés. C’est à la suite de cette victoire que la reine avait fait déclarer par le Parlement de Rouen Charles IX roi de France, et hors de minorité.

Telle se montra Catherine en ces jours, une mère qui vivra pour les siens et pour le pays. Elle est alors dans la plénitude de son développement physique et intellectuel, une majestueuse Junon, comme disent ses poètes. Elle a l’embonpoint de ses quarante-cinq ans ; sa figure cireuse s’empâte, car elle mange trop, et n’a plus le loisir de la chasse et de l’équitation. Des fils blancs apparaissent dans sa chevelure, sous sa guimpe de veuve ; ses yeux noirs et globuleux demeurent ardents ; elle a un double menton. La reine-mère demeure la femme en noir, irréprochable et sans tache, d’une parfaite tenue qu’elle impose autour d’elle. Elle se retrouve elle-même devant son encrier et ses papiers, écrivassière, femme encore en cela. Son écriture n’est qu’à elle, claire cependant, mais parfois assez déprimée. Quel équilibre dans le raisonnement ; quelle indépendance dans ses graphies, où l’on retrouve comme sa manière de prononcer !

Pacificatrice avant tout, active, d’un optimisme déconcertant, Catherine de Médicis travaillera par-dessus la tête de ses ambassadeurs, écrivant à son gendre Philippe II avec la même liberté qu’à la reine sa femme. Elle se refuse à croire aux passions des hommes ; elle s’amuse de leurs mensonges, rit de leurs propos diffamatoires, voyant tout sous l’angle de la politique qui accommode, ne voulant pas savoir ce qu’est un problème religieux. La reine-mère a choisi cette position moyenne, et par là mécontentera tout le monde ; car les Espagnols, aussi bien que les huguenots, la tiendront pour très fausse. Arbitrant, maquignonnant dans un noble but, croyant pouvoir résoudre elle-même, dans un concile national, les oppositions doctrinales d’un jésuite comme Laisnez, ou d’un noble réformé, comme Thédore de Bèze, elle proposera à ce dernier un évêché ! Quelle santé robuste, et quel optimisme ! Mais aussi que de faiblesses, reconnues par les hommes vigoureux qui l’entourent, les féodaux qui ont une autre idée sur les forces en présence, et la manière d’en tirer un profit partisan.


II

LA MAISON DE LA REINE-MÈRE



Telle nous apparaît la reine-mère, au moment où elle va se mettre en route.

Le train de sa maison est considérable. La cour du roi et la suite de la reine-mère le composent. Il y a là non seulement ceux qui forment le conseil, mais encore des secrétaires, des domestiques, des pages, des laquais portant la livrée royale aux trois couleurs blanc, rouge et bleu.

Charles IX marche, avec ses gentilshommes, à la tête de son régiment de dix compagnies de gens de pied, dont Philippe Strozzi était le colonel. On aurait pu compter encore quatre compagnies d’hommes d’armes, et une de chevau-légers. L’appareil militaire est indispensable en effet pour donner l’idée de la force, traverser et soumettre les villes troublées, imposer la pacification royale aux catholiques comme aux huguenots. Il est prudent, en ces jours, de se mettre à l’abri des surprises, d’un coup de main.

La reine-mère, qui a également sa maison, mène ses deux enfants, Henri d’Orléans (le futur Henri III) et Marguerite la future épouse du prince de Béarn. Le petit François qui sera le duc d’Alençon, est laissé à Saint-Germain, à la maison, à cause de son jeune âge. Catherine de Médicis a sa suite de demoiselles, son train d’équipage particulier, ses domestiques, ses laquais, ses cochers. Le plus souvent la reine-mère fera son entrée séparément dans les villes, après celle du roi, qui doit emporter l’honneur du tour de France. C’est naturellement la reine-mère qui traite les affaires avec le conseil, et les secrétaires d’Etat, qui sont des ministres. Le voyage, une vraie « ronde », a été préparé comme une manifestation dont le profit doit revenir à Charles IX. C’est en son nom que Jouan, son bon serviteur, en écrira l’itinéraire plutôt que l’histoire. L’ambassadeur d’Espagne, l’ambassadeur d’Angleterre, l’envoyé vénitien, suivent le plus souvent.

Le rôle du connétable ne consistait pas à porter aux entrées l’épée qui symbolisait sa puissance et sa justice. Il doit reconnaître en quelque sorte le terrain, s’informer de l’état des esprits dans les provinces et les cités, s’entendre avec les gouverneurs, précéder la cour et les cortèges, assurer la police, assigner les logis, veiller sur les cantonnements, assister aux séances du conseil où son autorité est grande. Le connétable voyage avec sa femme, Madeleine de Savoie, dame d’honneur de la reine-mère, alors une femme déjà âgée, fort pieuse, le plus souvent habillée à la « vieille française », et d’une austère majesté. Anne de Montmorency est lui-même un homme de soixante-douze ans. Il se dira parfois assez malade et fatigué. Mais il était de fer, comme son armure, bien qu’en ces jours il préférât chevaucher une mule qu’un destrier. En dépit des atteintes de l’âge et de la maladie, on le voyait se redresser de toute sa haute carrure, bougonnant, ondoyant, disant toujours son chapelet en fidèle catholique ; il portait droit sa grosse tête au nez camus encadrée d’un collier de barbe blanchissante, où brillaient de petits yeux malins et obliques.

Grand maître de l’hôtel, chef des armées où il avait régné si longtemps sur la grosse gendarmerie, excellent officier d’état-major, il connaît son service des étapes, la nécessité d’une solde où il ne s’oubliait d’ailleurs pas, l’utilité d’une comptabilité. Anne de Montmorency est bien à sa place dans le grand voyage de France, et dans son emploi. Il maintient l’ordre ; il est responsable de l’ordre, se montrera lui-même un homme d’ordre. Mais le connétable est encore un chef de famille, régnant sur ses enfants, sur ses neveux, la lignée, le « lignage » on voudrait dire, les Montmorency et les Châtillons que nous verrons souvent à ses côtés. Par là il fut souvent le protecteur, l’arbitre entre les factions.

Philippe Strozzi, qui commande les régiments de gens de pied, est un ferme et élégant colonel, le fils de Pierre Strozzi, maréchal de France. Les Strozzi étaient des bannis volontaires de Florence où ils avaient combattu les Médicis. Mais Catherine les considérait cependant comme faisant partie de sa famille, Pierre ayant épousé une Laudamine de Médicis. On se nommait cousins. Philippe, formé par son père aux bonnes lettres, se montrait un esprit libre et hardi, ce qui lui valut d’être dénoncé, par l’attaché de l’Espagne, comme huguenot. N’ayant rien d’un bigot, il passait pour un homme de petite foi. Mais personne ne comprenait mieux les fantassins que Philippe Strozzi, qui avait perfectionné leur armement par le mousquet. Tel était le colonel.

Le connétable et le colonel eussent naturellement passé à travers tout.

Les armes du chancelier Michel de L’Hospital étaient différentes. Elles se nommaient raison, douceur et persuasion. L’auteur de l’édit de tolérance de janvier 1562, qui avait passé sur ses terres de Vignay l’année de la guerre civile, donnant audience aux Muses, était rentré à la cour l’année suivante, quand l’édit d’Amboise procura la paix à la suite de la dure rencontre de Dreux, Michel de L’Hospital arrivait à la soixantaine. Brantôme a tracé de lui ce vif portrait, digne d’être placé à côté du crayon qui nous montre ses traits : « C’était un autre censeur Caton, celui-là, et qui savait très bien censurer et corriger le monde corrompu. Il en avait du tout l’apparence, avec sa grande barbe blanche, son visage pâle, sa façon grave, qu’on eût dit, à le voir, que c’était un vrai portrait de saint Jérôme. »

Michel de L’Hospital était de pratique catholique, sceptique suivant sa culture, lettré surtout, et parlementaire dans l’âme. Mais son épouse, Marie Morin, avait adopté la Réforme, comme tant d’autres femmes de la bonne bourgeoisie et de la noblesse. Marie Morin, la chancelière, apparaissait aux réformés comme la lumière de Michel de L’Hospital ; ils la reconnaissaient dans ce flambeau que Théodore de Bèze avait fait placer derrière le dos du chancelier, sur le portrait qu’il avait fait faire de lui, indiquant par là qu’il n’avait pas voulu profiter de la clarté. Les adversaires du chancelier l’appelaient le « traître », et les Espagnols, l’« hérétique ». Son pouvoir, en ces jours, venait moins des magnifiques paroles françaises qu’il avait prononcées aux États d’Orléans, que du crédit qu’il avait acquis en faisant déclarer par le Parlement de Rouen la majorité de Charles IX. Là le chancelier avait réprimandé ses collègues, ce qu’il faisait avec une force simple et tranquille, mais sans brutalité : « Prenez garde quand vous viendrez en jugement de n’y apporter point d’inimitié ni de faveur, ni de préjudice. Je vois beaucoup de juges qui s’ingèrent et veulent être du jugement des causes de ceux à qui ils sont amis ou ennemis. Je vois chacun jour des juges passionnés, amis ou ennemis des personnes, des sectes et des factions, et jugeant pour ou contre, sans considérer l’équité de la cause. Vous êtes juges du pré ou du champ, non de la vie, non des mœurs, non de la religion. »

Ame antique, Michel de L’Hospital allait rempli de son Horace, mais impavide devant les ruines, comme le dit sa devise. Le chancelier, au cours du voyage, visitera les gens des Parlements, leur fera entendre la bonne parole ; et il les censurera, comme il avait accoutumé de le faire aux jours des mercuriales, exact, intègre et éloquent.


III

PROJET DU TOUR DE FRANCE



Après la prise du Havre et la déclaration de la majorité de Charles IX, la reine-mère était rentrée à Paris, impatiente d’apaiser et de désarmer la ville (septembre 1563).

Les Guises avaient voulu « fayre les rois ». Maintenant il y avait un roi, qui était son fils. Catherine de Médicis saurait montrer « que les femmes ont meilleure volonté de conserver le royaume que seulx qui l’ont mis an l’etat en quoy il est », comme elle le dit fièrement et l’écrit suivant une orthographe qui lui appartient, dans une lettre adressée à l’un des confidents de sa pensée, Arthur de Cossé, sieur de Gonnor.

Tel est le dessein du voyage que la reine-mère projette, et la raison du séjour qu’elle fait à Paris, où elle a conduit son fils. Catherine de Médicis doit sortir de ses dettes, remercier les Parisiens de « leur fidélité et des grans secours » qu’ils lui avaient donnés. C’est beaucoup dire, car Catherine n’ignore pas que Paris demeure une ville très catholique, fanatique même, qui ne désarmera pas, alors qu’elle voudrait que chacun apportât ses armes à l’Hôtel de Ville.

À Paris, un immense cortège, comprenant non seulement les corps constitués, mais encore les gens des paroisses, avait suivi sous les armes, enseignes déployées, en inclinant les piques vers la terre, le corps de François de Guise quand il fut ramené à Joinville (mars 1563). Les Parisiens n’avaient pas désarmé, malgré l’édit, ni matériellement ni moralement. Les prédicateurs, dans leur chaire, commentaient à leur façon la parole du Christ à ses apôtres : « Que celui qui n’a pas de glaive vende sa tunique pour en acheter un. » Mais Catherine espérait cependant que Paris donnerait le bon exemple de la réconciliation, et qu’il serait suivi pour « l’entier repos par tout le royaume. »

Généreuse illusion ! Quand la princesse de Condé rentra à Paris dans son coche, les Parisiens en armes, venus pour accueillir le roi, tuèrent le capitaine huguenot Couppé, qui l’accompagnait. Mais Catherine de Médicis n’est pas femme à se décourager à la suite d’un incident de cette nature. Un autre attentat devait répondre d’ailleurs au meurtre de Couppé. Ce fut l’assassinat du capitaine des gardes Charry, un ardent catholique, soldat révoqué par Coligny : Charry, sur le pont Saint-Michel, tomba le matin du 1er  janvier 1564 sous l’épée du guidon de l’amiral, acquittant sans doute le prix d’une vendette. Mais les gens de Paris accusaient l’amiral et M. d’Andelot, son frère, de complicité. Ici encore, Catherine montra son désir d’apaisement, ne faisant exercer aucune poursuite au sujet de la mort de Charry, son serviteur. Bien mieux, elle tentera, quelques jours plus tard, d’apaiser une affaire, autrement grave, qui mettait aux prises la veuve de François de Guise et Gaspard de Coligny, l’amiral, dénoncé comme le complice du meurtre de son mari par Poltrot de Méré. Coligny avait protesté de son innocence avec hauteur ; et, non sans quelque maladresse, il déclara même avoir détourné un homme de sa connaissance, qui se proposait dans son camp de tuer le duc de Guise, d’accomplir son dessein. Les Guises demandaient justice. Les huguenots offraient leurs services à Coligny. Catherine fit évoquer l’affaire du meurtre de François de Guise au conseil de Charles IX : le jugement était bientôt remis à trois ou quatre ans. Et la reine-mère se réjouissant du délai, du temps gagné, en donnait tout le mérite à son fils : « Dieu l’avait inspiré, comme un autre Salomon » (janvier 1564).

Apaiser est donc bien le programme de la reine-mère. Pacifier les provinces par le respect de l’édit, le Languedoc surtout, où Damville, le fils très catholique d’Anne de Montmorency, n’avait montré aucune mesure : « Il fault que vous, qui estes gouverneur, et qui sçavez en cela quelle est mon intention, que sans passion ni acception de personne, ni de religion, vous teniez main à ce qu’il soit gardé et entretenu ». En ces jours, Lyon se montrait une ville en désordre, divisée, presque rebelle ; le Languedoc semblait davantage en bataille.

On aurait pu observer encore le même souci, chez Catherine de Médicis, de pacifier les différends avec l’Angleterre. La reine venait d’avoir, dans le jardin discret du couvent des Bonshommes, à Paris, un entretien de deux heures avec Throckmorton, l’ambassadeur. Elle lui avait exprimé son désir de vivre en paix avec l’Angleterre. Dieu ayant séparé ces deux royaumes d’une si « belle borne », un « large fossé d’eau », il n’y avait pas lieu de craindre des offenses réciproques. Mais l’ambassadeur entendait faire payer cette paix 500 000 écus, pour délivrer les otages retenus en Angleterre depuis le traité de Cateau-Cambrésis. Acheter aux Anglais les otages français à ce prix, jamais ! Si Elisabeth avait perdu Calais, c’était pour avoir enfreint elle-même les clauses du traité de Cateau-Cambrésis.

S’arranger enfin avec l’Espagne semblait chose indispensable à la reine-mère. Catherine de Médicis estimait que la France et l’Espagne étaient les deux grandes puissances de l’Europe, ce qui était vrai d’un temps où l’Angleterre n’avait pas encore de colonies, ni la flotte qui devait plus tard assurer ses communications maritimes. De l’accord de ces deux puissances pouvait sortir la paix universelle », comme le disait déjà son mari, Henri II. De là, chez Catherine de Médicis, l’idée d’une entrevue avec le roi d’Espagne, son gendre, qui s’ajoutait au plaisir qu’elle aurait de revoir sa fille Elisabeth, femme de Philippe II. Elle écrivait au Roi Catholique : « Le but où je tends n’est autre que de voir si nous, qui sommes les plus grands et puissants princes, estant assemblés ensemble, pourrions convenir de nous accorder d’un bon moyen, aultre que celuy des armes… » Un voyage en Languedoc semblait devoir faciliter grandement cette entrevue.

Et Catherine de Médicis profiterait encore de cette « ronde » pour gagner la Lorraine, voir les Guises, rencontrer peut-être l’Empereur. Car la reine-mère souhaiterait de pouvoir unir le jeune Charles IX à sa fille aînée ; elle pensait aussi marier le fils aîné de l’Empereur, Rodolphe, avec Marguerite de Valois, alors une bien petite fille, cette Margot, souvent malade, qui s’annonce jolie, et garçonne avec ses frères dans la troupe des pages.

Pour cela il faut des contacts directs. Car les ambassadeurs sont des espions, fort désagréables parfois, comme Perrenot de Chantonnay, que la reine-mère ne pouvait plus souffrir, et qu’elle entendait faire rappeler par Philippe II.

Ajoutons que le tour de France demeurait dans la tradition royale. Un tel voyage avait lieu, le plus souvent, après le sacre, Catherine se montrait fort respectueuse des usages de la monarchie, dont elle avait reçu la tradition de François Ier qui l’avait formée.

On peut croire encore que dans sa pensée une telle leçon de choses serait profitable pour ses enfants.

Or Charles IX semblait un adolescent timide de quatorze ans, de mœurs très pures, paraissant aimer surtout les armes et le cheval. Il était assez grand, mais maigre et pâle de teint. Il passait alors pour bon et affable, n’ayant que ce cri à la moindre difficulté : « Ma mère ! » Il avait grandi toujours un peu solitaire, aimant la forêt, la chasse, le langage des veneurs et leurs jurons. Dans son corps, il avait tous les stigmates de cette tuberculose qui emporta François II. Le voyage le fortifierait. Et plus tard, dans son esprit, on le verra sensible au beau langage, accueillir Ronsard qui lui donna son enseignement, et surtout de si bons conseils. Car rien ne réjouissait davantage le poète que de voir son prince vêtu « à la mode des vieux Gaulois ». Ce « vieux Gaulois » était aussi un ouvrier, capable de frapper avec adresse des écus sur sa forge.

Henri duc d’Orléans (le futur duc d’Anjou, qui sera le roi de Pologne puis Henri III) était alors un enfant gâté sur sa treizième année, bien chéri de sa mère, car il se révélait plus vivant que Charles, plus gai, danseur, escrimeur, espiègle et taquin. Un joli crayon de ce temps nous montre ses traits. La malice y apparaît. Henri est, lui aussi, de santé délicate ; son teint semble aussi pâle que celui de son frère. Ses mains sont fines et jolies. Il n’est pas un ouvrier, mais un escrimeur avide de briller. Ses jeux, il va les partager avec ses futurs ennemis, Henri de Guise, prince de Joinville et le jeune prince de Béarn, Henri de Navarre, enfant rude et résolu que l’on voit déjà la main sur l’épée qui devait lui donner la fortune.

Margot a onze ans, aussi sage et sérieuse qu’elle devait être folle. Hercule, le dernier né n’a que dix ans : la reine le nommera bientôt François « pour la digne mémoire du roi François Ier » et il recevra le titre d’Alençon. Les jambes encore tordues, l’air ébahi, il est déjà la « petite grenouille », comme le nommera beaucoup plus tard Elisabeth d’Angleterre, en le couvrant de caresses.


IV

PHILIPPE II REGARDE NOTRE PAYS AVEC LES YEUX DE M. DE CHANTONNAY



À l’automne de l’année 1563, quand la reine-mère était rentrée à Paris, Philippe II présidait les Cortès d’Aragon à Monçon. Il cherchait à obtenir de cette assemblée des ressources pour réaliser ses vastes desseins, politiques et religieux.

Le Roi Catholique avait ouvert la séance, tenant l’épée nue qu’il abaissa, s’excusant d’avoir différé, pendant onze ans, de consulter les États. Il s’agissait pour lui d’obtenir le vote de douze cent mille ducats d’or. Mais les Cortès travaillèrent à limiter l’autorité de l’Inquisition aux seuls cas d’hérésie, et Philippe II y vit une atteinte telle à sa puissance qu’il en fit une maladie. Les rapports avec l’ambassadeur de France, M. de Saint-Sulpice, apparaissaient fort tendus. Le Roi Catholique se plaignait des impositions mises sur l’entrée des vins de France en Artois et dans les Flandres ; les Français se montraient inquiets de la construction de forteresses sur les frontières des Pays-Bas ; les Espagnols nous faisaient grief des déprédations que leurs navires subissaient dans les ports de France. On avait enfin enlevé les dépêches qu’il portait aux Pays-Bas à un laquais de M. de Chantonnay, l’ambassadeur d’Espagne. Les Portugais, amis de la France, étaient accusés de favoriser le passage de nos nationaux se rendant en Floride. Les Espagnols en voulaient beaucoup au résident de la France dans les Pays-Bas, qui envoyait des nouvelles tendacieuses, disaient-ils, au roi de France.

Le post-scriptum d’un secrétaire à une lettre de l’Empereur adressée à M. de Chantonnay, en dit long. Il signale que la religion catholique est ruinée en France, et qu’il n’y a plus à attendre de remède pour le repos de la Chrétienté que dans le secours du Ciel.

L’ambassadeur d’Espagne, Perrenot de Chantonnay, trace en ces jours le tableau le plus vif des événements dans la capitale justifiant cette manière de voir.

À la fin de l’année, qui était une période de fêtes, le jour de la Noël, le roi et la reine-mère avaient assisté à la messe dans une des églises de Paris, et aux vêpres à Notre-Dame. Puis ils s’étaient rendus à une procession expiatoire à Sainte-Geneviève. Un homme, à l’instant où le prêtre levait l’hostie, la lui avait arrachée des mains ; il l’avait piétinée ! Les assistants lui avaient aussitôt mis la main au collet, et l’abbé était accouru au Louvre pour se plaindre. On avait fait immédiatement le procès de cet homme auquel on avait coupé le poing devant l’église ; puis on l’avait conduit à la place Maubert pour être brûlé vif. Comme il avait montré quelque repentir, et déclaré qu’il entendait mourir en catholique, on l’avait étranglé avant de le placer sur le bûcher. L’homme n’était pas un huguenot, mais un fou qui se disait philosophe et voulait éprouver par une mort volontaire que l’âme est immortelle. L’exécution avait eu lieu au grand contentement du peuple.

Telles étaient les historiettes que Perrenot de Chantonnay adressait à son maître, pour lui montrer la perversité diabolique de la France ! Il lui faisait encore savoir que l’on publiait toutes sortes de petits livres commentant l’édit de pacification, parlant d’une façon malveillante de la messe, et des cruautés commises en Espagne par l’Inquisition depuis l’année 1559.

Perrenot de Chantonnay avait apporté ces libelles à la reine-mère, car cela intéressait la justice du Roi Catholique, Catherine s’était bornée simplement à le remercier. L’ambassadeur avait profité de cet entretien pour lui dire :

— Pendant que nous sommes ensemble, je vous supplie de me permettre de vous aviser d’une chose qui a une certaine importance. C’est très bien à vous de vous occuper d’organiser des sermons ; mais je dois vous signaler que peu de personnes s’y rendent, et qu’il y en a chaque jour de moins en moins. Certains n’écoutent pas ce que l’on dit ; les autres ne pensent pas à ce qu’ils entendent, et oublient vite ce qu’ils ont écouté. Mais ces livres que l’on publie en grande quantité, sans nom d’auteur ni d’imprimeur, passent entre les mains de vingt mille catholiques, au moins, qui les parcourent par curiosité et risquent par là d’encourir la damnation éternelle. Et ainsi les relisant plusieurs fois, ils peuvent les apprendre par cœur, beaucoup mieux qu’un sermon qu’ils n’entendent qu’une fois.

La reine répondit :

— C’est une très bonne remarque, et j’ai le désir de porter remède à cet état de choses.

Alors Chantonnay lui avait mis sous les yeux un de ces livres, traitant de l’Inquisition d’Espagne, bien offensant pour sa Majesté Catholique. On y parlait des « martyrs », ce qui était offenser toute la Chrétienté ; et les choses de la religion étaient elles-mêmes présentées comme des idolâtries, des superstitions, des abominations. Cela touchait aussi bien le Roi Catholique que le roi très Chrétien, puisque tous deux partageaient cette croyance.

La reine demanda :

— Qui vous a donné ces livres ?

— Je les ai reçus et je vous demande la permission, quand j’en aurai de pareils, de vous les signaler.

Catherine de Médicis le remercia, et se réjouit de la bonne volonté que le nonce lui avait témoignée.

Le lendemain Chantonnay lui envoyait encore deux de ces livres. La reine dit :

— Ils viennent de Flandre.

— Non, Madame, ils viennent de Montargis[6], et de la maison de la duchesse de Ferrare !

Et Perrenot de Chantonnay croyait observer alors que la reine-mère supportait avec quelque gêne la grande autorité qu’elle avait donnée au connétable. Anne de Montmorency avait rejoint sa belle maison de Chantilly ; mais ayant laissé à la cour ses neveux, il jouissait ainsi de plus d’autorité encore. On lui communiquait tout ce qui se passait au conseil ; et au conseil, il accueillait, suivant l’ambassadeur espion, toutes les suppliques des hérétiques. Le connétable ne se gênait pas pour dire qu’il était responsable de la sûreté de la personne du roi, et que si Charles IX se rendait en Lorraine, il l’accompagnerait, avec un grand nombre de fantassins et de gardes à pied, et deux mille gendarmes à cheval. Car il ne convenait pas que le roi de France voyageât dans une province de son royaume, s’il n’était pas le plus fort. Et d’autres insinuaient, qu’en l’absence du roi et de la reine, le connétable voulait être régent, et par là gouverner la France.

Les Anglais poursuivaient toujours leurs négociations, qui inquiétaient beaucoup les Espagnols, car elles étaient traitées dans le secret, en dehors du Louvre, dans la maison des ambassadeurs, où avait été logé précédemment le duc d’Albe. Enfin on attendait à Paris l’arrivée de Mme de Vendôme, c’est-à-dire de Jeanne d’Albret, la veuve du roi de Navarre, la reine de Navarre comme on disait plus respectueusement, ce qui laissait croire à de nouveaux prêches huguenots. Car Jeanne d’Albret, la mère du petit prince de Béarn, était bien la plus austère des réformées, la plus grande hérétique comme disaient d’elle les Espagnols.

Le jour des Innocents, qui tombait le 28 décembre et perpétuait la fête des Fous, c’était la coutume de surprendre le matin ses amis dans leur lit, et surtout les dames. Le jeune roi s’était rendu à la maison de l’amiral pour fêter les Innocents, rire et s’amuser avec lui, et avec M. d’Andelot. La reine-mère l’avait accompagné, bien qu’elle se défendît de parler aux Châtillons et de favoriser les huguenots. M. de Chantonnay lui en fit l’observation. Mais depuis le lever jusqu’au coucher, les Chatillons demeuraient toujours à côté d’elle et de ses fils.

L’ambassadeur savait encore que la reine-mère s’entretenait secrètement, et durant de longues heures, avec Coligny et M. d’Andelot ; il observait enfin que dans les affaires du gouvernement Catherine de Médicis agissait de manière à contenter les deux partis.

Les catholiques ne pouvaient approuver cette attitude équivoque. Ainsi quand le courrier d’Espagne arrivait, on entendait la reine-mère déclarer qu’elle était aussi bien que possible avec le Roi Catholique, et que Philippe II lui faisait des propositions pour lui porter secours. Dans le même temps, elle déclarait à Chantonnay que, comme ambassadeur, il lui faisait tout le mal possible dans l’esprit de son maître.

On a dit comment, sur le pont Saint-Michel, fut tué le maître de camp Charry, avec deux autres capitaines. On reconnut là un coup de M. d’Andelot, très mal avec Charry. Ceux qui étaient tombés étaient parmi les meilleurs soldats de France, et partisans des Guises. Ces derniers se sentirent frappés. Si cela continuait, les huguenots procéderaient de telle sorte qu’ils supprimeraient bientôt tous les notables catholiques.

L’incident avait été rapporté au dîner de la reine, où assistaient les Châtillons. Elle continua, souriante, comme si rien de grave ne s’était produit. On connaissait maintenant l’assassin de M. de Charry : c’était un nommé Chastelier[7], familier de l’amiral, qui couchait toujours dans sa chambre, et auquel il avait parlé le matin même, pendant plus de deux heures. L’assassin n’avait pas été poursuivi, et Charry fut enterré sans solennité, bien qu’il commandât cinquante soldats de la garde. On disait, pour expliquer cet assassinat, que le frère de Charry avait tué, dans un duel, le frère de Chastelier. La charge de Charry fut donnée au fils du maréchal de Strozzi, qui passait pour un huguenot, dans la main de l’amiral et de M. d’Andelot.

Et Chantonnay faisait remarquer que, malgré la défense de porter des arquebuses et des pistolets, lorsque le roi s’était rendu, le jour des Innocents, dans la chambre de l’amiral, on aurait pu trouver dans sa maison et ses caves un dépôt de pistolets, d’arquebuses et de petites armes à feu fort robustes. Chaque nuit, quand l’ordre était donné à ceux qui étaient dans la chambre de la reine-mère de s’en aller, les Châtillons y demeuraient jusqu’au moment où elle commençait à se déshabiller. Ils passaient alors dans la chambre du roi, où ils restaient jusqu’au moment où Charles IX se couchait. Alors les Châtillons tiraient les courtines de son lit, gagnant ensuite la grande salle, c’est-à-dire l’antichambre, où ils veillaient une heure et plus, toujours accompagnés de cent cinquante hommes d’élite. La reine-mère endurait tout cela, et même elle ne craignait pas de laisser voir sa bonne humeur !

Tel était, suivant le hargneux ambassadeur d’Espagne, le crédit de ces Châtillons et de leurs partisans sur la reine-mère.

On l’observa davantage, dans les premiers jours de janvier 1564. Anne d’Este, veuve de François de Guise, venait d’adresser au roi une supplique pathétique, réclamant une justice qui lui était bien due pour le « méchant meurtre » de son mari.

Anne d’Este, Mme de Guise, de la maison de Ferrare, celle que Brantôme nommait la « petite-fille du roi du peuple » (elle ressemblait beaucoup à son grand-père Louis XII), était une femme de trente-quatre ans, d’une ample et majestueuse beauté, qui avait mis au monde neuf enfants. Elle entendait avoir le bénéfice de cette justice, due aux petits comme aux grands. Coligny avait été dénoncé comme complice du meurtre accompli sur son mari par Poltrot de Méré. L’amiral avait protesté de son innocence avec hauteur, et non sans maladresse, on l’a vu, laissant croire que loin d’être son assassin, il avait sauvé la vie de M. François de Guise. La reine et le chancelier interdirent aux Parlements de recevoir la plainte ; et, dans un sentiment d’apaisement, le roi évoqua l’affaire à son conseil. Le jugement en était aussitôt remis à trois ou quatre ans. La reine-mère s’en réjouissait, donnant tout le mérite de cet ajournement à son fils.

Dieu l’avait dirigé, tel un autre Salomon. Le prétexte invoqué pour faire le silence sur cette grave affaire était d’arrêter à tout prix la vendetta de famille.

Car Charles IX était pressé de visiter son royaume et de quitter bientôt Paris sous la conduite de sa mère et du connétable de Montmorency. Et le délai de la remise du jugement correspondait approximativement au temps estimé nécessaire pour le voyage en France, et pour la pacification des esprits.


V

LE NOUVEL AMBASSADEUR D’ESPAGNE



L’arrêt du conseil du roi, ajournant le jugement sur la participation de l’amiral au meurtre de François de Guise, avait été rendu le 4 janvier 1564. Durant trois ans, à compter de cette date, les parties étaient invitées à demeurer dans leurs maisons, à s’occuper de leurs affaires, à l’exception du cardinal de Lorraine et de Mme de Guise, autorisés à suivre la cour. Les Guises partirent aussitôt, tandis que les Châtillons faisaient quelques difficultés à s’éloigner d’une manière trop évidente. L’amiral disait qu’il ne voulait pas se séparer du roi, car il craignait que son maître, qu’il aimait sincèrement, l’accusât de l’avoir abandonné.

Le jour des Rois (6 janvier) arriva, ramenant les réjouissances accoutumées. On revit à la cour Condé, Louis de Bourbon, l’époux d’Eléonore de Roye, et par là l’allié des Montmorency. Celui au nom de qui on avait dressé le complot d’Amboise, celui qui avait dû la vie à la mort de François II, sauvé on peut le dire par Catherine de Médicis et par Michel de L’Hospital, Condé le chef des huguenots qui s’était jadis jeté dans Orléans, en avait fait une place des réformés, le prisonnier des Guises au combat de Dreux, l’homme de l’amiral qui venait de négocier en Angleterre avec la reine Elisabeth, le voici de retour et à la cour ! L’ambassadeur Chantonnay pouvait faire observer alors qu’il n’y avait que le connétable, les Châtillons, La Rochefoucauld[8], Crussol[9] et sa femme, tous des « hérétiques ». De cette cour, Perrenot de Chantonnay disait ne pouvoir rapporter en détail ce qui s’y passait d’abominable. Ainsi Mme de La Rochefoucauld ¹ cherchait à entraîner le roi vierge dans des amours avec une femme discrète. Et pour cela, elle avait jeté les yeux sur une demoiselle La Rouete 2, qui avait eu déjà des aventures avec feu M. de Vendôme, le galant roi de Navarre. On avait obtenu l’autorisation de la reine-mère pour lui présenter cette Rouete. La fête des Rois, qui dura trois jours, fut brillante. L’on prit les masques ; on sortit toutes les richesses du Trésor. Or parmi les bijoux, on aurait pu reconnaître les pierreries magnifiques que les hérétiques avaient dérobées à l’église de Rouen, lors du pillage récent, et que la reine-mère s’était fait attribuer ! Quel scandale, quelle désolation de voir la manière dont on s’y prenait pour corrompre un prince aussi chaste que Charles IX ! Car jusqu’alors ce jeune garçon s’était montré bien rétif sur le chapitre des amours. Il semblait vraiment « très gentil >>, et d’une excellente nature, si on ne le pervertissait pas, comme cherchait à le faire Mme de Crussol ³. Tout le monde s’en entretenait, avec un murmure de réprobation ; jamais, même au temps de l’innocence de François Ier, on n’avait vu porter autant de bijoux, comme cela fut observé durant ces fêtes. On remarquait tous les flatteurs parlant à l’oreille de ce pauvre prince, « au point que c’en était honteux ». Et le jour de la fête des Rois, l’aumônier de Charles IX, qui était en même temps son précepteur, Jacques Amyot, vint annoncer l’heure des vêpres. Tous ceux qui se tenaient à côté du roi, commencèrent à faire des grimaces à l’au1. Charlotte de Roye, sœur d’Éléonore. La chose parait surprenante de la part de ces puritaines. 2. Les documents espagnols disent toujours la Roeta, les documents fran. çais la Rouete. Il s’agit de Louise de La Béraudière, demoiselle de Rouet ou Rouhet, dite la belle Rouet, fille de la suite de Catherine deMédicis. Maîtresse d’Antoine de Navarre, elle devint la femme : 1° du baron d’Estissac ; 2º de Robert de Combaut. Brantôme, qui l’a particulièrement connue, lui adressa des vers (X, 429, 478). Voir plus loin ce que don Francès dira d’elle en 1571. 3. Mme de Crussol, dont le nom reviendra si souvent dans les relations espagnoles, surtout comme celui d’une grande « hérétique », désigne la vieille amie de Catherine de Médicis, Louise de Clermont-Tallard, épouse d’Antoine de Crussol, qui devint duc d’Uzès (Père Anselme, III, p. 769). De là le nom de duchesse d’Uzès que lui donnent plus habituellement les documents français. C’était une vieille dame, très sérieuse, mais pleine d’esprit, et de verdeur en son langage, qui éleva tous les enfants de Catherine. Il paraft qu’elle n’entendait pas volontiers la messe.


D gitized by mônier ; l’évêque dut se retirer, et les vêpres n’eurent pas lieu. Mme de Crussol lui dit en riant : « Le temps est passé d’aller à l’école ! >>

On continuait de licencier les compagnies militaires ; mais il s’agissait surtout d’hommes appartenant aux bannières des Guises, et qui étaient versés dans la garde du roi. Les bons (les catholiques), comme les mauvais (les hérétiques), continuaient de s’entretenir de l’entrevue projetée entre le Roi très Chrétien et le Roi Catholique. Le 8 janvier, l’envoyé de France en Angleterre rentra. M. d’Oisel¹ partit en ambassade pour Rome, où le pape 2 très âgé, était malade. D’autre part, Lansac, homme de confiance de Catherine de Médicis, se dirigeait vers l’Espagne, pour faire savoir au Roi Catholique les difficultés rencontrées dans la négociation avec la reine d’Angleterre, le sonder au sujet de la paix, et lui laisser croire que les Français avaient l’intention d’envahir l’île. situation, on le voit, était des plus confuses. Telles étaient les espérances, les inquiétudes dont on entretenait Philippe II, grâce à ces bavardages. Le Roi Catholique demeurait toujours aux Cortès de Monçon, d’où il suivait les affaires de France avec beaucoup plus d’intérêt que celles d’Aragon. Il résolut de changer son ambassadeur, donnant ainsi une satisfaction apparente à Catherine de Médicis, qui avait fait tant de plaintes à son sujet : car Perrenot de Chantonnay l’avait dépeinte aux yeux de Philippe II comme élevant ses enfants dans la religion réformée. Le Roi Catholique n’entendait pas d’ailleurs désavouer Chantonnay, qu’il tenait pour un observateur très informé, habile, rompu à toutes les intrigues diplomatiques, depuis 1559 où il avait accompagné en France le duc d’Albe. L’ambassadeur avait organisé en France le meilleur des services d’espionnage, dans lequel il avait mis tout son zèle et sa rancune de Franc-Comtois. Perrenot de Chantonnay était le frère du cardinal de Granvelle qui dirigeait la politique de la duchesse de Parme, sœur de Philippe II, régente des Pays-Bas. Chantonnay savait bien conserver la confiance d’un maître, 1. Henri Clutin, seigneur d’Oisel, nommé le plus souvent Villeparisis. 2. Pie IV, qui devait mourir le 9 décembre 1565. 3. Il sera bien souvent question de ce personnage, très intime avec Cathe rine de Médicis. C’est Louis de Saint-Gelais, seigneur de Lansac, chevalier d’honneur, surintendant de la maison, chargé de missions en Italie et en Espagne, estimé pour sa prudence. D gitized by qui allait l’envoyer comme ambassadeur en Allemagne, ce qu’il acceptait facilement ; car il n’y avait, à son avis, plus rien à espérer en France. La reine-mère laissait dans ce pays le catholicisme aller à la ruine, et elle ne faisait rien que par les hérétiques. Le nouvel ambassadeur qu’avait choisi Philippe II, auquel il confiait une mission temporaire qui devait se prolonger longtemps, était don Francès de Alava y Beamonte, chevalier de Calatrava, capitaine général de l’artillerie, membre du conseil de guerre, âgé de quarante-trois ans, et originaire de la province de Vittoria. Francès de Alava connaissait parfaitement la Savoie, où il avait été ambassadeur, et la France depuis 1562, pays où il était venu afin d’aider Chantonnay dans son travail, et avec la mission de s’opposer surtout à la prépondérance du prince de Condé. Don Francès paraît avoir été un homme fort distingué, plus souple que Chantonnay dont il continua cependant la politique, mais avec un visage différent.¹ Nous possédons l’instruction que Philippe II dicta pour Francès de Alava, le 12 janvier 1564, et que le Roi Catholique corrigea de sa main. C’est bien le document le plus secret, le plus typique, émané du roi bureaucrate. Car Philippe II était un grand travailleur, sous une apparente lenteur, consacrant beaucoup plus d’heures à son travail diplomatique de bureau qu’à ses prières. Il faut avoir vu, sur des milliers de dépêches, son écriture tortillonnée de mauvais scribe, pour s’en rendre compte. Mais le Roi Catholique savait ce qu’il voulait ; il possédait dans sa tête toutes les affaires dont il se faisait présenter chaque mois les résumés. Le roi d’Espagne exigeait de ses envoyés la plus exacte discipline, comme de ses soldats.

Voici ce que Philippe II écrivit à don Francès : Certes, Chanton nay l’avait bien servi, et il ne l’avait rappelé que pour des convenances personnelles. Le Roi Catholique manifesterait à don Francès la même confiance. Il sera officiellement ambassadeur auprès du duc de Savoie, mais en fait chargé d’une mission temporaire en France. L’en1. Don Francès, riche et indépendant, sera tenu par la suite, avec Zuñiga, comme un personnage de grande autorité, le type du parfait ambassadeur, tandis que Juan Vargas semblait trop modeste (Fr. Vasquez de Avila à Philippe II, 29 juin 1578).

D gitized by voyé ne devait jamais s’écarter de l’instruction qui lui était adressée. Chantonnay le mettrait au courant des détails. La première chose était de conserver à tout prix amour, amitié et intelligence avec le roi de France et la reine-mère. Dans ses conversations, don Francès fera tout pour cela. Il agira avec circonspection, ayant affaire à des gens émotifs et soupçonneux. Il donnera des nouvelles du roi et de la reine-mère, transmettra celles du roi d’Espagne. Son plus grand soin devait être de veiller à la conservation et au développement de la foi catholique. Car tous ceux qui avaient représenté en France Philippe II avaient peu fait pour cela… Et jusqu’à présent, les menaces n’avaient servi à rien. Mais la situation n’était plus la même aujourd’hui, puisque la reine-mère avait introduit au conseil des personnes que connaissait bien don Francès. L’amiral avait repris à la cour une grande autorité ; le connétable, qui tenait toutes les affaires, avait bien changé, se montrant si passionné pour ses neveux, et témoignant tant de haine contre les Guises. Ce qu’on avait traité avec la reine n’avait rien donné, car elle interprétait tout différemment. Il était donc nécessaire d’employer avec elle d’autres méthodes. Il convenait de lui parler d’une manière très confiante, de lui dire que Chantonnay avait été rappelé pour être remplacé par une personne en qui il lui serait possible de se fier entièrement ; elle pourrait lui dire toute sa pensée dans la conduite qu’elle comptait suivre pour conserver à son fils le royaume. Car il était tout à fait certain que plusieurs méditaient en France de changer la couronne. Après quoi on pourrait élargir la discussion ; car, dans les grandes négociations, il arrive qu’on laisse toujours échapper une parole qui puisse éclairer, même si la reine-mère ne voulait pas parler ouvertement. Dans le cas où elle se réfugierait dans les détails, les particularités, il convenait de saisir ses intentions, de l’exciter, de l’avertir de prendre bien garde afin que le bon vouloir du roi d’Espagne ne se manifeste ni trop tard, ni inutilement. D’autre part, ajoutait Philippe II à son ambassadeur, vous devrez toujours lui faire peur. « Moi je suis obligé de servir Dieu, de penser au bien du roi mon frère, afin que le gouvernement soit ainsi pour son utilité. Les choses en sont venues à ce point, et s’acheminent tellement vers la fin, que je dois lui parler librement ; et comme roi, je ne puis que me réjouir que mon frère, le roi de France, soit déjà capable de comprendre ce qui se passe. Tout ceci vous ne devez pas le faire avant le départ de Chantonnay, D gitized by car la reine-mère pourrait croire que c’est lui qui vous a instruit, et elle lui porte une très grande haine. Suivant ce qu’elle vous répondra, en la flattant toujours, vous lui montrerez le grand danger que court, pour sa vie, son fils, en se trouvant entouré de telles gens.

Un autre point capital est l’entrevue que la reine-mère désire avoir avec moi, comme elle me l’a écrit. Vous pouvez lui dire que du moment qu’elle affirme qu’il y a des affaires qui ne peuvent être traitées que dans cette entrevue, elle doit me déclarer nettement quelles sont ces affaires, et quel remède, de ma part, je puis y apporter. Comme il me semble que ce sont des choses très importantes, plus importantes que celles qui m’occupent ici, je ne manquerai pas de les faire passer avant toutes. La tendresse que je porte à la reine, ma femme, me fait désirer de voir la reinemère et de lui baiser les mains. Mais il ne serait pas bon d’exciter un grand bruit, qui ne manquerait pas de se produire autour de cette entrevue, avant de savoir ce qui peut en résulter. Quant au Roi très Chrétien, mon frère, votre office sera de le visiter en lui remettant mes lettres, de lui parler comme il convient, après vous être entendu avec Chantonnay. Avec lui vous vous gouvernerez comme vous jugerez convenable. Vous aurez à pénétrer tous les desseins que les Français ont en Allemagne, en Angleterre, en Flandre et en Italie, et vous entretiendrez une grande correspondance avec la duchesse de Parme, ma sœur, qui vous tiendra au courant de tout, comme je lui ai écrit. Chantonnay vous nommera toutes les personnes capables de vous renseigner.

Vous savez quel homme était M. de Guise, l’affection que je lui portais pour sa valeur, sa foi chrétienne, le service qu’il rendait à Dieu, à la religion et à son roi. Je porte la même affection à sa femme et à ses fils. Vous les aiderez de toutes vos forces, et vos actions témoigneront de ces sentiments. Vous visiterez le connétable de ma part, et vous lui direz la grande estime que j’ai toujours eue pour lui, et que j’ai encore. Elle remonte à l’époque où je ne comprenas encore rien aux affaires, et j’en fis part à l’Empereur, mon père, qui est maintenant au ciel. Depuis, cette affection s’est toujours accrue, grâce aux bonnes actions que je le vis accomplir, ce dont je l’ai remercié, lui accordant toujours ce qu’il me demandait. Mais vous ne manque. rez pas aussi, à cette occasion, et de votre part, de lui marquer notre étonnement que, lui tenant le gouvernement, les affaires de la religion étaient dans un aussi mauvais état et menaçaient ruine, beaucoup plus que par le passé. Or tout cela vient de ses proches parents : ce qui nous étonne toujours. Vous procéderez de la sorte avec lui pour essayer d’obtenir un résultat[10]. »

Telles furent les instructions que reçut Francès de Alava qui se mit en route porteur d’une lettre l’accréditant aussi auprès de l’illustrissime connétable de France.


VI

À PARIS AVANT LE DÉPART



Tandis que don Francès se dirigeait vers la France, Perrenot de Chantonnay envoyait ses derniers rapports à Philippe II. Paris par Catherine de Médicis avant son départ, et surtout ils nous montrent l’ombrage que prit le représentant de l’Espagne, en voyant l’amélioration des rapports entre la France et l’Angleterre.

Ainsi, le 16 janvier au matin, la reine-mère montait dans son coche, comme si elle devait se rendre aux Tuileries, près du Louvre. Elle avait une seule dame avec elle, et deux ou trois cavaliers l’accompagnaient. On la voyait s’arrêter au couvent des Bonshommes, c’est-à-dire des Minimes, à un quart de lieue de là. Qu’a-t-elle dit, qu’a-t-elle fait, dans le couvent solitaire, sur la pente de Chaillot ?

Elle a eu une longue conversation, et Chantonnay le pense, avec Throckmorton[11], assurant la liaison entre la France et l’Angleterre, car on l’avait laissé sortir de Saint-Germain. Après le déjeuner, la reine-mère était retournée au couvent, montrant encore le désir de sortir de Paris par la même porte[12]. Cette fois Catherine avait pris dans son coche le connétable. On les vit passer devant le monastère, se promener jusqu’au château de Madrid en traversant le bois de Boulogne, et parler à un personnage qui ne pouvait être que Throckmorton, puisqu’il retourna à Saint-Germain. L’ambassadeur ordinaire d’Angleterre n’était pas là[13]. Il n’aurait pu d’ailleurs s’en référer qu’à des lettres lui recommandant de mener avec beaucoup de prudence la négociation commencée, et même de ne pas la poursuivre, car les Français se montraient fiers et hardis. Mais les deux antagonistes désiraient, au fond, une paix qui leur était également nécessaire. Et Throckmorton ignorait ce qui avait été écrit à l’ambassadeur, car on ne lui permettait pas d’envoyer de lettres en Angleterre, ni même de parler à ceux qui venaient de ce pays.

Or Catherine de Médicis, pour donner le change, et montrer que la négociation anglaise ne l’intéressait pas, faisait ses préparatifs pour quitter bientôt Paris.

Le secret que ne pénétrait pas Chantonnay, l’amiral le connaissait par le connétable, présent à l’entretien. Tous en parlèrent au lever de la reine, où il assista. Alors Catherine avait fait fermer les portes, et personne n’entra plus ; or tandis que les Châtillons délibéraient, un prince du sang et catholique, comme M. de Montpensier, demeurait dehors ! C’est qu’il s’agissait de l’Angleterre amie.

Avant de quitter Paris, il convenait de désarmer les gens de la ville. Voilà pourquoi Charles IX avait convoqué les notables, louant l’obéissance qu’ils avaient toujours montrée en prenant les armes. Le roi affirmait tenir les Parisiens pour des sujets très fidèles ; mais il leur recommandait aussi de ne se livrer à aucun excès, de façon à ne pas enfreindre l’édit de pacification. Si le roi avait dû limiter l’usage des arquebuses et des pistolets à Paris, c’était à cause de ce qui se passait dans le reste du royaume où ces armes étaient interdites. Ceux qui détenaient des pistolets dans la capitale, étaient donc invités à les vendre au roi qui les achèterait moyennant une indemnité.

À la veille du départ pour Fontainebleau, l’amiral était toujours à la cour, tandis que le cardinal de Lorraine, alors absent, s’apprêtait à la rejoindre. Il n’eût pas été convenable qu’ils se rencontrassent encore. L’amiral prit enfin le parti de gagner Châtillon, ce qui permettait d’éviter des incidents. Le même jour, M. d’Andelot, son frère, colonel de l’infanterie, gagna la frontière de l’est qu’il allait inspecter sur les confins de la Lorraine, du Luxembourg, et jusqu’à Calais. Le prince de Condé devait se rendre, lui, en Picardie pour visiter de même les frontières de cette province, ce qui n’était pas sans inquiéter Chantonnay qui faisait prévenir immédiatement Marguerite de Parme, la régente des Pays-Bas. On put observer que Charles IX donna aux ambassadeurs l’avis de son départ pour Fontainebleau, laissant dire qu’il prendrait par la suite le chemin de la Lorraine. Cet avis était inusité ; et le représentant de l’Espagne croyait comprendre que c’était là une façon d’y entraîner les Anglais. Il voyait enfin, d’après les ordres donnés à Brissac, que le séjour à Fontainebleau serait assez long. Enfin Throckmorton avait été autorisé à écrire en Angleterre, et à recevoir les réponses de ce pays.

Était-il vraisemblable que Charles IX allât à Fontainebleau seulement pour son plaisir, comme il l’avait annoncé ? La chose paraissait peu croyable. Et Chantonnay avertissait en hâte son maître, le Roi Catholique, que la négociation que M. de Lansac devait remplir auprès de lui serait relative à la situation de Mme de Vendôme, la reine de Navarre, dont les états étaient enclavés dans ceux de Philippe II.

Menacée d’excommunication par le pape comme hérétique, et sans aucun doute sur l’intervention la plus dissimulée de l’Espagne, Jeanne d’Albret allait-elle être mise sous la protection du roi de France, et cela à l’instigation de la reine-mère ? Que de rumeurs encore, à la veille du départ, relatives aux ressources financières si incertaines du pays ! On parlait de lever simplement une aide de six millions, dont la moitié serait payée par le clergé. C’est que la pauvreté n’est pas une condition favorable, lorsqu’on prépare un traité. Tout cela au milieu des alarmes. Dans la salle, où Charles IX regardait les danses, on venait d’arrêter un homme qui portait des armes en présence du roi. Le capitaine qui l’avait découvert lui avait mis la main au collet ; et l’on disait naturellement qu’il appartenait à la suite de l’amiral. Enfin la supplique de cette pauvre Mme de Guise continuait de faire le sujet de la conversation de tous.

L’atmosphère du voyage demeurera celle des derniers jours de Paris : elle sera faite de mensonges, de craintes réciproques, de fêtes apparentes, avec danses et masques. Et Perrenot de Chantonnay récapitulait les dons faits aux hérétiques pour obtenir leur éloignement à l’amiral, à MM. d’Andelot, de La Rochefoucauld, de Genlis. Le prince de Condé avait obtenu 60 000 écus par mois, et l’amiral pareille somme ; les autres étaient payés à l’avenant, suivant leurs bons et agréables services !

Ainsi la cour et Paris demeuraient remplis de rumeurs. Un autre scandale n’était-il pas dans la négociation avec le Turc ! Admirez qui va la conduire : un certain Du Bourg, parent du conseiller Anne Du Bourg, qui avait été brûlé pour crime d’hérésie à Paris ! Et Chantonnay croyait le savoir, l’agent de la France à Constantinople négociait déjà.

Que dire enfin de l’attitude de la reine-mère, qui laisse croire aux Anglais qu’elle a un accord avec le roi d’Espagne, avec le pape, les princes catholiques allemands ? C’est à n’y rien comprendre.

Comme il sortait de la demeure de l’ambassadeur d’Angleterre, suivi de ses gens, Perrenot de Chantonnay rencontra un secrétaire qui en fit immédiatement le rapport à la reine-mère. Et Catherine raconta la chose, le soir, à son dîner, mais en éclatant de rire : « Allez voir l’ambassadeur d’Espagne, car aujourd’hui il est allé visiter celui d’Angleterre ! » Quoi d’extraordinaire, disait Chantonnay, penaud. N’arrive-t-il pas aux ambassadeurs de se visiter ? Pourquoi la reine-mère en prend-elle ombrage ?

Mais l’ambassadeur d’Espagne n’a plus qu’un temps mesuré pour déchiffrer l’énigme décevante, le sphinx au visage de Catherine souriante, qui contemple cette autre énigme, la paix du royaume à l’intérieur et à l’extérieur.


VII

L’ARRÊT À SAINT-MAUR



La reine-mère et ses enfants, avec une partie de la cour, devaient quitter la capitale, le 24 janvier 1564, pour arriver le soir au petit village de Saint-Maur.

Saint-Maur : « paradis de salubrité, aménité, sérénité, commoditez et délices, et tous honnestes plaisirs d’agriculture et de vie rustique ! » Ainsi François Rabelais, qui y résida au temps où il suivait, en qualité de secrétaire et de médecin, le cardinal Jean Du Bellay, avait salué ce séjour où le cardinal avait fait édifier par Philibert Delorme, sur la hauteur dominant la Marne et l’abbaye des moines, un plaisant château d’un style nouveau, vers 1543. C’est dans ce « paradis » qu’il avait espéré de recouvrer la santé, après une longue et fâcheuse maladie. Catherine de Médicis venait d’acquérir la maison et la terre par voie d’échange, le 28 janvier 1563, car il s’agissait d’un bien d’Église. Il comprenait non seulement le château, mais encore le logis, nommé à l’italienne la Cassine[14], avec les terres qui en dépendaient, le moulin du pont de Saint-Maur, et la maison de M. de L’Hospital, le chancelier, assise au village.

La raison de posséder un château à Saint-Maur, c’est le site, le bon air, la facilité de s’y rendre rapidement de Paris où les épidémies sévissaient presque chaque été, le besoin d’échapper à ce grand camp de pierre que demeurait Vincennes, avec donjon inhabitable pour des raffinés, une triste résidence, à peine rajeunie par le logis de Louis XI et la Sainte-Chapelle royale de François Ier et de Henri II. Car Vincennes semblait déjà une prison, L’ARRÊT A SAINT-MAUR 53

un refuge sévère durant les périodes de troubles et d’émeutes, tout ensemble caserne et forteresse. Saint-Maur, c’est la lumière, la grâce, et surtout le grand agrément de la garenne voisine, que limitent naturellement les boucles de la Marne, formant le terrain de chasse à courre, si agréable aux Valois.

La reine-mère regarde pour la première fois avec attention le parc, entouré de murs sur l’ordre de François ler, protecteur de la garenne royale où elle se promène ; le château de l’évêque de Paris, Jean Du Bellay, dont elle fera par la suite sa maison. Ici Philibert Delorme construira trois ans plus tard son logis, celui du roi, et les réunira par une galerie ; et Jean Bullant, l’architecte de Catherine de Médicis, y installera sa magnifique librairie, ses antiques, le buste en bronze de François Ier, les Grâces de Pilon et le groupe des Muses. « Ma maison », dira alors Catherine de Médicis, reprenant un mot de François Ier à propos de Fontainebleau. Maison à l’antique, mais avec les plaisirs de la ferme et les produits du jardin. A Saint-Maur, on fera les fromages de la reine ; on recueillera son lait, le fruit, les salades ; là on préparera confitures et condiments. Enfin Catherine y installera un immense jeu de pail mail. Et durant les séjours de la cour, le vieux village de Saint-Maur, groupé autour du corps miraculé du patron qui lui donna son nom, le redresseur des boiteux, des contrefaits et surtout des goutteux qui y déposaient en signe de reconnaissance leurs potences c’est-à-dire leurs béquilles, s’animera à l’égal des jours de pardon. Car les gens du village y vendront le vin de leurs vignes, de la farine pour faire le pain, loueront leurs maisons comme logements. On dressera même autour du château des tentes. Alors « Katherine, l’enragée cabarettiere », y fera de bonnes affaires ! Mais Saint-Maur n’est encore qu’un site, avec le château de Jean Du Bellay que découvre Catherine de Médicis. Combien de temps devait-on s’arrêter à Saint-Maur ? Ceux qui pensaient savoir quelque chose, et prenaient leurs désirs pour des réalités, disaient que la cour ne pouvait que rentrer à Paris, ou bien demeurer à Fontainebleau jusqu’au Carnaval, c’est-à-dire à la mi-février. On s’entretient, en attendant, des bruits du jour, de la nouvelle apportée par une personne de qualité, chassée de Genève pour adultère, que les gens du duc de Savoie avaient fait une entreprise sur Genève, la nation calvine comme on disait alors.

54

On attendait surtout à Saint —Maur le retour du cardinal de

Lorraine, qui devait arriver le 29, et faire la relation de ce qu’il avait obtenu au Concile de Trente.

Le voyage à travers la France se poursuivrait-il, alors qu’il commençait à peine ? L’ambassadeur d’Angleterre, qui aimait

sans doute ses aises, ne se montrait guère disposé à suivre les dé placements d’une cour errante : on serait beaucoup mieux pour traiter à Paris !

Car, chaque jour, on découvrait des difficultés nouvelles, entre Français et Anglais, au sujet des choses de la mer, fatales comme le flux et le reflux. Et dans le dessein d’envenimer la situation, cer

tains allaient répétant : « Les Anglais ont pris récemment des vaisseaux français… Toute la flotte française se rassemble à Bor deaux… »

On commentait enfin les propos du connétable Anne de Mont

morency qui semblaient amplifiés pour rompre le voyage projeté de Lorraine : « Il ne convient pas, avait-il dit, que le roi se rende

dans quelque région où il ne puisse commander comme dans son royaume. Il importe donc de ramasser dix mille hommes en armes, si la reine est toujours décidée à se rendre au baptême. On

peut aller d’ailleurs jusqu’à Bar-le-Duc, car il y a là une bonne maison, et une place fort commode où déjà les rois de France se

sont rendus pour chasser dans les bois avec les ducs de Lorraine,

On ne serait pas loin : en trois jours on pourrait revenir… » Le cardinal de Lorraine arriva à la cour au jour dit. Le frère de défunt François de Guise, Charles, cardinal de Lorraine, arche

vêque de Reims, était le type même du beau prélat mondain,

orateur et superficiel. Le cardinal avait alors quarante ans. Un magnifique portrait de Boba, son peintre originaire de Venise, nous montre ses traits aigus, le front régulier, le regard louche, le

long nez, la barbiche courte, coupée régulièrement, et la grande oreille de faune du cardinal, faite pour recueillir les bruits de la

forêt du monde. La calotte rouge portée crânement, dardant ses pointes, allonge le visage ; un élégant rochet de soie rouge tranche

sur la collerette blanche. Brantôme, qui connaissait bien ce prélat, et conversa souvent avec lui, nous a dit son esprit rapide et en tendu. Il avait fait lire l’Evangile à Charles IX enfant, et son

éloquence, persuasive et ornée, brillait à la cour. Mais le cardinal se montrait plus entendu encore aux affaires et aux choses de

la finance. Ambitieux, intelligent, mais sans caractère, Charles, cardinal de Lorraine, avait reçu la louange de Théodore de Bèze ;

car il semblait approuver, en grande partie, la confession d’Augs bourg, et il se montrait un luthérien quand il résidait en Alle magne. Ses missions en Italie, à Rome, à Bruxelles avaient sur tout prouvé sa splendeur. Le cardinal de Lorraine était enfin informé du monde, payant aussi libéralement ses agents que ceux

qui lui donnaient leur louange, annalistes ou poètes. Lors des premiers troubles, les réformés l’avaient déchiré, avec Hotmann, dans le pamphlet Au Tigre de la France, où le car dinal était représenté comme un hypocrite, un tyran aussi dan

gereux que Catilina. Ils l’avaient paré de tous les vices avec une générosité telle qu’ils lui avaient accordé le goût des hommes et des femmes. Sans doute, Charles de Lorraine avait quelques-uns des vices communs aux hommes de son temps ; mais on recon naissait surtout chez lui l’ambition, l’amour de l’argent, un man

que déplorable de courage, manifesté jusque dans la vie courante, et qui était la fable de la cour. Car il apparaissait aussi plat dans la débâcle qu’insolent dans ses triomphes. Il suffisait de le regar der, assis sur son banc, pour juger de son crédit.

Ronsard, qui a connu le cardinal de Lorraine aussi bien que Brantôme, l’avait chanté dans l’Hymne de Charles, rappelant pour sa famille la légende de Charlemagne, dont les Guises prétendaient descendre. Il vanta ses services rendus à l’étranger (on voudrait

le dire sans jeu de mots), le lettré qu’il se proposait d’être, écri vant dans les loisirs de son cabinet l’histoire de Henri II, et tour nant des vers. Son château de Meudon, avec ses jardins, où Ber

nard de Palissy placera des grottes et leurs rocailles, apparaissait à Ronsard comme le séjour des Muses et des poètes, des « mille vertus » de cet Ulysse pour l’éloquence, auteur de beaux sermons catholiques, et si apte en même temps à gouverner. Mais la louange du poète s’arrêta tout à coup, soit que le cardinal ne se

fût pas montré assez généreux, soit surtout que l’opinion du roi et de la reine se fût modifiée à son sujet. L’accueil réservé au cardinal de Lorraine, à Saint-Maur, sem

ble froid, comme le temps. Le château était vide, le roi étant parti à cheval pour courir dans la garenne ; et la reine-mère se prome nait dans le parc. Ainsi le cardinal attendit plusieurs heures dans la solitude. Et quand le roi fut rentré, le cardinal s’étant présenté avec de grandes révérences, un genou en terre, Charles IX le re

leva avec quelque froideur, lui mettant simplement la main sur > l’épaule, comme on fait à un inférieur, le laissant debout, le chapeau rouge à la main, jusqu’au moment où le fils du connétable lui en fit la remarque. Même défiance chez le connétable qui lui posa également la main sur l’épaule, comme il l’eût fait à n’importe qui, et même le palpa pour savoir s’il n’était pas armé : « Vous êtes gaillard, Monseigneur, et en bonne santé. » Enfin la glace était rompue ! Mme de Crussol ayant embrassé le cardinal trois ou quatre fois, le prince de Condé fit de même. Mais le roi, l’abordant, semblait réciter une leçon : Quelles nouvelles du Concile ? — Sire, puisqu’ici sont réunis hérétiques et catholiques, je voudrais d’abord parler à la reine. Le connétable et le cardinal de Bourbon intervinrent : « En tout cas, l’édit de pacification doit être observé. Vous avez été si longtemps absent de la cour qu’il vous est impossible de comprendre l’importance de cette question. C’est un fait, net, assuré. >> Puis le roi reprit : « Il ne s’agit plus de parler des choses du passé. Par suite des intrigues de certains, la couronne est presque tombée de ma tête… » Ainsi il laissait entendre que la faute en retombait sur les morts… Le cardinal répondit : « Je n’en suis pas la cause, étant presque toujours absent. Je n’ai plus aucune intelligence avec ceux qui intriguent. »

La reine-mère survint. Et demeurée seule avec le cardinal, elle lui dit avec assurance, comme si c’était parole d’Evangile : « Le bruit court que vous rassemblez des reîtres et des troupes. Il y a bien de la duplicité, j’y insiste, chez ceux qui se disent les véritables défenseurs du royaume. Chantonnay ici, et les représentants du roi d’Espagne en Flandre, nouent beaucoup d’intrigues avec les Anglais, les excitent à se conduire comme ils font. Et le roi d’Espagne agit de même. >> Il faut dire que le Concile de Trente venait d’être le champ où apparut la faiblesse du cardinal de Lorraine. Lui qui avait parlé, dans sa mission en Allemagne, aussi librement qu’un luthérien, avait trahi au Concile la cause des évêques de France, dont neuf étaient cités devant l’Inquisition romaine ; il avait desservi la cause du pays et de son roi. Par là était perdue toute espérance d’une honnête conciliation, attendue par les catholiques libéraux français ou allemands, demandée même par l’archiduc d’Autriche sur ces points : maintenir dans le sacerdoce ceux qui avaient L’ARRÊT A SAINT-MAUR 57

contracté un mariage légitime ; y admettre les laïcs mariés, s’ils se montraient pieux, savants et honnêtes ; accorder la communion sous les deux espèces. Le cardinal de Lorraine ayant voté avec les prélats espagnols, les Allemands et les Français libéraux avaient abandonné le Concile. Ainsi Philippe II y était devenu le maître. Toutes les thèses contraires aux demandes françaises l’emportaient, et l’extension de l’Inquisition dans la répression de la Réforme. Le chancelier, les Parlements, le roi ne pouvaient plus que protester contre certaines dérogations aux droits du roi et de l’Eglise gallicane. La France serait désormais représentée devant les yeux du roi Philippe II comme la nation criminelle, démoniaque, endemoniada. On

comprend que la réception du cardinal de Lorraine ait été plutôt froide ! Comment demander en effet des poursuites contre neuf évêques de France, dont la plupart étaient des conseillers avertis de la reine-mère ? pourquoi poursuivre les catholiques pénétrés seulement ou touchés de l’esprit de la Réforme ? Le roi d’Espagne allait-il contrôler le gouvernement de notre pays, soumettre les laïcs aux juges d’Eglise, à la manière de l’Inquisition ? Adopter sans protestation les décrets du Concile, ç’aurait été en France la guerre civile. Le cardinal de Lorraine donna le lendemain un banquet. On partit pour Fontainebleau, prenant la route qui suivait la Marne où circulaient tant de bateaux. On la traversa au pont de Charenton. Déjeuner à Villeneuve-Saint-Georges ; coucher à Corbeil. Le lundi 31 janvier, la famille royale s’arrêta pour déjeuner à la petite abbaye des religieuses du Lys près de Melun. On reprit la route pour arriver, le soir même, à Fontainebleau. D gitized by


VIII

LE CARNAVAL DE FONTAINEBLEAU



Le séjour à Fontainebleau sera long. Il se prolongera durant quarante-trois jours, dans le « château du roi ». C’est qu’il convient en effet de préparer le convoi qui va former une longue colonne, d’attendre le printemps, ou tout au moins la fin de l’hiver. Car seulement au printemps il est possible, il est bon de chevaucher sur les routes de France. La reine-mère profitera de ce temps d’arrêt pour recevoir, faisant se rencontrer courtoisement dans des fêtes les gentilshommes qui avaient plutôt l’habitude de se combattre sur les champs de la politique ou de la bataille. Pour le « Carême prenant », c’est-à-dire le Carnaval, une suite de combats et de jeux avait été prévue. On arrêta de même un programme de banquets : au dimanche de Carnaval fut fixé celui de la reine-mère ; au lundi, celui du duc d’Orléans ; au mardi gras, celui du roi[15].

Mais avant de fêter le Carnaval, que de masques à soulever !

Des propos, aigres comme la saison, furent échangés entre la reine-mère et le cardinal de Lorraine.

Catherine lui dit : « Je me suis bien trompée au sujet de Chantonnay. Mais ses intrigues sont à présent découvertes. Tout ce que les Anglais et Throckmorton ont fait en France l’a été grâce à lui. Le roi d’Espagne, au courant de toutes ces intrigues, ne veut voir que la sédition dans la maison de son voisin ! Il ne s’agit plus maintenant de recevoir le conseil d’un roi étranger. Le roi de France est majeur. Il peut gouverner lui-même son royaume. » Les conclusions du Concile préoccupaient toujours les esprits. Les catholiques estimaient que si les choses de la religion n’étaient pas résolues par l’autorité de cette assemblée, c’était la ruine de l’ancienne croyance ; alors l’opinion qu’il était nécessaire d’appeler à l’aide les princes étrangers ne manquerait pas de se produire. Les huguenots, d’autre part, pensaient que le fait d’accepter les décisions du Concile provoquerait inévitablement la guerre civile. Catherine de Médicis craint, elle, que le parti huguenot ne devienne le plus fort, ce qui amènerait la destruction du royaume. Conserver le royaume est bien ce qu’elle désire, et tout ce qu’elle poursuit en ce temps. Dans la conversation, elle laisse entendre que son dessein principal est la conservation de la religion catholique. Cependant, elle fait toujours comprendre que la chose essentielle est à ses yeux la sauvegarde de la couronne, jusqu’à ce que son fils soit devenu grand. Alors il pourra faire et décider ce qui lui plaira : comme si, ajoute Chantonnay, il était possible au roi de guérir, avec un mot de lui, un royaumeaussi perverti que la France ! On oubliait donc, remarquait l’Espagnol, que le duc d’Orléans (le futur Henri III), grandissait en même temps que le roi. S’il s’alliait aux hérétiques, ou se laissait séduire par eux, on les verrait se multiplier de jour en jour, ce qui serait encore le vrai chemin de faire perdre au roi son royaume. Alors on les retrouverait plus « gaillards » qu’ils n’étaient maintenant, sous la main d’un prince de Condé. L’intention évidente de la reine était de gagner du temps, de progresser, tantôt en s’appuyant sur un parti, tantôt sur un autre. C’est pourquoi elle n’accepterait jamais complètement les décisions du Concile ; et jamais non plus elle ne se déclarerait ouvertement en faveur des hérétiques. Ainsi elle reviendra au projet d’un Concile national. Dieu veuille l’éclairer ! Oui, que Dieu ait pitié, qu’il fasse que les gouverneurs appelés à se prononcer, et les membres du conseil, à la pluralité des voix, ne se montrent pas semblables à ceux qui avaient établi l’édit de janvier ! Car ce serait la fin de la religion. Ainsi médite Perrenot de Chantonnay. Donnons un regard aux fêtes qui débutent par des soupers. Les

réjouissances commencèrent le dimanche 5 janvier, au logis de M. le connétable, si peu sûr et difficile, par un souper auquel assista le roi. M. le cardinal de Bourbon donne également un souper en son logis, et à l’issue se déroule dans la cour un beau comD gitized by bat à cheval. La reine-mère tient son festin, le dimanche gras ¹, au logis appelé la « Vacherie », qui doit être une sorte de Trianon ; et l’après-midi, elle offre une « belle comédie » dans la grande salle de bal.

C’est au logis de M. d’Orléans qu’un beau repas est donné le lundi gras, à l’issue duquel un combat a lieu opposant six chevaliers à six autres. Les capitaines étaient d’un côté M. du Perron ³ et de l’autre côté le comte Rhingrave. Et ils combattirent à pied, en trois coups d’épées, et rompirent chacun une pique : ce que firent tous les autres. Le mardi gras 5, le festin fut dressé devant la porte du chenil, clos de fossés et de barrières. De chaque côté on avait installé deux estrades pour les seigneurs et les dames. Au bout du camp on voit un ermite dans son Ermitage qui laisse passer seulement les chevaliers se rendant au combat. Le « château enchanté » est une construction dont la porte est gardée par des géants, un nain et des diables, chargés de repousser les chevaliers qui s’efforceraient d’entrer.

Les quatre maréchaux de France se présentent au camp, à cheval, laissant au dehors six groupes d’hommes d’armes de six hommes commandés par Mgr le prince dauphin 6, M. de Guise qui n’est qu’un adolescent, M. le prince de Mantoue 7 et M.de Nevers, M. de Longueville et le comte Rhingrave qui entrent en exécutant une parade.

Des dames, habillées en nymphes, font ensuite à cheval le tour du camp pour se placer devant le « théâtre » où se tenait le roi. L’ermite agite sa sonnette. Les chevaliers qui doivent défendre le « < château enchanté » en sortent. Leur chef est le prince de Condé, Louis de Bourbon, qui combat pour les dames ! Cela est de moins de conséquence que les champs ensanglantés de Dreux ! Puis le roi, comme c’est la coutume ce jour-là, emmène tout le monde à son festin. I. 12 février,

2. 13 février. 3. Albert de Gondi, comte de Retz, fils d’Antoine du Perron, 4. M. de Salm, colonel commandant les Allemands. 5. 14 février,

6. Le prince dauphin d’Auvergne, François de Bourbon, qui porta le titre de prince dauphin d’Auvergne jusqu’à la mort de son père Louis de Bourbon, duc de Montpensier (1583). 7. Louis de Gonzague, qui sera duc de Nevers.


D gitized by Voilà ce qu’un Abel Jouan peut noter sur son mémorandum, bien incapable de traduire le sens, et la splendeur de ces fêtes. Mais un Ronsard nous fournit une indication fort utile dans la

  • bergerie », d’un genre si nouveau, qu’il avait composée pour le

Carnaval de Fontainebleau. Il s’agit d’une pastorale symbolique, accompagnée au son de la « lyre » ¹. Les rôles sont écrits pour être tenus par les enfants de France. Henri d’Orléans jouera celui d’Orléantin ; François a’Anjou, celui d’Angelot ; Henri de Navarre sera Navarrin ; Henri de Guise devient Guisin ; Marguerite de Valois, sera la Margot et la reinemère tiendra le rôle de Catherine la bergère ! Voici chez nous l’Arcadie de Sannazar ; et les vers de Virgile rajeunissaient sur les lèvres des enfants bergers. Mais ils retentissaient à Fontainebleau, où la reine-mère recevait dans sa « Vacherie », aimant à jouer à la fermière. 61

A Fontainebleau, il était si plaisant, en la belle saison, de parcourir la forêt, de boire le lait dans la bergerie : Car toujours la nature est meilleure que l’art ! Mais écoutons Orléantin, qui appréciera le beau langage, et parlera si bien, débuter sur la petite scène : Icy diversement s’émaille la prairie, Icy la tendre vigne aux ormeaux se marie, Icy l’ombrage frais va les feuilles mouvant, Errantes, ça et là, sous l’haleine du vent ; Icy de pré en pré, les soigneuses avettes Vont baignant et suçant les odeurs des fleurettes ; Icy le gazouiller enroué des ruisseaux S’accorde doucement aux plaintes des oiseaux ! Ainsi l’image du printemps fait oublier la saison rigoureuse, les arbres dépouillés, la fontaine qui est peut-être captive sous le gell

Quel repos, en cette époque troublée, quel plaisir entre raffinés qui ont déposé les armes, d’imaginer qu’ils mènent leurs brebi paître les herbages de France ; qu’ils écoutent chanter dans l’antre le chœur des petits bergers sous la houlette de Catherine, à Fontainebleau ! Dans le château royal, les souvenirs de la France 1. C’est une viole.

D gitized by de saint Louis rejoignent le rêve italien de François Ier ; et ceux qui ont fait le voyage de Rome retrouvent la Ville avec ses statues dans les jardins. Voici, dans la cour, le cheval qui est celui de Marc-Aurèle, l’escalier monumental dû à Philibert Delorme, la porte à l’italienne qui donne dans le délicieux jardin où règne la Diane chasseresse, là où l’on admire les statues de Rome, le Laocoon en bronze, le Tibre, l’Ariane endormie, en bronze doré, qui passait pour être une Cléopâtre. Ici la « source cristalline » > près de laquelle on avait placé les bustes des dieux, des empereurs, de Commode qui se faisait appeler Herculanus et se montrait vêtu d’une peau de lion. Que dire des bains à l’antique, ornés de bronzes et de marbres ramenés d’Italie ? Où s’arrêter dans les appartements ? Voici la merveilleuse salle de bal où le Primatice a peint les légendes voluptueuses de la vie des dieux, les tapisseries de François Ier, la galerie décorée par les meilleurs artistes de l’Italie, qui racontent les amours de Vénus et de Mars, les aventures d’Ulysse chez Polyphème, Vulcain, le banquet des dieux, et la récente victoire française qui est la prise du Havre. Dans la chambre du roi, on voit le tableau de Raphaël représentant la Vierge et l’enfant Jésus, la « belle jardinière ». Les satyres dansent sur les linteaux des cheminées. Au sommet de la tour, Vulcain frappe sur l’enclume les heures païennes ; dans les soussol, des piscines d’eau chaude et d’eau froide, invitent au bain. Au programme des fêtes figuraient les combats des Grecs et des Troyens. Des Grecs et des Troyens, tels apparaissent les gentilshommes français, des Grecs et des Troyens les catholiques et les huguenots !

Mais la reine-mère a fait représenter aussi la Belle Genièvre, traduite de l’Arioste. Et c’est M. Castelnau de Mauvissière, ambassadeur de France auprès d’Elisabeth d’Angleterre, qui récitera lui-même la conclusion pour « la fin d’une Comédie >>. Rien de plus ailé, de plus shakespearien avant Shakespeare : Icy la Comedie apparoist un exemple Où chacun de son fait les actions contemple : Le monde est le théâtre et les hommes acteurs, La Fortune qui est maîtresse de la sceine Appreste les habits et de la vie humaine Les lieux et les destins en sont les spectateurs ! Car tel qui représente le personnage d’un puissant prince, demain jouera celui d’un bouffon, aussi bien sur le grand théâtre du monde que sur le petit ! Le prince de Condé, qui avait rempli, suivant Ronsard, celui d’un personnage de la Tragédie, pouvait bien le comprendre. Et la leçon s’adressait encore à d’autres ambitieux, aux belles dames dont le visage était fardé, mais pas plus dissimulé que leurs sentiments : L’un vit comme un pasteur, l’un est roy des provinces, L’autre fait le marchand, l’autre s’égale aux princes, L’autre se feint contant, l’autre poursuit du bien : Cependant le souci de sa lime nous ronge Qui fait que notre vie est seulement un songe, Et que tous nos desseins se finissent en rien ! Des « desseins » qui ne devaient donner aucun résultat ne correspondaient d’ailleurs ni au tempérament optimiste, ni à la fonction de la reine-mère.

Observons-la, tandis qu’elle accueille le nouvel ambassadeur d’Espagne. Francès de Alava était arrivé le 19 février, mis en retard par des mauvais chemins. Catherine lui avait fait préparer son logis dans un pavillon donnant sur le jardin. Et Montmorency est chargé de recevoir Francès de Alava, de lui rendre des honneurs exceptionnels, comme on n’en a jamais fait à un autre ambassadeur. Mais Chantonnay, qui connaît bien son maître, de rire sous sa cape : « Ils sont bien aveuglés s’ils pensent le tromper et le gagner. Comme s’il pouvait faire ici autre chose que d’observer scrupuleusement la volonté du roi d’Espagne ! » Quand don Francès fit son entrée au château avec Chantonnay, Charles IX et la reine-mère écoutaient le sermon du premier dimanche de Carême par le cardinal de Lorraine ; il semblait l’un des meilleurs, et le plus substantiel que l’éloquent prélat eût prononcé de sa vie. La grande salle de Fontainebleau était pleine de monde. Les « papistes » acclamaient l’orateur. Mais parmi les huguenots, on remarquait Mme de Ferrare, le prince de Condé et le cardinal de Châtillon. Le sermon terminé, et durant l’invocation, les gens devaient se mettre à genoux. Or certains restèrent debout. Et le roi irrité dut se lever, leur faisant signe de s’agenouiller, et de prêter attention. Puis Catherine de Médicis demanda au prince de Condé ce qu’il pensait du sermon : « Le cardinal sait très bien dire ce qu’il veut dire », répondit courtoisement le prince.

CATHERINE DE MÉDICIS D gitized by

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1 Les ambassadeurs déjeunèrent avec le cardinal de Bourbon et le prince de Condé. Ce dernier montrait à don Francès beaucoup d’amitié apparente. Le même sentiment se manifestait au cours des conversations que l’ambassadeur eut avec le roi et la reine.

Charles IX l’écouta en effet avec attention. Mais lorsque don Francès, suivant l’instruction qu’il devait exécuter à la lettre, lui déclara que le roi d’Espagne, bien que satisfait des services de Chantonnay, l’avait néanmoins envoyé auprès de la reine, comme une personne sûre en qui on pouvait se fier, car il ne s’agissait pas moins que de conserver la couronne pour son fils, menacé dans sa vie par certains de son entourage, le petit roi dit vivement : « Comment ? Comment ? » Alors il avait regardé sa mère d’un air soucieux, suivant son habitude ; Catherine de Médicis lui avait donné deux petits coups coude pour le rassurer. Perrenot de Chantonnay faisait, lui, ses visites d’adieu : au due d’Orléans, à Mme Marguerite sa sœur, deux enfants vraiment bien charmants.

Puis les deux compères se rendirent chez le connétable, chargé de les accueillir ; mais il sortait de son lit, souffrant de la goutte et d’un rhume.

→ Je suis vraiment navré de vous voir si faible, dit don Francès, et vous rapporterai une autre fois ce que le roi d’Espagne m’a commandé de vous dire… — Dites-le moi tout de suite ? — Ce n’est pas la peine ! Ainsi Francès de Alava semait l’inquiétude, tout en se conformant à l’instruction donnée à Monçon : ne pas changer d’attitude, tandis que Chantonnay serait encore là. Durant le tournoi, don Francès se tint à une fenêtre du château, auprès de la reine-mère. Charles IX et son frère le duc d’Orléans prenaient part au jeu. On pouvait observer que le roi, sous les armes, se comportait vraiment en homme. Déjà il avait rompu quelques lances avec fort bonne grâce. Mais en portant les coups d’épée, on voyait bien qu’il ne déployait pas toute la force dont il était capable ; et ceux qui le combattaient agissaient de même.

Le tournoi terminé, la reine-mère appela le nouvel ambassadeur d’Espagne. Mais quand don Francès commença à lui parler avec D gitized by gravité, et surtout de l’entrevue projetée, Catherine de Médicis sembla embarrassée. Elle passait d’un sujet à l’autre, reconnaissant toutefois que l’entrevue demeurait le seul remède : Le roi mon fils (ainsi Catherine nommait son gendre Philippe II) ne veut pas y venir ? C’est votre faute, Madame, car vous ne voulez pas envoyer dire clairement au roi d’Espagne quels objets y seront débattus. Il doit les méditer, y penser, les faire peser. Si vous n’avez pas confiance en moi, le fait que le roi d’Espagne m’accorde sa confiance doit cependant vous inciter à faire de même. Alors Catherine de Médicis fut prise d’un accès de rire : << Je me fie pleinement en vous. » Mais il fut impossible de tirer d’elle autre chose. Don Francès, en écrivant ce soir là, le 23 février, au duc d’Albuquerque, gouverneur de Lombardie, lui livrait ses premières impressions. Il venait d’essayer de voir s’il était préférable de négocier avec la reine d’une manière aimable plutôt qu’avec des menaces. Il avait usé de ce ton. Mais Catherine avait répondu de même. Certainement, elle était très fausse, et d’un esprit dissimulé !

Toujours Catherine de Médicis affirmait que la religion et le service de Dieu étaient l’essentiel. Mais dès qu’on lui parlait des décisions du Concile, elle répondait qu’il y avait encore un état de guerre avec les Anglais ; que le royaume se trouvait en grand trouble ; qu’elle et son fils feraient tout pour la religion, mais peu à peu, lentement.

La reine sert donc d’abord la couronne, et après seulement la cause de la religion, si elle le peut : telle était l’impression de don Francès.

Ainsi nous apparaît l’envers de la « Comédie » de Fontainebleau, qui touche parfois au drame. Orléans est trop enfant pour y avoir tenu un rôle. Il a récité les vers de la Bergerie de Ronsard, sans avoir aucune liaison avec sa sceur Margot, une autre enfant, comme on le répète toujours, d’après des vers mal compris du poète. Il a commandé le peloton qui se lança à l’assaut du « château enchanté », pour délivrer les dames, et vu la tour s’écrouler dans un embrasement de feu d’artifice ; il a fait de l’escrime contre Silvio, son « tireurs d’armes », 1. Elle voulait dire par là que la paix n’était pas signée. D gitized by et regardé les sirènes s’avancer en son logis récitant les vers de Ronsard :

Nous venons donc, o roy, selon raison Te saluer en la belle maison Que ta largesse à ton frère a donnée… Mais déjà il fallut songer au départ. Chantonnay s’éloigna le premier, plein de rancune, après avoir écrit au pape que la reine-mère faisait élever son fils suivant la confession d’Augsbourg. Catherine s’en montra indignée. Elle n’aurait donc eu aucune religion, pour professer la foi de l’une et élever son fils dans l’autre ! La manière dont elle vivait montrait que ses intentions étaient pures ! Chantonnay, déclarait-elle, avait simplement essayé d’allumer la guerre entre elle et Philippe II. Le cardinal de Lorraine paraissait alors fort suspect. Est-ce, comme l’insinue Chantonnay, pour lui faire quitter plus tôt SaintMaur qu’on lui avait affirmé que le roi était sur le point d’aller à la chasse dans les domaines de la maison de Lorraine, et qu’il commencerait son voyage chez lui, pour « manger avec toute la cour » : propos bien déplacé, s’adressant à une personne rentrant d’un long voyage, et conservant toujours le deuil d’un frère. Le cardinal avait d’autres sujets de mécontentement. La reine, pour montrer qu’elle était informée de tout, ne lui avait-t-elle pas dit : — Vous êtes en correspondance suivie avec le cardinal de Granvelle !

— C’est vrai, et mon devoir est de maintenir des relations avec lui pour être au courant des progrès de la religion catholique qui m’intéressent. Mais pour le reste je suis un fidèle sujet du roi de France ¹. Si mes services ne lui sont plus agréables, qu’il me donne mon congé, et je résiderai à l’étranger ! Dans les premiers jours de mars, quand les bourgeons luisent sur les arbres de la forêt, que les premières pousses indiquent la confiance et la vie, on s’entretenait toujours à Fontainebleau, autant que du départ prochain, de l’espoir apporté par le courrier 1. Il va devenir, il est peut-être déjà un serviteur du roi d’Espagne, servant d’informateur à l’ambassadeur d’Espagne sous le nom de El amigo. Mais le cardinal, qui dirigera les affaires en 1569, agira aussi dans un sentiment de l’intérêt français. Alors les Espagnols le tiendront pour suspect. Cela dépend du crédit qu’on lui accorde à la cour.


' de M. de Lansac, chevalier de l’ordre, parti dans les premiers jours de tévrier, porteur de lettres si amicales de Charles IX et de Catherine pour le roi Philippe II. Lansac était chargé de l’adoucir, et surtout de lui dépeindre l’état prospère du royaume de France, qui ne l’était guère cependant. Ces bons rapports, renoués avec le roi d’Espagne, passionnaient le monde catholique des parlementaires. Car beaucoup de gens, désespérés, se tournaient maintenant vers lui. Ils auraient bien voulu savoir s’il donnerait vraiment aide et secours au roi chrétien son frère, et à la foi catholique. Le connétable Anne de Montmorency, qui allait mieux, en parlait, assure don Francès de Alava, les larmes aux yeux. Montmorency, donné comme mourant, ressuscitait aux yeux de la cour. Il était toujours en place ; et ceux qui s’attendaient à le remplacer, l’amiral ou Brissac, en furent pour leurs frais. Des nouvelles, irritantes comme la saison, se succédaient. En Provence, en Dauphiné des religieux avaient été tués ; à Rouen par contre, les huguenots étaient entrés dans une église, où l’on faisait un sermon, en chantant des Psaumes, en se moquant de ceux qui se tenaient à l’intérieur. Or, après la messe, les catholiques, tirant leurs épées, avaient tué dix ou douze huguenots. Cela était si fréquent !

Certains estimaient qu’il convenait de remplacer bientôt Blaise de Monluc en Guyenne, où la présence de l’homme du roi d’Espagne semblait nécessaire aux Espagnols. On pensait l’attirer ici, en lui disant qu’on le ferait entrer au conseil privé. Mais le Gascon rusé tenait à conserver sa tête sur ses épaules ; il ne vint pas, demanda un évêché pour son fils ! Un courrier du Languedoc apportait la nouvelle que Damville venait de faire pendre un des principaux ministres. Les Châtillons, exaspérés, réclamaient la révocation de Damville que le roi et la reine refusaient. Quant à la duchesse de Ferrare, elle eût voulu obtenir la permission de faire des prêches dans sa maison, ce que la reine-mère ne voulait accorder : « Je suis fille de roi, disait la duchesse ; et la princesse de Condé a bien fait prêcher chez elle certain ministre, je ne sais plus quel jour ! » « Certes je vous ai toujours reconnue pour fille de roi, répondait la reine-mère. Mais si la princesse de Condé a fait faire ce prêche, moi je ferai diligence de saisir le prédicateur ; et je ferai de même, pour le vôtre ! » La duchesse de Ferrare quitta aussitôt la cour, furieuse, réclamant, ce qui devait être un coup sensible, qu’on lui D gitized by rendit les 80.000 écus qui lui étaient dûs. Cette soumission catholique indiquait à l’ambassadeur que l’on pensait sérieusement au voyage de Lorraine ; mais selon lui, elle n’agréait pas aux Montmorency. Catherine faisait même le siège du cardinal de Châtillon : « Laissez l’habit et mariez-vous, et renoncez à vos bénéfices en faveur du cardinal de Bourbon ! » L’amiral, si cher au roi, allait regagner sa maison, très mécontent d’un propos de la reine-mère. Car les délégués des huguenots de Rouen, de Blois, d’Amiens, de Sens, et d’autres lieux, étaient arrivés pour se plaindre à Charles IX des mauvais traitements que leur infligeaient les papistes, qui avaient tué de nombreux réformés depuis le dernier édit. Le roi et la reine-mère les avaient accueillis dans la maison de M.de la Roche-sur-Yon : « On verra ce qui s’est passé, et ce qu’il faut faire. » Et comme ils insistaient, la reine répéta : « Je vous ai déjà dit qu’on verra, et qu’on étudiera tout cela. » L’amiral, s’avançant, avait dit alors au roi : « Sire, je suis toujours prêt à vous servir, avec mes trois mille gentilshommesl » > Mais Charles IX avait fait aussitôt appeler le très catholique Montpensier. C’est donc bien portant une rancœur justifiée que l’amiral devait regagner Châtillon, sa belle maison entourée de forêts, si élégante et claire, avec ses terrasses à l’italienne qui dominaient le Loing.

Les préparatifs du voyage étaient achevés. L’ordre du départ allait en fin être donné. Mais la confusion régnait à Fontainebleau dans les esprits. Deux fois les trompettes furent mandés pour annoncer ce départ : deux fois on déclara qu’on n’irait pas en Lorraine, ce qui était en effet l’opinion qui paraît l’avoir emporté au conseil. On attendait enfin, dans la nuit du 12, la réponse de l’Angleterre. Ici

était l’espoir : faire la paix avec les Anglais, dans ces jours troubles et troublés. D gitized by


IX

LE TRAIN DU ROI



La trompette sonna le réveil au matin du lundi 13 mars. Il est temps de regarder le train se rassemblant, encadré par les régiments, qui formeront une longue colonne sur les routes de France, alors le plus souvent de pauvres chemins

de terre. On va passer sur les ponts flottants des rivières, aborder la montagne. Il y a dans ce train une partie de l’écurie du roi et de la reine-mère qu’il est possible de décrire, grâce aux comptes de sa maison que nous avons conservés. On pense à quelque harka marocaine.

La maison du roi est conduite par le grand écuyer de France, Claude Gouffier, marquis de Boissy, capitaine des cent gentilshommes de la maison, qui porte la casaque de velours rouge ; par le prévôt de l’hôtel ; par le capitaine des gardes, M. le sénéchal d’Agenais ; par le capitaine des Suisses. M. de Boissy a sous ses ordres le héraut d’armes, le trompette, le conducteur du chariot et du coffre, les maréchaux-ferrants, le capitaine des mulets du coffre, etc.

Les chevaux ont été fournis par la grande écurie où l’on faisait le dressage, et par la petite écurie. La bête d’amble du roi est Gonnor[16], et son petit cheval, le Nain. Les autres chevaux se nomment Fontaine, Moreau, Belleface, Larcher. Le grand cheval est le Comte, qui servira pour les joûtes. Charles IX a son coche, sa litière de parade traînée par des mulets, son chariot doublé de velours vert, à filets dorés, verni et peint, avec des coffres, dont l’un forme le siège du cocher. Le jeune roi chasseur emmène avec lui ses petits chiens de chambre dans un coffre, ses dogues et ses levrettes, le capitaine de ses bêtes, les valets de fourrière, les valets de cuisine, le trésorier de la maison, des barbiers, plusieurs apothicaires, cinq médecins et des chirurgiens, M. Lavenot et Jean d’Amboise, son secrétaire, M. Hamon, et M. Simon Nicolas, son notaire ; cinq officiers de cuisine, cinq sommeliers, Guillaume Verger, le maître queux, neuf nains, Vaumesnil le joueur de luth, et Cornille, le joueur de lyre, des messagers, des trompettes, des tailleurs, des cordonniers. En cours de route, à l’occasion des fêtes de Bayonne, on verra le cortège s’alourdir des coffres qui contiennent tout un matériel de tournois, les épées recourbées, les piques, les lances pour courir la bague, les selles décorées ; les costumes pour déguisements : grecs, albanais, maures, espagnols, troyens. Des malles de cuir noir, décorées de clous d’or, contiennent les ustensiles. La belle haquenée, qui doit être présentée à la reine d’Espagne, prendra rang dans le cortège.

L’écurie de la reine-mère semble plus considérable encore, et plus fournie de laquais et de valets de pied. Catherine de Médicis mène avec elle les « filles demoiselles » qu’elle tient sévèrement ; la troupe des enfants royaux ; d’autres enfants, dont sera Henri de Navarre et le petit du Perron.

On peut compter dans le convoi soixante montures qui portent les bagages ou sont attelées aux chariots. Catherine de Médicis a un coche tiré par six chevaux de trait, deux chariots branlants, c’est-à-dire suspendus, menés chacun par quatre chevaux, un coffre traîné par les seize mulets ; et d’autres portent son lit, ses malles, les affaires des filles. Dans les coffres de la Chambre sont les draps de soie, la garde-robe, ses bassins, ses registres, ses rôles, ses papiers, son écritoire, son argent, ses chapeaux.

Un petit coche transporte la garde-robe et la tapisserie.

Le cocher de la reine-mère est Gabriel Bonault. Catherine a encore huit laquais de corps, cinq laquais de pied pour les filles-demoiselles, trois valets de pied, cinq palefreniers, dix aides, deux conducteurs de la litière de corps. La reine-mère dispose pour sa personne de six petites montures haquenées : Passac et le Traquenart gris, Brissac, Ferrare, la Perle, la Pye, le cheval Pasquier, la Duchesse, le Gascon, le Connétable, le Royal, le Cardinal. Les haquenées des demoiselles sont : Bressuire, Lamirande, Therme, Montal, Guionnières, Rouet, Couain, Gastinières, Charansonay, la Gouvernante et Loubet. Parmi les bêtes de relai et les courtauds, on trouve le Crin blanc, la vieille Gouvernante, la petite haquenée grise d’Allemagne à courtes oreilles, le courtaud noir, le courtaud noir d’Auvergne, le courtaud gris, la jeune monture Danemark, le courtaud du page allemand, la haquenée d’Auvergne fauve, la porte-bagues, le porte-lit, le courtaud fauve allemand, trois courtauds de poil souris, le cheval du maréchal de forge, le cheval du nouveau page, le cheval du pourvoyeur, et deux mulets de bât pour transporter les fruits et les confitures de la reine. Un cheval porte la mallette où Catherine a sa collation. Un petit chariot est réservé pour la folle et sa gouvernante.

Et sur le chemin, on louera encore d’autres chevaux, suivant les besoins.


X

L’ENTRÉE À SENS



Au sortir de Fontainebleau, le 13 mars, on traversa dans l’après-midi Moret, pour coucher à Montereau, où l’Yonne tombe dans la Seine. Un agréable château se trouve entre les deux rives.

Le lendemain, arrêt au village de Pont-sur-Yonne. Départ après le déjeuner ; on traverse la rivière sur un pont de bois. Ainsi, ayant chevauché tout le jour, la famille royale fait son entrée à Sens. C’était alors une grande ville, et fière de son archevêché, la métropole de Paris.

La ville de Sens, de tradition fort catholique, demeurait sous la tutelle du cardinal de Guise, et du lieutenant criminel Robert Hémard. La nouvelle religion s’y était répandue, comme dans d’autres villes au clergé très puissant, principalement dans le monde des gens du bailliage, des avocats, des procureurs, et aussi dans le petit peuple des imprimeurs et des artisans. Six cents personnes se réunissaient parfois hors de la ville, sur les remparts, pour assister à la Cène. Il y avait à Sens un ministre et un temple. Quand l’édit de janvier fut envoyé dans cette ville pour y être publié, les catholiques répandirent le bruit que les réformés allaient s’emparer de la cathédrale pour y tenir leurs prêches, qu’ils allaient y piller l’insigne trésor. Les bourgeois inquiets prirent alors la garde sur les remparts, et les maisons des huguenots furent marquées d’une croix, surtout celles des riches. Au mois d’avril 1562, un dimanche, il y avait juste deux ans, des vauriens recrutés jusque dans les villages voisins à un « teston » par jour, grossis d’une troupe excitée par les sermons d’un jacobin, se précipitèrent au pillage. Le vol entraîna le massacre de deux cents personnes peut-être. Les corps affreusement mutilés de certaines victimes, jetés dans l’Yonne, flottèrent jusqu’à Paris. Telle avait été, dans la ville du cardinal de Guise, la première manifestation hostile à l’édit de janvier. Le massacre de Sens, préfigurant ce que sera à Paris la Saint-Barthélémy, fut représenté sur l’une des planches énergiques du Recueil de Tortorel et Perissin, image populaire répandue par les réformés pour les besoins de leur propagande.

Mais les événements s’oublient vite, en cette époque ardente et vigoureuse. Les enquêtes ordonnées sur les massacres avaient simplement amené l’expulsion de ce qui restait à Sens de fidèles à l’Évangile. Qui se souvient de la requête adressée par Condé à la reine-mère à cette occasion ? Qui retrouverait l’émotion suscitée par la planche figurant les massacres ?

Hors de la « porte d’Yonne », le bailli de Sens marche à la tête de la noblesse jusqu’au bout du faubourg Saint-Didier. Le cortège royal pénètre dans la ville qui surprend chacun par sa propreté, car dans les rues circulait une eau courante. Pour faciliter le passage, on a décroché les enseignes, les auvents ont été rabattus. Des tapis pendent aux fenêtres. Comme on arrive à la nuit, des enfants portent des torches ; et d’autres sont placées devant les maisons. Telle était la façon de pavoiser et d’illuminer.

Sous la porte, Me Robert Hémard, celui qui présida au massacre dès 1562, prononce une harangue en présentant les clefs de la ville. Il expose avec gravité que les dons et grâces de Dieu, brillant dans le jeune roi et ses frères, sont ceux dont les bons rois furent parés dans l’Ancien Testament. Il n’oublie pas, s’adressant à Charles IX, d’accorder sa louange à la reine-mère « qui fera florir vos ans, remplira vostre vie de toute félicité et vostre nom de grande gloire et bénédiction éternelle. » Une harangue fut débitée à Catherine, à la pitié de laquelle Condé en avait appelé, il y avait deux ans. Sur quoi, l’artillerie tira les salves accoutumées.

Voici les vingt-six petits garçons, de l’âge de douze ans, tous habillés de la même façon, portant collerettes bleu turquoise, passementées d’incarnat et de blanc, aux armes de Charles IX. Ils crient : Vive le Roi ! Le lendemain les officiers municipaux renouvelaient les harangues, qu’ils accompagnaient cette fois d’un présent : un vase d’argent doré, de forme antique, pesant douze marcs et payé par la ville cent cinquante écus soleil. Le duc d’Aumale[17] reçoit, lui aussi, sa coupe d’argent doré. On alla visiter la ville qui le méritait bien. Après quoi Charles IX se rendit au tir des arquebusiers, où il tira avec eux, n’étant pas maladroit.

Le roi quitte Sens le vendredi 17, passe le pont sur la Vanne, couche à Villeneuve-l’Archevêque, dans une jolie bastide, où il demeure deux jours. On reprend la route pour aller déjeuner à Saint-Liébault, pauvre village. Mais les gens sont plaisants ; et, sur le chemin de Saint-Lyé, petit village et château, voici que s’avance une troupe de sauvages et de satyres. Un capitaine les conduit, grimpé sur une licorne. Quant aux sauvages, ils montent des ânes et des boucs !

On approchait de Troyes, la « grande ville » qui devait offrir une entrée.


X

UN SÉJOUR À TROYES



Ici on était en Champagne, le gouvernement du jeune Henri de Guise, qui a créé pour lieutenant, le duc d’Aumale, gouverneur. La Champagne est une vieille terre catholique, mais narquoise, très avancée dans le mouvement de son esprit à cause du passage des étrangers attirés par les foires, et surtout grâce à l’activité du commerce du livre et du papier. Troyes était sur le passage de Genève. Les gens des campagnes semblaient simples comme leurs moutons ; ceux des villes, frondeurs, agités par le vin pétillant du pays, colériques et rieurs. Troyes, c’est le pays de la vieille draperie, des tanneries, des teintureries, des gens qui savent réfléchir et compter. On y voyait aussi des artistes habiles à tailler la pierre de leur région, un peu plus dure que la craie, pour en faire des images vivantes ; ils pratiquaient aussi bien le style nouveau d’Italie que celui des bords du Rhin. Mais les gens de Troyes étaient français surtout, épris de grâce, pétris d’esprit, amateurs de spectacles. Dans le collège de la petite ville avait grandi Passerat, latiniste accompli.

La « terre est mauvaise » pour la semence de l’Évangile, comme le marquera l’auteur de l’Histoire ecclésiastique, Théodore de Bèze. En dépit, ou à cause des prêches de Carracioli, évêque de Troyes, le mondain prince de Melphe, acquis à la nouvelle religion, et qui en devint le ministre, la Réforme ne prit pas dans la ville de fortes racines. Il faut ajouter que Troyes avait été terrorisée par les triumvirs, et qu’elle demeura sous le vigoureux contrôle du duc de Nevers, et de son lieutenant Desbrosses. Leurs soldats dans la ville faisaient baiser sans réplique la croix de leurs chapelets, et la chaire du ministre y fut brûlée. Récemment, quand le corps de François de Guise, ramené à Joinville, dut traverser Troyes, quelques riches maisons suspectes furent pillées. Troyes semblait donc une ville unanime à se presser sur le passage du roi. Anne de Montmorency, quand il en fit la reconnaissance le matin, avec M. d’Andelot, y pénétra seulement avec quelques compagnies.

Les différents « corps de ville » et les habitants se sont portés au-devant de Charles IX au faubourg Saint-Martin. En tête marchent les quatre compagnies de la milice troyenne, armées de dagues et d’épées. La troupe se forme en carré autour du roi. Dans le cortège on remarque un grand nombre « de sauvages bien accoutrés ». Ils sont semblables à ceux entrevus sur la route, rappelant ces fréquentes enseignes à l’homme sauvage qui ont tant diverti l’imagination des gens d’autrefois. Le capitaine des sauvages est monté sur une licorne (l’unicorne protégeant la sagesse des vierges) ; les autres chevauchent des boucs, des ânes, des chèvres. Mais ce que sauvages annonçaient au roi, comme le dit leur enseigne, c’est une France plus grande, promise par les huguenots :

Non seulement la France en paix tiendras
Mais accroistras aussi bien qu’Alexandre
Tant que sauvaiges, ains que mourir, verras,
Ô puissant roy, soubs ton pouvoir se rendre.

Ils vont armés d’arcs, de flèches et de massues, comme les peuplades récemment reconnues en Amérique.

Une troupe de satyres déployait, ce qui est singulier, l’étendard de Diane, la chaste déesse. De nombreux bourgeois et des marchands avaient arboré la livrée du roi : leur guidon est celui de la ville, l’étendard aux trois couleurs : blanc, bleu et incarnat. Le maire, les échevins, les conseillers s’avancent ensuite. Le bailli fait les présentations au duc d’Aumale. Harangues. Les gens formant le a corps de ville » remontent à cheval pour gagner la porte du beffroi.

Le roi et sa suite s’étaient arrêtés au couvent de Saint-Antoine pour y faire la collation. Charles IX saute sur un cheval frais pour entrer dans sa bonne cité. Ici, comme ailleurs, le maire présente les clefs, fait une harangue. Et tandis que le roi l’écoute, il peut voir sur la porte le groupe représentant Charlemagne, Minerve et la Victoire. Charlemagne semblait vouloir dire que les vertus de l’aïeul refleuriraient dans l’enfant.

Le cortège se remit en marche. On remarquait Henri, duc d’Orléans, dans sa robe de drap d’or ; François, duc d’Angoulême ; le connétable Anne de Montmorency, les ducs d’Aumale et de Guise, le jeune prince de Navarre, le cardinal de Bourbon et le prince de Condé, M. d’Andelot, le duc de Montpensier, le prince de la Roche-sur-Yon, le duc de Nevers. Les troupes françaises et écossaises, armées de courtes piques, terminaient le cortège.

En face de l’hôtellerie des Trois Têtes, sur un échafaud, on voyait la France environnée de trophées ; des inscriptions rappelaient ses victoires. Sur la place du Marché au blé, devant l’hôtellerie du Laboureur, deux colonnes s’élevaient avec les statues de la Justice et de la Piété, formant la devise de Charles IX : Pietate et Justitia. Aux Quatre Vents, s’érigeait un arc de triomphe où l’on admirait Minerve, Pallas et saint Louis. Enfin, devant l’Hôtel-de-Ville, on voyait un autre arc, surmonté d’une pyramide, « symbole de la constante fidélité des habitants de Troyes envers le souverain ». Sur cette place, la fille du maire s’avança, montée sur un char, présentant au roi un anneau d’or et un cœur. Elle débita ce quatrain :

En un anneau tout rond et d’or bien éprouvé
Je vous offre le cœur de la cité Troyenne ;
Quelquefois le voyant, Sire, qu’il vous souvienne
Que son cœur est tout rond, et tel sera trouvé.

Le roi descendit à l’Évêché ; et la reine-mère et ses dames entrèrent après lui dans la ville.

Le lendemain, les gens de Troyes venaient supplier le roi de leur faire justice de plusieurs choses, de les conserver pour le service de Dieu et le sien. Le roi leur répondit qu’il les maintiendrait toujours dans la religion catholique : ils pouvaient en être assurés. En cet instant s’éleva un grand cri, parti de la bouche d’une vingtaine de femmes : « Justice, roi, justice ! Les papistes nous maltraitent et nous font mille tyrannies parce que nous vivons dans notre nouvelle religion, pour le service de Dieu, et le vôtre ! »

Le roi tourna la tête vers M. d’Aumale : « Qu’on les prenne et que l’on sache qui les a fait venir ici ! » L’enquête montra que c’était un huguenot de Paris qui fut arrêté aussitôt. On ne sait guère ce qu’il devint.

Il fallait montrer aux gens de Troyes que Charles IX était un bon catholique. C’est pourquoi, la veille du dimanche des Rameaux (25 mars), le roi toucha dans la Cathédrale les écrouelles de deux cents malades scrofuleux. Le jeudi-saint, il fit la Cène à l’Évêché, lava les pieds à treize enfants pauvres qu’il servit à table. Et la reine-mère lava de même les pieds de treize jeunes filles pauvres.

La Semaine sainte, les offices avaient été suivis avec ferveur, aussi bien qu’on aurait pu le faire dans la chapelle de Philippe II lui-même. Le roi voulut voir communier de nombreux seigneurs, surtout ceux qui étaient soupçonnés de ne pas vouloir recevoir le sacrement ; et la reine-mère agit de même à l’égard de toutes ses dames. Et tous ceux ou celles qui n’auraient pas accepté la communion auraient été chassés de la cour. Mais à quatre lieues de Troyes le prince de Condé, M. d’Andelot et d’autres célébraient, suivant leur rite, la Cène huguenote.

À défaut de viande en Carême, le vin pétillant coula beaucoup. Don Fran apprit à connaître le de Champagne, car prince de la Roche-sur-Yon[18] lui en envoyait de trois ou quatre sortes, ce qui est en France signe de grande amitié.

La fête de Pâques tomba le 2 avril. Le mardi, eut lieu le grand banquet dans la salle du Palais Royal. Le roi et la cour participaient à des courses de bagues, à des assauts d’armes dans le jardin. Les laquais s’en mêlèrent et la lutte dégénéra en pugilat. Un jeu de barres fut établi ; le jeune Henri de Navarre, avec les autres enfants de France, s’y précipite, et d’une telle ardeur qu’il fait une chute malheureuse, et tombe sans mouvement. On dut le saigner sur place. Et ce furent, par la suite, de belles promenades en bateau sur le canal des Trévois.

Il faut dire que l’ordonnateur de ces fêtes était Dominique Florentino, peintre et sculpteur. D’autres artistes de la ville le secondèrent François Gentil, François et Nicolas Pothier, Augustin Cotelle, Nicolas Passot, Laurent Gallois, Pierre Thays, Nicolas Charonnat, Nicolas Cordonnier, Edme Huot, et Genest Collet. Les inscriptions latines avaient été rédigées par Passerat, alors premier régent du Collège de Beauvais à Paris.

La ville offrit encore à la reine-mère du linge fin, spécialité de Troyes, et un échantillon de tous les vins du pays. Quant au roi, il reçut un vase d’argent, ciselé par Nicolas Boulanger.

Mais à Troyes, où l’on devait rester vingt jours, se poursuivit un travail politique et diplomatique fort important. D’abord le roi reçut les plaintes du procureur de Sens, Jacques Penon, qu’il n’avait pas eu le loisir d’entendre à son passage. Enfin les réformés de Troyes dressèrent une liste des crimes, meurtres, spoliations, iniquités dont ils se considéraient comme les victimes.

Le 27 mars, au soir, arrivait M. d’Andelot qui demandait à la reine-mère la permission de tenir des prêches dans trois ou quatre villes de la région, et à Nantes. Catherine répondit :

— Andelot, occupez-vous de votre charge et de vos affaires, et ne vous faites pas le protecteur des sujets du roi mon fils !

— Je m’en occupe, Madame.

Mais d’Andelot, irrité, était allé trouver le connétable pour lui rapporter ce qui venait de se passer, Anne de Montmorency donna raison à la reine. Alors le jeune homme osa faire allusion à la vieillesse de son oncle, Montmorency se redressa furieux. Et comme un fou, on le vit lever son épée :

— Celui-là est vieux qui ne sait pas seulement où se trouvent ni sa tête, ni ses pieds. Et c’est bien votre cas !

Sa colère tombée, l’oncle retint son neveu à souper. Et M. d’Andelot lui montra de grands honneurs.

Ce qui réjouissait ici don Francès, c’était de constater le sentiment nouveau, et vraiment sincère, que la reine et son fils portaient aux choses de la religion. Ainsi le carême avait été rigoureusement observé, même par les demoiselles de la cour qui étaient, depuis le départ de Fontainebleau, sous la direction sévère de Mme de la Roche-sur-Yon. Car elles ne pouvaient sortir sans sa permission, ni aller en ville manger de la viande chez quelque prince. Quelle piété, que de dévotion, aussi bien de la part de Charles IX que de Catherine ! En vérité, on les avait changés. L’amiral et M. d’Andelot en levaient les bras au ciel !

La reine-mère semblait d’humeur charmante. Elle se montrait si heureuse de recevoir des lettres de Lansac, lui donnant des nouvelles de son gendre Philippe II et de sa fille Elisabeth. Rien ne lui serait plus agréable que de voir régner parmi toute la famille fraternité et amitié ! Elle allait, dans son optimisme généreux, jusqu’à avertir sa vieille ennemie, Mme de Parme, du départ d’un homme se rendant en Flandre pour exciter les huguenots de là-bas. Et Lansac écrivait que Philippe II ne ferait jamais la guerre à la France. D’abord, il ne le pouvait, manquant d’argent ; d’autre part, il avait des dettes, et les mines d’Espagne ne rapportaient plus rien.


XII

LA PAIX ANGLAISE



Le meilleur du travail diplomatique fut sans doute la signature du traité avec l’Angleterre, négocié par les ambassadeurs anglais Smith et Throkmorton, le II avril. En sorte que la ville de Troyes a vu les deux traités d’alliance les plus importants avec l’Angleterre. Mais l’un, le vieux traité, donnait notre pays, comme un protectorat, à nos antiques ennemis, tandis que l’autre nous faisait amis, nous rendait l’honneur et la ville du Havre ! Ce dernier était vraiment l’œuvre de la reine-mère et de Throckmorton, un adversaire dont elle avait fait un ami[19].

On observait que la reine-mère avait eu de longs entretiens, très amicaux, avec La Mothe Fénelon, ambassadeur en Angleterre. De quoi parlaient-ils durant des heures ? Don Francès aurait bien voulu le savoir. Mais il aurait pu aussi le deviner. Car ayant désiré de rendre une visite de politesse à l’ambassadeur d’Angleterre, celui-ci lui déclara qu’il ne convenait pas de la faire en te moment, les Français se montrant « soupçonneux ».

C’était là, semble-t-il, une façon fort diplomatique de dire aux Espagnols qu’ils n’avaient pas à troubler l’entente récente entre les deux pays.

On fit à l’occasion de la paix anglaise de grandes réjouissances, et on alluma des feux de joie.

Catherine était bien heureuse ! L’honneur était sauf, comme elle l’écrivait ! Deux femmes avaient arrangé ce que des hommes n’avaient su faire. On conservait Calais ; on recouvrait, aux moindres frais, les otages de Cateau-Cambrésis. Les négociateurs anglais s’en montraient même déçus, car la reine-mère avait percé le secret de leurs instructions. C’était un vrai triomphe pour Catherine de Médicis.

Débarrassée de la question anglaise, la reine allait pouvoir prendre la route de Bar-le-Duc[20]. Maintenant elle irait vers la Lorraine, les Guises et l’Empire ! Mais prudente, elle envoyait renouveler l’alliance de cinq ans avec les Suisses, conclue par son mari, et qui devait expirer au mois de juin.

Une fois encore, Charles IX regarda danser dans le jardin de l’Évêché, en ce printemps troyen, les jeunes filles peu vêtues.

Pauvre petit ! On cherchait depuis quelque temps à échauffer sa froide innocence. La duchesse de Nevers, fille de Bouillon, personne au cœur joyeux, épouse d’un mari facile, avait déjà conçu ce projet ! Catherine l’ayant appris avait questionné à ce sujet l’adolescent. Il avait répondu : « Mère, toutes vos dames, je les connais pour honnêtes et bonnes ! » Mais Catherine avait dit, avec ce rire irrité qui n’appartenait qu’à elle : « Madame de Nevers, allez parler au roi mon fils, car il est seul ! »

Alors on répéta à la cour que Mme de Nevers, assise un jour à côté du roi, à Fontainebleau, l’avait embrassé deux ou trois fois.

Cela se passait en la saison où les oiseaux chanteurs se poursuivent.


XIII

À BAR-LE-DUC. AU BAPTÊME



Mais déjà un bruit se répand parmi la cour. Dans trois jours, le roi va prendre le chemin de Bar-le-Duc. Chacun le comprend. C’est le commencement du grand tour de France qui va durer deux ans peut-être, suppute don Francès ; car par ce moyen « ils espèrent » arranger les choses de la religion ! Et telle avait été aussi la raison des grandes manifestations catholiques à Troyes, aux jours de Pâques, dans le fief des Guises.

Voici Saint-Sépulcre, petit village pauvre, où l’on couche. On traversera encore beaucoup d’autres « pauvres » villes et villages de la Champagne pouilleuse, Arcis-sur-Aube, Poivre, Dommartin, Écury-sur-Côle, pour arriver le 20 avril à Châlons. Dans la bonne, forte ville, et évêché, Charles IX demeure cinq jours. Puis le 26, il couche dans la jolie petite maison du May et le lendemain, à Vitry-le-François où le roi fait une entrée ; Charles IX repart deux jours après, déjeune à Bignicourt-sur-Saulx, un village, et couche à Sermaize où commencent les terres de Lorraine. La colonne s’avance, dans la campagne, jusqu’à Fains, beau village et château, où l’on déjeune avant de monter à Bar-le-Duc.

La ville basse borde l’Ornain. Dans la ville haute se dresse le château sur le rempart, avec l’église Saint-Étienne.

L’entrée à Bar eut lieu le 1er  mai. Par exception, Catherine de Médicis fit la première son entrée dans la ville, deux heures avant celle du roi. Peut-être voulait-elle indiquer à sa fille, la duchesse de Lorraine, qu’en tant que mère, elle avait grand’hâte de la voir.

L’objet du voyage était du moins le baptême de son premier fils. Catherine serait la marraine, et les parrains devaient être Charles IX et le comte de Mansfeld.

Le duc de Lorraine était Charles III, alors âgé de vingt-et-un an, pris comme otage lors de la conquête des Trois Evêchés par Henri II, et qui avait été élevé avec les enfants de France. Mais en 1559, le roi de France lui avait donné pour épouse sa fille, Claude. Et Charles de Lorraine avait repris le chemin de ses états, retrouvant sa mère Christine de Danemark, la nièce de Charles-Quint, la belle veuve dont la reine-mère disait : « Voilà la plus glorieuse femme que je vis jamais. » Prince sage et lettré, s’il en fut, Charles III respectait Catherine de Médicis comme sa propre mère. Quant au comte Pierre Ernest de Mansfeld, qui va représenter au baptême le roi Philippe II, c’était un vaillant et austère soldat, huguenot d’origine prussienne au service du Roi Catholique. Pierre Ernest connaissait d’ailleurs bien la France. Fait prisonnier à Ivoy, il avait été retenu captif au donjon de Vincennes par le connétable de Montmorency pendant cinq ans (1552-1557), jusqu’au paiement de sa rançon. Mansfeld avait pris sa revanche à Saint-Quentin, où grièvement blessé, il avait tant contribué à la terrible défaite infligée à l’armée française : à son tour, Mansfeld avait retenu Montmorency prisonnier. Aujourd’hui, les deux hommes se rencontraient à un baptême !

Car c’est là tout le drame de la maison et de la terre de Lorraine, cette affinité avec la maison et le pays de France, contrariée par l’amour de l’indépendance, et que symbolise ici une fille de France entourée des adversaires résolus du pays.

Le comte de Mansfeld arriva en grognant : « Comment ? ni le roi ni le duc n’ont envoyé personne au-devant de moi pour me montrer la route si mauvaise, où je ne savais que faire !… Ah ! ces Français !… »

Mansfeld les détestait en effet, non sans motif personnel.

Don Francès le calma, l’exhortant à se montrer plus attentif à garder la dignité d’une charge que lui avait confiée le Roi Catholique.

La duchesse de Lorraine, la mère, Christine de Danemark, arriva le 6. On était allé à sa rencontre, à quatre lieues de Bar. Elle aussi semblait fatiguée et mécontente : don Françès essaya de la réconforter, lui disant que tout le monde ici l’aimait, sans oublier le Roi Catholique.

Il pensait : Combien il serait utile pour Philippe II d’avoir auprès de la douairière une personne qui pût la conseiller ! Car elle semblait fort désemparée, craignant par-dessus tout que les Français missent la Lorraine en tel état qu’elle n’y eût plus d’autorité.

Charles IX s’était cependant rendu à sa rencontre, au-delà des murs de la ville ; et il avait mis pied à terre pour la saluer. Quand la duchesse arriva devant la reine, une de ses femmes portait la queue de sa robe. On lui dit, par courtoisie, que la chose n’était pas admissible, qu’il convenait à un homme de porter sa traine !

La cérémonie du baptême eut lieu le 7 mai. La reine-mère avait le roi son fils à sa droite, le comte de Mansfeld à sa gauche. Et elle donna au petit, le nom si cher de Henri. Don Francès, incliné, passait à Mme Claude de Lorraine, la bague, qui était le présent de Sa Majesté Catholique ; la duchesse la reçut avec une joie visible. Alors Catherine tendait à sa fille une ceinture ornée de très grosses émeraudes. Mais le Rhingrave, invité, colonel des Allemands, dit à Mansfeld « Par ma foi, les meilleures de ces émeraudes, je les ai vendues : ce sont celles que j’avais gagnées aux guerres passées dans les églises ! »

Ainsi devisaient ces hommes d’armes. La reine-mère rayonnait de joie. Elle disait au cardinal de Lorraine, qui faisait ici le majordome : « Montrez ce petiot », qui était, en vérité, très gentil. Catherine de Médicis et Charles IX lui faisaient toutes sortes de sourires, la reine-mère parce qu’elle retrouvait ses yeux dans les yeux de l’enfant ; Charles, parce qu’il lui faisait risette toutes les fois qu’il venait le voir.

La reine-mère se tourna tout à coup vers don Francès : « Le prince de Condé sera ici dans deux jours, mais c’est pour rencontrer sa femme, qui est bien mal, car l’on croit qu’elle va mourir… »

Catherine de Médicis ajouta :

— Suivez-moi, je vais vous montrer le logement de mon fils.

C’était une façon de le retenir.

La femme du prince de Condé était la pieuse, douce et charitable réformée, Éléonore de Roye. Quant au prince, Louis de Bourbon, aussi peu sérieux que sa femme était grave, mais bon soldat, brave Bourbon en cela, peu sûr de parole, c’était le singulier petit homme dont les partisans avaient fait un chef de parti ; il les suivait plutôt qu’il n’était suivi, mais en souriant — sans aucune austérité, le premier gentilhomme de France, le premier du sang entré dans une querelle de famille, comme héritier victime de la vieille rapacité des Valois.

— Sincèrement, don Francès, que pensez-vous de la venue du prince de Condé ?

L’ambassadeur fit quelques réponses évasives, et attaqua :

— Madame, il a quitté la cour pour voir ses partisans, machiner je ne sais quoi contre l’honneur de Dieu, pour faire tort au roi votre fils. Ceci est clair. Le prince de Condé ne reviendra pas… Madame, il ne reviendra jusqu’à ce qu’il traite avec vous, et tant qu’il n’aura pas l’assurance que, revenant à la cour, vous lui ouvrirez vos bras !

Le cardinal de Lorraine lui, chef de cette maison, mourait d’envie de marier le duc de Guise[21], son neveu, avec la fille, aînée de la duchesse. Par deux fois il le lui avait offert. Mais la douairière avait dû le refuser, disant qu’Henri de Guise était vraiment trop jeune pour qu’on parlât de son mariage. Et ceci indiquait au surplus, suivant don Francès, combien la duchesse avait besoin de la protection de Philippe II.

Les Guises trop petits : c’était là tout le problème que comprenait parfaitement le cardinal. Et les Châtillons n’étaient ce qu’ils étaient que parce qu’ils avaient beaucoup d’années de plus que les Guises[22].

Mais, au jugement de l’ambassadeur espagnol, ce que les Français désiraient surtout en Lorraine, c’étaient deux ou trois forteresses pour fermer le passage de la Bourgogne, car les marches de ce pays étaient limitrophes des domaines italiens sous le pouvoir du Roi Catholique ; enfin ils voulaient encore le passage libre vers l’Allemagne, où étaient leurs amis.

L’arrivée de la douairière de Lorraine avait été célébrée par des tournois à pied et à cheval, et d’autres fêtes, comme il convenait dans ce vieux pays militaire.

Mais on donna aussi des « Comédies fort triomphantes » en l’honneur des princes.

Ronsard avait en effet reçu la commande des «  Mascarades faites à Bar-le-Duc ». Il fit parler devant le roi les quatre éléments : la Terre, la Mer, l’Air et le Feu. Quatre planètes leur répondaient le Soleil, Mercure, Saturne et Mars. Sur quoi on entendit Jupiter rendre son jugement. L’invention, on le voit, n’avait rien de bien original.

« Le jeune Roy, le plus grand des humains », Charles IX, suivant Ronsard, n’était qu’un adolescent malingre. Par son jugement, Jupiter se réservait cependant les cieux et le tonnerre, tandis que le jeune homme recevait, pour sa part, la Terre :

Ainsi nous deux aurons tout l’univers.

Certes, il s’agit là d’une pauvre invention courtisane.

Ce qui paraissait étrange à don Francès est que l’on ait essayé de persuader à Mansfeld que Charles IX avait appris sa langue, qui était l’allemand, alors que le roi était seulement exercé au maniement des armes, connaissait un peu le latin, entraîné surtout à se tenir convenablement en présence des gentilshommes ou des étrangers.

Autorisé par la reine-mère à accompagner partout Charles IX dans ses promenades et ses exercices, pour en informer le Roi Catholique, l’Espagnol trouvait le roi de France vraiment faible et mélancolique. On lui imposait, en vérité, beaucoup trop le maniement des armes ; il se livrait aussi en Lorraine, avec un excès blâmable, à la chasse. Car lorsqu’on lui demandait une audience, Charles remettait tout sur la reine et le conseil. Dans trois ou quatre ans, s’il était encore de ce monde (don Francès voyait les choses de loin), Charles IX ne serait guère au courant des affaires. Et devant les propositions qu’on lui faisait chaque jour pour l’amener à l’amour, il demeurait comme une statue de pierre.

Sur la fin du tournoi, don Francès engagea la conversation avec le connétable de Montmorency qui lui dit :

— Le prince de Condé combat bien, malgré sa taille.

— Mais, je n’ai jamais entendu qu’il ait combattu, sinon pour le mal. Que Dieu fasse qu’il ne livre pas encore pire combat !

Montmorency se prit à rire :

— Vous avez raison. Il m’a dit que ma nièce était fort mal.

Le connétable se fit soudain sérieux.

— Que pensez-vous de Condé ?

— Ce que j’en pense, je l’ai dit à la reine, et ce n’est pas la peine de soulever toujours la même question.

En ce moment entra le cardinal de Lorraine. Le connétable fit une pression sur la main de don Francès, et lui parla à l’oreille :

— Puisque cet homme est venu ici, il nous donnera du travail à nous autres[23]. Je vois bien que vous avez raison. Vous sentez ces choses en fidèle serviteur de ce grand roi, notre ami…

Ainsi ils essayaient de surprendre leurs secrets, de deviner l’avenir, parmi les passions humaines et le hasard de la vie.

Ce petit homme, qui combattait bien, c’était Louis de Bourbon, prince de Condé, qui allait avoir trente-quatre ans. Pimpant, avec ses cheveux en brosse, sa barbe en pointe et ses yeux bleus, il aimait à rire et à moquer, à s’amuser, comme le dit la chanson de ses soldats :

Le petit homme tant jolly,
Qui tousjours cause et tousjours ry,
Et tousjours baise sa mignonne :
Dieu gard’de mal le petit homme !

De taille menue, la tête dans les épaules, il était fort, vert et vigoureux, autant qu’homme de France : Dio mi guardi del bel gignetto del principe di Conde et stecco del admiraglio ! C’est-à-dire : « Dieu me garde de la douce façon et gentille du prince de Condé, et de l’esprit et du curedent de l’amiral », qui en portait toujours un dans sa bouche, sur l’oreille ou dans sa barbe.

Louis de Bourbon, qui avait servi dans son enfance dans l’infanterie en Italie, était alors le colonel des bandes du Piémont, « des pieds puants », comme le disait la princesse de La Roche-sur-Yon. Cadet de sa maison, le dernier-né des treize enfants du duc de Vendôme, un vrai Bourbon par son ardeur, il était le soutien de cette malheureuse maison, si humiliée par François Ier et Louise de Savoie qu’elle avait dû chercher sa revanche dans la terrible révolte du connétable. L’époux d’Éléonore de Roye, une sainte femme, la charitable protectrice des huguenots en Picardie, de la maison de Montmorency, était devenu, peut-être malgré lui, le chef des révoltés, au temps de la tyrannie des Guises. Le bon soldat, qui s’était battu partout, à la conquête des Trois Évêchés, devant Metz, à Saint-Quentin, à Thionville, et qui avait pris Calais, était reconnu pour le « capitaine muet » de la conspiration d’Amboise, faite en son nom et désavouée d’ailleurs par lui. Jeté en prison, le prince de Condé avait été condamné à mort, et il n’avait échappé au supplice que par l’avènement de Catherine de Médicis, au décès de François II, et grâce aux bons offices de Michel de L’Hospital, vieux serviteur de la maison de Bourbon. L’édit de 1561 avait innocenté Condé. Catherine s’était rapprochée de lui pour échapper au despotisme des Triumvirs. Elle ne lui avait pas gardé rancune d’avoir organisé Orléans, comme une place-forte des huguenots. Et après la bataille de Dreux, où il fut fait prisonnier, elle l’avait employé à reprendre le Havre avec ses coreligionnaires. Ainsi le prince de Condé, avec l’amiral et les Châtillons, était rentré à la cour, protecteur des huguenots. Sur sa conduite légère et ses mœurs, Calvin, directeur de conscience de la princesse, lui adressait alors de vifs reproches. Il lui écrivait de Genève : « On nous a dit que vous faites l’amour aux dames, cela est pour déroger beaucoup à votre autorité et réputation : les bonnes gens en seront offensées, les malins en feront leur risée. »

À Bar-le-Duc, le prince de Condé, ayant appris que sa pieuse femme était sur le point de mourir[24], quitta la cour, Déjà la reine-mère avait envoyé son médecin pour assister la princesse de Condé à Roye. L’amiral et M. d’Andelot s’étaient rendus près d’elle, l’amiral toujours accompagné de ses douze cents chevaux. Devant eux on fermait les portes des villes, et à Troyes les troupes de Coligny essuyèrent même plusieurs arquebusades.

Ceci nous montre assez la force du sentiment populaire. On s’en entretenait à Bar. Mais ce qui inquiétait toujours le cardinal de Lorraine, et ce qui pouvait inquiéter tout aussi bien Calvin, connaissant toutes les faiblesses du prince de Condé (il l’a nommé un traître, tandis que Ronsard l’a peint comme un lamentable héros de tragédie) c’est le bruit qui se répandait que le pape était en train de négocier pour arranger les affaires des Châtillons. Le nonce devait obtenir que Mme de Guise abandonnât ses soupçons et sa querelle ; ainsi les Châtillons reviendraient à la foi catholique.

La négociation sera dure, pensait l’Espagnol.


XIV

À TRAVERS LA BOURGOGNE



Le mercredi 9 mai, on reprit la route pour aller coucher à Ligny-en-Barrois. Le lendemain, on traversa Tréveray ; et suivant l’Ornain, on arriva à Gondrecourt, le jour de l’Ascension. La fête fut célébrée dans ce bon village et au château. On repart le 12, pour déjeuner à Lézeville et coucher à Reynel, petit village et château du Bassigny, sur la hauteur. Le fort de Monteclaire salue des salves de son artillerie le cortège. À Chaumont-en-Bassigny, Charles IX fut gratifié d’une entrée.

La vieille forteresse des comtes de Champagne commandait la Marne et la Suize ; à travers une région boisée, on remonta la vallée ; déjeuner au beau village de Rolampont. Le soir, on arriva à Langres (15 mai) qui est déjà en Bourgogne : ses remparts importants, le château, la cathédrale dominaient la Marne naissante.

Tous les habitants de Langres sont sortis en armes de leurs maisons, et 6 000 hommes armés se portent à la rencontre du roi. Il faut dire que la petite place était reconnaissante d’un siège de juridiction récemment accordé. Dans la ville (il vient d’en franchir les murailles) on rappelle à Charles IX que Constance Chlore, père du grand Constantin, avait été hissé au-dessus de ces mêmes murs de Langres dans une corbeille, à l’endroit où l’on avait muré les portes, quand il perdit la bataille contre les Allemands, et que ce même empereur l’avait regagnée, à l’aide des fidèles Langrois, infligeant à l’ennemi une perte de 70 000 hommes !

Pour évoquer la fertilité du pays, deux femmes figurant la Marne et la Meuse étaient vêtues d’un habit semé de fleurs. Le canon tonne quand les échevins accueillent le roi. Le clergé en procession l’accompagne à la grande église épiscopale. Les échevins portent le poêle ; on marche au son des tambours, des fifres et des trompettes. Charles visita les reliques, inspecta les fortifications, confirma les privilèges de la cité. Et on lui parla d’y fonder un bon collège. Il faut dire que Langres était demeurée catholique. Les soldats du prince de Condé, en garnison dans les environ, y avaient cependant propagé la doctrine de la Réforme. En vain ceux de la nouvelle religion demandèrent l’établissement d’un prêche. Le duc d’Aumale autorisa seulement la prédication à Villeneuve-le-Roi. Et le maire et les échevins de Langres, suivant un arrêt de la cour, ne pouvaient être qu’enfants de la ville, catholiques et de bonne réputation.

C’est à Langres, cependant, que les princes qui n’avaient pas voulu faire le voyage de Lorraine, saluèrent Charles IX.

On avait même préparé un logement pour le prince de Condé qui ne vint d’ailleurs pas. Mais don Francès croyait savoir qu’il attendait l’arrivée de Mme de Vendôme pour présenter à la reine-mère les décisions du concile hérétique que les huguenots avaient tenu, il y avait quelques jours. Toutes les églises avaient envoyé au prince et à l’amiral des délégués affirmant qu’on pouvait rassembler 50 000 réformés pour soutenir la religion, mais sans aller contre le roi. Quand il pensait à cela, l’Espagnol voyait bien que les troubles allaient renaître fatalement dans le royaume de France.

Le mardi 16 mai, Catherine de Médicis et ses fils quittèrent Langres pour aller déjeuner à Longeau, pauvre village, et coucher à Selongey, grand bourg avec un château. Le lendemain, déjeuner à Thil-Châtel et coucher au beau village de Gemeaux. Le 19, on déjeuna à Messigny, et l’on coucha dans la Chartreuse de Dijon, en attendant l’entrée dans la ville. Les enfants royaux admirent les riches sépultures des ducs de Bourgogne, enterrés dans le grand couvent, et qu’il « fait bon voir ».

Le roi communia, ainsi que le prince Dauphin, et le prince de la Roche-sur-Yon. Ce que la reine-mère fit ensuite seule.

Les gens de Dijon avaient mis à profit cette retraite de trois jours, pour préparer l’entrée. On nettoya d’abord soigneusement les rues de la ville, afin d’éviter la contagion. La reine-mère avait manifesté le désir d’être logée place Saint-Jean pour regarder l’entrée on lui avait préparé la maison occupée par la veuve Tabourot. Mais Catherine de Médicis n’ayant pas voulu demeurer au logis du roi, « ainsi en un lieu aéré et spacieux pour se promener », M. de Tavannes, lieutenant général et gouverneur, lui abandonna sa maison, faisant aplanir les remparts, de la Porte-Neuve à la Porte Saint-Nicolas.

Le sieur de Tavannes, c’est Gaspard de Saulx, qui est né à Dijon, et vient d’avoir cinquante-cinq ans. Les soldats, il les connaît tous, ayant fait les guerres d’Italie de François Ier, combattu à Cérisole, au siège de Metz et à Calais. Lieutenant du roi dans la province difficile de Bourgogne, les agités, les réformés, n’ont pas à compter sur lui. Dur et ferme, soldat avant tout, catholique, homme de méditation, le gouverneur aime à rédiger des plans qu’il soumettra dans les conseils ou au gouvernement.

Quand Charles IX s’avance vers Dijon, Tavannes va au devant de lui, à une lieue. Pas de discours. Le gouverneur place sa main sur son cœur : « Ceci est à vous ». Puis la mettant sur son épée : « Voilà de quoi je vous puis servir ».

L’entrée à Dijon eut lieu le 22 mai. Dans la ville, on avait dressé des arcs de triomphe ornés de figures dessinées par Hugues Roy, l’imagier. Un Apollon débita son compliment. On vida les pots de vin du pays. De petits enfants, vêtus de la livrée aux couleurs royales, accompagnèrent le cortège en jouant du fifre et du tambourin. Le menuisier Hugues Sambin avait préparé les ouvrages « du mystère », car Dijon a toujours été une ville d’art et de spectacles. Les orfèvres Jean et Bénigne Richerel ciselèrent les personnages d’argent du cadeau au roi : c’était une coupe où l’on voyait le baptême de Clovis, Clotilde et saint Remi.

Telle est l’expression de la foi catholique à Dijon, l’une des dernières à percevoir « la lumière de l’Évangile », pour parler comme Théodore de Bèze. Le maire de la ville est Benigne Martin — qui veillait, malgré la tolérance de l’édit, à ce que le chant des Psaumes ne s’élevât pas, même à l’intérieur des maisons qu’il faisait aussitôt saccager.

Le sieur de Tavannes accueille naturellement la famille royale par des tournois, qui semblent des combats, sans la mort. On donna sur des chars le spectacle d’un fort, battu de quatre canons, où l’on ouvrit la brèche. La reine-mère demanda ce que signifiaient ces jeux qui lui faisaient trembler l’âme dans le corps, bien qu’elle eût été aux tranchées du Havre. Le connétable répondit : « Ce sont jeux accoûtumés du sieur de Tavannes ». Riant, le gouverneur ajouta qu’il pouvait se vanter « d’avoir fait trembler leurs Majestés. » Et dans des conversations privées, M. de Tavannes donna à la reine-mère le conseil de ne mettre en place que des créatures dépendant du roi et d’elle. Sur quoi Charles IX rentra se coucher au logis de Bourgogne.

Le 27 mai, on reprit la route pour aller déjeuner à Longecourt, petit village avec château. On passa en bateau la Saône pour se rendre au gîte dans le beau château de Pagny appartenant au comte de Charny, Léonor Chabot, grand écuyer, chez qui le roi restera deux jours en fêtes et festins.

On traverse maintenant la « bonne petite ville » de Seurre, qui s’allonge sur la Saône, et Saulnière-sur-Doubs. On passe encore en bateau la grosse rivière qui se jette dans la Saône, pour venir coucher à Senecey. Le lendemain, déjeuner à Saint-Maurice, dans la belle et antique abbaye des religieux. On arriva le soir à Chalon-sur-Saône, agréable et forte ville, avec château et évêché, la dernière place des Bourguignons. Le roi y fit son entrée le 31 mai.

Le 3 juin, la famille royale s’embarque sur le grand bateau que Messieurs de Lyon ont mis à sa disposition pour descendre la Saône, jusqu’à Mâcon, bonne ville et évêché, où l’on demeura cinq jours, jusqu’au vendredi 9.

Mme de Vendôme était arrivée depuis le 30 à Mâcon, pour retrouver son fils. Mme de Vendôme (les lettres de l’Espagnol la nomment toujours ainsi) c’était la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, princesse de Béarn, née dans la maison de France. Alors âgée de trente-six ans, la veuve d’Antoine roi de Navarre (né Bourbon et duc de Vendôme) était une femme fière et très digne, un peu triste, toujours dans ses vêtements sombres.

Les époux avaient passé leur vie à se disputer et à s’aimer. Quand Antoine se montrait réformé, Jeanne demeurait catholique ; quand il se rendit catholique, elle se fit de la nouvelle religion. De cet époux versatile, et qui aima tant la fête, tombé en 1562 sous les murs de Rouen, frappé de la balle d’un mousquet tiré dans la tranchée par quelques huguenots, la reine de Navarre avait pris le deuil qu’elle ne quittera pas. Mais, depuis plusieurs années déjà, son cœur jaloux était en deuil. Les pasteurs qui entouraient cette femme pure, et Calvin lui-même, lui avaient montré Vénus acharnée à la rendre malheureuse par l’inconduite de son époux. Ainsi Mme de Vendôme était devenue, il y avait peut-être cinq ans, une réformée, retirée de l’« idolâtrie », comme elle disait, en parlant le jargon des prédicants. Veuve confinée dans son Béarn, elle entendait diriger l’éducation de son fils[25], le futur Henri IV, qui grandissait, suivant la volonté de son mari, avec les autres enfants de France.

Catherine de Médicis connaissait bien et estimait cette digne femme. Elle l’avait eue pour complice, lorsqu’elle se faisait renseigner sur Tournon et les Guises. Après la paix d’Amboise, on avait vu Jeanne d’Albret établir la Réforme en Béarn, en Guyenne. Et depuis les Espagnols la tenaient pour une dangereuse voisine, puisque la Navarre était le refuge des ministres qui tendaient, « suivant eux », à bouleverser l’ordre social. Ainsi Navarre était terre chrétienne, et Mme de Vendôme la tête de l’hérésie.

C’est pourquoi don Francès de Alava voyait avec quelque appréhension Mme de Vendôme entrer à Mâcon, entre le cardinal de Bourbon et Montpensier. Il observa que suivant l’habitude des huguenots, elle était accompagnée de trois cents cavaliers. Or l’on vit sortir de Mâcon, pour se rendre au devant de Mme de Vendôme, douze cents particuliers qui se disaient dévoués à elle, prononçant des paroles irrévérencieuses envers Dieu et le roi.

Le 31 mai arriva la Fête-Dieu. C’était une cérémonie à laquelle les vieux catholiques demeuraient fort attachés. Ils dressaient, devant leur maison, des reposoirs ; au passage de l’ostensoir ils jetaient des roses. Le cardinal de Bourbon ordonna que cette procession traditionnelle se déroulerait dans Mâcon. Mais quand elle passa devant la maison de Mme de Vendôme, on vit ses domestiques aux fenêtres faire des gestes belliqueux et prononcer des paroles insolentes. Dans Mâcon, on pouvait bien juger de l’état où se trouvait le royaume tout entier ! Car les catholiques avaient mis à leurs fenêtres des fleurs et des rameaux verts, tandis que les hérétiques, sur leur passage, fermèrent les portes ; et nul d’entre eux ne se montra. On aurait pu remarquer encore que les fenêtres fermées appartenaient à des personnes connues et puissantes. Car les pauvres avaient décoré leurs maisons de fleurs. Et durant cette procession, Mme de Vendôme, sans tenir compte des avertissements qui lui étaient donnés, fit tenir un prêche où se rendirent les gens aux fenêtres fermées.

Le 3 juin eut lieu l’entrée de Charles IX à Mâcon. La ville n’était pas riche alors. Elle avait été plusieurs fois assiégée, et prise de force par Tavannes, peu avant l’édit. Mais dès que la Municipalité fut avertie de la venue du roi et de la cour, elle avait dressé un rôle de vingt-six paroisses du Mâconnais pour déléguer deux habitants, « des plus apparents de chacune d’elles, pour entendre et voir ce qui sera requis de faire ». Seuls les catholiques délibérèrent sur la cérémonie projetée. Et la pauvre cité contracta un emprunt qu’elle n’avait pu encore rembourser dix-huit ans après.

À Mâcon, il fait bon regarder les jeunes filles, dans leurs vêtements bleu de ciel, qui représentent les Nymphes de la Saône et les collines mâconnaises. Elles offrirent un cœur d’or, faisant entendre ces vers harmonieux :

Ô filles de la Saône, ô belles Oxarides,
Voyez venir vostre roy et seigneur ;
Déjà Thetis et ja les Nereides
L’ont salué de la mer gouverneur,
Ja luy ont faict tous les fleuves honneur,
Ja le voyez, Nymphes, il arrive !
Reconnaissez la gloire et le bonheur
Que sa venue apporte à nostre rive,
Nymphes des monts, gentilles oréades,
Ce bien nouveau que nous faites, Seigneur,
Guérit le mal qu’à nos esprits malades
Les griefs malheurs du temps ont fait voir.
Mais las, comment feras-tu ton devoir,
Mascon ? L’estat de fortune moleste :
Du moins fais tant que le roy puisse voir
Qu’encore pour lui tu as le cœur du reste.
Sire, voyez donc une pauvre cité,
Vostre maison que vous voyez toute nue…

Et Charles IX profita des beaux jours d’été pour aller souper au Pont-de-Veyle, la plaisante petite ville de Bresse, dans ses herbages drus et les méandres de ses filets d’eau, et qui appartenait au comte de Besne.

Le jour de l’entrée à Mâcon, Francès de Alava avait demandé une audience à la reine-mère, qui la lui accorda pour le lendemain.

Le connétable, qui l’avait invité à déjeuner chez lui, vint lui-même l’accueillir aimablement jusqu’à sa porte, vêtu de chausses et d’un pourpoint. Et après le repas, Anne de Montmorency lui dit à l’oreille : « Vous verrez comment Dieu sera servi par la bonne reine et par moi, en ce qui concerne la religion. Le bon Roi Catholique, votre maître, en aura certes beaucoup de joie ! »

L’ambassadeur se rendit à l’audience de la reine, qui lui fit toutes sortes de démonstrations d’amitié : « Don Francès, il y a déjà vingt-quatre jours que je ne vous ai vu ! » Et le roi riait, lui montrant aussi de grandes marques d’affection.

— Don Francès, avez-vous des nouvelles du roi d’Espagne ?

— Non, Madame. Ses lettres ont beaucoup de retard ; mais je lui ai écrit plusieurs fois.

— Que lui avez-vous écrit ?

— Je lui ai fait part de l’avis qui m’a été donné dernièrement que vous alliez publier les décisions du Concile.

La reine-mère sembla gênée.

— Je l’avais ait seulement pour que l’on commençât à donner des instructions dans les évêchés ; mais bientôt vous verrez l’effet de tout cela. À Lyon, vous le verrez ; et alors vous aurez honte de ce que vous avez dit de moi au roi, et à tout le monde ! Dans peu de jours, vous verrez dans ce royaume une seule religion comme en Espagne, et plusieurs petites choses qui feront plaisir au pape et au roi votre maître.

Catherine se tournant vers Charles IX lui dit :

— Qu’en pensez-vous, mon fils ?

— Mère, j’espère que Dieu nous aidera pour relever mon état de telle sorte que nous puissions servir Dieu comme fait le roi d’Espagne, mon frère !

La reine reprit :

— Pourquoi le roi d’Espagne rassemble-t-il une si grande armée ?

— Je crois que c’est pour Naples ; mais maintenant il me semble que ce soit pour la Berbérie (Afrique).

Cette réponse, comme la question, était une feinte. Car si une chose donnait plaisir aux Français, c’était de savoir que le roi d’Espagne s’occupait de l’Afrique où la guerre, peu à peu, affaiblirait ses forces. Dans ce cas Philippe II ne pourrait plus aller en Flandre ; et c’était là, suivant l’ambassadeur espagnol, toute leur crainte, et que le Roi Catholique eût des intelligences à Narbonne et à Marseille.

Cependant il apparaissait à don Francès que la reine avait en ce moment le plus grand désir que son ambassadeur assurât Philippe II de sa bonne décision au sujet de la religion. Il savait que la reine avait dit à Mme de Vendôme que bientôt les affaires religieuses seraient en bon état dans son royaume, qu’il ne fallait pas faire de prêches publiquement, que ses prédicateurs seraient punis. Mme de Vendôme avait profité de l’entretien pour lui demander de lui dire nettement si elle voulait donner Marguerite comme femme à son fils Henri, autrement elle le marierait avec la sœur de M. de Nevers, qui était une grande hérétique[26]. Mais la reine temporisait toujours avec Mme de Vendôme ; et elle essayait de la calmer quand elle se passionnait par trop.

Le prince de Condé n’était pas venu à la cour depuis la mort de sa femme, et il se tenait dans sa maison. On assurait que l’ambassadeur d’Angleterre le travaillait fort pour aller à Genève tirer sa révérence à Calvin. Enfin don Francès faisait parvenir à Philippe II deux nouvelles fort intéressantes : cinq navires venaient de partir de Normandie pour aller en Floride reconnaître les lieux ; et il était à craindre qu’ils n’allassent conquérir quelques terres sur l’Espagne.

D’autre part Catherine de Médicis, répondant à un désir très vif de Philippe II, avait déclaré à l’ambassadeur qu’elle était disposée à lui donner les reliques de saint Eugène conservées à l’abbaye de Saint-Denis. Mais il convenait de veiller à ce que les catholiques n’en sachent rien, ainsi que les hérétiques, qui auraient pu surprendre ces reliques au passage et les jeter à la rivière, comme ils avaient fait pour d’autres.

Les processions succédaient aux processions. Le 8 juin à Mâcon eut lieu la dernière, aussi dévote que si elle s’était déroulée en Espagne, car elle dura trois heures, et passa par tous les lieux de la ville.

Le connétable l’avait suivie, malgré son âge. Et plusieurs fois le roi et la reine lui avaient demandé de rentrer à la maison pour se reposer. Mais il répondait : « Non, je ne puis me fatiguer au service de Dieu et de mon roi ! » Alors il faisait de petits signes à don Francès, qui le regardait, lui laissant voir toute sa joie. Et la reine, durant le temps de la procession, demeura à côté de l’ambassadeur d’Espagne : « Je ne serai pas ingrate pour le service de Dieu, et le Roi Catholique le verra bientôt ! »

Don Francès pensait : Oui, c’est le bon Dieu qui l’inspire dans cette nouvelle décision, pour le bien de la religion, elle et le connétable. Ils commencent à détester les hérétiques, et tous les jours de plus en plus ; et eux aussi la détestent, ce qui, au dire du connétable la remplit de contentement. Mais gare à ses neveux !

Alors Mme de Vendôme passa une fort mauvaise nuit, soupirant, enragée à l’idée que ses gens, durant la dernière procession, n’eussent pu faire leurs insolences habituelles, comme l’autre fois. Car, en présence du roi ils se tinrent chapeau bas, et montrèrent beaucoup de respect.

Dès après le souper, le connétable partit pour Lyon, où le roi devait arriver le 12 : Lyon, la grande ville divisée, où catholiques et hérétiques venaient de recevoir l’ordre peu agréable de se réunir !


XV

UN SÉJOUR À LYON



Le 9 juin, on reprit le bateau pour descendre jusqu’à l’Isle-Barbe, petite abbaye située dans une île de la Saône, en amont de Lyon.

Là était le refuge que Peregrinus avait découvert parmi les buissons, au temps de la persécution chrétienne. On y avait construit anciennement un monastère, que Charlemagne passait pour avoir restauré, et enrichi de livres. La bibliothèque demeurait encore belle, le site toujours plaisant ; et le lundi de Pâques, un peuple entier de danseurs venu de Lyon remplissait l’île.

Le roi répondait, le lendemain, à l’invitation du maréchal de Vieilleville, gouverneur ; mais il quitta, après souper, son logis pour retourner en bateau coucher à l’Isle-Barbe.

Lyon, au confluent de la Saône et du Rhône, ville frontière, cité des libertés commerciales, capitale des étrangers et des banquiers italiens, sur le chemin de Genève et de la Savoie, sur la route d’Italie, paradis des imprimeurs et des soyeux, célèbre par ses foules et ses foires, abri de la pensée, de la science et du labeur, asile de la fortune et de la misère, formait un complexe où les forces de la tradition et les idées nouvelles se mesuraient avec une étrange vigueur !

Dans les dernières années du règne de François Ier, quelques ministres de Genève avaient apporté à Lyon la religion nouvelle. Claude Monnier, le maître d’école, y avait été brûlé en 1551 ; et l’année suivante, cinq étudiants retournant de Lausanne subirent le supplice du feu. Les réformés avaient à Lyon un grand temple, place des Cordeliers, à l’angle de la rue Grenette, dans une vaste maison qu’ils avaient acquise : deux ou trois mille personnes pouvaient s’y abriter sous les tentes dans la grande cour, et l’immeuble servait d’abri aux pasteurs de Genève, de magasin et d’arsenal. Là les réformés avaient tenu leurs réunions jusqu’à la proclamation de l’édit de janvier.

Au nombre des pasteurs, on comptait le baron d’Anduze et le célèbre ministre Pierre Viret. L’édit ayant interdit le culte à l’intérieur des villes, les réformés s’installèrent dans les terrains de la Guillottière. La protection militaire, après le massacre de Vassy, s’organisa. Le prince de Condé avait été la tête de cette résistance. Un coup de force, le 30 avril 1562, avait mis Lyon aux mains des réformés qui s’emparèrent des armes de l’Hôtel de Ville, occupèrent le pont, la porte du Rhône, l’église Saint-Nizier, les Cordeliers, et l’église du Confort ; le baron des Adrets, capitaine des huguenots, colonel des légions du Lyonnais, du Dauphiné, du Languedoc et de la Provence, était devenu le maître de Lyon. Le capitaine de Saulx dut qui la ville, remplie par les auxiliaires Suisses. Une partie des habitants catholiques et des marchands s’exilèrent. Vainement Tavannes et Nemours, les chefs des milices catholiques, tournèrent autour de Lyon pour essayer de la surprendre. Où la force n’avait pas réussi, la patience fut essayée. Le maréchal de Vieilleville y vint avec une mission d’accommodement (janvier 1563). La ville marchande et étrangère obtint l’exercice des deux religions. Huguenots et catholiques en assurèrent la garde.

Cette situation extraordinaire commandait de s’avancer vers Lyon avec prudence. Telle était la raison de la reconnaissance militaire de la cité par le connétable qui en reçut les clefs, du déploiement imposant de forces qui l’accompagna. Il convenait de montrer aux Lyonnais réformés et catholiques la force, et en même temps de donner aux marchands le sentiment de la paix.

C’est ce qu’avait tenté de faire le maréchal de Vieilleville qui venait de se porter au-devant de la cour, à l’Isle-Barbe.

Il faut connaître François de Scépeaux, le maréchal de Vieilleville, ancien gouverneur de Metz, que Catherine avait appelé à Lyon, avec la charge de faire respecter l’édit, d’assurer l’ordre dans la ville, de surveiller les Suisses[27]. On peut dire que Vieilleville était un spécialiste des accommodements et des pacifications, car il recevra de semblables missions en Dauphiné, en Languedoc, en Provence, à Tours pour apaiser les Châtillons et les Guises. C’était un esprit très fin que ce soldat diplomate, un brave entre les braves ; mais à Metz il avait passé pour favoriser les huguenots, et il mariera sa fille avec un réformé. Par là, assurément, il montrait un esprit plus politique que religieux.

La petite galère du roi et de la reine-mère, suivie par d’autres petits navires, accosta le 10 juin.

On passa toute la journée du 12 à visiter d’une manière privée la ville, où Charles IX fera son entrée solennelle le mardi 13. Par précaution, on avait publié un édit interdisant les prêches pendant le séjour du roi et l’ordre d’abandonner la chapelle des Cordeliers. Les huguenots, murmurant, déménagèrent pendant la nuit la chapelle. Et quelques meneurs aux fortes têtes furent arrêtés et marqués au fer sur le front.

Lyon demeurait toujours la grande et belle cité, à la croisée des routes, fidèle au souvenir antique, ouverte à toutes les nouveautés, marchande et libre, gaie er savante. Cependant la ville se ressentait de l’incroyable misère du temps, comme Mâcon venait de le déclarer. Mais il n’est pas exact de dire que l’entrée royale n’ait été ni « somptueuse en habits ny ingénieuse en apparat de théâtres et perspectives ».

Chose remarquable, on vit les enfants de la ville marcher deux à deux au devant du roi, catholiques et réformés. Mais les catholiques portaient, sur leurs bonnets, pour se faire reconnaître, des croix de pierreries ou de perles.

Ce qu’il semblait nécessaire d’affirmer à Lyon, comme le marque l’auteur du Discours de l’entrée, c’était le triomphe de la paix et du roi. Dieu avait enfin jeté sur la France un regard paternel, lui envoyant le repos après les troubles, les calamités et les guerres civiles qui l’avaient annihilée ; il avait mis dans le cœur d’un jeune roi la volonté de conserver ses sujets dans l’ordre politique et dans la paix, seul état heureux. Ainsi Charles IX serait un autre Josias qui restaurerait les ruines d’Israël (on reconnaît le mot prononcé par Bèze, après l’édit de tolérance de janvier 1562). Le jeune roi mériterait ce titre en s’interposant entre deux forces, deux armées. Et cela valait bien que Lyon fît un effort, au moins égal à celui de Mâcon, suivant les « reliques[28] des infortunes passez ».

Le récit de l’entrée dans Lyon, attendant la paix et la réconciliation, est instructif. Comme Antoine Barbaro l’écrivait au doge, les affaires surtout avaient grand besoin d’être arrangées à Lyon, car les marchands n’y pouvaient plus trouver la tranquillité nécessaire aux transactions. C’est pourquoi l’on vit les seigneurs des Nations (c’est-à-dire les étrangers habitant la ville), les officiers de justice, les citoyens et bourgeois de la cité se rendre avec empressement au-devant de Sa Majesté. Charles IX d’ailleurs avait déjà fait incognito le tour de Lyon, s’étant logé dans la rue Saint-Jean, tant l’empressement fut grand chez lui de parcourir cette ville active, l’asile des étrangers.

À Lyon, on verra les étrangers marcher les premiers. On saluait aussi à l’italienne, ce qui semblait être aux gens du nord et du centre une caresse. Voici les Lucquois avec leurs six petits pages maures, fort beaux, vêtus de jupes à l’antique[29], passementées d’or, avec leurs chaînes de vermeil, chausses de velours noir à la « gargasque[30] » et bottines mignonnes. Les seigneurs lucquois portent, eux, des casaques et des robes de fin velours noir. Ils s’avancent, deux par deux, avec la gravité qui convient, suivis de leurs laquais portant un pourpoint de taffetas blanc à broderies d’incarnat et de bleu. Regardons les Florentins : les plus âgés et les plus graves sont vêtus de pourpoint et chausses de couleur violette, de robes de velours noir ; les plus jeunes seulement ont des capes. Des laquais les suivent, habillés de satin blanc.

Les Milanais portent des robes courtes de velours noir. Quant aux seigneurs allemands, ils arborent manteau de fin taffetas noir et chapeau de velours ; et leurs laquais sont habillés de satin jaune.

Le grand prévôt, vêtu de velours noir, se drape dans un manteau de damas de même couleur. Sa compagnie porte des hoquetons. Le prévôt des sergents de la justice royale et sa compagnie sont aux trois couleurs : bleu, blanc et incarnat. On voit maintenant passer les officiers de justice, les gardes, les bourgeois. Les trompettes du roi sonnent à la porte de Vaise, en fanfare. Passent les enfants d’honneur, diaprés de parure gentille, avec cape de velours noir à boutons d’or, bonnets à cordons de perles. Les canons du superbe bastillon de Saint-Jean et de la grande forteresse tonnent. Les pièces du château de Pierre-Size leur répondent. Leurs coups se répercutent dans l’air et sur l’eau.

Voici le capitaine de la ville, en pourpoint de satin blanc et manteau de velours noir ; les notables et les anciens de la cité, les ambassadeurs, les évêques, les gentilshommes, les hérauts, les officiers de Sa Majesté[31], les maréchaux de France. M. le comte de Saulx-Tavannes, lieutenant du roi pour le Lyonnais sous M. le duc de Nemours, passe.

Le grand écuyer fait danser son merveilleux cheval dont le harnachement était de fin velours violet. Le connétable porte le glaive. Charles IX, au jour de l’entrée, est vêtu de velours vert où l’on reconnaissait le signe de sa florissante et juvénile vertu ; il portait le chapeau à la royale avec plumet blanc et vert, et d’exquises bottines. Henri, duc d’Orléans, le suit, « prince parfaitement beau et promettant un espoir de toutes les illustres et bonnes parties domestiques du sang royal », dira l’annaliste que nous suivons, et qui parle sans doute au nom de sa mère. Orléans est vêtu de velours cramoisi, à rayures de broderies d’or et d’argent, diapré de pierres précieuses ; les mêmes ornements se retrouvent sur ses chausses et son chapeau. Un autre Henri, le suit, le petit roi de Navarre, vêtu de cramoisi broché d’or. Et le jeune prince semble aussi d’une grâce et d’une beauté admirables[32]. Enfin s’avancent le cardinal de Bourbon, le prince de la Roche-sur-Yon, le duc de Nemours, le duc d’Aumale. Les archers de la garde fermaient le cortège que suivait une multitude de peuple.

Au portail de Vaise s’élevaient des colonnes, avec des allégories évoquant la philosophie et les livres, introduction naturelle à une entrée dans la ville savante. Charles IX les contempla longuement. Là les échevins le saluèrent. Un peu plus loin, au roc de Bourgneuf, on avait construit un « théâtre[33] » avec la fontaine du Parnasse. Un Apollon, vêtu à l’antique de satin blanc, déclame des vers, tenant en main une lyre. Les neuf Muses, fort belles, debout sur les marches naturelles que formait le roc, commencent une invocation, accompagnées par un orchestre :

Chante du siècle d’or les divines douceurs,
Lyon, très généreux, chante l’heur des Gauloys…

Charles IX traverse la rue du Bourgneuf, qui avait été couverte de fine futaine blanche, pour la mettre à l’abri du soleil. Un nouveau théâtre se dressait au milieu de la rue. Il offrait la perspective d’un palais, et les allégories de Cerbère. Une jeune fille, parfaitement belle, vêtue d’un surcot de drap d’or, s’avance pour parler au roi : c’est la Justice. Au pont Saint-Jean, on admire un tableau ; au grand Palais, le Temple des Vertus. Les vertus sont ici des jeunes filles, statues vivantes dans leur niche. Là sont accrochées les armoiries de la famille royale, les devises : Ung Dieu, ung roy, une foy ; sous les besants des Médicis, qui sont les vieilles pastilles des pharmaciens qui précédèrent les banquiers, on lit la dédicace caractérisant alors la reine-mère :

Catharina M. Reginæ pacifica.

Ainsi on arriva au parvis de la cathédrale. Le roi y entra, introduit par les sacristains, avant de regagner le palais archiépiscopal, sa résidence.

Mais l’image de ces fêtes, où les gens de Lyon mettaient l’espérance de la pacification attendue, ne saurait nous abuser.

Le jour même de l’entrée, Mme de Vendôme et son fils s’étaient rendus au prêche des gens de Lyon, ce qui irrita fort la reine-mère. Les réformés de la ville réclamaient la liberté des prêches ; sans les laisser terminer, Catherine de Médicis répondit que, d’après les ordres du roi, les ministres qui les tiendraient seraient pendus. Le baron des Adrets se présenta insolemment dans la chambre de Charles IX qui demanda inquiet : « Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? » En cet instant entrait le fils de la Mothe-Gondrin, dont le père venait d’être assassiné par les huguenots. Le fils demandait au roi de se battre sous ses yeux avec le baron des Adrets. On dut les faire sortir. Quant à Catherine, qui voyait les choses de loin, elle pensait qu’il serait plus utile, avant de gagner Marseille, de jeter à Lyon les fondements d’une nouvelle citadelle, d’y mettre des forces suffisantes, de désarmer ceux de la ville, de n’autoriser aucune infraction à l’édit. On parlait de couper les têtes les plus insolentes. Le connétable visitait les églises, tandis que Mme la duchesse de Ferrare, la vieille Renée de France, arrivée dans la nuit, s’entretenait avec Mme de Vendôme pour obtenir au moins des prêches dans leurs maisons.

Visiblement, dans la ville huguenote en grande partie, Catherine de Médicis voulait donner, suivant son système, l’impression de soutenir de toutes ses forces le parti catholique.

Elle se faisait du moins fort gracieuse envers l’ambassadeur d’Espagne, s’inquiétant de son logis et de celui de sa famille, cherchant à apaiser toutes querelles avec Philippe II au sujet des corsaires, à le rassurer à propos des Pays-Bas. Et comme la duchesse de Ferrare lui parlait de la religion, en présence de toute la cour la reine-mère lui avait dit :

— Madame, devant mon fils, et toutes ces personnes du sang, les principaux du royaume, je vous parle clairement. Tous les prédécesseurs de mon fils ont vécu et sont morts catholiquement : ainsi fera-t-il !

Charles se leva :

— Oui, mère, et avec l’épée à la main contre celui qui essayera de m’en empêcher !

La reine-mère se tourna vers Mme de Ferrare :

— Votre conscience, Madame, doit vous commander d’aider le roi et la couronne, par paroles et en actes…

La duchesse balbutia :

— Ma conscience, ma conscience…

Quant au maréchal de Bourdillon, il explosa tout à coup :

— Vive la reine, et la bonne résolution qu’elle a prise ! On vit alors des larmes sur le visage de la douce Renée de Ferrare, et Mme de Guise pleura dans sa joie avant d’éclater de rire. Aux messes de Lyon on se pressait en foule. Le commun peuple en laissait voir sa surprise, car on lui avait toujours affirmé le contraire. Catherine de Médicis et son fils visitaient les monastères et les églises des environs. La reine-mère suivait même les vêpres. Les prêches avaient cessé à Lyon. Mais le baron des Adrets prit la garde des temples.

Charles IX écrivait, d’une main encore enfantine, la plus charmante des lettres à Philippe II : « Monsieur mon frère, sachant comme vous ont tousjours esté agréables le bon succès et prospérité de mes affaires, j’ay advisé vous envoier le jeune Laubespine pour vous faire sçavoir mon arrivé en ceste ville de Lyon où j’ay trouvé toutes choses en si bon estat, et tant d’obéissance de tous mes peuples, que j’ay, de jour en jour, plus d’occasion de louer Dieu des grâces qu’il me fait, estant par sa bonté mon royaume au bon et certain chemin que je le sçaurois désirer… »

Tel était le style officiel, qui ne devait guère abuser Philippe II, si bien renseigné.

On vit cependant à Lyon que le crédit des Châtillons diminuait. Les catholiques parlaient en confiance à l’ambassadeur d’Espagne, entre autres le maréchal de Bourdillon. Déjà l’ambassadeur s’inquiétait de ce que l’on ferait de l’amiral et de M. d’Andelot, quand ils seraient revenus à la cour, car son seul intérêt était de nous voir divisés : « Tout ce que l’on voudra, disait-il, pourvu qu’on n’arrive pas à leur faire entendre la messe, car ils se feraient capucins, s’il en était besoin ! Il faut ouvrir l’œil, et éviter au roi de recevoir le grand tort que lui causerait l’hypocrisie d’un de ces sujets ! » Bourdillon rapporta à la reine ce mot qui la fit bien rire.

Dans un village, à trois lieues de Châlon, une querelle s’était levée sur la question d’introduire ou non les prêches. Les catholiques tuèrent une vingtaine de réformés. C’est le duc d’Aumale qui apporta cette nouvelle : « Ils peuvent bien les tuer tous, et celui qui les incite avec eux ! », entendant par là M. d’Andelot. Catherine de Médicis avait dit à Mme de Crussol, qui n’avait pas entendu la messe depuis un an : « Je ferai couper la tête à ceux qui n’entendront pas la messe ! » Il fut interdit aux dames de sa maison, sous peine d’être chassées de la cour, de se rendre dans la demeure de Mme de Vendôme où avaient lieu des prêches.

Ceci, sans doute, ne devait pas être pris autrement que comme une menace. Catherine de Médicis voulait en ces jours se montrer dans le milieu huguenot de Lyon une excellente catholique. Les réformés étaient considérés d’ailleurs avec plus de curiosité que de haine ; et l’on vit le nonce lui-même entreprendre d’établir un colloque entre un théatin, fort lettré et savant, et l’un de ces ministres qu’on trouvait ici nombreux. La discussion eut lieu en présence des ambassadeurs Vénitiens ; et les adversaires se séparèrent très satisfaits l’un de l’autre.

Déjà cependant on commençait à démanteler le château, à désarmer les soldats occupant les forteresses du voisinage ; et ceux qui firent résistance par les armes furent pendus. Vers la fin de juin, 2 000 hommes étaient levés pour occuper Lyon, puisque M. de Nemours ne voulait pas être responsable de l’ordre dans la ville, sans avoir des forces convenables. Invité à venir à Lyon, Damville avait répondu qu’il y avait trop d’ennemis, et qu’il ne tenait pas du tout à mourir comme M. de Guise. S’il venait à la cour, ce serait avec autant d’hommes qu’il en désirait lever. Au début de juillet, on travaillait beaucoup à Lyon. La reine avait dit aux gens de la ville qu’elle ne quitterait pas la cité sans la voir en bon état de défense, et munie des garnisons suffisantes.

On recherchait des personnes sûres pour les laisser dans les châteaux voisins.


XVI

LES FÊTES DE LYON



Le séjour à Lyon fut égayé de ces fêtes qui semblaient donner leur sens à la pacification. Elles avaient lieu parfois sur l’eau ; le soir on entendait sonner la morisque[34], et les fusées montaient dans la nuit. Parfois on allait retrouver à Beauregard, dans la belle petite maison de Thomas de Gadagne, banquier d’origine italienne, le duc d’Anjou qui y résidait. Et l’on soupait aussi au Perron, où se trouvait le fort beau château de M. le comte de Retz, c’est-à-dire de Gondi. Ces Gondi étaient les banquiers de Lyon, comme les Médicis furent ceux de Florence. Les Florentins bannis se retrouvaient chez eux, à Lyon, où ils avaient leur consul, et quatre procureurs.

L’arrivée des Anglais fut le signal de fêtes nouvelles.

Mylord Hunsdon[35], envoyé de la reine Elisabeth, arrivait à Lyon avec Smith, l’ambassadeur. Il apportait au roi, à l’occasion du serment qui allait être prêté pour le renouvellement des alliances, l’ordre de la Jarretière. Et Charles avait envoyé de même son ordre à Elisabeth par le sieur de Gonnor, Arthus de Cossé. Le cardinal de Bourbon présenta aux Anglais le petit prince de Navarre (le futur Henri IV) que l’ambassadeur embrassa. Le jeune garçon est ensuite porté[36] par le prince de la Roche-sur-Yon dans la chambre du roi, puis dans son logis. Le lendemain 23, l’ambassadeur eut cet honneur d’assister au conseil, avec le connétable, M. de Limoges (Sébastien de l’Aubespine), Claude de l’Aubespine, et M. Bourdin, secrétaire d’État.

Anne de Montmorency parla à l’ambassadeur de la cathédrale Saint-Jean, la plus ancienne des églises de Lyon. Il lui expliqua que dans cette église il n’y eut jamais d’images, ni de livres pour le service, car on chantait et récitait tous les offices par cœur. Durant la messe, on ne s’agenouillait jamais, mais on restait toujours debout. C’est dans cette église Saint-Jean, au jour de la fête du patron où l’on allume les brandons (24 juin), que le traité de paix devait être juré.

Hunston y fut conduit par le prince de la Roche-sur-Yon, et Smith, l’ambassadeur, par le duc de Nevers. Le roi, agenouillé dans le chœur, se leva à leur entrée, s’approcha de l’autel, mit la main sur les Évangiles que tenait le cardinal de Bourbon et prononça le serment pour la paix entre les deux couronnes. On chanta le Te Deum, les trompettes sonnèrent. Puis les ambassadeurs mangèrent à la table du roi qui leur demanda de les accompagner dans sa chambre, ainsi que le chancelier, le connétable et les princes du sang.

Smith prononça un discours en latin. Dans cette langue internationale lui répondit le chancelier humaniste. Après le repas, ils se retrouvèrent avec le roi, Mme Marguerite et la reine-mère. Et quelques dames de la reine chantèrent très agréablement.

Le lendemain 25, Hunston assista au lever du roi et eut cet honneur de lui passer la chemise. Il demeura même auprès de lui, tandis qu’on l’habillait. Pendant ce temps, Smith parlait avec Bourdin des matières de la paix, en présence de l’Aubespine. Le chancelier et le connétable étaient absents, indisposés par la colique. Et le même soir, le cardinal de Guise, à la maison de Bouwise, banquier de Lyon, reçut les Anglais. Le roi et sa sœur y dansèrent cette fois. Le 26, les ambassadeurs dînaient chez le maréchal de Vieilleville. Le roi, la reine et le connétable avaient même organisé une promenade en dehors de la ville. Mais le temps était si mauvais que tout le monde éprouva bien du plaisir à rentrer. Smith soupa de nouveau avec Charles IX, la reine-mère, le frère et la sœur du roi.

Telle fut la vie mondaine à Lyon au temps où fut jurée la paix.

Et l’on aurait pu voir encore Catherine faire des courses dans la ville, se rendre par exemple, suivie du jeune prince de Navarre, chez le bon peintre Claude Corneille à qui elle consacra plusieurs visites. Il était à Lyon, le peintre à la mode, comme Jean Clawet, que nous nommons Clouet, le fut à Paris. Corneille de La Haye, dit de Lyon, était, comme Clouet, un flamand. L’un avait tiré gloire et réputation dans la capitale avec les dessins charmants, élégants et précis qui lui servaient à peindre de petits portraits. L’autre, à Lyon, les traçait directement sur des panneaux de bois, sans passer par le crayon. Corneille aimait à grouper gentilshommes et demoiselles. Et la reine prenait plaisir à résider dans sa grande chambre (car on n’avait pas alors d’autre atelier). Elle retrouvait avec intérêt tableau, fait il y avait quelques années, qui la représentait avec ses filles. Dans l’atelier on causait, bien que M. Corneille fût de la religion. Tant nos actions sont parfois imposées, et si différentes de nos pensers !

Le 30 juin arriva Monseigneur le duc de Savoie.

C’était celui que les gens de Lyon nommaient le « tyran », car il avait envoyé au ciel tant de martyrs, usurpant ce pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu seul : Emmanuel-Philibert, grand stratège, beau soldat, le vainqueur de la bataille de Saint-Quentin qui avait, par sa vaillance, retrouvé au traité de Cateau-Cambrésis son duché de Savoie. Philibert avait gagné aussi l’amour de cette charmante sœur de Henri II, Marguerite de France, savante comme Minerve, une grâce et une Muse tout à la fois, si bonne envers les Français lorsqu’ils passaient à Turin, qui s’était fait leur protectrice, et même celle des réformés.

Le chancelier, Michel de L’Hospital, s’était porté à la rencontre du ménage à citer en exemple. Charles IX et Catherine de Médicis les attendaient dans un village voisin de Lyon.

Et longtemps les deux femmes demeurèrent dans les larmes, sans pouvoir se parler, pour l’amour mutuel qu’elles se portaient !

Emmanuel-Philibert avait laissé chez lui la plupart de ses gens, ne conservant dans sa maison que quelques arquebusiers. Le duc de Savoie venait poursuivre avec la France une négociation ardue, cherchant à se faire rendre, grâce à l’entremise de Philippe II, Pignerol et Savigliano. D’autre part, Philibert menait une autre négociation avec Berne, et il s’opposait à l’expulsion de Lyon du ministre Pierre Viret.

Ainsi, celui qui semblait l’ennemi de Genève, se montrait partagé. Quant à sa bonne épouse, elle passait aux yeux de l’ambassadeur espagnol pour la protectrice non pas des poètes et des pauvres gens, mais de l’hérésie. Et don Francès observait que le chancelier de France rapportait secrètement à Marguerite, son ancienne patronne, tout ce qui se passait. Emmanuel-Philibert obtint à Lyon, non pas la restitution de Pignerol et de Savigliano, mais une capitainerie honorifique de cinquante hommes d’armes.

Les fêtes continuèrent. Ce n’était que jeux d’escrime, danses et autres prouesses. Francès de Alava avait la satisfaction de voir l’observance catholique l’emporter strictement. Et Marguerite de Valois lui certifiait, ayant fouillé les poches de son jeune frère Henri, qu’elle n’avait trouvé dans ses papiers et petites affaires, rien de compromettant. Henri faisait régulièrement ses prières.

Mais aux yeux d’un sérieux observateur, l’ambassadeur Smith, l’arrivée du duc de Savoie n’avait rien changé à Lyon[37]. L’édit de religion était plutôt confirmé que rompu. C’est par là que la France demeurait calme, sans parler évidemment de la peste qui allait tout troubler.


XVII

LE CHIFFRE VOLÉ



Le 24 juin, don Francès de Alava envoya en Espagne Sarron prévenir Philippe II que le chiffre avait été volé et demander qu’il soit immédiatement changé.

C’est le fameux chiffre qui permettait de lire la correspondance secrète des papiers dits aujourd’hui de Simancas. Suivant un procédé, emprunté aux gens de Milan, la correspondance diplomatique était en effet transcrite non pas en lettres, mais en nombres convenus et secrets.

Le vol avait été heureusement découvert aussitôt, le secrétaire de l’ambassadeur ayant cherché ce chiffre pour transcrire une lettre au duc de Savoie que l’on attendait.

Combien cette affaire semblait ennuyeuse, en cet instant où la France et l’Espagne paraissaient devoir rapprocher leurs points de vue ! On murmurait que M. de Piennes[38] y était impliqué.

Les catholiques conseillaient à don Francès de n’en pas faire une démonstration contre le roi et la reine, car les huguenots ne manqueraient pas d’en profiter pour relever la tête, et Catherine de Médicis saisirait cette occasion pour cesser le bien qu’elle faisait alors à la religion.

La cour semblait consternée par le vol du chiffre ; aussi l’ambassadeur ne tenait-il pas à poursuivre la chose en justice.

Et Philippe II, de son côté, adressait de Madrid, au mois d’août, des instructions à son ambassadeur. Il se montrait toujours disposé à aider la reine et son fils en ce qui touchait les choses de la religion. En ce qui concernait le chiffre, il ne pouvait croire que le roi et la reine de France se soient prêtés à une action si basse ; et il conseillait à don Francès de répéter la même chose que lui. Telle fut l’attitude du roi chevalier. Il faut dire que les Espagnols n’avaient guère besoin du chiffre, renseignés qu’ils étaient par les plus nobles espions.

Le voleur fut bientôt découvert. C’était Jean Fleurin, cuisinier du prince de Mantoue, c’est-à-dire de Louis de Nevers qui fera, lui, un tel usage des chiffres : dans la crainte de la torture le cuisinier fit des aveux complets, le 24 juin.

Un jour, à Mâcon, devant la demeure du roi, il avait rencontré, monté sur le cheval de son maître, le secrétaire de l’ambassadeur d’Espagne. Il le mena au logis du prince de Mantoue, le fit boire, se rendit ensuite chez M. de Piennes. Gaspard, maître d’hôtel de M. de Piennes, lui offrit une paire de chausses :

— Mon ami, on m’a dit que tu es de Picardie, ce dont je suis bien aise. Eh bien, mon ami, viens là, tu es au secrétaire de Monseigneur l’ambassadeur d’Espagne. Il convient que tu rendes un service à la reine et à moi. Il faut trouver le moyen de prendre le chiffre de ton maître, et me l’apporter pour le donner à la reine. Et tu lui feras bien grand service, et à moi. Laisse, et je te ferai riche à tout jamais !

— Je ferai ce que je pourrai.

Arrivé à Lyon, Gaspard était revenu solliciter plusieurs fois Jean Fleurin de la part de M. de Piennes, l’incitant à dérober le chiffre.

Alors, le jeudi 22 juin, cédant à la tentation, Fleurin avait dérobé le chiffre. Le lendemain, vers 4 heures, il l’avait apporté au logis de M. de Piennes. Et comme ce dernier n’était pas là, il le remit à Gaspard qui avait promis de le rendre le lendemain. Mais l’ambassadeur, soupçonneux, l’avait fait arrêter, le menaçant de la torture ! Et craignant quelque mal, Jean Fleurin avait dit toute la vérité.

Indigné, don Francès porta plainte devant la reine. Il la pria de désigner un secrétaire d’État pour instruire l’affaire. Catherine envoya l’Aubespine lui présenter d’abord ses excuses, car elle faisait telle démonstration que l’ambassadeur en recevrait beaucoup de contentement. L’affaire fut en effet portée au conseil, au mois de juillet. Mais de Madrid, Philippe II ne cessa pour cela de correspondre avec Charles IX et la reine-mère. Et il se fit aussi aimable qu’il lui était possible. Il laissait voir un contentement sincère, comme il l’exprimait dans la lettre que va leur remettre l’Aubespine, du bon état des choses en France. C’était là travailler pour le bien de la religion, et pour le soulagement de la personne du roi : « Plaise à Dieu que cela puisse continuer toujours ». Et Philippe II montrait la même amabilité envers la reine-mère[39]. Il se déclarait enchanté du succès des affaires du roi de France, son frère, et le félicitait de l’avis qu’il avait reçu de la paix conclue avec l’Angleterre.

Mais le roi d’Espagne, en bon bureaucrate, écrit alors de sa main à don Francès de Alava : J’ai écrit ces lettres, mais je ne me souviens pas comment on rédige la suscription. Avisez-moi au plus tôt.

Le voleur du chiffre fut bientôt arrêté et envoyé aux galères, pour la satisfaction de l’honneur français plutôt que de l’honneur espagnol.


XVIII

LA PESTE FAIT SON ENTRÉE



La peste fit, elle aussi, son entrée à Lyon, peu de temps après la cour.

La peste était ce mal endémique, dévastant les cités populeuses aux jours chauds de l’été. Elle cheminait, partant des ports de la Méditerranée, remontait les fleuves, suivant à la trace les voyageurs, dans les hôtelleries alors si mal tenues. Et parfois, elle passait le Rhin, comme la horde venue d’Asie.

Mais, tel était encore l’état des esprits, que le mal, si connu cependant, parut à Lyon imputable aux hérétiques. On pensait que la contamination, répandue volontairement par eux, résultait du poison.

Don Francès de Alava a parlé de la peste, comme il eût fait d’un complot.

Il faut dire que le soupçon du poison était très accepté, même quand il s’agissait de la reine-mère.

Catherine de Médicis aimait beaucoup les fruits et la crème. Or sur la table de la reine, là où le maître d’hôtel avait placé un unique pot de crème, on en avait trouvé deux ! Le second contenait-il du poison ? Une enquête fut alors instruite dont on ne connut jamais les résultats.

On publiait par contre, avec ostentation, la recette que le Roi Catholique avait envoyée à la reine-mère contre la peste. Le mal progressa dans les derniers jours de juin dévastant la ville ; et jamais à Londres, au dire de l’ambassadeur, on n’en avait vu de pareil.

C’est en effet la peste qui devait chasser de Lyon la cour qu’elle obligea de s’établir à cinq lieues de la ville (8 juillet).

La confusion se montrait partout. Catherine de Médicis recevait des lettres de menaces anonymes, l’avertissant que si elle voulait vivre, il lui convenait de suivre les conseils de ceux qui avaient le plus de prudence et d’expérience, et non pas ceux des « gens légers ». Or, malgré les ordres donnés par le connétable à ceux qui gouvernaient Lyon, de ne pas faire de prêches durant l’absence de la reine, on en tenait dans cinq ou six endroits où étaient assemblés plus de 8 000 personnes, au mépris de l’ordonnance de Charles IX. On avait même arrêté certains des assistants qui se proposaient de la tuer.

Telle était l’autre peste, on le voit bien, aux yeux de don Francès, à peine moins terrible que celle qui avait cependant et chassé la cour, et vidé la ville.

En hâte, ceux qui avaient la lourde charge d’administrer Lyon, prirent les procédés classiques de sauvegarde sanitaire.

Les mesures de prophylaxie avaient été arrêtées le 3 juillet. Un petit imprimé fit connaître à tous les précautions à prendre. Les personnes touchées par le mal devaient être mises à l’hôpital. Les gens de qualité étaient seuls autorisés à demeurer dans leurs maisons. Les corps devaient être enlevés la nuit pour assurer les enterrements, les vêtements des malades brûlés. Le gouverneur de Lyon recevait tous les jours les rapports de l’Hôtel de Ville. Un médecin, et quatre maîtres, visitaient les malades dans les maisons. Comme cette calamité venait, le plus souvent, du manque de propreté, la ville fut aussitôt nettoyée. Il était enfin recommandé aux habitants de prendre leur eau dans le courant du fleuve et non pas vers les berges. Et des inspecteurs de vivres furent chargés de se rendre compte de la qualité des comestibles. Tout ce qui apparaîtrait avarié serait jeté dans la Saône.

En ces jours chauds de juillet, Lyon sembla bientôt la ville la plus misérable, la plus « inhumaine » qu’on eût jamais vue. Smith, l’ambassadeur d’Angleterre, déclare avoir trouvé parfois un ou deux morts dans la rue, devant sa maison. Et ses serviteurs, en se rendant aux provisions, rencontraient jusqu’à dix ou douze cadavres qui restaient sur la voie publique et y demeuraient jusqu’à la nuit, attendant que les fossoyeurs, vêtus de leurs habits jaunes, vinssent les chercher.

La place manqua bientôt pour les enterrer tous. On les jeta à la rivière, car la Municipalité de Lyon ne pouvait assurer les frais d’enterrement les plus minimes. Une maison, sur trois, était alors frappée de la peste.

Autour de Lyon on dut dresser une autre ville, avec des tentes pour les pestiférés. Le troisième jour apportait aux malades ou la mort, ou l’espoir de guérir. Mais alors ils connaissaient le plus extrême danger qui était de mourir de faim, par la crainte et la dureté de ce peuple, même s’ils échappaient à la maladie.

Tel fut l’aspect de la ville de Lyon en ces jours, passionnée toutefois par les sermons où assistaient jusqu’à 6 000 personnes. Par là seulement ses habitants se montraient des chrétiens ; mais pour le reste, et dans les œuvres de la charité, ils agissaient plus inhumainement que les païens eux-mêmes n’eussent fait.

On vit la peste redoubler ses coups, non seulement chez les pauvres gens, mais jusque dans les maisons des ambassadeurs, des princes, de la reine de Navarre, de M. de Nemours. On dénonça naturellement le « mélange pestinentiel », un virus qui eût été déposé dans plus de sept cents maisons catholiques ! On croyait le trouver sur le verrou des portes, le cordon des sonnettes par lesquelles on appelait les gens de la maison.

Les hérétiques du moins ne cachaient pas leur joie de voir mourir de nombreuses personnes du poison de la peste ; ainsi, au témoignage de l’ambassadeur espagnol, ils se félicitaient d’avoir chassé de Lyon le roi et la reine-mère !

La forteresse seule, où travaillaient cent pionniers, devait marquer le souvenir de leur passage.

On assure que plus de 25 000 personnes périrent dans ce désastre. Lyon fut dépeuplée. Et ceux qui enterraient les pestiférés furent un instant les maîtres de la ville déserte et tentèrent de la mettre au pillage.

Les gardes de la citadelle durent leur livrer combat.


XIX

CHEZ LE CARDINAL DE TOURNON.
Mlle DE LIMEUIL



L’ordre de quitter Lyon avait été donné le 9 juillet. Le cortège passa le Rhône, se dirigeant vers le Pont de Charmes, pauvre village vers le Dauphiné, On arriva le soir à Crémieu, petite ville sur la hauteur.

Le dimanche, 16 juillet, la montagne se présentait. On passe à Heyrieux, un beau et grand village, à Septème, autre village sur la hauteur. C’est bientôt la côte et la petite ville de Roussillon où le roi chasseur va séjourner vingt-neuf jours.

Il faut dire que nous sommes ici à quatre lieues de Vienne, dans la maison construite par le cardinal de Tournon, dans ce grand pays de chasses, où Louis XI dauphin s’exténua. Le jeune Charles IX a le même goût que son prédécesseur. Le gibier abonde. Combien, au sortir de Lyon, l’air semble vivifiant et salubre sur ces collines, quand il s’est rafraîchi sur les massifs de la Grande Chartreuse !

Michel de L’Hospital connaissait bien la maison du cardinal de Tournon où, en 1559, il avait été accueilli par Just, baron de Tournon, neveu du cardinal, alors retenu à Rome pour le conclave. Michel accompagnait alors Mme Marguerite de France, qui se rendait dans les états du duc Emmanuel-Philibert son époux, dans le comté de Nice, à l’occasion de leur union. Des honneurs magnifiques leur avaient été rendus. Le jeune Tournon assura noblement le service, versant à boire à toute la compagnie. Sur la table étincelait la vaisselle d’or et d’argent, et l’on foulait des tapis plus riches que « ceux de Sidon et de Phrygie », au dire du chancelier humaniste.

On peut imaginer que la vaste demeure, noble et confortable, toujours en avenir et qui ne fut jamais terminée, avait encore le mobilier splendide chanté par Michel de L’Hospital.

Roussillon, à une petite lieue du grand Rhône, apparaissait dans une situation bien enviable et salubre à qui sortait de l’enfer empesté de Lyon. Et c’est dans la grande salle du château, dite toujours salle de l’édit, qui nous montre un plafond aux poutres apparentes, que Charles IX, a rendu l’arrêt qui fit commencer l’année au 1er  janvier au lieu du jour de Pâques.


Tandis que nous sommes encore dans cette région, il faut regarder entrer dans la prison de Tournon Mlle Isabeau de Limeuil, « la Limeuil » comme dit don Francès, qui est cependant Mlle de Turenne, parente de Catherine de Médicis par les La Tour, et l’une des demoiselles de sa maison.

C’était une fille noble, exubérante et spirituelle, dont on répétait les bons mots, fort jolie, et libre à ce point qu’elle était devenue la maîtresse du chef des huguenots, le prince de Condé. Or, deux ou trois jours après que la cour eut quitté Bar-le-Duc, un scandale avait éclaté dans la maison de la reine-mère. Elle tenait aux mœurs, et veillait sur la bonne conduite des filles de son entourage. Car c’est une légende, accréditée par Brantôme, que Catherine de Médicis se soit servie de ce qu’il nomme « l’escadron volant » aux fins de sa politique. Isabeau Turenne avait mis au monde un enfant ! Ses compagnes qui avaient surpris le flagrant délit, le rapportèrent à la reine. La Limeuil s’était sauvée dans la maison du secrétaire Du Fresne, grand ami du prince de Condé, et à ce qu’il semble aussi de la demoiselle. On ordonna le silence. La reine eût voulu étouffer un scandale qui la touchait elle-même ; elle en voulait à don Francès d’en avoir averti déjà le roi d’Espagne, trop porté à croire que les enfants de France et la cour se tenaient si mal.

Mais il fallait compter avec le sentiment passionné de la Limeuil, avec son orgueil aussi, car désira fort le mariage avec le prince de Condé, lorsqu’il devint libre. Les sentiments de M. le prince n’étaient pas moins ardents ; il avait aussitôt reconnu l’enfant qu’il faisait élever près de lui. Mlle de Turenne le lui avait fait parvenir dans un panier garni de paille, comme on envoie les petits chiens braques pour une chasse. Ainsi le prince avait déposé l’enfant chez une pauvre femme qui lui tint lieu de nourrice.

L’affaire avait rebondi, grâce à des bavardages de Charles de Maulévrier, comte de La Marck. Il venait dans deux dépositions, à Dijon et à Mâcon, d’accuser Mlle de Limeuil d’avoir voulu mettre du sublimé dans la nourriture du prince de La Roche-sur-Yon, mari de la princesse qui surveillait avec tant de rigueur les filles de cour. L’époux était tenu pour responsable des sévérités de sa femme à leur endroit. Il semble avoir tourmenté Mlle de Turenne d’une manière particulière. Peut-être surveillait-il simplement avec trop d’attention sa grossesse apparente ? Quoiqu’il en soit, la Limeuil avait été arrêtée entre le 22 et le 29 mai. Elle suivit la cour en prisonnière, fut enfermée dans le couvent d’Auxonne, chez les Cordelières, où le 16 juin elle eut à répondre à l’enquête officielle poursuivie par Martin de Beaune et Antoine de Sarlan.

Interrogée par les juges délégués, Mlle de Turenne protesta avec indignation contre l’accusation d’empoisonnement. Jamais homme ni femme de sa race n’avait eu le cœur mal placé à ce point de commettre un tel forfait ; jamais Isabeau n’avait eu de sublimé, ni aucune drogue dans sa bourse. La bonne Limeuil, aux yeux doux et aux mains fines (Ronsard les a chantées, sans oublier ses lèvres et ses cheveux) n’eût donné le poison même à une bête. M. de Maulévrier n’était qu’un calomniateur ; le prince de La Roche-sur-Yon, un fou et un ivrogne, un brutal, qui la surveillait d’une manière particulièrement désagréable. Certes Mlle de Turenne le détestait, lui faisait la grimace, ne se levait pas sur son passage pour le saluer ; mais elle était incapable de lui faire le moindre mal et de se venger bassement. La Limeuil pleurait, ne dormait plus, ne mangeait plus, faisait appel à tous les cœurs généreux ; elle essayait d’obtenir le pardon de la reine-mère. Envoyée pour passer quelque temps aux Cordelières d’Auxonne, la Limeuil peignit là, pour ceux qui s’intéressaient à elle, des images de piété, tressa des lacs brodés. Et ses amis lui envoyaient quelques hardes, et surtout des lettres.

Nous avons encore celles que lui adressa le prince de Condé, son amant, sans oublier la missive de son secrétaire, qui était peut-être un peu plus que son ami. Les lettres de Condé sont signées de son monogramme. Le prince avait reçu son fils, sain et gaillard, et pour rien au monde il ne l’abandonnerait. Certes, l’envoi de l’enfant dans un panier l’avait surpris. Mais le joli poupon, qui venait de voyager de la sorte durant six jours, le prince l’avait déposé chez une pauvre femme. « Mes sy o commansement seus à quy y n’apartené l’on baillié come ung petit chien, je l’é prys come père pour le noury an prince : il le mérite, car sait la plus belle créature que jamays home vit ! » Ainsi sourit un père.

Le prince de Condé se disait plus mort que vif, dans l’impossibilité où il se trouvait de servir sa dame, et ne sachant comment lui porter secours. L’amant lui demandait de lui écrire, puisqu’elle pouvait encore le faire, délibéré qu’il était de hasarder sa vie pour lui rendre un bon service, comme son esclave et serviteur qu’il était. Et sa dame courtoise lui ayant envoyé la robe qui lui avait servi, alors qu’il eût plutôt souhaité son cœur que sa robe, le prince affirmait qu’il préférait mourir que de vivre sans elle. Il lui baisait les pieds et les mains, en attendant mieux : « Mes je pance, cant vous verai, que d’esse je perdré la parolle, car je desire autant ou plus sela que mon salut. Ellas ! mon cœur, ne m’abandonés point ». Condé dessinait ici le monogramme formé de leurs chiffres, ajoutant : « Ses chivres mouront ensemble ! »

D’autres lettres suivirent, où le prince se disait le gentilhomme le plus affligé du monde, quand il pensait à l’amour que Mlle de Turenne lui portait. Il était aussi triste que si on l’avait lui-même emprisonné : « Y a il une plus meschante prysont en France, ny plus lanmantable que le miene, quy me pryve seullement de ma liberté, mes de mon cœur et contantement ? » Il ajoutait, pour la jeune mère inquiète : « Je vous assure que notre fils est une belle et forte corde pour nous randre pour jamays bien atachés ansemble ». Car Condé éprouvait, en lisant les lettres de sa dame, que son amour augmentait au lieu de diminuer. Il se réjouissait surtout de la promesse qu’elle lui avait faite de ne parler jamais à aucun homme vivant. L’amour est jaloux ; et le prince l’était. Oui, le temps semblait venu de lever le masque, de publier partout leurs sentiments exemplaires. Son enfant, Condé l’acceptait comme celui qu’il aurait eu de son épouse : « Car à sont vissage, les deux nostres se reconnesse. » Jamais, dans tous les cas, il ne l’abandonnerait. M. le prince faisait porter à sa dame par Basque, son serviteur, une robe de nuit fourrée. Puisque l’enfant se portait bien, qu’il était bien nourri, comment n’aurait-il pas été l’homme le plus heureux du monde, attaché jusqu’à sa fin à Isabeau ? Les chiffres qu’il traçait pour signer sa missive indiquaient en effet que leurs cœurs ne pourraient jamais être séparés : Fin à la mort !

De ce même monogramme, et des mots : « Fin à la mort ! » était signée la lettre que Mlle de Turenne remit à Basque, pour le prince de Condé.

Mais on a le sentiment que la Limeuil était bien inquiète. Elle suggérait en effet à son amant d’écrire à la reine-mère une lettre fort « pitoyable » pour lui demander son propre pardon : qu’elle veuille bien se contenter des ennuis que le prince portait, sans vouloir permettre à ses ennemis d’en faire un trophée. Isabeau disait encore l’extrême envie qu’elle avait de voir celui qu’elle adorait et honorait plus que jamais, lui demandant de lui écrire, de ne point abandonner celle qui voulait vivre et mourir avec lui.

Une autre lettre, plus désolée, fut écrite sur le chemin de Mâcon, alors que la pauvre Turenne ne savait ce qui allait advenir d’elle. Elle était sans argent, et suppliait encore le prince d’intervenir auprès de Catherine, « afin qu’elle ne me mete en lyeux ou je fuce prysonnyere pour le reste de ma vye… »

Cette lettre touchante commençait par ces mots : « Hélas ! mon ceur, ayés pitié de votre pauvre créature quy souffre tant pour vous avoir aymé plus que moy mesmes, vous asurant mon aflycsion ne me sera que plesir pourveu que vous ayés souvenanse de moy, et que je soys si heureuse que vous n’émyés ryen que moy-je ». La lettre désolée se terminait ainsi : « Hélas, mon ceur, ayés pityé de sele quy vous ayme plus… »

Claude Gentil, homme de chambre de la reine-mère, chargé par elle de surveiller Mlle de Turenne, en fut tout apitoyé. Elle ne semblait pas pouvoir vivre longtemps en cet état, « sy une femme doibt mourir de mélancolie » ; à voir son visage, il semblait qu’elle dût passer incontinent, ajoutait le surveillant tout ému.

Mais Mlle de Turenne savait intéresser ses amis avec tant de grâce qu’il se peut aussi qu’elle ait été une fort habile comédienne. On croit le deviner lorsqu’elle écrivait à Du Fresne, le secrétaire. Dans une épître charmante, datée du couvent des Carmélites d’Auxonne, elle lui renvoyait sa robe, afin de ne pas exciter la jalousie de Condé, en lui adressant des images qu’elle avait peintes, et le cordon qu’elle avait tressé de sa main : « Si n’est si beau que je vouldroys, excusez la pauvreté de sainte Claire ! » La prisonnière s’élevait contre la rudesse des pauvres « soudards » qui la gardaient, et n’avaient d’ailleurs pas plus d’argent qu’elle, n’étant pas payés, comme il arrive aux soldats. Ils la traitaient comme si elle eût mérité la mort, la pauvre !

« Je vous renvoye votre robbe, laquelle m’a bien servye, vous remerciant bien humblement. Regardez quelquefois la paincture de la pauvre Memyne, laquelle n’a consolation qu’en son miroir : et m’est avis qu’il pleure comme moy. Je vous envoye une saincte Marguerite, ung sainct Loys que j’ay painctz Cordelier, et la patience de Job comme estant fort propre, et ung cœur. Gardez le pour l’amour de moy, et en donnez ung à Bourdeille et à Guitinières[40]. Je vous baise les mains à tous trois, mil et millions de foys. Ceulx qui ont dict que je médisois des filles ont menty ! »

Le dernière lettre à Condé se terminait sur un appel qui montre que Mlle de Turenne n’était peut-être pas dupe des déclarations enflammées de M. le prince, aussi peu constant en amour qu’en religion. Le veuf était en effet fort occupé, en ces jours, de monnayer, si on ose dire, le sentiment qu’il avait inspiré à la veuve du maréchal de Saint-André, qui lui laissera ce magnifique château de Vallery[41], qui resta l’une des habitations favorites des princes de Condé.

Isabeau de Limeuil demeura quelque temps prisonnière à Tournon, puis à Vienne où, le 19 juillet, eurent lieu les confrontations. Les Guises, comme les Châtillons, faisaient tout pour remarier le prince de Condé les uns, avec la fille du Palatin, afin d’affermir la religion réformée, les autres avec une nièce du cardinal de Lorraine, pour faire de lui un catholique. Catherine de Médicis entreprenait même la veuve de François de Guise, pour la donner comme épouse à Condé, compromis dans l’assassinat de son mari ! Étonnante illusion de Catherine, qui en avait tant, lorsqu’il lui semblait nécessaire d’arranger les choses ! Mme de Guise répondit avec hauteur qu’elle n’épouserait jamais un homme traître à son Dieu et à son roi.

On peut croire que la Limeuil, inconsolable dans ses épîtres, travailla même dans ce sens, lorsqu’elle revit, quelques mois plus tard, le prince ; sans doute pensait-elle se réhabiliter ainsi aux yeux de la reine-mère qui désirait tant faire de Condé un catholique.

Aucun de ces projets ne réussit d’ailleurs.

La « désolée » Limeuil devait épouser Scipion Sardini, le riche banquier, et rentrer à la cour. Sans doute serait-elle aujourd’hui bien oubliée si Ronsard ne lui avait dédié le beau recueil de ses Nouvelles poésies (1564), où enflammé par son sujet, et parlant vraisemblablement au nom du prince de Condé, il a donné ses vers d’amour les plus ardents.


XX

VERS LA PROVENCE



Le 15 août, fête de Notre-Dame, le roi s’achemine vers la Provence. Il déjeune au beau village d’Agnin, couche à Jarcieux ; le lendemain, il traverse Châteauneuf-sur-l’Isère pour arriver le soir à Romans, qui est une bonne ville, où il fait son entrée. Là il va séjourner six jours. Quatre médecins, dont le célèbre Miron, l’accompagnaient car la peste semblait suivre la cour. On franchit, sur le pont qui la traverse, l’Isère, « fâcheuse rivière » se jetant dans le Rhône, en amont de la ville.

Voici Valence, bonne et grande ville où le roi fait son entrée. C’est déjà le Midi, mais c’est encore la peste ! Le prince de La Roche-sur-Yon, gouverneur, doit s’en préoccuper lors de la reconnaissance qu’il fait de la cité. Ses rues furent nettoyées ; on nomma un chirurgien et un capitaine de santé ; on alluma des feux de paille sur les voies et places publiques. Les maisons des malades furent barrées d’étais de bois peints en blanc.

Il est curieux de penser que beaucoup de figures allégoriques, empruntées au paganisme et à la mythologie, enveloppées de poésie, accueillirent dans la ville le cortège royal. On croit à quelque déguisement ; mais c’est celui de la vie de tous les jours aux yeux des savants disciples des collèges. On voit tout d’abord la Renommée des Valois qui souffle dans sa trompette, comme au sommet du pavillon du Louvre. Dressée sur un rocher, une sage et jolie fille présente les clefs de la ville. La Renommée parle au peuple, et fait l’éloge du prince « observateur des loys ». Sur la porte de la cité, les Gémeaux conduisent ce navire en péril qu’est le pays. On pouvait lire encore ces jolis vers, en cet âge de poésie où ils abondent :

Comme la mer s’abat quand les frères d’Hélène
Apaisent le courroux de la voulte des cieux…

Sur la « place aux hommes », on voyait Thésée qui, par sa prouesse, ravit l’amour d’une des nymphes de Proserpine. Dans la figure de la Prudence, chacun reconnaissait la sagesse de la reine-mère. Le Minotaure, vainqueur de Dédale, semblait le roi qui devait sortir victorieux des troubles de l’intérieur. La maison du chancelier était décorée d’un chêne, l’arbre robuste de Minerve. Beaucoup d’autres demeures étaient ornées de pareils symboles et illustrées de sonnets. On retrouvait encore, dans la province, le vieux programme des organisateurs de fêtes d’antan, retardant un peu, et ce qui fut nouveau à l’entrée de Henri II à Paris. Mais Minerve semble représenter la reine-mère ; et Charles IX s’en montrait tout réjoui. Pour récompenser la bonne volonté des peintres, le talent des poètes, et l’enfant qui lui a débité sa petite harangue, Charles IX fait caracoler son cheval, suivant les règles de la voltige, comme un habile écuyer. Les gens de Valence admirent la bonne grâce et le maintien de Henri, frère du roi, et ils se souviennent qu’il porte le prénom d’Alexandre, présage de sa future grandeur. Le poète à qui nous devons la relation de l’entrée à Valence voyait d’ailleurs dans M. de La Roche-sur-Yon, gouverneur du Dauphiné et de la ville, un César romain ; dans Alphonse d’Este, duc de Ferrare, il retrouvait la maturité et la sagesse du père, les bonnes mœurs de cette vertueuse et royale princesse, Mme Renée de France ; dans le nom de Léonor d’Orléans, duc de Longueville, il lui semblait lire le nom de Roland, qui ne fut pas plus adroit que lui.

On regarde aussi passer Damville, le gouverneur du Languedoc, le Rhingrave et la troupe de M. de Tournon, comte de Roussillon, chevalier de l’Ordre, « tant débonnaire et honorable » ; Timoléon de Cossé, représentant le courage de son père, le maréchal de Brissac.

À Valence, la confiance régnait, car M. de La Roche-sur-Yon se montrait énergique. C’est pourquoi, sans doute, il reçut de la ville six tonneaux de vin, tandis que Michel de L’Hospital, le chancelier, n’en eut que deux !

Quelle surprise de se retrouver ainsi à Valence, la petite ville industrieuse et rurale, où descendaient si volontiers, pour se ravitailler, les gens du Dauphiné ! Pendant plus de deux ans[42], elle était demeurée entre les mains de François de Beaumont, le légendaire seigneur des Adrets, homme du pays, vieux soldat des guerres d’Italie, mais sans pitié, qui s’y était introduit par surprise et plaisait aux huguenots qui avaient la majorité à l’assemblée de la ville. Protestant pour se venger des Guises, soldat pour batailler, le capitaine des Adrets avait fait de Valence sa forteresse et le magasin où il ramenait le fruit de ses pillages. Il s’y était proclamé lieutenant du roi et de Condé en Dauphiné, colonel des légions du pays. Pris dans une rencontre, le seigneur des Adrets avait été délivré lors de l’édit de mars 1563, et il était devenu un renégat. Les huguenots le méprisèrent, les catholiques se méfièrent de lui. Ainsi Valence avait connu quelque repos.

En ces jours, ardents et lumineux, il faut le reconnaître, les choses demeuraient à l’orage.

Le connétable Anne de Montmorency s’affaiblissait. On le voyait parfois demeurer tout pensif, faire effort sur lui-même pour montrer quelque allégresse ; il n’avait ni appétit, ni sommeil. Madeleine de Savoie, sa chère épouse, la dame aux vieilles modes françaises, s’en montrait bien inquiète ; elle disait, s’attendrissant

« Il se perd, sans le sentir ! » Damville, son fils cadet, gouverneur

de Languedoc, arrivé récemment près du malade, s’exténuait comme le roi à chasser dans la montagne, où parfois on n’arrivait pas à le retrouver. Il aurait mieux aimé sans doute faire la chasse aux huguenots !

Don Francès, qui observait ces choses, eût bien voulu avoir sur le connétable le même pouvoir que le roi d’Espagne exerçait sur Damville :

— Faites ceci, vous qui pouvez tout !

— Foi de chevalier, je fais le peu que je puis.

— Vous pouvez peu alors, c’est que vous gardez au conseil un pernicieux sujet, pour le préjudice du roi et du service de Dieu, je veux dire le chancelier, au lieu de le jeter au feu ou à la rivière ! Franchement, peut-on espérer que le roi de France rendra l’édit par lequel tout le monde professera la même religion que lui-même ?

Le connétable ne répondit pas.

Mais Damville, même en présence de la reine-mère, interpellait le chancelier qui lui avait dit : « Vous avez été le plus dur des serviteurs du roi ! » — « Et vous, le plus pernicieux et mauvais serviteur de Dieu et de la couronne que l’on saurait trouver en France. Tout le mal du royaume vient de vous ! » Le vieux connétable se mettait à grogner avec son fils, dans une colère toujours juvénile. La reine-mère devait les calmer tous : « Ne répondez pas », disait-elle au chancelier. Mais faire taire Montmorency n’était pas aisé : « Trois chanceliers ont toujours fait ce que je voulais au conseil, et c’était pour le bien de la couronne. Vous qui êtes le quatrième, vous vous trompez si vous pensez pouvoir me contredire. Et je vous le dis en présence du roi et de la reine, afin que vous y preniez garde et ouvriez l’œil ! »

En ces jours, Damville qui ne manquait pas de talents, entier dans son devoir envers Dieu et son roi, se voyait déjà le chef des catholiques, qui n’en avaient pas. De là, la haine des huguenots pour Damville, celle de leurs chefs, et surtout du chancelier, « l’instrument principal du diable en France », comme ne craignait pas de l’écrire Francès de Alava. Damville demeurait sur ses gardes, persuadé qu’il serait victime d’un attentat. Hélas, il n’avait pas osé devancer ses adversaires ! Il attendait l’occasion de servir le roi d’Espagne, « prince magnanime et bon ». Mais son ambition, en ces jours, se serait bornée à prendre le poste devenu libre du maréchal de Brissac.

Parfois le connétable en avait assez. Il demandait à la reine un congé pour raison de santé. Il aspirait à retrouver sa maison de Chantilly. Catherine en fut troublée et lui dit : « Jésus, compère, vous le dites, et en ce temps difficile ? »

Longtemps ils parlèrent, en tête à tête.


XXI

ELISABETH DE FRANCE… LES DAMES, LES DAMES



Le 23 août, don Francès qui résidait à douze lieues de Valence recevait un appel de la reine-mère. Il accourut aussitôt et la trouva en grande inquiétude au sujet de la santé de sa fille Elisabeth, la femme de Philippe II. Catherine venait d’ouvrir le paquet du courrier d’Espagne, autorisé par le duc d’Albe à le remettre à elle-même, si on ne trouvait pas don Francès à la cour.

Quelles étaient donc ces nouvelles ? L’aimable, la bonne Reine Catholique, Elisabeth de France, la fille de Catherine de Médicis. et l’épouse de Philippe II, qui n’avait pas vingt ans, était enceinte. Elle avait eu les accidents classiques, maux de cœur, vomissements et fièvre. Les médecins espagnols, fanatiques de la saignée, l’avaient pratiquée, et qui plus est avaient purgé Élisabeth. Le résultat de ce traitement imbécile fut que la reine d’Espagne, prise d’un flux du ventre, était tombée dans une léthargie qui ressemblait à la mort. Le peuple récitait déjà des prières pour elle, et la Reine Catholique avait reçu l’extrême-onction.

Don Francès tenta de rassurer la reine-mère au sujet des saignées faites à sa fille. Mais Catherine pleurait et se lamentait. Elle connaissait le tempérament de ses enfants, et savait que « les corps nés en France » s’accommodaient pas de tant de saignées : « Dites-moi toute la vérité, et surtout que l’on ne me cache rien de la santé de ma fille. Y a-t-il quelque chose de plus grave que dans la lettre du duc d’Albe ? »

Le connétable entra sur ces entrefaites, et la conversation reprit entre eux trois :

— Don Francès, je suis bien la femme qui aie, le plus d’obligation envers le Roi Catholique pour tous les soins qu’il a donnés à votre reine, et cette sollicitude qu’il lui a témoignée, et le rendit malade à son tour…

L’ambassadeur crut pouvoir profiter de l’attendrissement de la reine pour lui exprimer, suivant ses instructions, le contentement ressenti par Philippe II en apprenant la ferme volonté de Catherine d’établir définitivement la religion catholique dans ce royaume. Le roi d’Espagne la faisait prier maintenant de rester constante dans cette décision ; et dans ce cas, il ne manquerait jamais de lui prêter le secours nécessaire.

Catherine parut gênée, et dit seulement :

— Vous voyez bien mon intention.

— On la dit communément bonne, en effet, et j’en ai vu déjà les bons résultats ; mais je crains, quant à moi, qu’il me reste grande honte du peu de service que j’aurai pu rendre ici à mon roi. Si vous n’étiez, Madame, si chagrinée cause de la maladie de votre fille, je vous aurais parlé plus ouvertement.

Alors Catherine prit un air froid et réservé :

— Vous voulez donc me voir toujours dans les peines et difficultés, comme par le passé ?

— Non, je ne le veux pas du tout, mais je vous prie seulement de prendre garde à ce que vous faites.

Catherine ne donna pas de réponse. Elle se domina, continuant à montrer une parfaite bonne grâce. L’ambassadeur reprit :

— Et le chiffre ?

— On a fait une enquête. Cinq personnes ont été mises à la torture, et on n’a jamais pu tirer au clair l’incident.

— Si vous aviez, Madame, le désir de faire la lumière, vous pourriez bien le faire, et punir les coupables.

— Piennes est un homme brave, mais c’est un fou. On ne peut se fier à lui.

— Et Sampierro[43] ?

L’attaque était directe, car Sampierro, de la maison des d’Ornano, était ce vieux gentilhomme corse, élevé chez le cardinal Hippolyte de Médicis, ancien soldat des bandes noires d’Italie, qui avait suivi le maréchal de Termes en Corse, était resté avec lui jusqu’au jour où l’île, de la domination de la France, passa, par le traité de Cateau-Cambrésis, à l’exploitation mercantile des Génois. Sampierro combattait pour les libertés de l’île misérable où l’Espagne voyait une base navale pour menacer la France et Marseille. Le vieux soldat, qui arrivait à sa soixante-troisième année, avait parcouru le monde pour l’intéresser aux libertés de la Corse.

— Sampierro, reprit l’ambassadeur, il faut le punir, car il a violé la paix !

— Écrivez à votre roi pour lui demander sa volonté à ce sujet, et je la remplirai ensuite avec plaisir.

La réponse, qui arriva un mois plus tard, fut donnée de Madrid par Philippe II : « Sampierro, s’il tombe un jour entre vos mains, châtiez-le comme il le mérite ! »

Mais on le voyait bien, la reine-mère continuait à observer, sans prendre parti. Le prince de Condé ne voulait plus venir à la cour, car il avait la prétention de relever la charge vacante du maréchal de Brissac. S’il y venait, il pourrait réunir treize cents chevaux, car Damville en avait déjà mille avec lui. L’amiral faisait d’ailleurs surveiller Condé. Qui eût respecté celui qui se consolait de l’amour de la Limeuil en acceptant l’amour de la maréchale de Saint-André, et ses ducats ? Déjà les églises, rougissantes, refusaient les contributions volontaires. Elles allaient à l’amiral, lui si respecté, organisateur de tout un service de correspondances s’adressant à tous les pédagogues, et s’insinuant par là dans la conscience des enfants du pays. En France l’amiral avait déjà 3 000 chevaux. Il envoyait de l’argent en Allemagne pour en lever encore 2 000. Un jour, on verrait les huguenots tenter à Paris ce qu’ils avaient fait jadis à Orléans. Alors ils seraient les maîtres de la France !

Tel apparaissait l’avenir à Francès de Alava.

L’ambassadeur vint un soir prendre place à la table du connétable. L’Espagnol remarquait les constants sentiments d’amitié que lui témoignait Anne de Montmorency. Il pensait : la reine a donc encore l’intention de me tromper !

Le connétable parla beaucoup ce soir là[44]. Il voyait tout le péril dans lequel se trouvaient le royaume et son roi ; il travaillait, lui, de toutes ses forces pour supprimer l’existence de deux religions, cause de la ruine du pays ; jour et nuit, il besognait pour son bien…

Don Francès dit, ironiquement :

— Vous pourriez y arriver sans un tel effort.

— Comment ?

L’ambassadeur fit une pause et reprit :

— Vous qui tenez les postes de ce royaume, vous pourriez avec la reine faire ce que je n’ai jamais pu obtenir. Vous pourriez lui faire comprendre qu’il dépend du Roi Catholique d’arranger les choses de la religion en France. Et vous, connétable, vous devriez chasser vos neveux, qui ne sont que de mauvais hérétiques !

— De la reine, don Francès, je vous parlerai comme à l’ami sincère que vous êtes, comme à mon frère. Que sur ma tête tombent mille malédictions ! Mais les dames peuvent faire beaucoup ; et moi je ne puis rien contre elles (don Francès comprit quelles étaient ces dames qu’il n’avait pas nommées : la reine de Navarre, les duchesses de Savoie et de Ferrare). Voilà la chose principale. Mes neveux, je les tiens pour des hérétiques et des traîtres, des hommes sans vérité. Car moi, je tiens à mourir en catholique ; et si mon fils n’était pas catholique, il n’hériterait pas un sou de moi.

L’Espagnol riposta :

— L’amiral en attendant vous enlève vos sujets.

— C’est vrai.

— Pourquoi n’a-t-on pas remédié plus tôt à cet état de choses ?

Le connétable continua :

— Les dames, les dames…

Don Francès insinua :

— Le chancelier…

— Oui, le chancelier !

Mais le lendemain, le connétable retournait vers la reine-mère :

— Madame, vous pouvez avoir confiance en moi, car je vous servirai avec plus de diligence que jamais. Pour cela nul besoin de mettre en avant ni la religion, ni autre chose, rien que votre bonne volonté. Je suis entièrement à vous et je vous suivrai sans aucune faiblesse de ma part…

Oh ! les intrigues des femmes, Savoie, Vendôme, et Ferrare, tendant à augmenter toujours l’autorité du chancelier, à mettre en défiance Catherine et son gendre, ce qui portait la reine-mère à négocier avec nos alliés traditionnels les Allemands, comme don Francès méprise ces faiblesses ! Il le voit bien : pendant ce temps, l’amiral a repris ses « pratiques » en Angleterre par le moyen de Montgomery et de Throckmorton.

À Mme de Vendôme, on venait cependant d’enlever la garde de son fils, le jeune Henri, qu’elle avait eu avec elle pendant une quinzaine. Mais jusqu’à son départ, on l’avait observée cherchant un ministre pour le faire prêcher dans une salle, à la cour !

Et l’on vit s’éloigner Emmanuel-Philibert, duc de Savoie, très mécontent, lui aussi, de sa femme qui favorisait les hérétiques. Dans le ménage de la Pallas, des querelles s’étaient élevées entre elle et son dieu Mars. Philibert avait eu des paroles si aigres que la duchesse s’en était plainte à la reine-mère. Catherine fit chercher l’envoyé de Savoie, Morette : « On m’a assuré que vous avez dit que si la duchesse ne se corrigeait pas, le duc de Savoie se vengerait ! » Le petit roi intervint : « J’aime bien le duc de Savoie, car il est marié avec ma tante : et s’il la traite bien, je l’aimerai toujours ! »

Morette reprit :

— Il est bien que vous aimiez le duc de Savoie, parce qu’il est marié avec votre tante, mais vous avez aussi d’autres raisons de l’aimer et de l’estimer…

Que s’était-il passé entre le mari et la femme ? Depuis quinze jours le duc de Savoie l’attendit en vain chaque nuit dans son lit. Tous les jours cependant, la duchesse semblait suivre avec une dévotion apparente la messe. Hypocrisie !


XXII

EN DAUPHINÉ, L’ENTRÉE EN PROVENCE



Charles IX allait-il interrompre son voyage ? Le développement de la peste semblait l’indiquer. On apprenait que la mortalité, à Lyon, devenait effroyable, que la grande cité était comme dépeuplée. D’autre part, les gens suivant la cour paraissaient en avoir assez de ce voyage ; ils eussent préféré naturellement rentrer à Paris. C’est bien ce que conseillaient à la reine-mère quelques personnes lui montrant que dans la capitale elle aurait aussi à faire œuvre de pacification.

La situation à Paris semblait recommander, en effet, une surveillance particulière. La condamnation des propositions de Dumoulin[45] contre les décisions du Concile avait agité les esprits des parlementaires, François de Montmorency, le fils du connétable, gouverneur de Paris, demeurait toujours fort suspect aux yeux des catholiques. Des incidents s’étaient produits lors d’une procession dans la capitale : le gouverneur avait fait rentrer de la cavalerie dans Paris, armait la Bastille de canons ; et déjà il avait fait ouvrir, dans la vieille forteresse, une fausse poterne, afin de pouvoir sortir en cas de besoin. Ainsi Paris vivra pendant des années, sous la menace prochaine d’un soulèvement des catholiques, qui se croyaient à leur tour menacés par les huguenots. Et l’on prêtait à l’amiral des propos inquiétants, car cette fois, il saurait bien se rendre le maître de la ville.

La reine-mère n’était pas femme à revenir en arrière. Malgré une indisposition de Charles IX, qui avait pris un refroidissement en chassant le cerf, et malade avait dû rester pendant six jours au village de l’Estoile[46], on reprit la route. Le connétable semblait, lui aussi, assez fatigué ; c’est en bateau qu’il gagna Avignon, souffrant depuis plusieurs jours d’une colique tenace.

Une bonne nouvelle arrivait cependant, en cette époque calamiteuse. Le gentilhomme, envoyé par la reine-mère vers l’Empereur, avait été parfaitement accueilli par lui. Longuement ils avaient parlé ensemble, à la chasse et ailleurs. Les projets de mariage du roi Charles IX avec la fille de Maximilien, et de sa sœur, la petite Marguerite, avec le fils de l’Empereur, avaient été fort bien accueillis. Ainsi Catherine de Médicis obtenait ce qu’elle désirait particulièrement ; et l’envoyé de France ramenait une belle chaîne d’or de quatre cents écus.

Ces grands projets, l’union de la maison de France à la maison d’Autriche, contrastent singulièrement avec la gêne qui règne à la cour. Ce « faute d’argent » insupportable retarde parfois d’une mission à l’étranger, fait que les garnisons ne sont pas payées, ni nos alliés, les Suisses, qui ont tant de retard, tandis que les villes sont invitées à fournir des contributions. En un an, Paris avait payé un million sept cent cinquante mille francs, et le Dauphiné, en dix jours, trois cent mille francs. L’impôt était passé de trois à dix.

C’est de cette misère générale, plus encore que des passions religieuses, qu’était sortie la ruine du pays que l’on traversait alors ; il venait encore d’être dévasté par les partisans du baron des Adrets, alors huguenot, ou d’autres capitaines sortis d’Avignon, ceux-là catholiques, mais tous plus ou moins pillards, embusqués dans les fortins qui commandent, comme des burgs, la descente du Rhône.

Charles IX franchit la Drôme, fait son entrée à Loriol, traverse Dherbierres ; il arrive le 14 septembre à Montélimar, qui offre une entrée. Là on fit une halte de quatre jours. Montélimar était cette petite ville marchande d’où Montbrun était parti à l’attaque du Comtat Venaissin ; la maison du capitaine huguenot venait d’être rasée. Le 19 septembre, on passait à Donzère, vieux château crénelé accroché à la falaise. Le lendemain, Charles IX traversait Pierrelatte, dans la vallée élargie du Rhône, en face des monts du Vivarais. On déjeunait à Lagarde-Adhémar, le château du baron de Lagarde, qui n’était que le cruel capitaine Polin, alors général des galères. Mais il avait parcouru la Méditerranée jusqu’à Constantinople, corsaire comme un Turc, au demeurant bon chrétien, ayant trouvé ici, dans chaque trou de rocher, dans chaque fortin, un nid d’oiseau de proie pour faire la chasse aux huguenots et remplir ses coffres aux dépens du pauvre monde. L’étape fut à Saint-Paul-Trois-Châteaux, la dernière ville fortifiée du Dauphiné.

Le jeudi 21 septembre, on entrait en Provence par Suze la Rousse, dont la bastille veille sur la hauteur. C’est là qu’on baptisa la fille du seigneur de Suze, François de la Baume, que le roi et la reine tinrent sur les fonts baptismaux.

L’enfant reçut le nom de Charlotte, et le père, à l’issue de la cérémonie, offrit toutes sortes de confitures. Suze, comme on l’appelait simplement, était le capitaine catholique qui avait pris Orange, combattu des Adrets et Montbrun. On se remit en route pour gagner Bollène, aimable village, la première bastide du comté d’Avignon. Le 22, on passe par Mondragon, bâtie sur un rocher. On ne fit que traverser Orange pour aller coucher à Caderousse, qui donna une entrée,

Comment aurait-on pu d’ailleurs s’arrêter à Orange, ville tenue pour la « mère de l’hérésie de tout le pays », comme dira don Francès de Alava, là où se réunissaient les réfugiés huguenots ?


XXIII

D’ORANGE EN AVIGNON



Orange « au grand trophée », comme on disait, en désignant par là l’arc de triomphe rappelant la victoire sur les Cimbres, était à la fois ville épiscopale et principauté souveraine. La Réforme était entrée dans Orange avec un ministre qui, en 1561, avait donné un enseignement privé dans les maisons. Il arriva que le prince Philibert de Châlon, mort sans postérité, laissa la principauté à un fils de sa sœur, René de Nassau, d’une famille princière résidant aux Pays-Bas.

La majorité des gens d’Orange appartenait à la nouvelle religion. Jean Perrin, seigneur de Parpaille, juriste universitaire, qui avait dépouillé sa robe de juge pour devenir le président du conseil municipal de la ville, et surtout un soldat, l’agita beaucoup. On détruisit les images, on pilla les couvents, on proscrivit la messe ; et l’évêque, Philippe de la Chambre, dut prendre la fuite. Ces troubles devaient amener une réaction violente des capitaines catholiques de la région, qui donnèrent l’assaut d’Orange, massacrèrent les habitants, incendièrent la ville, en rasèrent les murailles. Guillaume de Crussol, gouverneur du Dauphiné, y rétablit la paix et la pratique des deux religions, lui-même appartenant à la Réforme. Le prince d’Orange, on ne le voyait jamais ; il ne répondait même pas aux questions qui lui étaient posées sur la religion, dans son secret et sa prudence. Son gouverneur, du moins, dépensait son argent pour soutenir dans la ville les malheureux réfugiés. Le prince était-il encore catholique ? La reine-mère était persuadée, elle, qu’il était huguenot.

Ainsi Orange demeurait une pauvre ville, à demi-ruinée, vivant dans l’angoisse. Les chanoines et les religieux catholiques qu’on y avait rétablis faisaient dire à don Francès « de ne pas les laisser tous tuer ». Parpaille, auteur de la ruine a’Orange, eut la tête tranchée en Avignon. On voit qu’il n’était pas facile, même dans une principauté, de faire coexister la pratique de deux religions. Mais, comme tout est relatif, Orange semblait encore une cité assez belle, car cinquante maisons n’avaient pas été touchées par la maladie. Et l’ensemble valait bien deux mille écus de rente.

Le 23 septembre, Charles IX venait coucher à Sorgues, où l’on cultive les céréales et la vigne entre les canaux dérivés de la rivière. C’est là qu’il reçut, d’un « visage assuré », les clefs de la ville d’Avignon que vinrent lui présenter le vice-légat et deux habitants bourgeois.

Avignon était vraiment une cité heureuse qui, depuis l’an 1348, constituait avec son territoire un état particulier sous l’autorité directe des Souverains Pontifes. Ils y entretenaient un vice-légat, qui était une sorte de gardien supérieur, protecteur des libertés de la cité administrée par un conseil municipal réclamant peu d’impôts. Ainsi les Avignonnais vivaient tranquilles et catholiquement, sous le gouvernement de la Clef de saint Pierre, bien à l’abri du service militaire et des gabelles du roi de France. L’ensemble de la population formait trois nations : ceux qu’on nommait les citoyens, les bourgeois comme on disait ailleurs, nés en Avignon ; les Italiens, originaires de la péninsule, et enfin les Citramontains, venus de Provence, du Languedoc, du Dauphiné, et même des bords du Rhin. La banque était entre les mains des Florentins ; le commerce des draps appartenait aux Piémontais. La cité aux rues tortueuses et pleines d’ombre, aux traverses franchies souvent par des étages en encorbellement, était serrée dans les remparts de ses deux enceintes. Des placettes, ou planets, comme on disait, permettaient aux habitants de se retrouver autour des églises, nombreuses et fleuries, des puits et d’agréables boutiques achalandées, entre autres celles des orfèvres. La plus importante de ces places s’étendait devant le palais apostolique. Les faubourgs, entre les deux enceintes, portaient les noms des métiers exercés par des artisans : marché aux Herbes, aux Oignons, aux Cuirs, à l’Huile, au Fil, aux Raves, aux Fromages, au Poisson, à la Triperie, au Pain ; les boucheries et les charcuteries se tenaient dans un corps de bâtiment près de l’Hôtel de Ville. Des canaux contournaient les remparts de la cité avant de servir D gitized by D’ORANGE A AVIGNON 139

d’égouts. Les teinturiers s’étaient établis sur les dérives de la Sorgue et de la Durance qui alimentaient les bains et les étuves. Le rocher des Doms, taraudé par d’anciens fours à chaux, dominait la cité. Sur ses pentes s’élevait Notre-Dame-des-Doms, régnant sur la masse énorme du palais, de ses tours carrées et crénelées, et sur tant de petites églises, de chapelles, de couvents, aux clochers ajourés et fleuris, qui caractérisaient la cité d’Avignon. Il ne faudrait pas croire que la ville allait s’épanouir de joie à l’annonce de l’arrivée de la cour. A défaut du pape, son souverain absent, elle se contentait parfaitement de son représentant. On peut même penser que la nouvelle de l’entrée du roi l’inquiétait déjà, car les habitants craignaient que la cour n’y amenât une recrudescence de la peste. Déjà, par précaution, ils avaient abandonné en grande partie la ville, seigneurs et artisans ; et chacun dans les champs travaillait à recueillir les fruits de l’été et de l’automne. François Fabrice, sieur de Servillon, gouverneur d’Avignon, parent du pape Pie IV, cousin de Charles Borromée, qui avait fait assiéger Orange et raser ses murs, tint cependant à affirmer son dévouement au roi. Il venait de faire pendre un homme comme huguenot ; il fit rentrer en hâte les gens de la ville, et préparer les tréteaux. Déjà arrivaient d’Espagne en Avignon les goîtreux qui voulaient faire toucher leurs écrouelles par le roi de France possédant la vertu de les guérir, pour la confusion des huguenots ! Cinq ou six d’entre eux étaient blessés un soir au visage, sans qu’on pût découvrir les coupables. L’entrée en Avignon eut lieu le 23 septembre. Le roi semblait encore faible et amaigri, sa suite plutôt peu fournie. On s’arrêta un instant devant la vieille chapelle de Saint-Michel où eurent lieu les harangues à l’abri d’un pavillon de feuillages. Le vice légat et le seigneur Fabrice, les consuls étaient venus là pour saluer Charles IX. On voit les bedeaux, ouvrant le cortège, s’avancer à cheval dans leurs robes rouges dont les manches sont marquées des trois clefs d’argent, les armoiries d’Avignon. A la porte de la cité, Charles IX baise la croix que lui présente le vice légat ; il promet, comme Roi très Chrétien, de conserver les droits de l’Eglise. Les consuls et deux gentilshommes portent le poêle de satin cramoisi aux fleurs de lis. Charles IX entre par la porte Saint-Ladre, admirant l’échafaud où se tiennent les vertus cardinales. Un peu plus loin, une belle fille, la Vérité, vêtue de satin blanc, présente les clefs formant le blason d’Avignon. Devant la


D gitized by porte des Augustins, quatre personnages figurent les saisons, tandis qu’un jeune enfant, costumé en Mercure, débite un quatrain. Il faut dire qu’Avignon était la cité du commerce, la ville des Juifs, des banquiers, des prêteurs, des notaires, de tous ceux que Rome protégea de loin. Ainsi on arriva sur la place de la Savonnerie, où près de la maison de Guarin, neuf sièges avaient été disposépour les neuf preux. Un jeune enfant fait signe au roi adolescentde venir s’asseoir sur le siège voisin de celui de Godefroy de Bouillon : il sera le dixième preux, dont on dira : « Charles le magnanime ! » Sur la place aux Changes, une toile de fond représentait la mer. Un Neptune, habillé de satin cramoisi, à cheval sur un poissor, débite un quatrain affirmant au roi que l’Océan le laisserait régner sur l’Asie et l’Afrique. Au Puits des bœufs, sur la place du palais, s’élève une pyramide. Une belle fille, vêtue de satin cramoisi, représentant la Justice, sort d’un nuage. D’une montagne, figurant la terre, en sortait une autre, vêtue de satin blanc, la Vérité. Les deux jolies filles s’embrassent, et la Paix se présente, récitant un quatrain. Déjà Messieurs du Chapitre de Notre-Dame sortaient de la grande église des Doms. Et les paroisses et les couvents se retrouvaient en procession devant le roi, portant leurs croix. C’était là une nouveauté, les processions n’ayant guère pu être observées depuis Lyon.

Telle est la fête catholique, où les illustrissimes cardinaux de Bourbon et de Guise, les « vrais pasteurs de Dieu », ceux-là qui possèdent les « vertus cardinales », au dire de l’auteur de la relation, trouvent honneur et plaisir. Et le propagandiste se plaît à faire remarquer, qu’avant d’entrer au château, botté, portant les éperons d’un vaillant chevalier, le petit Charles IX entra dans l’église. Le lendemain 25, les consuls et les principaux citoyens allaient lui rendre visite au château ; ils y trouvaient la reine-mère et les princes, et recommandaient le bien de la ville à Sa Majesté. Charles IX tenait de Dieu le sceptre royal, pour le repos et le contentement des bons, pour la ruine et la confusion des méchants¹. On attendait de lui qu’il remît la Chrétienté en son état ; par là viendrait la fin des calamités et des guerres civiles. Le sieur des Essarts offrit une coupe d’or, une médaille représentant la ville I. Nous avons déjà rencontré ces qualificatifs. Les bons Bont naturellement les catholiques, les méchants les réformés.


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d’Avignon et l’effigie du roi. Charles IX remercia fort aimablement ; il dit qu’il s’efforcerait de tenir ce qui lui était demandé, pour la satisfaction de tous. Et la cour fit connaissance, en Avignon, avec le fâcheux et surprenant mistral, si fort qu’il soulevait jusqu’à la hauteur du visage des cailloux gros comme une noix. Le marquis d’Elbœuf, René de Lorraine, général des galères, se présenta. Marseille avait préparé, elle aussi, une entrée royale. Le bruit avait couru que, suivant les calculs de Nostradamus, où les gens lisaient alors l’avenir, Charles IX ne devait pas dépasser Avignon. Le conseil de la cité en délibéra. Le pont sur la Durance était prêt. On prendrait le chemin de Marseille. Vir sapiens dominabitur astris a dit Salomon dans sa sagesse supérieure : il nous faut suivre notre destin ! La fête de la Saint-Michel, celle de l’ordre national, eut lieu le 29 septembre. La veille avait été tenu le chapitre, à Notre-Damedes-Doms. Le duc Charles de Lorraine y assista, non loin de la sépulture de Jean XXII ; au chœur se tenaient la reine-mère, la petite Marguerite, sœur du roi, et Mme de Savoie. Près de la chapelle des Bagnols Tertulli, Sa Majesté siégeait sous le poêle. Là aussi étaient Henri, duc d’Orléans, le prince de La Roche-surYon et le maréchal de Bourdillon. Vers la chapelle de l’arche vêque, on remarquait les places vides du roi d’Espagne et du roi de Danemark. Et parmi l’assistance, on voyait encore le duc de Savoie Philibert et M. de Damville, fils d’Anne de Montmorency. Tous les chevaliers portaient l’Ordre, le grand collier. Le vice-légat chanta la messe. M. le duc de Ferrare y assista. Aux vêpres le service eut lieu en violet. Le duc d’Orléans l’entendit vêtu de noir, puisque c’était la messe des morts. Les cloches sonnèrent le glas ; les canons tonnèrent sur le rocher. La courtoisie des gens des trois états d’Avignon fut grande : deux cents écus au roi, avec un chapeau tricolore, un camail de diamants et de perles, du prix de cinq cents écus ; au duc d’Orléans, le même chapeau est présenté. Charles IX paraît si enchanté de son chapeau qu’il le porte dès le lendemain, en jouant à la paume !

1. Les natifs, les Italiens, les Citramontains.


XXIV

LE MÉNAGE DE SAVOIE. SAMPIERRO DE CORSE



Mais comme il arrive, les fêtes ne vont pas sans quelques froissements pour la vanité des uns ou des autres. Ainsi le duc de Savoie ne cache pas son mécontentement, car le prince de La Roche-sur-Yon le précédait dans les cérémonies, alors qu’il s’estimait plus proche par le sang. Les jours suivants, on ne le vit plus, sous le prétexte d’une indisposition. Le duc Philibert se préparait au départ, et semblait assez ennuyé.

Ce qui effrayait surtout la reine-mère, c’est qu’elle n’avait plus d’argent et peu de crédit. Souvent elle s’en entretenait avec le maréchal de Bourdillon et le cardinal de Bourbon. Que ferait-on si le prince de Condé prenait les armes contre les catholiques ? La conclusion fut, qu’avec le concours du connétable de Montmorency, on pourrait peut-être demander une certaine somme à Philippe II. Don Francès estimait que le connétable n’y consentirait jamais. Ce qui avait soulevé cette question, c’était la nouvelle que le prince de Condé, l’amiral et leurs partisans venaient de se réunir, sous prétexte de fêter M. d’Andelot et sa femme. Le prince de Condé d’ailleurs n’avait commis aucun acte hostile, en ces jours ; loin de là, il faisait même demander l’Ordre du roi pour cinq chevaliers de ses amis.

Il faut le reconnaître, une nouvelle qui donnait beaucoup plus d’inquiétude à la cour, était que l’armée du Roi Catholique se mettait en route.

Quant au ménage de Savoie, qui devait bientôt quitter la cour, il avait fait l’objet de beaucoup de commentaires. Déjà on échangeait des cadeaux d’adieu ; et Catherine de Médicis donnait à Mme Marguerite les bijoux qu’elle avait achetés à Brissac, et qui valaient bien vingt mille écus. La reine-mère n’oubliait ni les dames, ni les domestiques de la duchesse ; quant au duc, il avait reçu de Charles IX un très bel habit de l’ordre de Saint-Michel. Don Francès pouvait donc tirer la conclusion que les affaires du duc de Savoie allaient assez bien. Ce qui lui paraissait surtout extraordinaire, et digne d’attention, était la nouvelle attitude de la duchesse de Savoie. Don Francès n’ignorait pas que tout d’abord Marguerite de France n’avait pas voulu entendre la messe. Mais son médecin, cet homme laid et bossu, un disciple de Mélanchton, célèbre entre tous les hérétiques d’Allemagne, lui avait dit un jour : « Madame, réjouissezvous, car je puis vous tirer de cet embarras. Sachez que pour telle ou telle raison, suivant la Sainte Ecriture, vous pouvez entendre la messe et accomplir tout ce que votre mari réclame de vous, jusqu’au jour où Dieu y pourvoiera, à la condition que dans votre âme vous n’accordiez aucune foi à ce que vous entendrez durant la messe, et ne regardiez ni l’hostie ni le calice. Et même vous pourriez encore les regarder, si votre mari vous surveillait… » Consolée et rassurée de la sorte, la duchesse s’était rendue à la messe, faisant toutes sortes de démonstrations dévotes. Mais quelques jours après, parlant à son mari des choses de la religion, elle lui avait dit : « Certes, Monsieur, vous vous trompez si vous voulez demander à vos sujets qu’ils soient tous papistes, car je sais mieux que vous qu’il y a plus d’adeptes de la religion nouvelle que de l’autre » >.

Telle était d’ailleurs l’attitude que les réformés avaient décidé d’adopter, lors de leur récente assemblée : ils assistaient à la messe, et les hérétiques de la cour faisaient de même. Il était beaucoup plus inquiétant pour Philippe II d’apprendre que le nonce poursuivait une négociation avec un envoyé de Sampierro, afin que le pape acceptât tout ce qu’il possédait dans l’île de Corse, et ce qu’il pouvait y gagner. Cela semblait fantastique. L’ambassadeur d’Espagne interloqué n’hésita pas. Il entra à l’improviste dans la maison du nonce, proche de la sienne, et le surprit s’entretenant avec deux capitaines corses : — — Comment se fait-il que vous ne soyez pas dans l’île ? — Je suis pensionné du roi et ne puis m’y rendre. Leur réponse ne parut pas suffisante à don Francès. Il savait que Sampierro avait déclaré au pape que dans le cas où la flotte CATHERINE DE MÉDICIS

10 D gitized by espagnole s’avancerait contre lui, elle ne ferait pas grand chose, car il s’était bien fortifié et pourvu de vivres. Don Francès rencontra dans une église le duc de Savoie. Ils parlèrent encore de la Corse. Le duc s’étonnait qu’on créât un tel ennui à Sa Majesté Catholique. Sampierro était prêt, selon lui, à donner tout ce qu’il avait gagné au roi d’Espagne, et disposé à réduire pour lui les gens de l’île. Voulait-il tromper l’ambassadeur, ou l’avait-on trompé luimême ? Le duc Philibert exposait que le catholicisme ne pouvait être sauvé que par Philippe II, sans quoi l’hérésie attaquerait ses propres Etats.

Don Francès lui fit observer qu’il ne lui appartenait guère de parler de la sorte, car lui-même ne châtiait pas les hérétiques, et il devrait bien commencer par extirper le mal dans sa propre maison. Philibert en convint : « Je fais comme les pêcheurs de baleines, qui avant de la tuer lui passent de longs filins, et la fatiguent jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger ; et lorsqu’elle est à bout de forces, ils vont la recueillir. » Il ajouta que, si Philippe II le voulait, il pouvait tout arranger, même sans employer la force, car sa parole suffirait. Sur quoi le duc de Savoie monta sur son cheval, le piqua des éperons avec une telle fureur que don Francès ne put le suivre.

La reine-mère avait demandé à l’évêque d’Orléans, M. de Morvillier, esprit doux et subtil, et au président de Birague de venir lui parler le lendemain des affaires de la Corse. Ils montrèrent, comme le marque Francès de Alava qui les détestait tous les deux, la même sincérité que d’habitudel L’évêque avait dit :

Sampierro se trouve en Corse contre la volonté du roi. C’est un homme « désespéré » par les injustices que lui ont taites les Génois ; et certainement le roi serait en peine s’il perdait un si bon capitaine !

L’ambassadeur répondit : — Vu l’amitié et fraternité existant entre le Roi Catholique et le Roi très Chrétien, il est surprenant qu’on puisse tolérer à Marseille un homme séditieux avec sa galère, alors que dans le même temps le roi d’Espagne envoie une armée contre les infidèles. Cet homme a des intrigues avec ceux d’Alger et avec d’autres corsaires. Quant aux injustices commises envers ce pirate, j’ai vu D gitized by la justification que m’a envoyée la République de Gênes. Elle a armé des galères pour aller le châtier. Le baron de Lagarde, à Valence, m’a assuré du désir de la reine de voir ce corsaire cesser de causer du tort à la République de Gênes ; elle souhaitait un arrangement entre les deux parties. Ainsi l’on discuta passionnément. Le président de Birague res. tait silencieux.

Ils se levèrent enfin pour sortir. L’ambassadeur d’Espagne avait ajouté :

Je suis tout à fait étonné qu’on ne réponde pas à ma question d’hier, au sujet d’une barque arrivée à Marseille, qui avait amené un capitaine envoyé par Sampierro au roil L’évêque d’Orléans répondit : C’est contre la volonté du roi et de la reine. — Je le crois aussi. Mais je ne comprends toujours pas comment l’envoyé d’un séditieux puisse venir à la cour, comme il a fait. La reine ne devrait pas dissimuler de la sorte et dire que c’est contre sa volonté. Elle devrait au contraire le châtier ! — On ne peut abandonner un tel homme, et d’une telle valeur ! C’est pour éviter des inconvénients plus graves. — Alors il ne me reste plus qu’à écrire aux Génois, bien que je ne sache si vraiment on veut qu’ils soient informés ! L’évêque parut gêné et montra quelque désir de négocier. L’ambassadeur ajouta que la reine-mère devait bien considérer les choses. Puisque l’armée de Philippe II se dirigeait vers l’île, il était évident que la reine voulait sauver Sampierro et le réserver pour d’autres occurrences. L’ambassadeur informera donc les Génois, et la duchesse de Parme. On s’entretenait à la cour des récents succès de Sampierro, de la cruauté montrée par ses gens vainqueurs. Les Génois lui répondaient d’ailleurs en se montrant tout aussi cruels. Et Sampierro ayant fait ramasser toutes les victuailles, les transportait dans son camp. Ainsi les soldats des galères espagnoles devaient souffrir du manque de vivres.

Or la reine-mère recevait de notre ambassadeur en Espagne, M. de Saint-Sulpice, les nouvelles les plus rassurantes. Les soupçons devaient tous tomber. Méru, fils du connétable, allait partir vers Philippe II. Anne de Montmorency, surmontant sa faiblesse, et la goutte qui le tourmentait, s’était levé pour se rendre au palais afin de favoriser les affaires de son fils. Le connétable écriD gitized by vait au roi d’Espagne pour le féliciter de la prise du Peñon de Velez, sur la côte marocaine, lui adressait tous ses vœux de prospérité, de santé, de longue vie. La reine-mère se faisait câline. Elle disait, elle aussi, au roi d’Espagne, la reconnaissance qu’elle lui portait pour les sentiments qu’il avait montrés durant la maladie de sa fille Elisabeth. Catherine de Médicis qui avait perdu des enfants, en retrouvait un autre dans son gendre ! Le petit Charles IX déclarait qu’il saurait un jour donner la preuve de cette affection. Et la duchesse de Savoie elle-même lui faisait connaître la joie qu’elle éprouvait de la convalescence de la reine d’Espagne. Ainsi les choses s’apaisaient. Et Philippe II, lui aussi, reconnaissait qu’un accord admissible par les Génois au sujet de la Corse lui semblait souhaitable, sans rallumer autrement cebrandon ! Etait-ce le résultat du grand apaisement des jours d’octobre en Avignon ?

Le départ pour Marseille fut différé. On fit rentrer les fourriers. Le président de Birague, l’homme de Turin, avait arrangé toutes les affaires avec le très difficile duc de Savoie. Philibert renonçait à réclamer Pignerol, la place de Savigliano, contre une pension annuelle de cinquante mille francs. Et bien que Catherine fût alors enrhumée, et souffrît de maux de tête, elle accordait de longues audiences au nonce, toujours pour ramener Condé et les Châtillons à la foi romaine. Fabrice Servillon, le gouvemeur d’Avignon et le dévastateur d’Orange, dans une lettre au nonce Crivelli, résumait ce travail de concorde : « Grâce à Dieu, les choses se sont passées très bien ici, car on a décidé que dans l’Etat de Sa Sainteté, personne ne pourra vivre en liberté de conscience. Il faudra vivre catholiquement… » Les huguenots jouiront de leurs biens par procureurs. Une amnistie serait accordée à tous, sauf à quelques violents. Par respect pour Sa Majesté, on avait permis le commerce avec ceux d’Orange, qui eux avaient promis de ne rien entreprendre contre les Etats de Sa Sainteté, de désarmer, de ne pas accueillir de rebelles, de ne pas répondre aux appels du prince de Tous les honneurs possibles, dira-t-il, ont été rendus ici au roi de France. Les résultats obtenus étaient vraiment satisfaisants. 1. Ecrite le 24 octobre.


XXV

DANS LES JARDINS D’ARANJUEZ



En ces jours apaisés d’octobre, dans ce grand désert de terre brûlée qu’est alors la Manche, Philippe II au palais d’Aranjuez, et dans ses agréables jardins sur les bords du Tage, trouve une oasis favorable au repos qu’il aime et à l’apaisement de la fièvre qui vient de l’accabler. Il se sent vraiment mieux ; et la reine Elisabeth, son épouse, fait elle aussi, de jour en jour, des progrès. Bientôt, les médecins l’assurent, Elisabeth pourra être de nouveau la femme du roi d’Espagne. La maladie de la Reine Catholique a mis plus d’intimité dans la famille. Philippe II a demandé à son épouse d’écrire directement à sa mère, au sujet des négociations en cours, sans en rien dire à l’ambassadeur de France, M. de Saint-Sulpice. Ce qui ne peut que réjouir Catherine de Médicis qui se méfie aujourd’hui de don Francès, et préférait, elle aussi, correspondre directement avec son gendre.

Pauvre Elisabeth, qui vient d’avoir vingt ans ! Elle n’est, au témoignage de l’ambassadeur vénitien Giovanni Soranzo, « ni grosse, ni grande, et son visage n’est pas très beau ». Une Valois Médicis ! Mais son corps est proportionné en toutes ses parties, et plein de grâces à cet égard. Elisabeth montre du moins un esprit très rare, artiste, d’une belle foi ; le monde admire chez elle une sagesse et une prudence qui dépassent son âge. La Reine Catholique est aimée du roi seulement en apparence, et sans participer à sa vie et aux affaires, comme il eût été convenable. Elle demeurait sans autorité dans sa maison, où elle n’avait même pas le pouvoir de retenir aucune personne à son service. Car tous ceux qu’elle avait amenés de France avaient été congédiés. Ainsi Elisabeth vivait d’une manière très retirée, demeurant des jours entiers sans sortir de ses chambres. Sa maison n’avait rien d’une maison de reine. Son majordome est don Juan Manrique, sans qu’elle ait aucun officier de grade ni d’importance. L’ambassadeur de France avait présenté plusieurs instances du roi son frère pour qu’on lui accordât une maison plus convenable. Mais aucune réponse n’avait jamais été donnée à ses requêtes. La Reine Catholique n’avait le pouvoir d’accorder aucune grâce. Mais ce qui désole sa jeunesse, c’est que le roi ne lui ait pas donné le plaisir, comme elle l’eût voulu. Il a fallu la cruelle maladie pour les rapprocher un peul Elisabeth tient si petite place, et dans son cœur et à la cour. Car lorsque le roi la quitte, ce qui arrive souvent, il ne l’emmène que rarement avec lui ; et lorsqu’il se trouve avec elle, Sa Majesté, la plupart des nuits dort sans elle. Pendant la journée il la voit rarement. Elisabeth mange toujours seule, demeurant avec ses serviteurs espagnols, hommes et femmes, ce qui lui donne grand déplaisir. Personne de sa nation n’est auprès d’elle. Si l’on ne compte pas la dignité royale, elle n’a pas vraiment le moindre contentement. Or malgré ces raisons de chagrin, la reine n’en parle jamais, se montrant toujours sí désireuse de satisfaire le roi, de vouloir tout ce qu’il veut. L’année précédente, lors des Cortès de Monçon, elle avait fait tout ce qu’elle avait pu pour qu’on l’y amenât. Elisabeth avait demandé à son mari, avec des larmes, de lui laisser voir les Cortès. Et Philippe l’avait tenue dans cette espérance, la confiant au cardinal de Burgos qui devait l’y conduire. Mais ce fut en vain. Il fallut qu’Elisabeth eût été sur le point de mourir, pour que Philippe II montrât du moins des signes évidents de sa douleur. Mais certains croyaient savoir que depuis sa convalescence, il avait fait ce qu’il fallait pour qu’elle eût un fils. Oui, pauvre Elisabeth, si dévouée au roi, à l’héritier qu’il attend et qu’il doute de pouvoir lui donner, si rarement aimable, qui n’a connu les caresses et l’affection qu’au seuil de la mort. Avec cela la gêne, car la dépense de sa maison, qui monte à quatre-vingt mille écus, est payée par les ministres avec tant de retard ! Quel homme est donc ce Philippe II, où les romantiques ont vu le tyran, et qui n’est qu’un pacifique bureaucrate, un lent travailleur, un moine, un homme qui semble dormir et dort beaucoup, aimant par-dessus tout la solitude et le repos, que l’on gouverne D gitized by DANS LES JARDINS D’ARANJUEZ 149

plus qu’il ne gouverne ? Informé de tout, il n’a d’un chevalier que l’attitude, et près du duc d’Albe, de Ruy Gomez, de son confesseur, de son inquisiteur, de son conseil d’évêques, il ne cesse de lire et d’écrire, même en coche, gouverne d’une verge de fer son empire disparate, sa Castille rebelle et féodale, rêve d’unifier catholiquement le monde, et pratiquement sans grands moyens ; il veut en lui et chez lui la paix, et chez nous la division ! Giovanni Soranzo, l’envoyé vénitien, a tracé son portrait en ces jours ¹.

Le roi d’Espagne a trente-sept ans, de taille plutôt petite que moyenne. Il a la face pâle, la lèvre un peu relevée comme ceux de la maison d’Autriche, le poil blond ; son aspect est à la fois gracieux, bienveillant et digne. De complexion délicate, il vit soumis à beaucoup de régularité, en prenant peu de nourriture, et il ne mange jamais de poisson. Le vendredi, le samedi, et aux vigiles des fêtes, pour ne pas donner le mauvais exemple, il prend toujours seul son repas. Il s’abstient également de fruits, n’en mangeant que très peu et rarement. Très modéré sur la boisson, il ne boit à déjeuner pas plus de deux fois ; et le soir au dîner, il se montre plus réservé encore. Sa Majesté mange ordinairement seul, n’estimant dignes de l’accès à sa table que la sérénissime reine, le prince et la princesse, qu’il n’y convie que très rarement, car des mois se passent sans qu’il les invite. Dans son vêtement, il n’use ni d’or ni d’argent, mais seulement de pannes de soie, et petitement travaillées. Mais il porte noblement le costume, et d’une manière élégante ; et en tous les mouvements de son corps il laisse voir une grâce infinie. Il montre beaucoup de zèle pour la religion, et par son exemple, cherche à stimuler le culte catholique non seulement à la cour, mais dans toute l’Espagne.

On racontait par exemple que lors de la tenue des Cortès à Monçon, comme il s’avançait un jour à cheval, le Roi Catholique rencontra le Très Saint-Sacrement que l’on portait à un malade. Il mit aussitôt pied à terre, et tenant son béret à la main, il avait accompagné prêtre, l’attendit à la porte de l’homme qui on l’administrait, et puis le suivit jusqu’à l’église où on l’avait pris. Sa Majesté fréquentait beaucoup les offices divins, et communiait quatre fois l’an. Cette dévotion était cause que l’évê1. Exactement en 1565

D gitized by que de Cuença, son confesseur, et celui de ses pensées, assistait à toutes les délibérations pour la décharge de sa conscience, lui faisant connaître son opinion sur chaque affaire, afin qu’elle ne restât chargée en rien. C’est pourquoi toute la cour, en apparence, se montrait religieuse à ce point, que la plupart du temps les églises étaient remplies de gens ; ils étaient peu nombreux ceux qui n’entendaient pas la messe du matin, et ne se montraient pas au palais ou dans les rues sans porter dans leurs mains le chapelet. On admirait à quel point Sa Majesté était humaine et bienveillante ; sur le chemin que le Roi Catholique faisait de sa chambre à l’église, où il entendait la messe, il prenait toutes les suppliques qui lui étaient données, et si quelqu’un voulait lui parler, il s’arrêtait courtoisement pour l’entendre. Il en usait de même au sortir de l’église jusqu’à la table du déjeuner, ou lorsqu’il rentrait dans sa chambre manger seul ; et lorsqu’il avait pris son repas, sur le chemin de la chambre où il entrait. Alors il s’avançait à tout petits pas, afin qu’envers chacun il eût commodité de remplir cet office. Et lorsqu’il ramassait ces suppliques, il le faisait toujours d’un visage souriant ; et quand il répondait à quelqu’un, c’était par des paroles générales et aimables. Ce qui cependant se produisait rarement, car il traînait longtemps les choses sans répondre quoi que ce fût. Mais de la même manière qu’il acceptait facilement toutes les suppliques, entendait ceux qui voulaient lui parler, le Roi Catholique n’en faisait expédier que très peu, et on peut le dire presque aucune. Car il les remettait à l’un de ses camériers, qui les distribuait aux divers ministres suivant leur contenu. Alors il était nécessaire d’aller à celui qui avait reçu la supplique pour en obtenir l’expédition. Cela durait très longtemps, car le ministre la portait à l’un des conseillers qui donnait la réponse ; et si elle était favorable, on la présentait seulement au roi. S’il la confirmait, il la signait de sa propre main ; si le conseil ne l’admettait pas, on écrivait : no hay lugar. Alors on ne fait rien, et il n’y a aucun espoir.

Pour obtenir une de ces expéditions, que de temps et d’argent dépensés ! On peut dire que la plupart, abandonnant leurs affaires, s’éloignaient avec des plaintes in finies. Giovanni Soranzo en vit beaucoup dans ce cas. Quand les ambassadeurs voulaient une audience, nous dit-il D gitized by DANS LES JARDINS D’ARANJUEZ I5I

encore, ils la demandaient à Sa Majesté qui l’accordait très facilement. Nul besoin de la réclamer deux fois. Car Sa Majesté écoute avec beaucoup de bienveillance, et ses réponses demeureront toujours courtoises, mais générales. Si les choses sont d’importance, et qu’il faille avoir une réponse précise, il renvoie l’ambassadeur au duc d’Albe ; et si le duc est absent, à Ruy Gomez. Alors il faut attendre encore leur réponse. Sa Majesté aime beaucoup le calme ; et souvent à l’improviste, contre toute attente de ses ministres, il quitte la cour, avec cinq ou six chevaux, et se retire en un lieu solitaire où il passe un ou deux jours tranquillement, et en repos. Il habite volontiers Madrid, qu’il aime, surtout parce qu’il a dans les forêts voisines deux palais, le Prado et Aranjuez où il va très souvent, restant là sans vouloir s’occuper des affaires, ni de rien qui puisse troubler sa quiétude. C’est la plus grande récréation de Sa Majesté qui n’aime ni les chasses, ni les tournois, comme la plupart des princes. Le roi a beaucoup de goût pour les femmes avec lesquelles il passe souvent le temps, en ces deux endroits. En Flandre, il avait eu d’une jeune fille de Bruxelles une fille qu’il avait fait élever en secret. Rentré en Espagne, il en eut une autre de doña Eufrasia de Guzman, dame d’honneur de sa sœur, qu’il fit élever aussi. Eufrasia fut dotée et mariée au prince d’Ascoli, de sa chambre, qui eut le privilège de rester couvert devant lui et de s’asseoir sur le banc des grands. On en parla beaucoup, et l’on voyait bien que le roi ne voulait se séparer d’elle. Les deux frères d’Eufrasia étaient gentilshommes de bouche, bien que de petite maison. Le roi n’entre pas au conseil, et il fait traiter les affaires les plus importantes dans sa chambre. Il s’en remet beaucoup à ses conseillers et intervient très rarement dans les affaires de justice, si ce n’est pas très grave. Il signe de sa main toutes les expéditions, et n’importe quelle petite affaire. Soranzo disait par exemple avoir vu le don de vingt ducats avec son paraphe. Le roi met sa signature sur tous les paiements, et sur toutes les autres affaires, même insignifiantes. Il le fait pour deux raisons : l’une est qu’il ne veut pas donner largement, l’autre qu’il n’a pas confiance dans ses ministres, surtout en ceux qui s’occupent des finances. Aucune provision de ses ministres n’est valable si elle n’est pas signée par lui. Il procède avec la même chicheté pour ses dépenses ordinaires ou extraordinaires, car il veut mettre ses revenus en ordre. Le roi apprécie ceux qui lui conseillent de ne pas donner. La cour l’a D gitized by compris. On ne demande plus rien. Mais le roi se montre très libéral envers la nation espagnole.

L’observateur italien assure encore que Philippe II est un grand ami de la paix. Il doit en effet conserver les amitiés et les alliances qu’il a avec les princes. Cette opinion du roi n’est d’ailleurs pas très bien reçue à la cour, surtout de ceux qui voudraient s’élever par la guerre. Mais d’autres disaient qu’il avait pris le bon parti. L’exemple de Charles-Quint, son père, qui avait dépensé tant d’argent, tourmenté le monde entier, engagé ses États, versé tant de sang, ruiné beaucoup d’honorables familles, fait détruire un grand nombre de terres et de pays, l’avait instruit : car pour cela, il n’avait pas agrandi son empire ni accompli de vastes desseins. Le Roi Catholique a plus gagné avec la paix, que l’autre par tant de fatigues et de guerres.

Par l’accord avec les Français, le Roi Catholique a reçu beaucoup de places qu’ils détenaient ; il a fait restituer son État au duc de Savoie, la Corse aux Génois, et de nombreuses villes de Toscane au duc de Florence. Ses revenus augmentaient, ses dettes diminuaient ; et il avait fait le recouvrement des assignations engagées à son avènement.

C’est pourquoi Philippe II laisse de côté les pensées belliqueuses, se promène dans ses jardins, où sont de petites statues de marbre, des fontaines, des bassins, des buis et des ifs.


XXVI

TIRER LA RELIQUE DE SAINT EUGÈNE D’UN PAYS SANS FOI



Ce qui peut troubler seulement la paix qui descend avec l’automne dans les jardins d’Aranjuez, ce sont les nouvelles de France et de Paris.

Elles arrivent, toujours irritantes, quand don Francès les a dirigées vers le roi d’Espagne, et suivant sa volonté. Mais elles ne sont guère plus rassurantes quand elles passent par les Flandres et arrivent de chez la duchesse de Parme, régente des Pays-Bas, la sœur de Philippe II.

Simon Renard, originaire de Vesoul, avait grandi dans le service des ambassades. Dur service, qui comporte certains risques avec les relations d’espions, des succès et des revers, et surtout de grandes fatigues. Car il faut se loger souvent fort mal, se tenir debout pendant des heures dans les antichambres. Un métier terrible où l’on vieillit vite. Simon Renard l’avait rempli avec empressement, avec esprit même, depuis bien des années, depuis les jours où il cherchait à faire rire Charles-Quint aux dépens de Henri II.

Simon Renard écrit maintenant pour la duchesse de Parme. Il le fait en dehors de la voie diplomatique, pour servir seulement le roi Philippe II son maître, la duchesse et le bien public. C’est là ce qui peut d’ailleurs surprendre et intéresser le roi d’Espagne, cette spontanéité, alors que ses agents diplomatiques officiels demeureront des soldats et des automates.

Or Simon Renard vient de le dire sans ambiguïté. Au point de vue politique d’abord, la France est un royaume divisé entre plusieurs partis de la noblesse. Les Guises poursuivent la vengeance d’un meurtre, ils veulent retrouver leur pouvoir abattu par les Châtillons, dont les alliés sont les Bourbons et les Montmorency. Les visages deviennent tristes en France. On attend une « estrange tragédie », et tout le royaume se découvre agité par cette querelle.

Au regard des choses de la religion, le trouble semble aussi grand, plus dangereux même, car on ne peut maintenir les deux religions. Or l’hérésie progresse, grâce à l’activité des ministres, grâce à l’absence de répression par l’Inquisition. Simon Renard le déclare nettement : ici les ecclésiastiques ne font rien pour réformer leurs mœurs, et les nobles entendent toujours disposer des abbayes, des bénéfices. Les huguenots, eux, veulent pouvoir se rendre aux prêches, non seulement au bailliage, mais chez tous les seigneurs hauts justiciers. La reine Catherine de Médicis ne prend aucun parti. Damville essaye bien de l’intimider, comme fait le roi d’Espagne lui-même, mais jusqu’à quel point y parvient-il ? Voici

la chose la plus terrible : la France perd la foi. On n’y montre plus aucun respect envers les ecclésiastiques. La noblesse incline à la Réforme, avec les gens du Parlement, des collèges, les écoliers. Le roi Charles IX tente certes de rassurer tout le monde par son grand voyage. On voudrait y restaurer d’abord la justice, qui en a bien besoin. Tel est le malheur quand dans un Etat (Simon Renard dit une << République » >, au sens antique) il y a une dame « gouvernante et mal expérimentée », mal entourée, sinon par le connétable qu’elle « dégoûte ». L’information était flatteuse pour la duchesse de Parme, qui savait, bien que dame, prendre un parti, et que le cardinal de Granvelle dirigeait bien. Puis Simon Renard dénonçait l’autre mal : le manque d’argent, la misère d’un gouvernement qui arrivait avec tant de peine, et de si grands retards, à payer ses alliés les Suisses. Plus de crédit en France, même chez les marchands. Et par surcroît, la peste ravageait le pays ¹.

Simon Renard l’écrira quelques jours plus tard 2 : une révolte (la guerre civile) est prochaine ; elle sera pire que la première. Car on ne peut plus contenir les catholiques à Tours, comme à Paris. 1. Lettre du 6 octobre. 2. 10 octobre.


D gitized by Les huguenots se préparent à la défense ; ils lèvent déjà des contributions dans leurs églises.

Paris, où Philippe II avait déjà tant d’amis, avant la ligue, Paris supportait impatiemment le gouvernement du fils aîné d’Anne de Montmorency. Cela était vrai de certains, qui correspondaient avec don Francès.

Que penser, en effet, d’un gouverneur qui se contentait de sourire quand on lui disait que dans sa ville on tenait des prêches qui y étaient interdits, et qui riait, quand les gens du Parlement lui en apportaient la preuvel Jamais François de Montmorency ne châtiait personne. Pourquoi s’enfermait-il, avec toute l’artillerie, dans la Bastille ? Pourquoi faisait-il essayer une fausse porte ? Les Parisiens s’en inquiétaient. Ils avaient fait dire à Catherine de Médicis d’y prendre garde. La conclusion de don Francès était que Montmorency, Condé et l’amiral voulaient se rendre maîtres de Paris.

Du pays sans foi, du pays dont la vieille capitale catholique pouvait tourner, qu’attend alors Philippe II ? Il a lu attentivement tout ce que don Francès lui a écrit de la religion dans ce royaume, et de la nécessité d’y apporter remède. Il le remercie de profiter de chaque occasion pour « les exciter à la conservation de la religion catholique, dont dépendait la conservation de la couronne du Roi très Chrétien, ce qu’il souhaitait en vrai frère qu’il était » >.

Mais la conclusion du Roi Catholique apparaît bien singulière, ou mystique : car ce qu’il désire surtout, et de tout son cœur, c’est la relique de saint Eugènel Telle est la pensée du roi moine, mélancolique et solitaire, qui sur les pentes de la Sierra, dans la campagne silencieuse, parmi les blocs de roches bleues étoilées de scories de fer, dans l’air frais et pur des hauts plateaux, a ouvert ses chantiers de l’Escurial, au mois de mai 1563.

Ici Philippe II aura son palais, sa forteresse, son couvent, ses tableaux et ses livres, ses moines, sa chapelle royale et son tombeau. L’Escurial, répond au vœu de la bataille de Saint-Quentin, à la journée de Saint-Laurent qui lui donna la victoire. San Lorenzo ! Ni le Louvre, ni Saint-Germain, ni Fontainebleau n’ont retenu l’attention des informateurs de Philippe II. Un couvent, dont il habitera une aile, une église, la chapelle, le collège, voilà ce qu’il a demandé à ses artistes italiens, et à ses espagnols ita by lianisés, à Jacopo de Trezzo, le lapidaire, qui va sertir les pierres dures, les marbres, les granits de l’immense et sévère bijou. Assis parfois sur un trône de rochers, le roi en surveille les progrès, les machines, le grand plan symétrique qu’on lui montre dans ce qui n’est encore qu’un domaine. Une sainte recherche préoccupe, on peut le dire, Philippe II en ces jours, à l’égal d’une importante affaire diplomatique. Récupérer pour l’Espagne la relique de saint Eugène, dont un fragment demeurait conservé au trésor de l’abbaye de Saint-Denis. C’est qu’on venait de retrouver à Tolède le chef de saint Eugène, premier archevêque de la cité et disciple de saint Denis. Or le chapitre de la cathédrale avait signalé l’existence d’un fragment du saint à l’abbaye de Saint-Denis en France. Pourquoi Philippe II s’est-il tant intéressé à cette information, et au désir des gens de Tolède de compléter le chef nouvellement découvert en Espagne par le morceau du corps saint anciennement en France ? Quel est le sens mystique de la réunion du corps ? L’union de deux pays sous un même chef, ou bien une excellente pierre de touche pour savoir ce que valent les sentiments réels de ceux qui s’efforcent de rapprocher l’Espagne et la France ? On ne sait.

Mais don Francès a été chargé en France de négocier le retour de la relique, et le chanoine don Manrique va passer pour cela dans notre pays. Quant à Philippe II, il écrira à Catherine de Médicis pour la remercier du zèle qu’elle portait à cette affaire. Elisabeth, sa femme, dans sa convalescence, se retournera également vers sa mère, lui recommandant don Pedro Manrique, chapelain du roi, et le sien. Le Roi Catholique donne, de son côté, ses instructions à don Francès : « Je vous supplie affectueusement de faire tout pour que cette affaire se conduise discrètement et prudemment. Vous ferez attention aussi à tous les détails de son retour (de don Pedro) avec la relique. Vous trouverez l’itinéraire ; vous le transcrirez et le donnerez à don Pedro. N’écrire qu’en chiffres au sujet de cette affaire, recommande encore Philippe II.

On le verra par la suite, la négociation fut laborieuse. Pedro Manrique écrira de Toulouse, le 27 décembre au roi d’Espagne, notifiant l’opposition du cardinal de Lorraine, abbé de SaintDenis, au transfert. Il faudra rafraîchir la mémoire de la reine. D gitized by

La relique de saint Eugène est comme un appât dont Catherine de Médicis se servira.

C’est pourquoi don Francès répétera si souvent dans sa correspondance cette formule : « Il faut que Votre Majesté, ou la reine notre dame, la prient encore une fois ! »


XXVII

À SALON DE CRAU, CHEZ NOSTRADAMUS



Retrouvons en Avignon Catherine de Médicis, lisant les lettres de sa fille et de son gendre.

Son projet est d’aller passer six jours à Aix pour rétablir l’ordre dans le Parlement de cette ville qui avait été révoqué, car ses membres, très catholiques, n’avaient pas voulu accepter l’édit d’Orléans. Aussitôt après on se rendrait à Marseille où l’ambassadeur d’Espagne était convié pour reprendre la conversation sur la Corse.

Le 16 octobre, on quitte Avignon. La Durance est passée sur un pont de bateaux, établi à grands frais, à l’aide de bois et de cordes, au port de Château-Renard. La petite ville aux tours crénelées, avec son antique château des comtes de Provence, offrit une entrée.

On s’avançait maintenant dans l’heureuse Provence des oliviers et des orangers. À Saint-Remy, on admire une fort belle antiquité du temps de Jules César, en souvenir de la bataille qu’il gagna en ce lieu. Telle est du moins la tradition.

On passe au Touret, où il n’y a qu’une seule maison, avant de s’arrêter à Salon de Crau.

Hélas, la petite ville de Salon venait d’être visitée par la peste, et quatre à cinq cents personnes y avaient péri. Les survivants avaient pris la fuite. On dut publier un ban pour les faire rentrer dans leurs foyers. Ils dressèrent quelques simples arcades, faites de branches de buis, depuis la porte d’Avignon jusqu’au magnifique château. On sabla le pavé des rues déjà jonchées de romarins qui répandaient un parfum si agréable à respirer. Charles IX allait, monté sur un cheval arabe aux harnachements de velours noir à franges d’or. Lui-même s’avançait portant un habillement « cramoisi phénicien, qu’on dit vulgairement violet », enrichi de tresses d’argent, comme son chapeau. Antoine de Cordoux, honorable gentilhomme, qui sera bientôt fait chevalier de Saint-Michel, et le très fortuné Jacques Paul, consuls de Salon, l’accueillirent à la porte de la ville sous un poêle de damas blanc et violet.

On ne voyait toujours pas la curiosité de l’endroit, qui faisait peut-être l’objet du passage de la famille royale à Salon, Michel de Nostredame.

L’illustre éditeur d’almanachs, dans lesquels chacun cherchait l’avenir, médecin, grand astrologue, et surtout fabricant de pommades de beauté et de santé, qui avait jadis tiré pour la reine-mère l’horoscope de ses enfants, et publié dans ses Centuries des vers sybillins où Catherine de Médicis avait cru retrouver l’annonce de la mort de Henri II, s’était tenu à l’écart, malgré la prière des consuls.

Nostredame était homme d’esprit, et avisé comme le montre l’immense succès de ses sornettes. Il savait la valeur du mystère, et qu’il est bon d’être désiré. Il n’ignorait pas qu’il serait demandé, pour saluer Sa Majesté, hors de la « tourbe populaire ». Enfin, il faut ajouter que nul n’est prophète en son village ; les gens de Salon, incivils et séditieux, hommes de sac et de corde, bouchers sanguinaires, « vilains cabans », le voyaient parmi eux avec terreur, lui qui avait donné tant de renommée à leur pays !

Mais faisant le tour de Salon, on passa devant la demeure de Nostredame. Ce dernier tira au roi une humble et convenable révérence ; il prononça, voyant le jeune Charles IX, les vers du poète :

Vir magnus bello, nulli pietate secundus[47].

Mais le vieillard jeta aux gens de Salon l’apostrophe :

O ingrata patria velut Abdera Democrito[48] !

Alors Nostredame se prit à marcher aux côtés du roi, tenant son bonnet de velours à la main, appuyé sur sa canne d’un très beau jonc marin d’Inde, à pommeau d’argent ; car il était tourmenté de cette fâcheuse douleur que le vulgaire nomme la goutte. On alla jusqu’au château. On revint à la maison de Nostredame. Dans sa chambre, le vieil astrologue entretint longuement le jeune roi et la reine-mère qui eurent la curiosité de voir toute sa petite famille, jusqu’à une fille de lait. Michel de Nostredame recevra bientôt un présent de deux cents écus, et ses lettres patentes de conseiller et médecin ordinaire, aux gages et honneurs accoutumés.

Quant à la reine-mère, elle écrira au connétable de Montmorency, qui se faisait vieux, que Nostredame avait promis au roi son fils « tout playn de bien… et qu’il vivra autant que vous, qu’il dist auréz avant mourir quatre vins et dis ans. Je prie Dieu que dis vroy… »

Catherine aimait à plaisanter avec son compère.


XXVIII

À TRAVERS LA PROVENCE



En Provence, et dans toutes les villes aimables où le roi faisait une entrée, il allait fêté par les enfants, tout de blanc vêtus, qui s’avançaient vers lui, jetant des fleurs sur la route et criant : « Vive le Roi et la sainte messe ! » Bien plus, chaque village donnait les mêmes plaisirs à la famille royale, heureux de saluer le jeune Charles IX. Partout beaucoup de bruit, de décharges d’escopettes et de canons, comme il convient sur la terre sonore[49].

Le mercredi 19 octobre, le roi est à Lambesc, jolie petite ville où il fait une entrée. Il s’arrête pour déjeuner à Saint-Jean-de-la-Sale, où il n’y a qu’une maison, et part aussitôt pour Aix-en-Provence où il restera quatre jours.

Aix, c’est la grande ville avec son Parlement et son archevêché ! Les rues sont larges, les maisons magnifiques, remplies de curiosités et d’antiquités. Mais ce n’est pas pour les admirer que Charles IX y est venu : après la belle entrée, il va tenir son siège au Parlement le 23.

Dans la très croyante ville d’Aix, le roi doit choisir les nouveaux consuls catholiques, leur donnant l’assurance de garder leur Parlement. Cependant près de trois mille hérétiques avaient demandé la permission de faire leurs prêches, et de vivre suivant l’édit d’Orléans. Parmi eux était le comte de Tende, leur chef. Et dans les rues les gentilshommes disaient par manière de bravade : « Si la reine et le roi ne font pas garder l’édit d’Orléans, ils verront la vengeance des huguenots ! » Il faut savoir que depuis 1559, la haute Provence avait été agitée par les seigneurs de Mouvans, Antoine et Paul de Richieu, qui s’étaient retirés, après avoir longuement servi à la guerre, dans la ville de Castellane, car ils désiraient vivre selon Dieu. Et jusqu’au cœur de l’hiver, ils tenaient là les assemblées, le soir, dans leur maison. Un Cordelier les avait dénoncés et le Parlement d’Aix avait conduit une information. Les Mouvans en avaient appelé au Parlement de Grenoble. Antoine, le vieux Mouvans, fut tué férocement par la populace de Draguignan, et son foie donné comme nourriture à un chien. Paul en avait appelé de ce crime au Parlement d’Aix ; mais désespérant d’obtenir justice, il avait organisé la résistance des réformés, gentilhommes et soldats volontaires, dont le réduit fortifié fut Mérindol. Il fit en revanche le projet de s’emparer d’Aix. Mais Mouvans s’était retiré à Genève. A Aix, en 1561, le sieur de Flassans, consul, avait convoqué, lui, les gens des villes de Provence pour la défense de la religion catholique. On mura les portes de la ville, on plaça l’artillerie sur les tours et les clochers, malgré les efforts de conciliation du comte de Tende, gouverneur de Provence, et du comte de Crussol, commissaire du roi. Crussol y fit cependant publier l’édit de janvier. Mais les divisions et les haines furent loin de s’apaiser, surtout après le massacre de Vassy. La division était jusque dans les familles, puisque le comte de Tende était considéré comme le chef des religionnaires, et son fils Sommerive comme celui des catholiques. Tende fortifiait Sisteron ; Sommerive, Cavaillon. Sommerive enlevait Sisteron, livrant la Provence aux massacres. Au mois de juillet 1562, le président Jean Salomon, tiré des prisons, tombait abattu dans la ville ; Jean Raisson, le procureur, fut saigné à la boucherie ; et d’autres, parmi lesquels un gentilhomme, un clerc des finances, des marchands, le concierge des prisons, furent pendus au Pin. C’était un grand arbre, hors de la porte Saint-Jean, dans le jardin du sieur d’Aiguilles, conseiller au Parlement ; haut et droit, il semblait l’un des plus beaux de son espèce, gros et massif, à ce point que trois hommes n’auraient pu le tenir dans leurs bras. Là, ceux de la religion, le dimanche, venaient chanter les Psaumes. Au pin, l’on pendait ; mais on arquebusait aussi, Pierre Manoc avocat, ses frères, Pierre Raynaud, avocat, et d’autres, menuisiers, cordonniers, libraires. La Provence avait vu les D gitized by meurtres les plus odieux de vieilles femmes, de jeunes filles, d’enfants. La chose fut si grave qu’au mois de mars 1565 une commission royale suspendra ce Parlement fanatique d’Aix, rétabli le 4 décembre dernier. Pauvre Michel de L’Hospital, qui avait voulu la tolérance, le respect de son édit, une justice bien administrée dans le royaume ! Il avait déclaré la « guerre éternelle », verbalement s’entend, à ceux qui repoussaient le culte du vrai Dieu, la piété sincère, violaient les devoirs du sacerdoce, à tous ceux qui ne s’occupaient que de leur intérêt personnel, ne cherchaient qu’argent et profit : « Entre eux et moi, c’est une guerre éternelle ! >> On l’appelait, en retour, le traître. Et voici que se dressaient contre lui non seulement les violents, mais ceux qui par principe auraient dû être les sages, les gens du Parlement. Une minorité seulement l’approuvait ici. Et l’une des raisons du voyage du chancelier à travers la France fut d’imposer aux Parlements l’approbation et l’application des vues de l’édit de tolérance. Le Concile de Trente venait de terminer sa mission, quant aux dogmes. Mais un autre aspect des décisions du Concile se présentait avec la discipline, et le respect des principes de l’Église gallicane. Le Parlement catholique refusait à cause de cela l’enregistrement des décisions du Concile. Tel est le sens du voyage pour l’homme de soixante ans qu’est alors Michel de L’Hospital. Il continue à Aix la tournée de ses Parlements (il a commencé par Dijon, et verra ensuite Toulouse et Bordeaux).

Quel nouveau problème est celui de la tolérance, vu non pas en soi, mais dans les faits, dans les réactions et les mouvements des villes ! Et le chancelier n’est pas un garde des sceaux, ou un ministre de la justice comme nous l’entendons ; il demeure le contrôleur des Parlements, des affaires publiques qu’ils sanctionnent, refusent, arbitrent ; et il est inamovible. Tel est celui qui mérita le surnom de Caton, mais que le connétable, que l’on nommait un Nestor, regardait d’un œil irrité. Les champs de la Grâce sont plus faciles que ceux de la polítique et de la Provencel Mais le chancelier a pris pour devise : si fractus illabitur, impavidum ferient ruinae : « Je puis tomber brisé à terre, l’homme recevra sur son dos les ruines, sans connaître la peur » >,

D gitized by Infortuné Michel de L’Hospital qui ne voulait pas connaître la peur, mais redoutait que quelque « papiste » voulût en ces jours le tuer, ou bien ce M. de Dorès, gentilhomme catholique de la région !

Le gentilhomme prit mal le soupçon ; il alla s’en plaindre à la reine-mère qui ne croyait pas, ainsi que le roi, à cet attentat. Froissé, offensé, le gentilhomme provençal entra dans la maison du chancelier avec une dizaine d’hommes armés. Michel de L’Hospital s’y trouvait seul : 164

— Monsieur le chancelier, il existe un bruit à la cour que vous craignez que je vous tuel J’en ai parlé au roi et à la reine, qui m’ont fait croire que la chose était bien possible. Je viens vous demander ce que vous en pensez ? Le chancelier se montra troublé, peu habitué à ce genre d’explications. —

Il est vrai que l’on m’a rapporté une fois ce projet, mais je ne vous croyais pas capable de le faire, car je vous ai toujours favorisé, et aimé comme je le ferai toujours à l’avenir. Michel de L’Hospital ajouta d’une voix tremblante : — Pourquoi voudriez-vous tuer un homme auquel il ne reste peut-être qu’un an et demi à vivre ! Le gentilhomme, ému à son tour, se leva : Je vous recommande à Dieu, et n’en veux savoir davantage. On

quitta la ville d’Aix le 24 octobre. Le roi se met en route à travers « un fascheux pays de rochers », s’arrête pour déjeuner au village de Pourrières ; il va coucher à Saint-Maximin. Là est la belle abbaye où se trouvait la sépulture de sainte Madeleine. L’objet du pèlerinage est la relique de la patronne. Le lendemain, Charles continue sa route à travers les solitudes rocheuses, parfumées de l’odeur des pins, qui semblèrent aux voyageurs autant de « très hautes et fascheuses montagnes ». On arriva à la Sainte-Baume, où se trouvait la petite abbaye de religieux, « ancrée au milieu d’un rocher très haut », non loin de la grotte où sainte Madeleine fit sa pénitence. On repartit dans l’aprèsmidi pour Brignolles que l’on atteignit seulement à deux heures après minuit, tant les chemins étaient mauvais. L’entrée fut remise au lendemain. Ici eut lieu la danse dans la grande salle, juste devant le logis du roi. Que de belles filles, habillées de taffetas vert ou de couleurs changeantes, et les autres de blanc, exécutant à la mode de Provence, la volte ou la martingale ! Le roi, qui venait seulement d’apprendre à danser et craignait les filles, les admira au milieu de ses frères et leur fit présenter la collation. Et Charles IX y prit tel plaisir que les danses durèrent de onze heures à cinq heures du soir.

Le vendredi 28 octobre, on traverse Garéoult, pauvre village, pour venir coucher à Cuers, une belle petite ville. Là commence la culture des oranges, et tout le pays semble lui-même un bouquet d’orangers. On déjeune le lendemain à la galerie de M.de Forbin, dans le joli château à l’italienne au milieu d’un jardin d’orangers. Messieurs de Solies, c’est-à-dire les gens de la municipalité, apportent leurs présents au roi. On reprenait la route pour aller coucher à Hyères, et l’on grimpa au château appuyé aux Maurettes. On admirait, autour de la ville, cette abondance d’orangers, de palmiers, de poivriers, et d’autres variétés d’arbres donnant le coton, qui forment une véritable forêt.

Le lundi 30 octobre, excursion à travers les Maures jusqu’à Brégançon. Un fort couronne le haut rocher qui domine la mer et gardait la côte de Provence dans la direction de Nice. Et au delà du rocher et du fort, parmi les moutons de la mer, on se montre les deux grandes fles où les Turcs descendent fort souvent, enlevant les gens du pays qu’ils emmenaient prisonniers. Puis Charles IX rentra pour coucher à Hyères et fêter la Toussaint dans la petite ville recueillie où se dresse, parmi les palmes, la vieille église de Saint-Louis, dépendance des Cordeliers. On part après le déjeuner pour coucher à Toulon, qui semble une belle ville, évêché et port. Le roi y fit son entrée, le 3 novembre. Sur la mer, on voit s’avancer René de Lorraine, marquis d’Elbeuf, général des galères qui arrivait avec ses cinq navires, bien au point ; le roi y monte pour la première fois, y prenant grand plaisir, après le déjeuner. Charles IX a le cœur marin. Le marquis d’Elbeuf était le frère de François de Guise et du Cardinal, qui avait suivi toutes les guerres, commandé les Suisses, accompagné Marie Stuart en Ecosse. Aujourd’hui, il avait les galères du Levant, la Marine. Le marquis d’Elbeuf n’est pas de caractère facile, et le commandant s’expliquait avec véhémence.


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Le samedi 4 novembre, on déjeunait à Ollioules, parmi les roches calcinées ; puis à travers des rochers, qui semblent « très hauts et fâcheux », on gagnait la Cadière, belle petite ville sur la hauteur où Charles IX fait une entrée. Le dimanche, on passait encore de « fâcheuses roches », pour aller coucher à Aubagne, la gracieuse petite cité qui accorde une entrée au roi. Le 6, on traversa, suivant l’Huveaune, la bastide et le jardin de Nicolas de Bausset[50], capitaine du château d’If, une jolie petite maison dans la banlieue de Marseille.


XXIX

UN SÉJOUR À MARSEILLE



Le marquis d’Elbeuf avait appareillé pour Marseille, non afin de mettre point des entreprises contre les Génois, mais bien de préparer la revue des galères qui devait être passée par le roi.

La chose rassurait, et inquiétait tout à la fois, don Francès de Alava, et surtout don Garcia de Toledo, qui voyaient dans Marseille une base d’opérations pour secourir la Corse ; les Espagnols eussent voulu ou bien la neutraliser, ou même s’en servir.

Cette inquiétude nous semble exagérée, car on peut dire que notre armée de mer était alors inexistante en Méditerranée. Peu de navires, déclarera Michele Soriano dans son rapport de 1562, un très petit nombre d’hommes pour ramer, pas de chef expérimenté, sauf le baron de Lagarde et le marquis d’Elbeuf. Sur la mer de Provence, nos quarante galères étaient réduites à huit capables de prendre la mer. On ne pouvait les opposer aux vingt galères de Naples, aux dix de la Sicile, aux vingt-six de l’Espagne, aux dix d’André Doria, aux deux des Grimaldi.

Il faut dire que, depuis le roi François Ier, la France avait toujours eu recours à la flotte des Turcs. Et ce n’est qu’après la destruction de la flotte ottomane, que notre pays esquissera un programme naval en Méditerranée, ce qui resta d’ailleurs un simple projet.

Marseille est déjà par contre la ville au grand peuple catholique et turbulent, dont Francès de Alava, écrivant à Philippe II, dira : « Il faut que Votre Majesté sache qu’en cette ville ils montrent à l’église une telle dévotion qu’aucun peuple ne peut lui être comparé. Ils sont aussi fervents catholiques qu’à Valladolid, et ils sont ennemis des hérétiques. » Ce peuple s’ameutait facilement. Ainsi le Rhingrave, colonel des Allemands, étant arrivé à Marseille le 30 octobre, un homme de sa suite tenta d’enlever une femme. Le capitaine de la garde étant accouru au bruit, des hommes du Rhingrave l’abattirent d’un coup de poignard. La ville se leva en émeute toute une nuit, et si le Rhingrave eût été reconnu, on l’aurait tué, lui aussi. C’est le marquis d’Elbeuf qui l’avait sauvé, en le cachant dans sa maison.

Marseille est aussi une sorte de République, avec son conseil général, composé de bourgeois et de marchands, sous la dictature d’un podestat. Six cents familles de pêcheurs habitent la ville haute sous l’autorité de l’évêque et à l’ombre de la Major. Ce sont les hommes du port franc de l’anse de la Joliette, où se dresse le fanal. Le port militaire, où s’abritent les galères et les galiotes, est le vieux Port, défendu par la Tour Saint-Jean. Il est fermé par des chaînes tendues depuis cette tour, jusqu’au rocher qui lui fait face. La ville basse, aux rues étroites et régulières, autour de l’Hôtel de Ville, est le quartier des marchands, avec la paroisse de Notre-Dame des Accouces, la place Neuve, l’église des Augustins. La ville haute, que dominent la tour de l’horloge et l’hôpital du Saint-Esprit, est couronnée d’une trentaine de moulins qui assuraient le ravitaillement en farine dans le cas d’un siège. Des murailles escarpées défendaient la cité avec la Porte Royale, la Porte de France, la Porte d’Aix. Les arsenaux, où l’on construisait les galères et où l’on fondait les canons, s’étendaient depuis le plan Fourmiquer, sur l’emplacement de la Cannebière, jusqu’à l’abbaye de Saint-Victor. Telle apparaît la porte du Levant, qui est alors une rade militaire. Le 6 novembre, après avoir déjeuné à la bastide de Nicolas de Bausset, Charles IX avait gagné le plan Saint-Michel où une estrade, ornée de riches tapisseries, avait été préparée pour lui permettre d’assister au défilé des compagnies. Pour la seconde fois, un roi de France visitait Marseille, car François Ier avait été le premier à y entrer lorsque la ville fut délivrée de la furieuse attaque de Bourbon. Mais Catherine de Médicis voyait Marseille pour la seconde fois ; là elle avait débarqué, accompagnant son oncle le pape Clément VII au mois d’octobre 1533. Les compagnies des quatre quartiers de la ville défilent, richeD gitized by ment équipées, sous la conduite de M. le comte de Sommerive Les consuls se prosternent aux pieds de Sa Majesté et Pierre Vento, assesseur, prononce une harangue. Alors parut une jeune demoiselle, la fille du premier consul, qui arriva sur un chariot traîné par treize jeunes garçons couronnés de lauriers. Elle dit gentiment ces vers, en remettant au roi les clefs de la ville : Petite tu me vois, mais tes grands ennemis Ne me scauroient forcer, car en Dieu je suis forte. Du cœur de ces remparts en armes pour toy suis : Haut 1 ma foy, devant Dieu, à toy les clefs je porte. 169

Alors le roi entra dans la ville par la Porte Réale où il s’arrêta pour regarder les tableaux et devises : on remarquait surtout un coq couronné annonçant le jour. C’est le vieux coq gaulois, celui de nos clochers, l’emblème qu’Henri II avait adopté lorsqu’il s’avança sur les bords du Rhin. A ce moment les cloches sonnèrent et l’artillerie des fortins se déchaîna. Les trois consuls qui portent le dais fleurdelisé sont Gaspard Paul, Pierre Seillans et Pantelin Gratian. Charles IX jure sur le Livre vert d’observer les statuts et privilèges de la cité. On arrive place Neuve où un arc de triomphe est consacré aux victoires. En plusieurs endroits de la ville s’élèvent des décorations d’une ingénieuse architecture. Partout des croix, des inscriptions catholiques. La joie est générale. Le roi, qui paraît très gentil et reposé, est conduit à la Major, l’antique église où l’accueille Pierre Ragueneau, évêque de Marseille. La tradition veut que le roi ait pris le bonnet d’Henri, prince de Navarre, et qu’il l’ait jeté dans l’église, plaisanterie qui sera souvent renouvelée,

On célébra la messe sur une galère n’ayant pas encore pris la mer, et qui fut baptisée en présence du roi. Elle reçut les noms de Charlotte-Catherine, et appartenait à M. le comte de Fiesque, Le 10, le roi qui veut aller déjeuner au château d’If, s’embarque sur la galère la Réale, escortée de treize autres galères ; mais le vent se lève brutal, et les galères ne peuvent aborder le rocher. Il leur faut jeter l’ancre à un quart de lieue, à l’abri d’une autre roche : ici le roi déjeune, car il n’a pas le mal de mer, comme 1. On disait haut le bois », comme nous disons présentez armes », en élevant les lances.

D gitized by son frère le duc d’Orléans. Puis les galères gagnèrent le large, se partagèrent en deux escadres ; elles donnèrent le spectacle d’un combat avec les galères de l’ordre de Saint-Jean qui arrivaient de Malte et s’avançaient vers Marseille. Le capitaine général des galères de l’ordre est homme de peu de valeur et de petite réputation, pense don Francès. On le renverra d’ici avec quelques dons de chaînes d’or, et des paroles de peu de conséquence. On l’a fait accompagner par un gentilhomme, frère de M. de Gordes, Simiane, gouverneur du Dauphiné et parent de l’amiral : « Ce gentilhomme est un hérétique connu ». Don Francès n’en dit pas plus ; il n’a rien écrit à ce sujet à don Garcia, « car je crois que le prieur pourra mieux arranger tout cela » ¹.

Ce qui l’inquiète davantage, c’est le goût pour les Turcs et les turqueries que l’on affecte à Marseille. Dans sa morgue d’Espagnol, don Francès s’en montre tout froissé. Ainsi Cornelio de Fiesque, commandant les galères de France, un noble exilé de Gênes qui vient d’être naturalisé, et se montra d’une vaillance et d’une fidélité reconnues ( « très bon et grand capitaine », dira de lui Brantôme), est jugé par don Francès « comme un homme de peu d’importance, montrant une passion démesurée pour le Turc ». C’est sans doute, qu’à leur école, il essaye de nous donner une flotte. Cornelio, à la manière des Turcs, a mis les voiles blanches et bleues à la galère. Et quand le roi et son frère voguaient vers le château d’If, tous étaient habillés à la turque, portant leurs deux couleurs. Les enfants royaux arboraient aussi des vestes à la mauresque, sauf le bonnet à la grecque, mais toujours avec des plumes aux deux couleurs, blanches et bleues. De la même façon étaient habillés le prince de Béarn, le maréchal de Bourdillon et les autres gentilshommes. Mais la galère où se trouvait le roi avait attaqué celle de l’ordre de Malte, nommée Santiago, qui résista à toutes les autres. On rentra dans le port et l’artillerie tira les salves au débarquement du roi. Une somptueuse collation suivit. Ce jour, on avait fait un château avec des planches qui devait résister aux galères. Cet assaut dura deux ou trois jours, et chacun était 1. Dans la marge, de la main de Philippe II : « Montrez ceci au prieur », comme il écrira ailleurs : Montrez ceci à l’évêque de Séville », L’individu est signalé par là à l’Inquisition. 2. Blanches et bleues, comme on vient de voir. D gitized by amené à discuter s’il convenait d’avoir plus de galères pour aborder la flotte du Roi Catholique. On admira la danse des chevaliers espagnols dans un ballet à la mauresque¹ ; et ceux-ci présentèrent au roi des pots de senteur. Charles IX, très satisfait, donna des chaînes d’or au général, aux capitaines et à tous les danseurs. Le roi, déjà grand amateur d’oiseaux de chasse, remarqua que le Grand Maître de Malte portait dans ses armes un gerfaut : c’est pourquoi il lui fit envoyer courtoisement le plus beau de sa volerie. Tout de même, quand y réfléchissait, habiller à la « turquesque » une petite fille comme Mme Marguerite, la jeune Margot, paraissait peu convenable à don Francès. Il se renseigna auprès d’une personne de confiance, l’espion de cour qui lui « vendait toujours des choses vraies ». Or c’était la reine-mère qui lui avait dit de prendre cet habit ! La petite Margot s’en était excusée ; déjà elle ait porté plainte contre le duc d’Orléans, son frère, qui lui aurait fait des prêches, l’exhortant à devenir huguenote. Quelqu’un lui avait dit de faire cela ; de telles paroles ne venaient pas spontanément du jeune duc. Catherine, qui avait commencé par en rire, recommanda le silence à sa fille. Elle interrogea Henri. A la fin, pressé de questions, il avouait que ceux qui l’avaient exhorté à le faire étaient Mme de Vendôme, la duchesse de Ferrare, et quelques-uns de leurs serviteurs. Ainsi avaient passé les huit jours de Marseille. Charles IX, qui avait eu le cœur solide en mer, et paraissait bien reposé, plut beaucoup à la ville catholique pour la dévotion qu’il prit à entendre les messes. Enfin il donna au peuple des consuls qui lui agréaient.

Mais la raison du voyage à Marseille, suivant Simon Renard, était bien l’ordre, si nécessaire, à mettre dans la navigation et l’entretien des galères. Et ce qui préoccupa surtout les Espagnols, ce furent les informations qu’ils recevaient de Gênes, relativement à la Corse.

1. Dans la lettre du 14 novembre à la duchesse de Savoie, Catherine indique que le but du séjour à Marseille est le repos du pays : « Et y avons vou tent d’aunestes chevaliers ayspagnols, ytalians, et fransoys et de toutte nation, car son ceulx qui ont aystés au Pignon de Vele [au Maroc)… Yl ont densé et fayt de masque ».

2. On reconnaîtra que les Mémoires de Marguerite de Valois corroborent, à peu de chose près, ce que rapporte ici Francès de Alava. Les Génois étaient les banquiers de Philippe II (le roi d’Espagne faisait encore, en ce temps-là, honneur à sa signature), et André Doria mettait à sa disposition ses dix-neuf galères. Les Génois, aussi détestés que les Juifs, étaient depuis le traité de Cateau-Cambrésis, possesseurs en nom de la Corse qu’ils avaient mise à sac ; Sampierro des Ornano avait soulevé l’île contre eux. Le pape Pie IV allait-il acquérir de Sampierro, la Corse, et par là sauver son entreprise ? Le projet donnait à rire au duc de Savoie et au cardinal de Guise. Mais le cardinal de Bourbon le prenait très au sérieux : « Ne riez pas, il y a beaucoup de vrai dans tout cela ; vous n’avez qu’à aller voir la reine et vous verrez ce qu’elle vous diral » Et le comte de Fiesque, grand ami de Sampierro, était en effet parti pour Rome. Les espions de Gênes veillaient à Marseille. Par eux nous savons que Catherine faisait dire au fils de Sampierro, de ne pas se montrer à Marseille, tant que la cour y séjournerait, afin de n’être pas arrêté. Le fils de Sampierro faisait acheter des armes et du fer à Milan et à Lyon ; des barques partaient d’Antibes pour la Corse, chargées de poudre, de plomb, de munitions. Le connétable de Montmorency lui-même avait eu un entretien avec un envoyé de Sampierro. Ainsi le secours de la France ne manquerait jamais à la Corse ; et l’on prêtait au baron de Lagarde, vieil homme de mer expérimenté, l’intention de passer dans l’île avec deux galères et trois cents banditi. Tel était le complot, supposé ou réel. Et don Francès pensait, non sans raison : « La reine agit sans beaucoup de sagesse ; il y a toujours des flatteurs à ses oreilles ». La principale instance des gens de Provence sera, non la religion, mais toujours les affaires, le maintien des relations avec leurs correspondants d’Afrique. L’ambassadeur en pouvait donner un exemple. Un marchand de Marseille était venu se plaindre à la reine que les Catalans lui avaient pris un navire, car il faisait commerce avec les Maures. Pour faire plaisir au consul et aux autres Provençaux qui l’accompagnaient, la reine joua l’indignation, disant devant M. de La Mothe-Fénelon ¹ qu’au besoin elle romprait la paix avec le Roi Catholique, car les gens de Provence pouvaient très bien faire commerce avec les Turcs, et que 1. Sans doute le secrétaire de M. de Saint-Sulpice, l’ambassadeur de France.

D gitized by le roi son fils n’hésiterait pas à mettre sa personne et ses biens pour défendre cette cause. Elle écrivit à don Francès une lettre indignée, qu’il montra au consul, lui reprochant de l’avoir si mal informée.

Bien plus, pendant la manceuvre des galères, la reine avait envoyé chercher don Francès pour négocier. Sur quoi entra Du Fresne, « grand hérétique, qui est l’âme du prince de Condé et de l’amiral » ¹

Or Du Fresne dit à la reine qu’il convenait qu’elle écrivît au Roi Catholique pour réclamer la libération de quatre cents Français détenus sur ses galères, conformément d’ailleurs aux stipulations de la paix. Don Francès observa que M. de La Mothe lui donna un coup de coude, qu’un autre lui fit un signe pour qu’il n’oubliât pas une autre chose. Du Fresne continua : — Madame, tous les Normands et tous les Bretons vous prient et supplient d’y porter remède et de prendre les sures nécessaires pour que les sujets de votre fils ne puissent être châtiés par l’Inquisition d’Espagne, car c’est une chose qui peut très bien arriver.

La Mothe-Fénelon ajouta : — L’Inquisition est bien rigoureuse, et je sais d’une façon certaine que quelques Espagnols résidant par ici envoyent en Espagne de pauvres gens qui y vendent des toiles et d’autres choses, et que l’Inquisition les fait arrêter, ce dui est chose pénible et à bien considérer… 2. On vit le cardinal de Bourbon soutenir Du Fresne et La Mothe. La reine se contint devant don Francès et ne dit mot. L’ambassadeur d’Espagne répondit :

— Votre Majesté doit certainement connaître la bonne procédure et la prudence de ce tribunal. Je pensais qu’on m’aurait épargné de m’en parler à l’avenir. Mais La Mothe répliqua : — Le roi de France peut châtier lui-même ses sujets criminels. Plaise à Dieu qu’il le puisse faire, comme sa mère le désire ! Je crois savoir que la reine doit entendre parler de cette matière 144

I. Il était le conseiller et le secrétaire du prince de Condé, 2. Ce fait pourrait se justifier par bien des exemples pris dans les ar chives de Simancas. Il est exact, et les ambassadeurs de l’Espagne n’hési taient pas à faire ce triste métier. D gitized by avec beaucoup de déplaisir. J’en écrirai au roi mon maître sur les points que vous voulez que j’en écrive… Et don Francès tendit à la reine-mère la lettre de sa fille, la reine d’Espagne. Catherine s’attendrit beaucoup et loua la bonne conduite de son gendre. Comment le remercier ? — Madame, vous pouvez vous acquitter de tout envers le roi mon maître, et rendre un bon service à Dieu 1 Catherine répondit indirectement : Je vous assure, j’élève le roi mon fils de telle manière que le roi votre maître trouvera en lui un bon frère ; et sur cela je vous donne ma parole d’honneur. M. de La Mothe s’approcha. Catherine de Médicis reprit à haute voix :

— Maintenant, dites-moi que vous êtes content, car les affaires vont très bien.

Don Francès répondit : J’ai toujours dit que si vous le vouliez tout irait bien. Mais Catherine partit d’un grand éclat de rire : — Vous ne dites pas ce que je voulais ! C’est pire avec vous qu’avec Chantonnay !

Ainsi fut démasqué don Francès. Et Du Fresne apporta trois jours après, de la part de la reine, la liste des points que l’ambassadeur d’Espagne devait toucher dans sa lettre à Philippe II. Il semblait pressé, montrant une grande hâte de le quitter. Don Francès jeta un coup d’œil sur le mémoire et découvrit au beau milieu l’article relatif à l’Inquisition. I retient alors Du Fresne : —

— Je n’écrirai pas à ce sujet à mon maître ! Alors Du Fresne dit, résigné : — Eh bien prenez la plume, rayez cet article. Don Francès, méprisant, termina sa missive qui ira rejoindre son maître à Aranjuez ou à l’Escurial, lorsqu’il inspecte les chantiers où l’on édifie sur la roche de granit le plan régulier de son palais qui sera un monastère : « Votre Majesté voit comment sont ces gens-là ! >>

Des faibles ! >>


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XXX

ARLES ASSIÉGÉE PAR LES EAUX



Il fallait cependant montrer à la Provence fidèle que le roi et la reine étaient de bons catholiques. Car les villes semblaient heureuses de l’assurance qu’elles avaient d’être maintenues dans leur religion. On fit donc le projet d’aller passer une dizaine de jours en Arles. Après, on verrait où l’on célébrerait la fête de Pâques, à Toulouse ou à Montpellier.

À dire le vrai, chacun commençait à être las de la tournée qui offrait tant de difficultés pour envoyer ou recevoir des lettres. Et certains pensaient qu’il serait plus expédient de rentrer à Paris, de poursuivre le voyage en traversant la Picardie, la Normandie ou la Bretagne.

Le lundi 13 novembre, on se mit en route pour les Martigues, en passant par la bastide de la Bédoule, où il n’y avait qu’une seule maison. On coucha à Marignane, riante petite ville avec un château, sur l’étang de Berre[51]. Là le roi s’embarqua sur le grand étang pour aborder aux trois petites villes, reliées entre elles par des ponts, qui formaient les Martigues. La première s’appelait : Jonquères ; celle du milieu, l’Île ; et la troisième, Martigues, cette dernière dans le marais.

Le roi y fit son entrée ; et, après le déjeuner, s’embarquant sur l’étang, il coucha à Saint-Chamas, après être passé sous le tunnel percé dans le roc qui mesurait bien trente toises. Saint-Chamas est une bonne petite ville avec un château qui offre une entrée. Le lendemain on gagne Saint-Martin de Crau, où il n’y a que deux ou trois maisons, en traversant la Camargue, cette grande plaine qui s’étend sur dix lieues, couverte d’herbes aromatiques, le thym, l’hysope et la sauge, pour aller coucher en Arles où l’on arriva le 16 novembre.

C’est ici une grande ville, célèbre par ses antiquités, les vestiges des Romains, et les arènes qu’ils avaient fait construire « pour jouer leurs comédies, en signe de leurs victoires », quand ils occupaient le pays.

Le roi dut séjourner vingt et un jours en Arles, car les « grandes eaux » du Rhône, furieux et débordé, assiégeaient la ville. On s’occupa de mettre en ordre les affaires de la Provence. Les habitants plurent à don Francès, qui les trouva « très bien », fort libres, entendant la messe avec la plus grande dévotion, et se montrant aussi très charitables. Les champs du pays d’alentour étaient agréables ; et Charles IX, le chasseur taciturne, prit plaisir dans la campagne à voir les hommes combattre et renverser, seul à seul, le taureau sauvage.

Catherine de Médicis, à son habitude, travaillait. Elle venait d’arriver en Arles quand l’amiral lui envoya dire que les insolences et les meurtres des papistes étaient tels qu’il apparaissait impossible de retenir désormais le parti des huguenots. Ils allaient s’armer pour se venger de ces outrages, ou bien mourir. C’est pourquoi Coligny demandait à la reine de porter, le plus tôt possible, remède à cette situation, en faisant un exemplaire châtiment des coupables.

La reine-mère avait retenu l’envoyé pour examiner d’abord… comment les choses allaient se passer en Provence. Les huguenots y réclamaient le droit de faire leurs prêches. Catherine de Médicis et le connétable Anne de Montmorency semblaient plutôt disposés à ne pas le permettre. Un grand débat se déroulait à trois lieues d’Arles, dans une assemblée très divisée et confuse. La reine y avait un observateur, évêque poète[52]. Quatre capitaines des réformés s’étaient présentés devant l’assemblée, la suppliant de ne pas rompre l’édit : « Si vous le rompez, vous devrez commencer par nos têtes, car nous mourrons tous en le défendant ! » Or, aux États du Languedoc, trois délégués seulement étaient d’avis de garder l’édit. Tous voulaient vivre et mourir comme leurs aïeux. Car aux hommes d’alors, qui ne pouvaient concevoir la coexistence de deux religions, l’édit paraissait un attentat contre la liberté. Certes, aux yeux de don Francès de Alava, le connétable et Damville se montraient fermes. Mais il y avait toujours lieu de tenir compte de l’influence des neveux de Montmorency. L’accueil favorable accordé parmi les populations au chancelier, l’inquiétait. Partout où Michel de L’Hospital passait dans les villes, on lui offrait des présents, des dons, plus qu’au roi lui-même. On tira même en son honneur le canon dans certaines cités, alors que le connétable l’interdisait lorsqu’il y entrait lui-même.

Mais Catherine de Médicis voyait en lui l’homme nécessaire pour maintenir entre tous la balance égale, ce que les gens de France que n’aveuglaient pas l’ambition partisane et la passion sectaire religieuse, les classes moyennes et bourgeoises, reconnaissaient aussi. La reine se réjouissait des résultats de sa politique personnelle de bascule.

Ainsi, le 20 novembre, arrivait en Arles l’envoyé du pape, apportant les quatre ou cinq points de la négociation avec la reine. Le succès principal est celui qu’elle vient de remporter au sujet de la légation d’Avignon que Pie IV laisse au choix de la reine-mère, ajoutant qu’elle tiendra compte des qualités du cardinal de Bourbon, pilier de l’Église en ce royaume. Et le roi pourra au surplus désigner les personnes dignes du rang de cardinal. Enfin le bruit courait, peu croyable, que le pape proposait le mariage de Marguerite de Valois avec le prince de Florence et le duc apporterait une grosse dot, et le pape, le comté d’Avignon… Nouvelles aussi surprenantes ! on murmurait que le cardinal de Lorraine aurait essayé de marier Condé soit avec la reine d’Écosse, soit avec Mme de Guise ! Enfin le bruit était recueilli à Madrid même, que Philippe II viendrait à Fontarabie ou à Bayonne, le pur entre les impurs !… Le connétable, de son côté, méditait : s’il n’était pas possible d’accorder aux huguenots des prêches en Provence, on pourrait autoriser les mariages et les baptêmes à la huguenote.

Devant ces rêves et ces faiblesses, don Francès demandait à son maître de réagir. Dans Arles assiégée par les eaux, la bataille au sujet des prêches dura jusqu’à la veille du départ.

Catherine de Médicis marquait le point pour les résultats obtenus dans les négociations avec le Saint-Siège, répandant ses louanges sur le pape, chose nouvelle pour don Francès qui lui avait entendu dire si souvent le contraire. Plus que jamais, la reine se montrait optimiste, ne désespérant pas, avec l’aide de Pie IV, d’arranger jusqu’aux affaires de Coligny ! Le nonce l’avait dit : « Si la reine réduit à son service l’amiral et M. d’Andelot, elle n’aura plus de motifs d’ennui pour l’avenir. »

Comme il arrive souvent chez nous au moment de se mettre en route, ordres et contre-ordres se croisaient. On disait que le roi et la reine allaient se rendre directement à Montpellier. Le bruit courait aussi qu’on retournait en Avignon. Nouvelles qui devaient bien amuser Philippe II qui, lui, savait où il allait. Le connétable, sans doute pressé de rentrer et fatigué, cherchait à persuader à la reine que le mieux serait d’arranger les affaires de Lyon ; car « cette ville est la bourse de la couronne de France et la pierre d’aimant du pays, attirant à soi les métaux des Indes et de l’Espagne ». Déjà on écrivait aux marchands de rentrer dans la grande ville où la peste avait presque complètement disparu avec les chaleurs. Et don Francès recevait la visite du Rhingrave, colonel des Allemands, qui n’ayant plus de quoi vivre, cherchait à vendre ses biens de Lorraine et peut-être à se faire pensionner par Philippe II, à s’établir en Flandres où il se retirerait : — « Soit, mais baptisé, confessé et communié en ma présence », avait répondu l’ambassadeur d’Espagne. Le Rhingrave partit d’un éclat de rire : « Je vous assure, je suis moins hérétique que plusieurs que vous connaissez bien en Flandres ! »

D’autre part, les nouvelles de la Corse semblaient meilleures. Une lettre du doge de Gênes, en date du 6 décembre, renseignait don Francès. Parler des injustices commises envers Sampierro, c’était oublier la scélératesse des révoltés ; car les Génois prétendaient avoir agi en naturels seigneurs et par douceur. Il n’était plus temps de chercher d’ailleurs un compromis, qu’eût accordé à son heure Philippe II. Il fallait autre chose que des paroles pour pacifier l’île.

Le mois passé, vingt-deux galères avaient appareillé pour la Corse, dix-neuf appartenant au Roi Catholique, et trois au doge. Elles avaient débarqué 2 500 fantassins espagnols qui, dès leur arrivée, attaquèrent Porto Vecchio. Stefano Doria avait occupé la forteresse avec six compagnies italiennes et trois allemandes. On augurait un bon succès pour la suite, bien que Corte, occupée d’abord par les forces espagnoles, se fût rendue aux partisans. Bientôt le marquis de Pescara allait se rendre dans l’île, avec 10 000 fantassins espagnols, suivant la volonté du Roi Catholique, afin de pacifier la Corse. Achille de Campobasso venait d’abandonner Sampierro : d’autres chefs suivraient cet exemple.


XXXI

TARASCON LA CATHOLIQUE ; BEAUCAIRE L’HÉRÉTIQUE ; NÎMES LA RÉFORMÉE



Le 7 décembre seulement, Charles IX se décida à quitter Arles pour remonter vers Tarascon, le long du Rhône impétueux, toujours qualifié par Jouan de « gros fleuve, fort fâcheux ».

Tarascon, que dominait le grand château du roi René, était une fort belle petite ville, le sanctuaire de sainte Marthe qui tua ce fabuleux dragon, la tarasque. Charles IX visita l’église et le tombeau de la sainte, si populaire en Provence.

À Tarascon étaient réunis les gens des deux partis. Ici l’accord semblait trouvé. Les huguenots avaient obtenu de choisir pour leurs prêches un lieu retiré dans la montagne des Cévennes, de pouvoir baptiser et enterrer les leurs, la nuit seulement, dans la Provence. La nouvelle religion ne sera pas exercée autrement. Dans aucune maison de gentilhomme on ne tolérera de prêches, sous la menace d’amende de 1 000 écus, et pour la seconde fois sous la peine de la confiscation des biens. Des douze conseillers amenés de Paris pour tenir le Parlement à Aix, quatre seulement devaient être maintenus ; les autres seront du pays. Le comte de Tende restera comme gouverneur, et M. de Sommerive comme lieutenant[53]. Le roi a adressé d’émouvantes admonestations à Sommerive, et à Dorès, le grand chef de la Provence. Il veut qu’ils vivent en bons catholiques. Cela il leur a déclaré, non pas comme un enfant, mais avec la gravité d’un homme, leur certifiant que, s’ils allaient à l’encontre de sa volonté, il agirait sans clémence envers eux, leur donnant sa parole qu’ils seraient sévè rement châtiés.

Comme il arrive, le compromis ne donnait satisfaction à personne. Les catholiques faisaient observer qu’à Meaux, où depuis trente ans on faisait publiquement des prêches huguenots, un hérétique fort connu avait été maintenu comme gouverneur. Les réformés de Tarascon s’exprimaient d’une façon si insolente que don Francès n’osait le rapporter à Sa Majesté Catholique. Dans les rues, sur les places publiques, ils touchaient leurs épées, disant que le fer leur ferait justice au lieu de l’édit d’Orléans rompu. Mais ces menaces étaient emportées par la joie générale, car à la cour on ne faisait que danser. On mit à profit les trois jours passés à Tarascon pour faire traverser le Rhône, sur un pont de bateaux, au train et aux bagages, opération périlleuse en cette saison. Sur la rive droite du Rhône, en face de Tarascon la catholique, s’élevait Beaucaire, la ville hérétique. Ici les passions étaient plus vives. Beaucaire avait connu la dure occupation de la garnison catholique de Villars, puis la petite ville marchande était tombée, tour à tour, aux mains des religionnaires de Nîmes après avoir subi l’assaut et les camisades des gens de Tarascon. Aujourd’hui, on se défiait d’une rive à l’autre. Et pendant le séjour même de Charles IX les gens de Tarascon entendirent à minuit ceux de Beaucaire les interpeller : << Eh vous autres de Tarascon, dites au comte de Tende qu’il fasse observer l’édit, car s’il va au contraire, il le payera cher ! Et si le roi Charles lui commande de faire autre chose, dites-lui qu’il aille manger sa soupe, et ne parle pas de cette matière ; car s’il est si passionné contre les huguenots il pourrait, lui aussi, avoir à s’en repentir ! >> Et les gens de Beaucaire prononcèrent contre la reine d’autres paroles injurieuses que don Francès ne rapporte pas ; mais il ajoute : « Et je sais qu’ils veulent la tuer. » > Ce qui échappe naturellement à l’Espagnol, c’est la facilité que les Français, qui ne sont pas d’accord, ont de causer entre eux. Il est certain en ces jours que le connétable de Montmorency s’était prononcé nettement contre les réformés ; et ceux-ci lui portaient une « haine étrange ». Comment le connétable pouvaitil dans ces conditions se montrer à ce point l’ami du chancelier Michel de L’Hospital ? Or, il y avait trois jours, ils s’étaient disputés au sujet des prêches en Provence. Le connétable avait dit au chancelier : « Notre roi est cathoD gitized by lique, il faut que nous suivions sa volonté et son opinion ; et celui qui ne le fera pas en portera la peine. Et vous, vous devez le faire plus qu’un autre, car vous avez une charge importante. » Or le chancelier avait répondu : « Il faut être souple. Tout en suivant la volonté du roi, il ne faut rien écrire pour ne changer l’édit. qu’en ce qu’il exprimera de sa bouche. Alors seulement on le fera. >>

Ceci paraissait à don Francès proprement scandaleux. Et ce qui ne l’était pas moins, c’était d’avoir vu entrer dans l’église de Sainte-Marthe, pour visiter les reliques, le roi, la reine, les gentilshommes, tous vêtus à la turque ! Bien plus, au déjeuner qui suivit, on remarqua que le cardinal était habillé, lui aussi, comme un mécréant ! Que signifiait cette nouvelle passion de déguisement ? Don Francès se le demandait depuis Marseille où cette mode avait vu le jour. Il regardait, indigné, le courrier de Venise qui revenait de Constantinople, apportant au roi des confitures, et au connétable ces délicats tapis d’Orient qu’il aimait tant.

On traversa rapidement Beaucaire qui donna cependant une entrée. On passa à Sernhac, et le roi s’arrêta, un instant, au Pont du Gard. Il passe sous l’une des arches du grand aqueduc que les Romains avaient édifié pour amener l’eau à Nîmes. On admire les trois ponts superposés, d’une hauteur considérable, sous lesquels bouillonne ce « fâcheux » torrent, le Gardon. On déjeune non loin, au château de Saint-Privat ¹, chez Antoine de Crussol, le futur duc d’Uzès, gentilhomme d’honneur de Catherine de Médicis, vieux soldat de valeur, investi par elle d’une mission de pacification en Languedoc, Provence et Dauphiné, et qui l’exerçait avec un tel libéralisme que les huguenots avaient fini par voir en lui leur chef. M. de Crussol a offert une belle collation à toute la compagnie. Des nymphes, dissimulées sous des rochers, à chaque bout du pont, ont présenté des corbeilles chargées de confitures et de fruits. Le même jour, dans l’après-midi, on poursuit l’étape vers Nimes.

Le roi fait son entrée dans la grande ville des antiquités. Là sont les arènes élevées par les Romains pour jouer leurs comédies, à ce que l’on croyait. Leurs assises faites de grosses pierres paraissent tenir sans mortier. On admira fort la grande cuve, s’élargisI. Saint-Privat-du-Gard. D gitized by

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sant vers le haut en gradins, où tout un peuple pouvait s’asseoir. Nîmes était en proie aux luttes ardentes, prenant alors un caractère religieux, qui caractérisent cette cité. « C’est un lieu tout ce qu’il y a de plus hérétique », observe don Francès de Alava.

Quelques gens des Cévennes, marchands ou autres, y avaient confirmé la foi de leur martyre. Une église y avait été fondée par le pasteur Mauget. Les réformés s’y étaient rendus maîtres des édifices. M. de Crussol, lors de l’édit de janvier, les leur avait fait

rendre et ils ne célébraient plus leur service qu’à l’Hôtel— Dieu. M. de Montmorency, responsable de l’ordre et des cortèges,

donnait à Nîmes un regard attentif. Ayant appris que les consuls se proposaient de faire poser à la porte du logis du roi, et sur les arcs de triomphe, des bandelettes jaunes et blanches, la chose lui parut suspecte. Il fit savoir que le roi en serait offensé : « car ses couleurs sont blanc, bleu et incarnat ». C’est ainsi que le con nétable fit flotter à Nîmes les trois couleurs royales.

Mais, en dépit de ce que l’on aurait pu croire, l’accueil fut em

pressé et théâtral. C’est ainsi qu’à la porte deNîmes on avait édifié une sorte de montagne, percée d’un tunnel. Charles IX s’étant

présenté pour la traverser, l’ouverture se referma. Puis deux jeunes filles, d’une grande beauté, s’avancèrent, l’une fille de M. de Saint— Véran, l’autre de l’avocat Chabot. Elles lui présen

tèrent les clefs de la ville et firent le compliment d’usage. Alors la montagne se rouvrit, et le roi la traversa avec toute la cour.

La première chose que Charles IX vit dans Nîmes fut le croco dile figurant sur les armes de la ville. Six hommes étaient placés dans le ventre du monstre ; ils ouvraient les mâchoires de la bête aux dents pointues qui lançait des flammes. Un feu d’artifice

était préparé sur la colonne de la salamandre, l’emblème de Fran çois Ier et le symbole de la justice, invention plaisant aux avo cats de la cité. Nîmes était en fin la ville des fontaines ; elle était

elle-même la fontaine ; mais sur la place du Collège, les fontaines ce jour —là répandaient et l’eau et le vin.Après quoi on gagna, au cœur de la ville, l’Evêché où était préparé le logis du roi. Ce fut là, le lendemain matin, que les gens de Nîmes apporte

rent leurs doléances. Ils n’étaient pas d’accord au sujet de la composition du Consulat.Et voici venir les religionnaires du Lan guedoc, qui formulaient leurs plaintes contre M. de Damville, gou

verneur de la province. Deux députés du Synode provincial, qui venait de se tenir à Montpellier, les présentèrent. Il y avait là un gentilhomme réformé nommé Ferrières pour le Haut-Languedoc et le conseiller Clausonne, pour le Bas-Languedoc. Charles IX entend crier à son réveil : « Merci (c’est-à-dire pitié), et justice ! >>

Que voulez-vous ? — —Damville, notre gouverneur, nous rend par le fer de l’épée les impositions et contributions que nous lui payons ; et il garde le tout pour les papistes ! Le roi se fâcha. :

Il fait bien ! Ainsi le roi les éconduisit, leur promettant une réponse quand il serait à Toulouse. En fait, il commit Renaud de Beaune, maître des Requêtes de son Hôtel, pour recevoir les plaintes des habitants du Languedoc.

M. de Damville en entendra bien d’autres ! Le fils du vieux Montmorency, fort catholique, qui a l’ardeur de la jeunesse, ne se montrera par la suite en politique, ni huguenot ni catholique. Il deviendra le chef des modérés, dont Henri IV prendra un jour l’enseignement. Et plus tard, du Languedoc il se fera le vice-roi. Allait-on, à Nîmes, être enfermé, comme on l’avait été en Arles, par le mauvais temps ? Le roi et la reine pensaient gagner Narbonne, pour s’y trouver aux fêtes. Mais le temps demeurait affreux, les rivières étaient si grosses qu’il ne semblait guère possible de partir avant quinze jours. Brusquement on décida de gagner Montpellier pour y fêter la Noël.

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XXXII

LA NOËL DE MONTPELLIER



Le 14 décembre, on coucha à Vauvert, petite place et château que nos Parisiens, par analogie, et peut-être à cause du mauvais temps, nommèrent le diable de Vauvert ! On pataugeait maintenant parmi les échalas des vignes. Le lendemain on arrivait à Aigues-Mortes, qui donna une entrée, et l’on aperçut les grandes salines de Peccais. Le 16, on couche à Marsillargues, belle petite ville qui offre une entrée. On traverse, le dimanche 17, le pauvre village de Saint-Brès pour arriver dans la soirée à Montpellier.

C’était une grande ville, aux rues étroites, où se trouvaient tant de boutiques de pharmaciens, de fabricants d’eau de senteur, avec un évêché, et surtout une Faculté de médecine célèbre dans le monde entier.

Hélas, la joyeuse Montpellier, dont on donnait jadis la plaisante étymologie Mons puellarum, à cause de tant de jolies filles brunes, les amies des écoliers, n’était plus une ville joyeuse ! Les réformés y avaient eu une Église depuis 1560 qui s’était développée rapidement et pouvait comprendre douze cents « nouveaux chrétiens », tentés de s’abriter dans les moutiers qui allaient souvent à l’abandon. Ce partage des églises, le revirement de son évêque lettré Pellicier, avaient amené de sévères répressions, d’abord de la part du comte de Villars, puis des chefs catholiques, M. de Terrides et M. de Joyeuse.

Le comte de Crussol avait bien essayé de limiter ce partage, laissant aux huguenots Notre-Dame près de l’Hôtel de Ville, et la tour des Carmes. Le pasteur Viret lui-même, qui prêchait dans la ville, avait recommandé de rendre les temples et d’obéir aux édits du roi. Mais les huguenots s’étaient organisés pour la défense, brimant les religieux qui n’osaient plus sortir, comme les juges qui craignaient de porter leurs bonnets.

Alors Damville, le fils du connétable, un jeune homme de vingt-cinq ans, avait paru, en septembre 1563, comme gouverneur du Languedoc. Il était entré avec ses compagnies d’ordonnances à cheval, plaçant la grosse artillerie dans son logis, désarmant les habitants qui durent remettre leurs armes à l’Hôtel de Ville. Dès lors les prêtres purent se montrer, les religieux des couvents réapparurent, les gens de justice reprirent leur bonnet carré. On chassa du Consulat les huguenots, et les élus municipaux furent tous obligatoirement des catholiques. L’exercice de la religion se poursuivit seulement dans la cour du Bayle Vielh, et dans la maison de Formy, près la Loge. Aux jours de la Cène, les soldats de Damville veillaient sur les huguenots et surveillaient les catholiques. Le résultat de cette politique de force fut la fin des désordres. En septembre, la garnison pouvait être réduite à cinquante hommes. L’Église réformée végétait sous la protection du prince de Salerne, capitaine envoyé en Dauphiné, et qui avait pris femme dans la maison des Paulhan de Montpellier.

Telle était la situation qui faisait hésiter le roi à agréer la grande réception que Damville voulait lui ménager. Charles IX envoyait dire qu’il suffisait que 1 300 hommes, armés seulement d’épées et de dagues, vinssent à sa rencontre. Le capitaine catholique fit préparer la bannière à la croix blanche que les huguenots devaient refuser de suivre. Parmi les habitants les catholiques seulement feront cortège au roi, portant des branches de palmes.

Mais si nous nous en rapportons aux Mémoires qu’écrivit Jean Philippi, conseiller à la Cour des Aides, où il succéda à son père, l’entrée du 17 décembre fut fort convenable. Et Jean Philippi se réjouissait de voir venir, « en ces temps turbulents et dans la jeunesse du roi », un homme comme le chancelier de L’Hospital, « fort estimé en prudence et en savoir », et qui « maintenait les deux parties de religion différentes également ».

On avait, à l’occasion de l’entrée, dressé sur chemin du roi un reposoir hors de la ville ; un autre s’élevait au jardin du seigneur de Villeneuve, gouverneur de Montpellier, un autre, au couvent dit de Saint-Maur. Tous les états de la cité étaient venus faire la révérence au roi Charles IX, avec les harangues accoutumées.

On vit d’abord une grande troupe de jeunes bourgeois et de marchands de la ville défiler, habillés de velours et de satin, et d’autres aux couleurs du roi : incarnat, blanc et bleu. Les plus importants demeuraient groupés près de lui. Le cortège se forma. Il comprenait les Universités de médecine et de droit, les présidiaux, le gouverneur, les gens de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides, ces derniers vêtus d’écarlate violette, avec leurs huissiers, en belle ordonnance. Après marchait la maison du roi, avec ses archers, les Suisses de la garde, tambour battant ; et Sa Majesté s’avança sous un ciel de velours cramoisi, couvert de broderie d’argent, que portaient les six consuls de la ville. Le grand écuyer tenait en écharpe l’épée royale. Les trompettes du roi ouvrirent la marche.

À l’entrée de la ville, entre les deux portes du pilier de Saint-Gilles, quatre colonnes soutenaient la couronne impériale ; deux jeunes filles représentaient l’une la Piété, l’autre la Justice. Devant le Consulat, et le logis du roi, on avait dressé les arcs de triomphes accoutumés, à l’antique, enrichis de peintures, de tableaux, d’épigrammes en vers latins et français.


Comment la reine-mère pouvait-elle, sinon par le plus robuste des optimismes, attaché sans doute à sa santé, réaliser cet équilibre de justesse, songer au prestige du pays, à la mission de M. de Lansac qui se poursuit à Prague, où il visite l’Empereur Ferdinand, a fin de réserver pour Charles IX la main d’Elisabeth d’Autriche ? On se le demande. Car il faut tout cacher, et rien n’échappe à l’information de don Francès qui écrit à son maître : « On croit qu’il s’agit du mariage du roi de France avec la fille de l’Empereur. »

Dans Montpellier divisée, l’ambassadeur d’Espagne, toujours préoccupé des forces protestantes qui s’organisent en Picardie, là où le prince de Condé et l’amiral viennent de changer les garnisons, en sorte que s’ils le voulaient ils pourraient soulever trois ou quatre places, avait reçu une proposition bien curieuse. Un chanoine de Saint-Quentin, où les réformés étaient si forts, lui avait écrit le meilleur moyen de conserver la ville au roi de France serait que Sa Majesté Catholique s’en emparât ; car autrement l’amiral la retournera contre son autorité.

Don Francès en demeura interloqué ; il communiqua le projet, mais répondit assez froidement, de son chef, au chanoine.

Quand les Français en arrivaient là, comment en vouloir à ceux qui s’affirmaient loyaux, et venaient le soir du 20 décembre, au nombre de treize cents ou quatorze cents peut-être, se plaindre de M. de Damville, et demander un exercice admissible pour leur culte ?

Don Francès voyait cependant dans cette requête une manœuvre du chancelier, sa bête noire. Car l’humaniste, un lettré placide aux réflexes d’artiste, avait des mots piquants. Il avait dit un jour à Damville :

— Vous êtes trop jeune…

Le fils du connétable de Montmorency avait répondu :

— Je suis jeune. C’est vrai, mais j’ai assez de sens pour remplir le service de Dieu et de mon roi !

Quelques jours auparavant, Michel de L’Hospital avait eu une réponse vive, tandis qu’il discutait avec Anne de Montmorency des affaires religieuses.

— Faites attention, avait dit le connétable, vous êtes partial. C’est au préjudice de notre roi…

— Au moins, je n’ai jamais eu deux visages, et je n’en ai qu’un seul qu’on me voit toujours !

Le vieux baron de l’Île-de-France, Anne de Montmorency, dont les devises étaient : Sans détours, Απλανώσ[54], Dieu et mon grand service, Dieu aide au premier chrestien en demeura offensé. Il fallut tous les efforts du cardinal de Bourbon et de M. de Bourdillon pour les remettre d’accord.

Oui, Catherine de Médicis n’est pas sans mérites, ni sans vérité, même lorsqu’elle dissimulait, entre tous ces violents, ces hommes en « détours ». Et parfois elle paraissait excédée, furieuse ; femme n’arrivant pas à une conclusion, elle finissait par sourire.

Mais c’est toujours pour elle du temps de gagné.

Ce jour-là[55] elle avait fait appeler don Francès. L’ambassadeur devina l’orage, car sans lui demander des nouvelles du roi et de la reine d’Espagne, comme elle en avait l’habitude, Catherine lui dit sèchement qu’elle l’avait fait venir pour une plainte. De ce grief, elle n’avait pas voulu lui parler avant d’avoir renouvelé l’alliance avec les Suisses. Don Francès n’ignorait pas le mal qu’elle avait eu à faire payer nos auxiliaires. Or la reine-mère savait que le comte d’Anquisola, et récemment don Sancho de Londoño, avaient essayé de mettre obstacle à cette alliance. De quoi elle avait grand sujet d’étonnement, et voulait en aviser le Roi Catholique.

Le petit Charles IX reprit :

— Et jusqu’à dire que je suis hérétique, et la reine ma mère également !

Catherine conclut :

— Les officiers du Roi Catholique ont parlé et agi contre l’amitié qui existe entre Sa Majesté et la couronne !

Don Francès fit bonne contenance :

— Je connais les deux officiers que vous avez nommés, et c’est pourquoi je m’étonne d’autant plus qu’ils aient pu dire des choses pareilles. Sa Majesté sera peinée de l’apprendre ; car elle ne veut que le bien du roi son frère.

Mais Catherine répliqua :

— Il pourrait aussi exister certaine jalousie quant à la grandeur de ce royaume de France…

Le noble Espagnol le prit mal, dans l’orgueil de sa race :

— Le roi mon maître a une telle puissance qu’il peut l’admettre très bien chez ses voisins. Je ne puis croire que tout cela soit vrai. Vous avez dû être mal informée. Don Sancho et le comte sont de vrais chevaliers, incapables de dire des paroles désobligeantes pour le roi de France.

Charles IX écoutait attentivement. Catherine reprit :

— Nous tenons notre puissance tout entière !

— Elle n’est pas aussi grande que Sa Majesté Catholique souhaiterait, répliqua don Francès.

La conclusion fut que l’ambassadeur d’Espagne était prié d’en écrire à son maître.

La reine-mère fit éloigner les gentilshommes présents :

— Pourquoi croyez-vous que la grandeur de mon fils ne soit pas entière ?

Elle pressa le bras de Charles IX qui ajouta :

— Don Francès, répondez clairement à ma mère, je vous prie.

— La première raison, c’est l’état de la religion si divisée qui se trouve en grand péril, la justice qui est si faible. La France a toujours été obéissante à ses rois. Or à présent, et malgré tout le bien que l’on voit dans la personne du roi, il y a des gens qui lui veulent du mal, et autre chose que Dieu veuille lui épargner !

La reine reprit :

— Les affaires de la religion vont de mieux en mieux. Jamais un roi de France n’a été plus obéi que mon fils !

Charles IX ajouta :

— Si vous saviez l’amour et le respect que tous me portent !

Don Francès chercha un biais :

— J’ai dit que le roi avait des conseillers de réputation et très prudents, mais qu’il y en avait d’autres qui ne pouvaient être que réputés tels, et qu’on ne saurait tenir pour prudents. On fait partout des intrigues, des pratqiues contre le service de Dieu et du roi. Plaise à Dieu que les affaires de ce royaume s’arrangent, suivant la volonté du roi, et de vous-même, Madame !

— Je ne dis pas que vous n’ayez pas tout à fait raison, mais je vous promets que de ma part je ferai tout pour arranger les affaires.

Don Francès revint à la pierre de touche :

— Quelle sera la réponse pour les reliques de saint Eugène ?

— Il y a des difficultés qui viennent de la part du cardinal de Lorraine. Il estime qu’on ne peut pas se séparer d’une telle relique. Dans trois ou quatre jours on saura la décision du cardinal… Mais que pensez-vous de l’entrevue entre le cardinal et le prince de Condé ?

— Madame, le cardinal y est allé par votre ordre, et on ne peut en attendre de bons résultats pour le service de Dieu et de la couronne.

La reine-mère haussa le ton :

— Jésus, je vous assure que ce n’est pas par mon ordre, et en toute sincérité je vous dis que je ne sais pas le but de leur rencontre.

L’ambassadeur se montra surpris. Elle reprit imperturbable :

— Qu’en pensez-vous ?

— Que puis-je penser d’un accord entre deux de vos vassaux, grands ennemis entre eux, en dehors de votre consentement !

— Mais le cardinal de Châtillon est aussi avec eux.

— Et l’amiral et M. d’Andelot viendront sûrement aussi. Que peut-il sortir de cette réunion ? Ils ne sont là que pour mieux décider comment on tuera le roi et vous-même, et comment ils prendront la couronne !

— Non, car le cardinal de Châtillon est un homme bien intentionné.

— Il suffit que les autres ne le soient pas !

Voyant alors qu’il n’y avait plus rien à tirer de la reine, don Francès se fit ironique :

— Les sujets de ce roi sont tous très obéissants. Ainsi ils se réunissent tous les jours et font des ligues !

— Qui sait, peut-être traitent-ils entre eux d’une certaine paix, d’un accord qui sera le bienvenu pour nous ? Il y a un an que ces négociations ont commencé…

Le mot est et demeure profond ; il donna à penser à l’ambassadeur d’Espagne qui termina ainsi son rapport : « Il est fort possible que les choses se passent comme l’a affirmé la reine. Mais je crois plutôt que cette négociation est une chose arrangée par elle et le connétable, dirigée par le Pape, qui promet beaucoup de choses pour l’ambition du cardinal de Lorraine, s’il réussit à ramener l’amiral en l’obéissance du roi. Ce qui confirme mes soupçons, c’est l’habitude qu’ont ces ambassadeurs de s’éloigner de la cour, lorsqu’ils font une intrigue. Or le nonce est parti il a quinze jours, et l’ambassadeur de Florence a fait de même. L’ambassadeur de Venise est absent aussi depuis très longtemps, ce qui donne lieu de penser qu’à Venise il se machine quelque chose avec le Turc contre Votre Majesté et l’Empereur. »

Et comme il était pratique serviteur, don Francès prévenait Philippe II qu’en Catalogne il y avait beaucoup d’hérétiques, un grand commerce de livres interdits, pour le dommage du service de Dieu.

Le Roi Catholique fit son tortillonage habituel :

— Que l’on donne de ma part ces lettres à l’inquisiteur pour qu’il voie ce qui concerne la Catalogne.


XXXIII

LA PAIX… ET LES RELIQUES !



On fêta la Noël, et l’on publia l’annonce de la grande procession générale qui devait se dérouler à Montpellier le jour de la Saint-Étienne, c’est-à-dire le 26 décembre. Cette publication, annoncée deux jours auparavant, prévoyait une amende de deux cents francs pour ceux qui n’y assisteraient pas.

Ce ban fut salué de plaisanteries et des moqueries de la foule. Puis les réformés envoyaient vers la reine quelques députés dire que l’annonce était contraire à l’édit d’Orléans, et qu’ils voulaient toujours le conserver, le considérant comme leur statut.

La reine les menaça, à sa manière à elle, qui devait être plaisante, car lorsqu’ils sortirent ils riaient aux éclats. Le ban fut rapporté certainement, puisqu’un témoin, Jean Philippi, qui a vu la procession passer, a dit que les réformés ne furent pas tenus d’y assister, ni de tendre leur maison de tapisseries, comme les catholiques : le roi « avait fait dire que ceux de la religion n’y étaient pas obligés ».

Mais au rapport de don Francès peu de réformés suivirent à travers la ville la procession. On n’y vit même pas les « notabilités hérétiques » qui, dans les villes catholiques, assistaient à la messe, pour plaisanter, comme le Rhingrave, M. de Crussol, et autres.

Comme toujours Catherine conduisait ce dernier par le bras. Arcauti[56] avait pu observer que la reine le priait de se découvrir sur le passage du Saint-Sacrement. Il répondit : « Madame, je me découvre pour vous, et pour le roi mon maître ! »

Mais Charles IX parut dans son habit bleu brodé d’argent, de même que Mme Marguerite. Quant au duc d’Orléans, Henri, il portait son habituel habit noir. « Mais le plus noir de tout cela, dira en plaisantant don Francès, c’est de voir la faiblesse des catholiques ».

Damville était venu lui parler discrètement, déclarant qu’il n’osait pas lui rendre visite. L’ambassadeur répondit :

— Moi non plus je n’ose pas vous demander pour ne pas vous nuire.

Le comte de Villars s’approcha. C’était là un trio de purs. Carnavalet s’étant avancé, ils se turent. Enfin ils purent reprendre :

— Le Roi d’Espagne fait tort au service de Dieu en laissant tomber si bas la foi catholique dans le royaume !

L’ambassadeur pouvait bien relever ces paroles, affirmant que Sa Majesté Catholique donnerait toutes ses forces et sa vie pour le service de Dieu.

La chose était vraie. Nul ne saurait mettre en doute la sincérité de la foi de Philippe II, un moine qui régnait. Nous avons son mot : « Plutôt ne pas régner du tout que de régner sur les hérétiques ! » Il ne serait pas le « seigneur des hérétiques ». Mais en pratique, il agissait avec plus de souplesse, toujours dans ce qu’il croyait être l’intérêt de son peuple, contre les grands et la féodalité, instruit par l’expérience. Il avait rêvé de convertir l’Angleterre avec le cardinal Pole. Il devait se résigner à être cependant le seigneur des hérétiques en Flandres, et ne tenta pas de convertir la France, mais de la diviser.

Or M. de Villars reprit avec force :

— Votre maître nous a fait du tort !

Damville demanda à don Francès :

— Savez-vous ce qui s’est passé avec le chancelier ?

La conversation fut encore interrompue, car les « Nicomédistes » entouraient les causeurs.

Voici ce qu’il convient d’entendre par les « Nicomédistes », suivant don Francès : « On appelle ici les Nicomédistes[57] ceux qui sont de telle sorte faibles envers la religion catholique qu’ils la nient presque ; mais ils n’osent le déclarer ouvertement, et tantôt se rallient à un parti, tantôt à un autre ».

La reine, à la sortie de la messe, avait invité à déjeuner en ce jour de fête le cardinal de Bourbon et don Francès. Et marchant avec eux, elle demanda à l’ambassadeur :

— Que pensez-vous de cette procession ?

Don Francès se tut, ne sachant que dire. Mais la reine insistant :

— Tout cela me paraît aigre-doux, et plutôt aigre que doux !

— Mais non, la procession était belle. Mes fils ont montré une telle dévotion pendant la messe !

— Vous m’avez dit, l’autre jour, Madame, que le roi votre fils était aimé et obéi de ses sujets. C’est pénible de voir qu’après ce ban qu’il a fait crier par la ville, il n’y avait personne à la procession, tandis que les habitants se montraient nombreux aux fenêtres et aux portes, conservant toujours leurs bonnets !

La reine à son tour ne répondit pas.

Au déjeuner, le cardinal de Bourbon parla de la religion et reconnut que l’état des choses était pire qu’il y avait deux ans.

La reine avait un prédicateur dominicain, docte et homme de bien. Don Francès exprimait le regret qu’il ne pût parler plus librement. Le prédicateur répondit :

— Le Roi Catholique pourrait nous apporter le remède. Et il fera beaucoup de tort à ses propres états, s’il ne nous aide pas.

Ce n’était pas absolument le sentiment du connétable que don Francès rencontra à un dîner. Anne de Montmorency, relevant alors d’un accès de goutte, remercia d’abord l’ambassadeur de l’accueil bienveillant que Méru, son fils, venait de recevoir dans sa mission auprès de Philippe II. Don Francès crut le moment venu de parler de la religion, et de poser la question qu’il retenait si souvent sur ses lèvres :

— À quel moment la reine compte-t-elle arranger tout cela ?

Le connétable fit un geste pour montrer qu’il n’en était pas question, actuellement.

Damville, lui aussi, aurait bien voulu parler, mais n’osait le faire. Le cardinal de Lorraine, et certains disaient même la reine, Châtillon, le prince de Condé continuaient leurs grandes négociations. Il y avait quelques jours, Catherine de Médicis avait mandé Mme de Guise et l’abordant brusquement :

— Je le sais, le cardinal de Lorraine est en train de s’accorder avec les ennemis de votre mari, sans autorisation du roi, ni la mienne, ni la vôtre je pense !

Mme de Guise se troubla devant cette feinte certitude ; au milieu de ses larmes, elle dit qu’elle espérait toujours dans la justice du roi, au sujet de la trahison qui provoqua la mort de son mari.

Ce que le cardinal de Guise confirma le lendemain.

Et souvent on voyait La Mothe-Fénelon s’empresser auprès de don Francès : « Il m’assomme presque tous les jours par des prières pour que je fasse de bons offices auprès de Votre Majesté de telle façon qu’on puisse conserver la paix, car la reine a quelques soupçons en ce moment. »

Oui, conserver la paix !

La paix, c’est quand l’on danse, comme le troisième jour de la fête de Noël, sur la grande place de Montpellier, devant le logis du roi, au son des trompettes ; alors, tenant dans leurs mains des cerceaux fleuris, les gens du pays, costumés et masqués, dansaient la treille. La paix, c’est le loisir pour l’adolescent chasseur qui court le lendemain à Villeneuve près de Maguelonne, le vieux fort dans le marais, pour voir un spectacle jamais vu : l’envol rose et blanc des grands flamands. La paix, c’est quand on a seulement les ennuis du mauvais temps et de la route.

Après treize jours passés à Montpellier, on reprit le chemin, le jeudi 30 décembre, pour déjeuner à Fabrégues et coucher à Poussan où Charles IX passa le dernier jour de l’année.


La paix, c’est aussi pour Philippe II le travail de bureau qu’il accomplit jusqu’au dernier jour de l’année, y faisant son salut.

Le 31 décembre, le Roi Catholique est à Aranjuez, écrivant son courrier pour don Francès :

« Que devient le prince d’Orange ?… Donnez-moi des précisions au sujet des Flamands qui peuvent être suspects comme hérétiques… Avez-vous des nouvelles des reliques ? »

Ces dernières surtout le roi moine voudrait les recevoir bientôt.

  1. On disait alors de la « pitié ».
  2. Protéger ses enfants, ne pas les jeter dans un risque, est chez elle une obsession.
  3. Dès 1559, les Espagnols ont donné le conseil de frapper les têtes, sans préciser (Arch. Nat., K. 1492, 2 décembre 1559).
  4. Sa mère fut Madeleine de la Tour d’Auvergne, comtesse de Boulogne.
  5. Jeanne d’Albret, la mère de Henri IV.
  6. Résidence de Renée de France, fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne, veuve d’Hercule duc de Ferrare, princesse réformée et si charitable, tenue en haute estime par Catherine de Médicis, et en horreur par les Espagnols.
  7. Chastelier-Portaut. Voir Brantôme. Don Francès le nomme Chastelles.
  8. François de La Rochefoucauld, beau-frère de Condé, l’un des meilleurs capitaines huguenots.
  9. Antoine de Crussol, duc d’Uzès.
  10. J’ai résumé un texte beaucoup plus développé dans l’original.
  11. Chantonnay transcrit fra Martin et la reine-mère le nommera Trotemartin ! Nicolas Throckmorton, diplomate anglais, n’avait cessé de montrer à la reine Élisabeth le complot formé en Europe pour extirper le protestantisme, l’exhortant à se faire la protectrice de la foi en envoyant en France une armée anglaise. Arrêté à Rouen après la prise du Havre par le gouvernement français, il venait d’être transféré à Saint-Germain.
  12. Il est curieux de penser que plus tard, et pour d’autres raisons, elle devait porter le nom de la Conférence. C’est l’actuel Cours-la-Reine.
  13. Thomas Smith, résidant à Paris.
  14. Du mot casino.
  15. Pâques tomba en 1564 le 2 avril ; le dimanche de Carême, le 19 février, et le mardi-gras, le 14.
  16. Les chevaux portent souvent le nom d’un donateur.
  17. Lieutenant du gouverneur de Champagne.
  18. Le prince de la Roche-sur-Yon, dont il sera si souvent question, était le frère de M. de Montpensier, Charles de Bourbon. Gentilhomme pauvre, dit le « loyal grison », il faisait l’éducation de Charles IX avec Cipierre. La fortune lui était venue de son mariage avec la veuve du maréchal de Montejan (Philippe de Montespedon), qui régentait la suite des demoiselles de Catherine de Médicis.
  19. Catherine de Médicis lui donnera le beau nom de « ministre de la paix », en le recommandant d’une manière spéciale à l’amitié des Parisiens (Reg. du Bureau de la ville, t. V, p. 403).
  20. C’est à Bar-le-Duc que Smith, l’ambassadeur, viendra présenter les compliments d’Élisabeth et son Ordre. Charles IX lui déclara qu’il estimait plus l’amitié de la reine d’Angleterre que l’or et l’argent, et que si les femmes avaient pu être admises dans l’Ordre de Saint Michel, il l’aurait fait pour elle.
  21. Henri de Guise, né le 31 décembre 1550, avait quatorze ans.
  22. Le maréchal de Châtillon, mort en 1522, avait laissé de Louise de Montmorency, Odet, Gaspard et François. Odet de Châtillon, né en 1515, cardinal en 1533, évêque de Beauvais qui fit profession de la religion réformée en 1561, arrivait alors à la cinquantaine ; Gaspard de Châtillon, comte de Coligny, l’amiral, né en 1519, avait quarante-cinq ans. François de Châtillon, sieur d’Andelot, né à Châtillon-sur-Loing, le 18 avril 1521, avait quarante-trois ans.
  23. Les Montmorency.
  24. Elle devait mourir le 23 juillet.
  25. Il avait alors onze ans étant né le 13 décembre 1553.
  26. Henriette de Clèves, qui épousera Louis de Gonzague.
  27. De Troyes, dès le 16 avril, la reine-mère qui se préoccupait d’avoir une salle fraîche à Lyon, écrivit à M. de Vieilleville à ce sujet.
  28. Ce qui restait.
  29. À l’antique s’entend toujours du drapé des tuniques longues.
  30. Pantalons à la turque.
  31. Le mot de Majesté, appliqué surtout au roi l’Espagne, commence à désigner le roi de France. L’assimilation sera courante au temps de Henri III qui emprunta beaucoup d’usages au protocole de l’Espagne.
  32. Il a onze ans alors.
  33. Ce mot désigne simplement une estrade.
  34. C’était une vieille danse, très en honneur au xve siècle déjà, et qui, comme son nom l’indique, devait se danser sur un rythme oriental.
  35. Henry Carey.
  36. Il a cependant onze ans.
  37. Elle avait cependant profondément inquiété les réformés qui voyaient dans la venue de Philibert à Lyon la préparation d’une attaque contre Genève.
  38. Charles de Hallwin, seigneur de Piennes, marquis de Maignelais, qui sera plus tard lieutenant du gouvernement de Picardie (Père Anselme, t. III, p. 913).
  39. La reine-mère écrivit une lettre très vive à M. de Saint-Sulpice, ambassadeur en Espagne, exprimant le « déplaisir » qu’elle avait eu du vol, et disant la justice qu’elle avait fait faire du « galopin ». Ce qui n’empêcha pas le cardinal de Granvelle d’écrire à sa sœur de Philippe II, la duchesse de Parme, que le vol avait été fait « par commandement de plus haut… et sont traits ordinaires des Français… »
  40. Bourdeille, parente de Brantôme, et Guitinière étaient, comme Mlle de Limeuil, demoiselles de cour.
  41. Dans le département de l’Yonne. Et pas mal d’argent 30 000 ducats dira l’Espagnol et 6 000 de rente. Plus loin il parlera d’une petite ville de 4 à 500 000 ducats de rente.
  42. En 1561 et 1562.
  43. Don Francès écrit toujours San Pietro.
  44. Le 27 août.
  45. Charles Dumoulin, avocat au Parlement de Paris, auteur d’un Conseil célèbre sur le concile de Trente qui le fit incarcérer.
  46. Il y fut le 12 septembre (Bibl. Nat., ms. fr. 25755).
  47. Héros à la guerre, nul ne surpasse sa piété.
  48. Pays ingrat. Ainsi fut pour Démocrite sa ville natale d’Abdère.
  49. Suivant le ms. fr. 25755, le 18 octobre à Lambesc ; le 19, déjeuner à Saint-Jean et gîte à Aix.
  50. « Disner au jardin Bausset, soupper et giste à Marceille » (Bibl. Nat. fr. 25755).
  51. Le compte du ms. fr. 25755 présente une légère variante pour le 14 novembre : « Disner à Marignan, giste à Ferrières, les isles de Martigue ». La lettre de Catherine ne porte pas de date : « Nous sommes partis anuit et veneu coucher à Marignane pour après demain aystre eun Arle ou acheveron de donner ourdre à tutte la Provense afin que la lesion en pays. »
  52. Et auteur de comédies, nous dit Francès de Alava.
  53. C’était le fils atné du comte de Tende, Claude de Savoie.
  54. Celui qui est sans erreur.
  55. 21 décembre.
  56. Le domestique de don Francès.
  57. Les tièdes, contre lesquels s’était élevé Calvin. « Les uns donc qu’on appella depuis Nicomedites, maintenoient qu’on pouvoit aller à la messe, pourveu que le cœur n’y consentist pas », a écrit Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique, éd. G. Baum et Ed. Cunitz, t. I, p. 66. Il est curieux de trouver ce mot dans la bouche d’Alava. Il l’a recueilli certainement à la cour.