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Causerie scientifique (Alfred Angot)

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Causerie scientifique (Alfred Angot)
Revue pédagogique, second semestre 18869 (n. s.) (p. 170-176).

CAUSERIE SCIENTIFIQUE


De toutes les sciences d’observation, une des plus jeunes et des plus intéressantes, mais celle dont les premiers progrès ont été relativement les plus lents, est la météorologie. Cette lenteur dans son développement tient à la nature même de cette science, qui n’a pu réellement prendre son essor qu’à partir du moment où les observations météorologiques ont été organisées d’une manière systématique dans une grande étendue de pays, et poursuivies régulièrement et sans lacunes, dans le temps comme dans l’espace. Un laboratoire suffit au chimiste ou au physicien ; un observatoire à l’astronome ; un naturaliste travaille seul avec quelques collections qu’il lui est le plus souvent possible de réunir lui-même. Pour la météorologie, les conditions sont toutes différentes : les phénomènes divers qui se produisent dans l’atmosphère sont extraordinairement complexes ; ils ne passent jamais par toutes les phases de leur développement dans un même endroit, et se déplacent sans cesse en se modifiant à l’infini suivant les influences locales ; le plus souvent, ils sont déterminés et régis par des conditions très générales, qu’on ne peut saisir à moins que les observations ne soient faites simultanément sur une grande étendue de pays. Il est donc indispensable que les postes d’observation soient extrêmement multipliés ; il faut que la surface de chaque pays soit couverte d’un réseau de stations assez serré pour qu’aucun phénomène ne puisse se produire sans être noté et suivi dans ses diverses phases ; il faut que les observations, faites sur un plan uniforme pour être comparables les unes avec les autres, soient centralisées ensuite, discutées et publiées d’une manière régulière, pour que les météorologistes trouvent ensuite dans ces publications la matière de leurs travaux. Il est clair qu’une organisation aussi complète ne peut être réalisée que par les gouvernements ; de là la nécessité de la création dans chaque pays d’un service météorologique qui, demandant à chaque observateur le résultat de ses observations, les coordonne, les publie et lui offre en retour le résultat des observations de ses voisins, sans lesquelles ses travaux resteraient stériles et sans portée.

C’est à notre pays et à l’illustre astronome Le Verrier que revient l’honneur d’avoir compris la nécessité d’un service météorologique ; ce service débuta modestement il y a trente ans juste, en 1856, comme une annexe de l’Observatoire de Paris : mais l’organisation n’en devint réellement complète qu’en 1878, par la création du Bureau central météorologique de France. Si nous avons été, en France, les premiers à donner l’exemple dans cette voie, exemple qui, du reste, a été promptement suivi à l’étranger, nous nous sommes bien laissé distancer sur un autre point. Comme toutes les autres sciences, la météorologie doit être apprise ; on ne s’improvise pas plus météorologiste que naturaliste ou physicien. Or, faute d’un enseignement régulier, les météorologistes en sont réduits en France à se former eux-mêmes à grand’peine et avec une énorme perte de temps. La météorologie et la physique du globe ne figurent nulle part, même dans les programmes de l’enseignement supérieur ; un cours libre a bien été professé à la faculté des sciences de Paris pendant un semestre dans ces deux dernières années ; mais c’était là plutôt une tolérance qu’une reconnaissance formelle de la nécessité de cet enseignement. Il en est bien autrement à l’étranger : en Allemagne, il n’y a pas moins de douze chaires de météorologie et de physique du globe, réparties entre huit universités et quatre écoles techniques supérieures ; il en existe quatre en Autriche, trois en Suisse, une en Russie, en Suède, en Norvège, en Italie et même en Serbie, sans compter les pays pour lesquels les renseignements nous font défaut. Aussi ne doit-on pas s’étonner du petit nombre de météorologistes que nous avons en France ; la plupart sont rebutés dès l’abord par la difficulté de se former seuls et sans aide. Nous commençons à posséder un nombre à peu près suffisant d’observateurs, qui recueillent des matériaux pour les études ultérieures ; mais nous comptons encore bien peu de véritables météorologistes, capables d’utiliser ces matériaux et de faire avancer la science.

Peu de sciences cependant sont aussi vastes que la physique du globe, aussi utiles et aussi intéressantes, comme son nom l’indique, elle comprend l’étude de tous les phénomènes physiques que présente notre globe, ceux qui se passent dans les couches solides de la terre, au sein des eaux de l’Océan, dans Go gle l’atmosphère qui nous entoure. La météorologie, qui en est le chapitre le plus important, traite spécialement des phénomènes qui ont leur siège dans l’atmosphère ; mais, à côté d’elle, combien encore de sujets intéressants ! L’étude de la forme de la Terre, de l’intensité de la pesanteur, des variations de température dans les couches profondes et à la surface, des tremblements de terre et de tous les mouvements du sol ; la mer avec sa composition, sa température, ses courants, ses marées : les glaciers et leurs déplacements ; les fleuves, leur régime, leurs crues et les moyens de les annoncer ; le magnétisme et les courants terrestres, l’électricité atmosphérique, les aurores boréales. Quant à l’utilité de ces recherches, il n’est guère besoin d’y insister. Pour ne parler que de la météorologie proprement dite, tout Je monde comprend l’importance que présente la prévision du temps pour les marins et les agriculteurs. Sans doute, cette prévision est encore limitée à une courte période ; mais, telle qu’elle peut être faite aujourd’hui, elle rend déjà de grands services, et il n’est pas trop téméraire d’espérer en voir la portée s’étendre de plus en plus. C’est encore la météorologie qui a enseigné aux navigateurs la direction des grands courants aériens et le moyen d’abréger la durée de leurs traversées en choisissant les routes où soufflent les vents les plus favorables ; c’est encore elle qui, par l’étude des climats, fournit à l’hygiéniste les plus précieuses indications, donne au naturaliste l’explication de la distribution géographique des animaux et des plantes, et lui révèle même parfois le secret de la transformation de certaines espèces, qui se sont modifiées peu à peu pour s’adapter aux conditions extérieures. Le champ de la météorologie et de la physique du globe est, on le voit, aussi vaste qu’intéressant, et au moment où l’on parle tant de développer dans nos facultés l’enseignement de la géographie et des sciences accessoires, il n’est peut-être pas inutile de revendiquer pour la physique du globe la place dont elle est digne et qu’elle occupe depuis longtemps à l’étranger.

Les applications de la météorologie sont nombreuses ; les passer en revue, même de la manière la plus succincte, nous entraînerait bien en dehors du cadre de cet article ; nous nous contenterons donc d’insister pour cette fois sur un point de détail, qui présente toutefois un grand intérêt pratique, les relations qui existent entre les observations météorologiques et ce qu’on appelle les observations phénologiques, c’est-à-dire celles qui concernent les diverses phases du développement des végétaux, la migration des oiseaux, l’apparition des insectes, etc. Voilà bien longtemps déjà que Quételet en Belgique, Hoffmann à Giessen, Fritsch à Vienne, Hildebrandsson en Suède, ont insisté sur l’importance de ces études et réuni des données précieuses. L’intérêt de ces recherches est double : d’une part, la météorologie doit parvenir à préciser les conditions nécessaires pour que l’évolution de chaque végétal s’effectue régulièrement ; elle permettra ainsi de prévoir quelque temps à l’avance l’époque des diverses phases de cette évolution, par exemple la date de la moisson, des vendanges, etc., et aussi d’expliquer les causes de la répartition géographique de chaque végétal ; d’autre part, la flore d’un pays doit donner une idée suffisamment précise de son climat, et la connaissance des époques où certains phénomènes de végétation se sont produits dans les siècles reculés est à peu près le seul moyen que nous possédions pour nous faire quelque idée des conditions météorologiques dans ces temps où les observations font entièrement défaut.

Jusqu’à ces dernières années, les observations phénologiques avaient été entièrement négligées en France ; dès sa création, lc Bureau central météorologique mit cette question à l’étude ; les observations régulières commencèrent dans toute la France en 1880, et les résultats des quatre premières années d’observation ont été publiés et discutés dans les Annales du Bureau central pour 1882 et 1884.

La date d’un phénomène quelconque de végétation varie, dans une même région, entre d’assez grandes limites sous l’influence de conditions multiples, altitude, exposition, nature géologique et humidité du sol, âge et vigueur de la plante observée, etc. ; de là de grandes difficultés dans la discussion. Pour éliminer autant que possible ces influences diverses, il faut absolument posséder un nombre considérable d’observations dans des pays voisins ; cette condition commence à être assez bien remplie en France, où, pour certains phénomènes, on recueille maintenant cinq ou six cents observations faites dans tout le pays. On réunit alors toutes les observations obtenues dans la même région à peu près à la même altitude, et on calcule la moyenne des époques indiquées pour le phénomène que l’on étudie ; on a ainsi, pour la région et pour l’altitude considérées, l’époque moyenne du phénomène, à peu près débarrassée des perturbations locales, si les observations dont on a pris la moyenne sont en nombre assez grand.

En comparant les moyennes obtenues pour la même région, mais à des altitudes différentes, on reconnaît immédiatement, comme il était facile de le prévoir, que l’augmentation d’altitude a pour effet de retarder tous les phénomènes de végétation. Les observations recueillies pendant les quatre années 1880-1883 ont conduit à cette loi intéressante que, pour toutes les parties de la France et pour tous les phénomènes étudiés, feuillaison et floraison des arbres, floraison et moisson des céréales, le retard qui correspond à une augmentation d’altitude de cent mètres est sensiblement le même et égal à quatre jours. Les conditions particulières d’exposition peuvent faire varier un peu èe nombre dans un sens ou dans l’autre, mais, en moyenne, on retrouve toujours le retard de quatre jours pour cent mètres. Cette loi n’a été établie que pour la France, mais elle paraît cependant pouvoir être appliquée à d’autres pays : en Algérie, par exemple, on sait qu’à Tiemcen, dont l’altitude est de 800 mètres, on moissonne environ un mois plus tard que dans les plaines situées au voisinage de la mer, ce qui donne encore exactement quatre jours de retard pour cent mètres.

Les observations sur les phénomènes de végétation, faites tant en France qu’à l’étranger, ont montré que les plantes ont besoin, pour accomplir leur évolution, de certaines conditions de température bien déterminées. Il leur faut non seulement, pour aller du bourgeonnement à la feuillaison, à la floraison ou à la maturité, avoir reçu une certaine somme de degrés de chaleur, somme qui varie avec chaque plante, mais il faut encore que, pendant la durée de la période végétative, la température soit comprise entre deux limites inférieure et supérieure, qui comprennent les seules températures utiles à la plante. Tant que le thermomètre reste en dessous de la limite inférieure, la plante ne pousse pas ; quand il dépasse la limite supérieure, la plante dépérit et meurt.

Pour la plupart des arbres de nos forêts, les observations obtenues en France semblent montrer que la période végétative commence quand la température dépasse 0° ; la feuillaison se produit quand la somme des températures moyennes diurnes, depuis le moment où la température a dépassé 0°, atteint, par exemple, la valeur de 333° pour le lilas, de 51° pour le bouleau, de 522° pour le marronnier d’Inde, de 671° pour le chêne pédonculé, etc. Le lilas se contente, pour fleurir, d’avoir reçu 613 ; mais pour le tilleul, il faut tout près de 1280°. Pour les céréales, les conditions sont différentes ; ce n’est plus à partir de 0° que commence la végétation, mais seulement à partir de 5° ou mieux de 6° ; tant que la température n’atteint pas ce chiffre, le blé ou le seigle restent stationnaires : toutes les températures au-dessous de 6° ne leur servent de rien, quelque prolongées qu’elles soient. Ces deux plantes arrivent à maturité et la moisson peut s’accomplir quand elles ont reçu une somme totale de températures, comptées au-dessus de 6°, égale à 935° pour le seigle et à 1100° pour le blé d’hiver. Connaissant ces nombres, on voit que, si l’on peut prévoir la marche de la température, on pourra prédire du même coup l’époque de la moisson. On conçoit aisément, d’autre part, que la distribution géographique des plantes pourra s’expliquer par des considérations purement géologiques et climatologiques, si l’on connaît les limites inférieure et supérieure des températures utiles à chaque végétal et la somme de chaleur qu’il peut recevoir pendant tout le temps que, dans un pays donné, la température restera comprise entre ces deux limites.

Nous avons dit plus haut que l’observation des phénomènes de végétation pouvait, à son tour, rendre des services à la climatologie ; nous en donnerons, pour terminer, un exemple. De tous les phénomènes de végétation, celui sur lequel il est le plus facile de retrouver des renseignements précis pendant une longue série d’années est l’époque des vendanges. Sous l’ancien régime, en effet, les propriétaires de vignobles étaient généralement forcés, pour les vendanges, d’attendre la publication du ban de vendanges. En compulsant les registres des municipalités ou des octrois, on y retrouve donc souvent la date exacte du commencement des vendanges. À la suite d’une enquête qu’il avait organisée dans toute la France, le Bureau central météorologique a pu réunir la série des époques des vendanges pour 610 localités ; quelques-unes de ces séries remontent à plus de trois cents ans, et une, celle de Dijon, à cinq cents ans. Puisque la maturation de la vigne dépend, comme tous les phénomènes de la vie végétale, des conditions climatologiques, on doit donc pouvoir, au moyen des époques de vendanges, se faire une idée du climat des siècles passés, où les observations météorologiques n’existaient pas, et voir, par exemple, si, comme le prétendent certains auteurs, le climat de notre pays va sans cesse en se détériorant.

La date des vendanges varie beaucoup, d’une année à l’autre, sous l’influence des conditions climatologiques ; la différence entre les vendanges les plus hâtives et les plus tardives, dans un même pays, peut atteindre 60 et 70 jours. Ces différences, quoique bien affaiblies, se retrouvent dans les époques moyennes des vendanges calculées pour une longue série d’années. Ainsi à Dijon, par exemple, de 1150 à 1850 on a vendangé en moyenne sept jours plus tard que de 1625 à 1723 ; mais ces variations ne paraissent pas affecter l’allure d’un changement qui s’effectuerait toujours dans le même sens, comme celui qui résulterait d’une détérioration progressive du climat ; elles paraissent plutôt des oscillations, que l’on peut attribuer à des causes purement locales, telles que la modification de la nature du cépage, la replantation des vignes, l’augmentation du nombre des ceps, des changements dans le goût des habitants ou dans le mode de culture, etc. Ce qui confirme encore cette conclusion, c’est que les variations des époques moyennes des vendanges ne sont nullement parallèles dans des stations même très voisines, qui auraient dû cependant éprouver de la même façon les effets d’un changement de climat. En ajoutant à ces considérations celles que l’on a déduites de la permanence des espèces de vigne cultivées dans le même lieu depuis les époques les plus reculées, il est permis d’affirmer que, depuis une dizaine de siècles, au moins, le climat de la Bourgogne, en particulier, n’a pas changé d’une façon appréciable.