Causeries du lundi/Tome I/Les Confidences, par M. de Lamartine

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Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 20-34).


Lundi 8 octobre 1849.

LES CONFIDENCES
PAR
M.  DE  LAMARTINE.
(1 vol. in-8o)

Et pourquoi donc n’en parlerais-je pas ? Je sais les difficultés d’en parler convenablement : le temps des illusions et des complaisances est passé ; il faut absolument dire des vérités, et cela peut sembler cruel, tant le moment est bien choisi. Pourtant, parce qu’un homme tel que M. de Lamartine a trouvé convenable de ne pas clore l’année 1848 sans donner au public ses confessions de jeunesse et sans couronner sa politique par des idylles, faut-il que la critique hésite à le suivre et à dire ce qu’elle pense de son livre, faisant preuve d’une discrétion et d’une pudeur dont personne (et l’auteur moins que personne) ne se soucie ? Je prendrai donc le livre en lui-même ; je l’isolerai tant que je pourrai de la politique ; en oubliant le Lamartine de ces dernières années, je tâcherai de ne me souvenir que de celui d’avant les Girondins. En effet, littérairement parlant, ce volume des Confidences vient bien après Jocelyn, la Chute d’un Ange, les Recueillements poétiques, et il continue, sans trop de décadence, cette série de publications dans lesquelles les défauts de l’auteur vont s’exagérant de plus en plus, sans que ses qualités pour cela disparaissent.

Le livre commence par une préface sous forme de lettre adressée à un ami ; cette préface apologétique a pour objet d’excuser l’auteur, qui sent, malgré tout, l’inconvenance d’une publication romanesque dans les circonstances graves où il s’est placé et où il a tout fait pour placer son pays. Le poëte a le don des larmes ; il en verse quelques-unes pour essayer de nous attendrir. Il s’agissait pour lui de vendre Milly, sa terre natale, la terre des tombeaux de famille, ou de vendre son manuscrit des Confidences. Au dernier moment, et par respect, dit-il, pour l’ombre de sa mère, de son père, de ses sœurs, il n’a pas hésité : « L’acte était sur la table. D’un mot j’allais aliéner pour jamais cette part de mes yeux (Milly). La main me tremblait, mon regard se troublait, le cœur me manqua… Je pesai d’un côté la tristesse de voir des yeux indifférents parcourir les fibres palpitantes de mon cœur à nu sous des regards sans indulgence ; de l’autre le déchirement de ce cœur dont l’acte allait détacher un morceau par ma propre main. Il fallait faire un sacrifice d’amour-propre ou un sacrifice de sentiment. Je mis la main sur mes yeux, et je fis le choix avec mon cœur… » Je ne connais rien de plus triste que cette prodigalité de cœur qui est répandue sur toute cette préface, sous prétexte d’y couvrir ce que l’auteur ne fait par là qu’étaler. Puisqu’il fallait qu’il se décidât à un parti pénible, une préface brève, nette et simple, aurait bien mieux convenu, et elle nous aurait convaincus plus réellement de la violence qu’il se faisait à lui-même.

L’auteur vient de nous dire qu’en publiant les Confidences il sacrifiait l’amour-propre au sentiment. En parlant ainsi, il s’exagère un peu le sacrifice ; son amour-propre, en effet, on va le voir, n’est pas le moins du monde en souffrance dans tout le livre. « Mon Dieu ! s’écrie-t-il en commençant, j’ai souvent regretté d’être né ; j’ai souvent désiré de reculer jusqu’au néant, au lieu d’avancer, à travers tant de mensonges, tant de souffrances et tant de pertes successives, vers cette perte de nous-même que nous appelons la mort ! » C’est là une boutade sombre qu’on dirait empruntée à René. M. de Lamartine, dont la disposition habituelle est plutôt le contentement et la sérénité, rentre bien vite dans le vrai de sa nature, lorsqu’il nous peint sa libre et facile enfance, sa croissance heureuse sous la plus tendre et la plus distinguée des mères : « Dieu m’a fait la grâce de naître dans une de ces familles de prédilection qui sont comme un sanctuaire de piété… Si j’avais à renaître sur cette terre, c’est encore là que je voudrais renaître. » Il aurait bien tort, en effet, et il serait bien injuste s’il croyait avoir à se plaindre du sort à ses débuts dans la vie. Jamais être ne fut plus comblé : il reçut en partage tous les dons, même le bonheur ; c’est à croire que toutes les fées assistèrent à sa naissance, toutes, excepté une seule, celle qui brille le moins et dont l’absence ne se fait sentir que plus tard à mesure qu’on avance dans la vie. Qu’avait-elle donc au fond de sa boite, cette fée absente qui, seule, a fait défaut à M. de Lamartine ? Je le dirai tout à l’heure, si je l’ose ; mais certainement le poëte ne croit pas qu’elle lui ait manqué.

Il nous expose lui-même avec complaisance toutes les qualités et les grâces dont il était revêtu. « Ton enfant est bien beau pour un fils d’aristocrate, » disait un jour un représentant du peuple à sa mère. Sa première éducation fut toute maternelle, toute libre, toute buissonnière. « Ce régime, dit-il, me réussissait à merveille, et j’étais alors un des plus beaux enfants qui aient jamais foulé de leurs pieds nus les pierres de nos montagnes, où la race humaine est cependant si saine et si belle. Des yeux d’un bleu noir comme ceux de ma mère ; des traits accentués, mais adoucis par une expression un peu pensive, comme était la sienne ; un éblouissant rayon de joie intérieure éclairant tout ce visage ; des cheveux très-souples et très-fins, d’un brun doré comme l’écorce mûre de la châtaigne, tombant en ondes plutôt qu’en boucles sur mon cou bruni par le hâle (je supprime, j’en demande pardon à l’auteur, quelques détails sur la finesse de la peau)… En tout, le portrait de ma mère avec l’accent viril dans l’expression : voilà l’enfant que j’étais alors. Heureux de formes, heureux de cœur, heureux de caractère, la vie avait écrit bonheur, force et santé sur tout mon être. » Et plus loin, quand il quitte la maison maternelle pour le collège, il dira : « Je ressemblais à une statue de l’Adolescence enlevée un moment de l’abri des autels pour être offerte en modèle aux jeunes hommes. » Tout cela doit avoir été très-juste, très-fidèle ; il est dommage seulement que ce soit l’original lui-même qui se fasse de la sorte son propre statuaire et son propre peintre. M. de Lamartine répondra que Raphaël s’est bien peint lui-même. Je pourrais lui répondre à mon tour que l’écrivain, pour se peindre, a besoin de plus de travail moral, de plus de réflexion et de préméditation que le peintre proprement dit, et que, du moment que le moral intervient, un autre ordre de délicatesse commence. M. de Lamartine loue beaucoup sa mère ; rien de plus naturel au premier abord ; il semble qu’un père et qu’une mère soient de ces êtres qu’on ne puisse trop louer ou du moins trop aimer. Mais il y a là encore une nuance de délicatesse. Louer à tout moment sa mère comme une femme de génie, comme un modèle de sensibilité expressive et de beauté, prenez garde, c’est déjà un peu se louer soi-même, surtout quand toutes ces louanges vont à conclure qu’on est en personne tout son portrait vivant. Oh ! que Racine fils, nourri dans la pureté et la religion du foyer domestique, s’entendait mieux à cette pudeur qui accompagne toute vraie piété ! Il hésite à prononcer tout haut le nom illustre de son père, ce nom qui était le sien :

Virgile, qui d’Homère appris à nous charmer,
Boileau, Corneille, et Toi que je n’ose nommer,
Vos esprits n’étaient-ils qu’étincelle légère ?

Nous touchons ici à un défaut essentiel dans l’éducation de M. de Lamartine, à une erreur de cette mère excellente qui, nourrie de Jean-Jacques et de Bernardin dont elle associait les systèmes avec ses croyances, ne voulut élever son fils qu’à l’aide du sentiment. À aucun moment, en effet, la règle n’intervient dans cette éducation abandonnée à la pure tendresse : « Mon éducation était toute dans les yeux plus ou moins sereins et dans le sourire plus ou moins ouvert de ma mère… Elle ne me demandait que d’être vrai et bon. Je n’avais aucune peine à l’être… Mon âme, qui ne respirait que la bonté, ne pouvait pas produire autre chose. Je n’avais jamais à lutter ni avec moi-même ni avec personne. Tout m’attirait, rien ne me contraignait. » C’est cette limite, c’est ce veto contre lequel son enfance ne s’est jamais heurtée, qui a manqué à l’éducation de M. de Lamartine, et qu’il n’a rencontré que très-tard dans la vie. Même hors de l’enfance et durant toute sa jeunesse, cette nature favorisée n’a cessé de s’épanouir sans se trouver en présence d’un obstacle qui l’avertit. Le monde l’a traité d’abord comme l’avait traité sa famille : il avait été l’enfant gâté de sa mère, il le devint de la France et de la jeunesse. Son génie facile, abondant, harmonieux, s’épanchait sans économie au gré de tous ses rêves. C’est ainsi qu’il a dépensé continuellement les plus riches dons, sans être averti de les ménager, jusqu’à ce qu’il les ait dissipés à peu près tous, — oui, tous, excepté ce don de la parole qui semble chez lui intarissable, et dont il jouera jusqu’à la fin comme d’une flûte enchantée. Pour me représenter M. de Lamartine et ses erreurs sans lui faire trop d’injure, je me suis demandé quelquefois ce que serait devenu un François de Sales ou un Fénelon, une de ces natures d’élite, qui n’aurait pas été élevée du tout, qui n’aurait connu aucune règle, et se serait passé tous ses caprices. Un Fénelon gâté et sans aucun frein, une manière d’Ovide à demi mystique, parlant du ciel et s’occupant de la terre, vous êtes-vous jamais figuré une combinaison de ce genre-là ?

Il faut pourtant qu’indépendamment de l’éducation il ait manqué quelque chose encore à cette nature et à cet esprit d’ailleurs si doué ; car, lorsqu’une qualité un peu forte existe en nous, elle sait très-bien se produire tôt ou tard, et se passer après tout de l’éducation. Nous voici revenus à cette fée absente, la seule, disions-nous, qui ait fait défaut au berceau du poëte. Voyons si lui-même, dans son ingénuité d’aveux, il ne nous mettra pas sur la voie pour la reconnaître. Parmi les auteurs qu’il lit d’abord et qu’il aime, nous trouvons le Tasse, Bernardin de Saint-Pierre, Ossian ; c’est tout simple, et l’affinité des natures, la parenté des génies se déclare. Mais ce jeune esprit ouvert à tout, amoureux de tout, repousse un seul livre parmi ceux qu’on lui met entre les mains ; il a d’instinct une aversion. Et pour qui donc ? pour La Fontaine. « Les fables de La Fontaine, dit-il, me paraissaient à la fois puériles, fausses et cruelles, et je ne pus jamais les apprendre par cœur. » Cela me rassure de voir que M. de Lamartine n’ait jamais eu de goût pour La Fontaine, et dès lors je me confirme dans mon secret jugement. Car enfin, qu’il tourne le dos à Rabelais, qu’il ait même l’air de mépriser Montaigne, je le conçois de la part d’une si platonique nature, et ces paroles de dédain ne signifient autre chose, sinon : Je ne leur ressemble en rien. Mais La Fontaine ! c’était un rêveur comme lui, épris comme lui de la solitude, du silence des bois, du charme de la mélancolie, et par moments aussi raffolant de Platon. Qu’avait donc de plus ce rêveur pour lui tant déplaire ? Il avait, au milieu de son rêve, l’expérience, le sentiment de la réalité, le bon sens. C’est lui qui, dans la fable du Berger devenu ministre, a dit, pour nous expliquer comment le pauvre homme, brusquement jeté du milieu de son troupeau au gouvernail d’un État, s’en tire beaucoup mieux qu’on n’aurait pu croire :

Il avait du bon sens, le reste vient ensuite.


Cette fée, qui a manqué au berceau du poëte, ne serait-elle donc pas tout simplement la fée qui avait doué le Berger de la fable, la fée du bon sens et du sens réel ? M. de Lamartine assurément ne le croit pas, car il nous dit, en parlant de sa formation précoce : « Cette vie entièrement paysannesque, et cette ignorance absolue de ce que les autres enfants savent à cet âge, n’empêchaient pas que, sous le rapport des sentiments et des idées, mon éducation familière, surveillée par ma mère, ne fît de moi un des esprits les plus justes, un des cœurs les plus aimants, etc., etc. » Voilà qui est clair, et c’est sur ce point aussi que nous sommes forcé de lui crier clairement : Holà ! J’entends par bon sens, remarquez-le, non pas le bon sens vulgaire, mais le tact, l’esprit de conduite, le bon goût, bien des choses à la fois, en un mot, la justesse d’esprit dans ses applications les plus variées et les plus délicates. Et par exemple, sans sortir des Confidences, dans l’ordre des choses de goût et de sentiment, que fait M. de Lamartine quand il nous parle de sa mère ? Il ne se contente pas de nous la peindre, il nous la décrit. Décrire avec une si visible complaisance une personne qui nous touche de si près et à laquelle on a tant de chances de ressembler, c’est déjà un manque de tact en si délicate matière. Mais en quels termes encore la décrit-il ? Tantôt « on retrouve en elle ce sourire intérieur de la vie, cette tendresse intarissable de l’âme et du regard, et surtout ce rayon de lumière si serein de raison, si imbibé de sensibilité, qui ruisselait comme une caresse éternelle de son œil un peu profond et un peu voilé, comme si elle n’eût pas voulu laisser jaillir toute la clarté et tout l’amour qu’elle avait dans ses beaux yeux. » Tantôt « ses traits sont si délicats, ses yeux noirs ont un regard si candide et si pénétrant ; sa peau transparente laisser tellement apercevoir sous son tissu un peu pâle le bleu des veines et la mobile rougeur de ses moindres émotions ; ses cheveux très-noirs, mais très-fins, tombent avec tant d’ondoiements et des courbes si soyeuses le long de ses joues jusque sur ses épaules, qu’il est impossible de dire si elle a dix-huit ou trente ans. » Un spirituel romancier qui, de nos jours, a inventé un genre, M. de Balzac, a décrit aussi la femme de trente ans, et il ne l’a pas fait avec des traits plus choisis et plus délicieusement disposés ; mais, en la décrivant, il ne décrivait pas une mère. Est-ce que vous ne sentez pas la différence ? « On comprend, dit M. de Lamartine, rien qu’à voir ce portrait, toute la passion qu’une telle femme dut inspirer à mon père, et toute la piété que plus tard elle devait inspirer à ses enfants. » Oui, l’on comprend la passion, mais non la piété. La piété chaste, sainte, vraiment filiale, n’analyse pas ainsi. Racontant l’emprisonnement de son père pendant la Terreur, M. de Lamartine nous fait assister à des scènes tant soit peu romanesques, et qu’il me permettra de ne croire qu’avec réserve ; car il était trop enfant pour les remarquer alors, et aucun des deux acteurs n’a dû certainement les lui apprendre avec le détail qu’il nous donne aujourd’hui. Selon lui, moyennant une corde lancée d’un toit à l’autre avec une flèche, son père et sa mère correspondaient, et son père put même quelquefois sortir la nuit de sa prison, pour aller passer quelques heures avec sa mère. « Quelles nuits, s’écrie le poëte, que ces nuits furtives passées à retenir les heures dans le sein de tout ce qu’on aime ! À quelques pas, des sentinelles, des barreaux, des cachots et la mort ! Ils ne comptaient pas, comme Roméo et Juliette, les pas des astres dans la nuit par le chant du rossignol et par celui de l’alouette, mais par le bruit des rondes… » Le poëte continue ainsi à s’enflammer sur ces nuits délicieuses, sur ces entrevues des deux amants, et à vouloir nous y intéresser. Il semble avoir complètement oublié qu’il est fils, et qu’il s’agit de ses père et mère. Tout cela est choquant au dernier point, et tellement indélicat, que c’est presque une indélicatesse à la critique elle-même de venir le relever. « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût », a dit Vauvenargues ; mais, comme l’âme ne saurait être mise en doute dans un pareil sujet, je me contente de dire que cette violation du goût et de la bienséance tient à un manque de justesse première que l’éducation n’a rien fait pour corriger.

On aurait tort de croire qu’à travers ces défauts qui blessent, il n’y ait pas, malgré tout, de charmants détails, mille retours heureux où le poëte se joue et retrouve sa touche légère. Au moment où l’on s’impatiente et où l’on désespère, tout à coup le talent reparaît vif, facile, plein de fraîcheur, et l’on se sent reprendre avec lui. Pourtant ce n’est qu’en avançant dans le volume que l’écrivain se dégage un peu de la phrase proprement dite, de ce que j’appellerai la rhétorique du sentiment. Cette rhétorique, qu’on ne saurait plus confondre avec la poésie sans profaner ce dernier nom, se marque par une singulière habitude et comme par un tic qui finit par devenir fatigant. Il est question dans le roman d’Adèle de Sénange d’un personnage qui ne parle point sans placer trois mots presque synonymes l’un après l’autre, qui ne vous salue, par exemple, qu’en vous priant de compter sur sa déférence, ses égards, sa considération. M. de Lamartine, sans s’en apercevoir, a pris également l’habitude de couper sa pensée, sa phrase par trois membres, de procéder trois par trois. Lorsqu’une fois on a fait cette remarque, on trouve occasion de la vérifier dans mainte page des Confidences. Si le poëte rouvre ses manuscrits de famille, c’est qu’il veut retrouver, revoir, entendre l’âme de sa mère. S’il veut nous faire regretter Milly, c’est pour les images de tendresse qui ont peuplé, vivifié, enchanté cet enclos ; il s’enveloppe de ce sol, de ces arbres, de ces plantes nées avec lui ; il revient visiter ses souvenirs, ses apparitions, ses regrets. Cette phraséologie abondante et monotone finit par lasser ceux mêmes qui aimaient le plus à se laisser bercer à la belle langue du poëte. Ceux surtout qui savent ses vers par cœur (et le nombre en est grand parmi les hommes de notre âge) en retrouvent, non sans regret, des lambeaux entiers étendus et comme noyés dans sa prose. Cette prose, dans les Confidences, n’est trop souvent que la paraphrase de ses vers, lesquels eux-mêmes étaient devenus vers la fin la paraphrase de ses sentiments.

Le volume ne prend tout son intérêt qu’à partir de l’épisode de Lucy, et cet intérêt se prolonge jusqu’à la fin de l’épisode de Graziella. Ce premier amour avec Lucy, sous l’invocation d’Ossian, est une jolie esquisse d’un trait pur et simple ; c’est finement touché : il y a du sourire, un peu de malice ; en un mot, de ces qualités qu’excède aisément le talent de M. de Lamartine, mais qui font d’autant plus de plaisir à rencontrer chez lui. Le passage du nord au midi est sensible ; on fait le chemin en compagnie de la piquante cantatrice Camilla. Le nuage d’Ossian se dissipe peu à peu au soleil d’Italie ; la beauté romaine se dessine. La Camilla fait transition entre Lucy et Graziella. Celle-ci est la véritable héroïne des Confidences.

L’épisode de Graziella a des parties supérieurement traitées et dans lesquelles on reconnaît un pittoresque vrai, sans trop de mélange du faux descriptif, un sentiment vif de la nature et de la condition humaine. M. de Lamartine, en prenant soin de mettre la date de 1829 à la suite de cet épisode, a voulu nous avertir qu’il l’avait écrit dés cette époque, et que les vers qu’il consacrait à la jeune Napolitaine en 1830 ne sont venus qu’après, comme un couronnement. Quoique cet épisode de la Graziella soit écrit avec plus de fermeté et de simplicité que le reste des Confidences, on y trouve pourtant quelques-uns de ces tons discordants et forcés, tels que M. de Lamartine n’en admettait pas encore dans sa manière à la date de 1829 ; on se prend à douter de cette date ; et, en effet, l’auteur lui-même, qui a des instants d’oubli, nous dit, dans sa préface des mêmes Confidences, que c’est en 1843, à Ischia, au moment où il composait son Histoire des Girondins, qu’il écrivit comme intermède cet épisode de Graziella. S’il dit vrai dans sa préface, il s’est donc permis une légère supposition à l’autre endroit du volume. Mais peu nous importe, et le poëte a eu, dans sa vie, bien d’autres oublis plus graves. La seule conséquence que je veuille tirer de cette date récente, est toute littéraire ; elle porte sur un défaut qui affecte désormais la manière de M. de Lamartine, même à ses meilleurs moments. Je voudrais essayer ici de faire sentir ce défaut, de le faire toucher du doigt.

Parmi les auteurs qui ont eu le plus d’influence sur M. de Lamartine, et qui ont le plus agi de bonne heure sur sa forme d’imagination, il faut mettre au premier rang Bernardin de Saint-Pierre. Le poëte des Harmonies et de Jocelyn procède manifestement de lui ; il ne perd aussi aucune occasion de l’avouer pour maître et de le célébrer. Paul et Virginie a été son livre de prédilection dès l’enfance. Un des plus heureux passages de l’épisode de Graziella, c’est quand le poëte, après la tempête qui l’a jeté dans l’île de Procida, réfugié au sein de cette famille de pêcheurs, se met à lire et à traduire à ces pauvres gens, durant la veillée, quelques-uns des livres qu’il a sauvés du naufrage. Il y a trois volumes en tout : l’un est le roman de Jacopo Ortis ; l'autre est un volume de Tacite (le poëte, dès ce temps-là, ne sortait jamais sans un Tacite, en prévision de ses futures destinées) ; enfin, le troisième volume est Paul et Virginie. Le poëte essaie vainement de faire comprendre à ces bonnes gens, tout voisins de la nature, ce que c’est que la douleur de Jacopo Ortis, et ce que c’est que l’indignation de Tacite ; il ne réussit qu’à les ennuyer et à les étonner. Mais Paul et Virginie ! à peine a-t-il commencé à le leur traduire, qu’à l’instant la scène change, les physionomies s’animent, tout a pris une expression d’attention et de recueillement, indice certain de l’émotion du cœur. La note naturelle est trouvée ; les larmes coulent ; chacun a sa part dans l’attendrissement. La pauvre Graziella surtout va puiser dans cette lecture charmante du livre innocent le poison mortel qui la tuera. Il y a là une admirable analyse de Paul et Virginie, une analyse en groupe et en action, telle qu’un poëte seul a pu la faire. Eh bien ! ce feu d’une passion qui s’allume à l’autre, ce roman qui va naître du roman, aura-t-il la même pureté, la même simplicité d’expression ? C’est là que, Paul et Virginie en main, j’ose à mon tour faire la leçon à M. de Lamartine, et lui demander compte de ce qu’il m’a tout à l’heure si bien appris à sentir. Sa manière, que nous avons connue si noble d’abord, un peu vague, mais pure, s’est gâtée ; elle dément à chaque instant ses premiers exemples et ses modèles. Est-ce Bernardin de Saint-Pierre qui, pour exprimer la facilité de liaison et de cordialité naturelle aux conditions simples, aurait dit : « Le temps qui est nécessaire à la formation des amitiés intimes dans les hautes classes, ne l’est pas dans les classes inférieures. Les cœurs s’ouvrent sans défiance, ils se soudent tout de suite… » Est-ce Bernardin de Saint-Pierre encore qui dans cette scène, jolie d’ailleurs, où Graziella, pour mieux plaire à celui qu’elle aime, essaie de revêtir la robe trop étroite d’une élégante de Paris, est-ce lui qui viendrait nous dire, après les détails sans nombre d’une description toute physique : « Ses pieds, accoutumés à être nus ou à s’emboîter dans de larges babouches grecques, tordaient le satin des souliers… » Ce défaut, dont je ne fais que toucher quelques traits, est presque continuel désormais chez M. de Lamartine ; il se dessine et reparaît à travers les meilleurs endroits. Tantôt c’est une existence extravasée ; tantôt, lisant Ossian, il sent ses larmes se congeler au bord de ses cils. Il n’a pas seulement l’amour de la nature, il en a la frénésie. Les notes d’une guitare ne font pas simplement vibrer les fibres de son cœur, elles vont les pincer profondément. Ce sont des ruissellements perpétuels, ruissellements de soleil, de tendresse. Ici c’est le cœur qui est trop vert, plus loin c’est le caractère qui est acide. Remarquez que ce n’est pas précisément tel ou tel mot qui me paraît grave, car alors on pourrait l’enlever aisément, c’est la veine elle-même, qui tient à une modification profonde dans la manière de voir et de sentir du poëte. Je voudrais la mieux spécifier encore. J’ai déjà nommé M. de Balzac ; ce romancier original a trouvé, je l’ai dit, une veine qui est bien à lui ; elle peut nous plaire plus ou moins, mais elle est sienne ; il n’a pas prétendu faire du chaste et de l’idéal ; il se pique avant tout de physiologie, il pousse à bout la réalité et il la creuse. Qu’a fait M. de Lamartine ? Il a fini, sans trop y penser peut-être, par opérer un singulier mélange, par adopter cette manière étrangère sans renoncer pour cela à la sienne propre, par faire entrer, en un mot, du Balzac dans du Bernardin. C’est ainsi que je définirais au besoin son style de romancier.

Les Confidences sont, en effet, un roman. Après l’épisode de Graziella terminé, il ne faut rien leur demander de plus ; elles offrent toujours de jolies pages, mais aucune suite, aucun ensemble, et elles n’ont pas assez de vérité pour inspirer confiance en ce qui est des faits ou même des sentiments. L’auteur s’y souvient, mais à peu près ; les portraits de ses amis, il les force et les exagère. Il se figure lui-même qu’il était, en ces temps éloignés, beaucoup plus libéral et plus voisin du tribun actuel qu’il ne le fut certainement. Cette préoccupation du présent qu’il porte dans le passé, deviendrait piquante à l’étudier de près. C’est l’inconvénient de ce genre de Mémoires qui n’en sont pas, et dans lesquels on pose. Ce sont bien là en gros les événements de votre jeunesse, mais revus et racontés avec vos sentiments d’aujourd’hui ; ou bien ce sont vos sentiments d’alors, mais déguisés sous les couleurs d’à présent. On ne sait où est le vrai, où est le faux ; vous ne le savez vous-même ; ce faux et ce vrai se mêlent à votre insu sous votre plume et se confondent. En veut-on un tout petit exemple ? Une noble dame qui accueille M. de Lamartine réfugié en Suisse pendant les Cent-Jours, la baronne de Vincy, lui explique qu’elle ne voit point Mme  de Staël, que la politique les sépare, et qu’elle a le regret de ne pouvoir le présenter à Coppet : « Elle est fille de la Révolution par M. Necker, disait Mme  de Vincy ; nous sommes de la religion du passé. Nous ne pouvons pas plus communier ensemble que la démocratie et l’aristocratie. » Communier ensemble ! Je vous demande si, avant les banquets humanitaires, on avait l’idée de s’exprimer ainsi. Mme  de Vincy a dit communiquer. M. de Lamartine commet là un anachronisme qui n’est pas seulement un anachronisme de langage, mais qui en est un au moral. Dans les Confidences, il en a commis perpétuellement de semblables.

J’aurai encore bien à dire, lorsqu’une autre fois je m’occuperai de Raphaël.