Causeries du lundi/Tome I/Lettres de Mme Du Deffand

La bibliothèque libre.
Causeries du lundiGarnier frèresTome premier (p. 412-431).
Lundi 11 mars 1850.

LETTRES
DE LA
MARQUISE DU DEFFAND.

On a réimprimé dans ces derniers temps bien des classiques, et même de ceux qui ne le sont pas. Les Lettres de Mme Du Deffand, je ne sais pourquoi, n’ont pas eu cet honneur. Le recueil le plus considérable de ces Lettres a été publié pour la première fois en 1810 à Londres, d’après les manuscrits trouvés dans les papiers d’Horace Walpole. Cette édition a été reproduite à Paris en 1811, en 1812, en 1824, avec quelques corrections et aussi quelques suppressions. On ne s’est pas donné la peine, depuis, de réimprimer le texte en l’épurant, en le comparant avec l’édition de Londres pour rétablir les quelques endroits retranchés ou altérés. Et pourtant Mme Du Deffand méritait bien ce soin, car elle est un de nos classiques par la langue et par la pensée, et l’un des plus excellents. C’est ce caractère que je voudrais essayer de déterminer en elle aujourd’hui.

J’ai parlé une fois ici de Mme de Sévigné, et tout récemment de Mme Sand. Entre ces deux femmes si éloignées et si distantes, quels sont les noms qui comptent véritablement, qui méritent de figurer en première ligne dans la série des femmes célèbres par leur talent d’écrivain ? Tout à côté de Mme de Sévigné, avec moins d’imagination dans le style et de génie de détail, mais avec une invention poétique et romanesque pleine de tendresse, et une légèreté, une justesse d’expression incomparable, on trouve Mme de La Fayette. Puis on a Mme de Maintenon, esprit juste, tête saine, parole agréable et parfaite dans un cercle tracé. À l’autre extrémité de la chaîne, nous rencontrons Mme de Staël. Mais entre Mme de Staël et Mme de Maintenon, quelle lacune ! On trouverait bien encore, au commencement du xviiie siècle, cette autre Mme de Staal (Mlle de Launay), auteur des charmants Mémoires, esprit élevé et ferme autant que fin ; mais elle n’a pas assez longtemps vécu, et, par les circonstances de sa condition première, elle n’a jamais été assez avant mêlée dans le plein milieu de la société, pour la personnifier de loin à nos yeux. Tout le xviiie siècle, on peut le dire, ferait donc défaut et n’aurait, pour le représenter littérairement, que des femmes d’un mérite inégal et d’un goût mélangé, s’il n’avait à offrir Mme Du Deffand. Celle-ci se rattache par ses origines à l’époque de Louis XIV, à cette langue excellente qui en est sortie. Née en 1697, morte en 1780, elle a traversé presque tout le xviiie siècle, dont, encore enfant, elle avait devancé d’elle-même les opinions hardies, et, à aucun moment, elle ne s’est laissé gagner par ses engouements de doctrine, par son jargon métaphysique ou sentimental. Elle est avec Voltaire, dans la prose, le classique le plus pur de cette époque, sans même en excepter aucun des grands écrivains.

Née d’une famille noble de Bourgogne, Mme de Chamrond avait reçu une éducation très-irrégulière, très-incomplète, et ce fut son esprit seul qui en fit tous les frais. On raconte que dans un couvent de la rue de Charonne, où elle était élevée, elle avait de bonne heure conçu des doutes sur les matières de foi, et elle s’en expliquait assez librement. Ses parents ne lui envoyèrent pas moins que Massillon en personne pour la réduire. Le grand prédicateur l’écouta, et dit pour toute parole en se retirant : « Elle est charmante. » L’abbesse insistant pour savoir quel livre il fallait donner à lire à cette enfant, Massillon répondit, après un moment de silence : « Donnez-lui un catéchisme de cinq sous. » Et l’on n’en put tirer autre chose. Il semblait désespérer d’elle dès le premier jour. Mme Du Deffand eut cela de particulier du moins, entre les esprits-forts de son siècle, de n’y point mettre de bravade, de sentir que la philosophie qu’on affiche cesse d’être de la philosophie, et elle se contenta de rester en parfaite sincérité avec elle-même. Quand Mlle Aïssé mourante désira un confesseur, ce fut Mme Du Deffand qui, avec Mme de Parabère, aida à le lui procurer.

Mme Du Deffand regrettait souvent de n’avoir pas eu une autre éducation, et maudissait celle qu’elle avait reçue : « On se fait quelquefois, disait-elle, la question si l’on voudrait revenir à tel âge ? Oh ! je ne voudrais pas redevenir jeune, à la condition d’être élevée comme je l’ai été, de ne vivre qu’avec les gens avec lesquels j’ai vécu, et d’avoir le genre d’esprit et de caractère que j’ai ; j’aurais tous les mêmes malheurs que j’ai eus : mais j’accepterais avec grand plaisir de revenir à quatre ans, d’avoir pour gouverneur un Horace… » Et là-dessus elle se traçait l’idéal de tout un plan d’éducation sous un homme éclairé, instruit, tel que l’était son ami Horace Walpole. Le plan qu’elle imaginait était sérieux et beau, mais l’éducation qu’elle se donna, ou plutôt qu’elle ne dut qu’à la nature et à l’expérience, fit d’elle une personne plus originale et plus à part. On n’aurait pas su tout ce qu’elle était ni tout ce qu’elle valait comme esprit, comme droiture et lumière de jugement, si elle n’avait pas tout tiré d’elle-même. De tout temps, elle fut la personne qui demanda le moins à son voisin ce qu’il fallait penser.

On la maria, selon le bel usage, à un homme qui ne lui convenait que par la naissance. Elle le jugea du premier coup d’œil, le prit en dégoût, le quitta, essaya par moments de se remettre avec lui, en trouva l’ennui trop grand, et finit par se passer avec franchise toutes les fautes et les inconséquences qui pouvaient nuire à la considération, même en ce monde de mœurs relâchées et faciles. Dans sa fleur de beauté sous la Régence, elle en respira l’esprit ; elle fut la maîtresse du Régent et de bien d’autres. Allant de mécompte en mécompte, elle cherchait toujours à réparer sa dernière faute par quelque expérience nouvelle. Plus tard, dans sa vieillesse, on la voit, jusqu’à la fin, faire tant qu’elle peut de nouvelles connaissances pour combler les vides ou diversifier le goût des anciennes : elle dut faire à plus forte raison la même chose en amour durant la première moitié de sa vie. Pourtant, à partir d’un certain moment, on la trouve établie sur un pied assez honorable de liaison régulière avec le président Hénault, homme d’esprit, mais incomparablement inférieur à elle. Elle s’accommodait finalement de lui, comme l’eût fait une personne sensée dans un mariage de raison. Vers ce temps (1740), Mme Du Deffand a un salon qui est devenu un centre ; elle est liée avec tout ce qu’il y a d’illustre dans les Lettres et dans le grand monde. De tout temps amie de Voltaire, elle l’est aussi de Montesquieu, de d’Alembert. Elle les connaît et les juge dans leur personne, dans leur caractère, plus volontiers encore que dans leurs écrits ; elle apprécie leur esprit à sa source, sans dévotion à aucun, avec indépendance. Si elle les lit, son jugement s’échappe aussitôt et ne se laisse arrêter à aucune considération du dehors. Les mots les plus vifs et les plus justes qu’on ait retenus sur les hommes célèbres de son temps, c’est elle qui les a dits.

Le trait distinctif de son esprit était de saisir la vérité, la réalité des choses et des personnes, sans illusion d’aucun genre. « N’est-il pas insupportable, disait-elle de son monde factice, de n’entendre jamais la vérité ? » Et comme si elle avait cherché pourtant quelque chose au delà, quand elle avait découvert cette réalité, elle n’était pas satisfaite, et le dégoût, l’ennui commençait. L’ennui était son grand effroi, son redoutable ennemi. Nature ardente sous ses airs de sécheresse, elle voulait repousser ce mortel ennui à tout prix ; il semblait qu’elle portât en elle je ne sais quel instinct qui cherchait vainement son objet. Une des personnes de sa société qu’elle appréciait le plus était la duchesse de Choiseul, femme du ministre de Louis XV, personne bonne, vertueuse, régulière à la fois et charmante, et qui n’avait d’autre défaut à ses yeux que d’être trop parfaite ; elle lui écrivait un jour : « Vous ne vous ennuyez donc point, chère grand’maman (c’était un sobriquet de société qu’elle lui donnait), et je le crois, puisque vous le dites. Votre vie n’est point occupée, mais elle est remplie. Permettez-moi de vous dire ce que je pense, c’est que si elle n’était pas occupée, elle ne serait pas remplie. Vous avez bien de l’expérience ; mais il vous en manque une que, j’espère, vous n’aurez jamais : c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne s’en pouvoir passer. » Nous touchons là le point profondément douloureux de cette nature qu’on a crue sèche et qui ne l’était pas. C’est par ce sentiment à la fois d’impuissance et de désir que Mme Du Deffand fait, en quelque sorte, le lien entre le xviiie siècle et le nôtre. Mme de Maintenon aussi s’ennuyait, mais ce n’était pas de même ; c’était plus raisonnablement. Si je ne craignais de commettre un anachronisme de langage, je ne croirais pas en commettre un au moral, en disant qu’il y avait déjà en Mme Du Deffand de ce qui sera Lélia, mais Lélia sans aucune phrase.

Elle cherchait donc autour d’elle cette ressource qu’une femme trouve bien rarement en elle-même et en elle seule. Elle cherchait un autre ou plutôt elle ne le cherchait plus. Elle l’aurait vainement espéré dans la société où son regard inexorable ne voyait guère qu’une collection de ridicules, de prétentions et de sottises. Les hommes de Lettres de son temps, quand ils s’appelaient Voltaire, Montesquieu ou d’Alembert, l’amusaient assez, mais il n’y avait dans aucun d’eux de quoi pleinement la satisfaire ; leurs atomes et les siens ne s’étaient jamais accrochés qu’à demi. Elle avait eu un vif attrait d’esprit pour l’aimable Mme de Staal (de Launay) qu’elle perdit de bonne heure. Elle avait pourtant un ami vrai, Formont ; un ami d’habitude, le président Hénault, et assez de liaisons du monde pour combler une autre existence moins exigeante ; mais le tout ensemble ne suffisait au plus qu’à distraire la sienne. Dans un voyage de santé qu’elle fit aux eaux de Forges pendant l’été de 1742, elle écrivit plusieurs lettres au président Hénault et en reçut bon nombre de lui. On a cette Correspondance, qui est curieuse par le ton. Mme Du Deffand, à peine arrivée, attend les lettres du président avec une impatience qui ne se peut imaginer, et elle lui déduit les preuves de ce goût qu’elle a pour lui, de peur qu’il n’en ignore : « J’ai vu avec douleur que j’étais aussi susceptible d’ennui que je l’étais jadis ; j’ai seulement compris que la vie que je mène à Paris est encore plus agréable que je ne le pouvais croire, et que je serais infiniment malheureuse s’il m’y fallait renoncer. Concluez de là que vous m’êtes aussi nécessaire que ma propre existence, puisque, tous les jours, je préfère d’être avec vous à être avec tous les gens que je vois : ce n’est pas une douceur que je prétends vous dire, c’est une démonstration géométrique que je prétends vous donner. » À ces douceurs d’un ordre si raisonné, le président répond par des galanteries de sa façon, et qui ne sont pas toutes très-délicates. Il lui donne les nouvelles de la Cour et de ses propres soupers : « Notre souper fut excellent, et, ce qui vous surprendra, nous nous divertîmes. Je vous avoue qu’au sortir de là, si j’avais su où vous trouver, j’aurais été vous chercher ; il faisait le plus beau temps du monde, la lune était belle… » On peut juger si Mme Du Deffand le plaisante sur cette lune ; elle réduit cet éclair de sentiment à sa juste valeur, et, tout en essayant de lui dire quelques paroles aimables, elle livre la clef de sa propre nature au physique et au moral. Ici j’affaiblirai un peu son aveu, et je le traduirai : au physique indifférence, et au moral point de roman[1].

Ajoutez-y une activité dévorante qui ne savait comment se donner le change, et vous commencerez à la comprendre.

Telle elle était à l’âge où expirent les derniers rayons de la jeunesse. C’est une dizaine d’années après, qu’elle sentit graduellement sa vue s’affaiblir, et qu’elle entrevit dans un avenir prochain l’horrible cécité. Poursuivie de cette idée de solitude et d’éternel ennui, elle essaya alors de se donner une compagne dans Mlle de Lespinasse. On sait l’histoire : la jeune demoiselle de compagnie, après quelques années, se brouilla avec sa patronne, et lui enleva toute une partie de sa société, d’Alembert en tête. La défection fit éclat et partagea la société en deux camps. On prit fait et cause pour ou contre Mlle de Lespinasse ; en général, le jeune monde et la littérature, les Encyclopédistes en masse furent pour elle. Ce qu’on peut dire, c’est que l’union ne pouvait guère subsister entre ces deux femmes, y eussent-elles chacune beaucoup mis du leur. Elles avaient l’une et l’autre trop d’esprit, un esprit trop exigeant, et elles étaient de générations trop différentes. Mme Du Deffand représentait le siècle avant Jean-Jacques, avant l’exaltation romanesque ; elle avait pour maxime que « le ton de roman est à la passion ce que le cuivre est à l’or. » Et Mlle de Lespinasse était de cette seconde moitié du siècle dans laquelle entrait à toute force le roman. Le divorce, tôt ou tard, devait éclater.

Mme Du Deffand en était là, aveugle, ayant un appartement dans le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique (quelques chambres du même appartement qu’avait occupé autrefois Mme de Montespan, la fondatrice) ; elle avait soixante-huit ans ; elle vivait dans le très-grand monde, comme si elle n’était pas affligée de la plus triste infirmité, l’oubliant tant qu’elle le pouvait, et tâchant de la faire oublier à tous à force d’adresse et d’agrément ; se levant tard, faisant de la nuit le jour ; donnant à souper chez elle ou allant souper en compagnie, ayant pour société intime le président Hénault, Pont-de-Veyle, le monde des Choiseul dont elle était parente, les maréchales de Luxembourg et de Mirepoix, et d’autres encore dont elle se souciait plus ou moins, lorsque arriva d’Angleterre à Paris, dans l’automne de 1765, un Anglais des plus distingués par l’esprit, Horace Walpole : ce fut le grand événement littéraire et romanesque (pour le coup, c’est bien le mot) de la vie de Mme Du Deffand, celui à qui nous devons sa principale Correspondance et tout ce qui la fait mieux connaître. Cette vieille aveugle s’éprit à l’instant de l’esprit vif, hardi, délicat et coloré d’Horace Walpole, lequel n’était taillé sur le patron d’aucun de ceux qu’elle voyait depuis cinquante ans. Elle sentit en lui aussitôt et les qualités propres à cet homme si distingué et celles de la race forte à laquelle il appartenait : elle lui en sut gré également ; et elle qui n’avait jamais aimé d’amour, qui n’avait eu que des caprices et point de roman ; qui, en fait d’amitiés, n’en comptait que trois jusqu’alors sérieuses dans sa vie, celle de Formont et celle de deux femmes, dont l’une encore l’avait trompée ; cette moraliste à l’humeur satirique devint tout d’un coup tendre, émue autant qu’amusée, d’une sollicitude active, passionnée ; elle ne s’appartint plus. Bref, aveugle et à soixante-huit ans, elle trouva à placer son cœur, et cette fois (pour la rareté du cas) elle le plaça sur un Anglais, homme recherché, répandu, qui n’avait pas cinquante ans, dont elle aurait pu être la mère, qui devait passer sa vie loin d’elle, et qu’elle embarrassait fort par ses vivacités de tendresse. Tant il est vrai qu’elle était destinée, comme on l’a dit, à être toujours sage en jugement, et à faire toujours des sottises en conduite.

Mais nous, nous ne trouverons pas que c’était une sottise : car c’est le beau côté de Mme Du Deffand, celui qui la relève, qui nous montre que, pour avoir économisé jusque-là sa sensibilité, elle n’en était pas dépourvue, qu’elle était capable de passion même. Enfin, si l’on pardonne à Mme de Sévigné d’avoir aimé follement sa fille, on pardonnera à Mme Du Deffand d’avoir eu pour Walpole cette passion qu’on ne sait comment qualifier, qui lui était entrée par l’esprit dans le cœur, mais qui était fervente, élevée et pure.

La première fois qu’Horace Walpole la vit à Paris, il en écrivit à l’un de ses amis (6 octobre 1765). Après quelques détails sur ses propres variations d’impressions et d’humeur depuis son arrivée :

« À présent, ajoutait-il, je commence, tout à fait à l’anglaise, à m’octroyer le droit d’être à ma guise. Je ris, je dis ce qui me passe par la tête, et je les force de m’écouter. Il y a deux ou trois maisons où je suis entièrement sur ce pied-là… Je ne paie point tribut à leurs grands auteurs du jour. Chaque femme, ici, en a un ou deux qui ne bougent de chez elle… Le vieux président Hénault est la pagode de chez Mme Du Deffand, une vieille aveugle, une débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé la nuit dernière. Le président est presque tout à fait sourd et a plus que fait son temps. »


En écrivant ainsi, il ne se doutait pas encore que celle qu’il appelait une débauchée d’esprit allait se prendre pour lui d’une véritable passion d’esprit, et que cette passion chez elle deviendrait une passion de cœur, la seule peut-être qu’elle ait eue, et qui dura quinze ans, aussi vive le dernier jour que le premier.

Je viens de regarder d’assez près à cette relation de Walpole et de Mme Du Deffand, et je trouve qu’en général on n’est pas juste envers tous deux. De Walpole on ne veut guère voir que la crainte qu’il avait, dans ce monde moqueur d’alors, d’encourir un ridicule par cette passion affichée de la vieille aveugle : et quant à Mme Du Deffand, nous la jugeons trop comme l’ont fait Grimm, Marmontel, la coterie encyclopédique, à travers laquelle la tradition nous est venue. Nous la jugeons trop, en un mot, comme si nous étions du bord de son ennemie, Mlle de Lespinasse, ou de celui de Mme Geoffrin. Le jugement sérieux, profond, véritable, sur Mme Du Deffand, c’est dans les Lettres de Walpole qu’il le faut chercher ; car Walpole, malgré ses rigueurs plus apparentes que réelles, appréciait sa vieille amie à tout son prix et l’admirait extrêmement. Il revint plusieurs fois à Paris exprès pour elle. Dans une lettre adressée au poëte Gray et qu’il écrivait trois mois après celle que j’ai citée (janvier 1766), il disait, en dessinant à ravir les deux figures rivales de Mme Geoffrin et de Mme Du Deffand :


« Sa grande ennemie, Mme Du Deffand, a été un moment maîtresse du Régent ; elle est maintenant tout à fait vieille et aveugle ; mais elle a gardé toute sa vivacité, saillies, mémoire, jugement, passions et agrément. Elle va à l’Opéra, à la Comédie, aux soupers et à Versailles ; elle donne à souper deux fois la semaine ; elle se fait lire toutes les nouveautés ; elle fait de nouvelles chansons et des épigrammes, en vérité admirables, et se ressouvient de tout ce qu’on a fait en ce genre depuis quatre-vingts ans[2]. Elle correspond avec Voltaire, dicte de charmantes lettres à son adresse, le contredit, n’est bigote ni pour lui ni pour personne, et se rit à la fois du Clergé et des philosophes. Dans la discussion où elle incline aisément, elle est pleine de chaleur, et pourtant elle n’a presque jamais tort. Son jugement sur chaque sujet est aussi juste que possible : sur chaque point de conduite elle se trompe autant qu’on le peut ; car elle est tout amour et tout aversion, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, s’inquiétant toujours qu’on l’aime, qu’on s’occupe d’elle, et violente ennemie, mais franche. »


D’après ce premier portrait auquel Walpole ajoutera encore plus d’un coup de pinceau, on peut déjà voir une Mme Du Deffand bien autrement vive et animée qu’on ne s’est plu à nous la peindre d’ordinaire.

Walpole quitte Paris le 17 avril 1766, après un séjour de sept mois, et Mme Du Deffand lui écrit dès le 19. Il est vrai qu’elle avait déjà reçu une lettre de lui la veille, et cette lettre était surtout pour lui recommander le secret, la prudence. À quoi bon, dira-t-on, tant de prudence ? C’est qu’alors il y avait un cabinet noir ; on décachetait les lettres, et une lettre trop tendre, trop vive, de la part d’une femme de soixante-dix ans, une telle lettre divulguée pouvait aller au roi, à la Cour, amuser les courtisans, faire composer, sur ce commerce un peu singulier, quelques-uns de ces couplets satiriques comme Mme Du Deffand elle-même en savait si bien faire. Walpole ne se serait pas volontiers accommodé de cela. Mme Du Deffand était plus aguerrie : « On s’est moqué de nous, dites-vous ; mais ici on se moque de tout, et l’on n’y pense pas l’instant d’après. » Cette crainte de Walpole revient sans cesse ; il modère le plus qu’il peut sa vieille amie ; il la raille d’être romanesque, sentimentale ; il la pique en la taxant de métaphysique, ce qu’elle abhorre le plus. Elle lui répond avec colère, avec soumission, avec sentiment. Elle est ingénieuse à revenir sans cesse sur ce qu’il lui défend, sur cette pensée constante qui n’est que vers lui. S’il est malade, s’il n’écrit pas assez souvent, elle le menace agréablement des plus violentes extrémités :


« Remarquez bien, dit-elle, que ce ne sont point des lettres que j’exige, mais de simples bulletins : si vous me refusez cette complaisance, aussitôt je dirai à Viart (son secrétaire) : Partez, prenez vos bottes, allez à tire-d’aile à Londres, publiez dans toutes les rues que vous y arrivez de ma part, que vous avez ordre de résider auprès d’Horace Walpole, qu’il est mon tuteur, que je suis sa pupille, que j’ai pour lui une passion effrénée, et que peut-être j’arriverai incessamment moi-même ; que je m’établirai à Strawberry-Hill, et qu’il n’y a point de scandale que je ne sois prête à donner.

« Ah ! mon tuteur, prenez vite un flacon, vous êtes prêt à vous évanouir ; voilà pourtant ce qui vous arrivera, si je n’ai pas de vos nouvelles deux fois la semaine. »


Ici elle se moque. D’autres fois elle est triste, amère, et jette sur la vie un coup d’œil désespéré :


« Ah ! mon Dieu ! que vous avez bien raison ! l’abominable, la détestable chose que l’amitié ! par où vient-elle ? à quoi mène-t-elle ? sur quoi est-elle fondée ? quel bien en peut-on attendre ou espérer ? Ce que vous m’avez dit est vrai ; mais pourquoi sommes-nous sur terre, et surtout pourquoi vieillit-on ?… J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude : Mme la duchesse d’Aiguillon crevait de rire ; Mme de Forcalquier dédaignait tout ; Mme de La Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires : je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions ; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée ; que tous mes jugements avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne ; que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même. On désire un appui, on se laisse charmer par l’espérance de l’avoir trouvé ; c’est un songe que les circonstances dissipent et sur qui elles font l’effet du réveil. »


On a les deux tons. Ce dernier ton, c’est-à-dire l’accent pénétrant et sérieux, qui va au fond de tout, n’est point rare dans ces Lettres de Mme Du Deffand. Walpole, en bon Anglais qu’il est malgré ses traits d’esprit à la française, lui a fait lire Shakspeare ; elle l’a aussitôt goûté, elle s’est récriée comme à la découverte d’un monde nouveau : « Oh ! j’admire votre Shakspeare. Je lus hier Othello, Je viens de lire Henri VI ; je ne puis vous exprimer quel effet m’ont fait ces pièces, elles m’ont ressuscitée. » Elle aussi, à sa manière, elle a sa vue du fond comme Shakspeare, et sa Lettre LXIVe est ce que j’appelle chez elle son monologue d’Hamlet. J’engage les curieux à relire le passage qui commence par ces mots : « Dites-moi pourquoi, détestant la vie, je redoute la mort… » et qui finit par ces mots : « J’avoue qu’un rêve vaudrait mieux. » Un critique anglais, au moment où les Lettres parurent à Londres, remarquait avec justesse que Mme Du Deffand semble avoir combiné dans la trempe de son esprit quelque chose des qualités des deux nations, le tour d’agrément et la légèreté de l’une avec la hardiesse et le jugement vigoureux de l’autre.

Ce qu’elle avait aimé tout d’abord dans Walpole, c’était sa liberté de penser et de juger. Elle aimait le vrai avant tout, et qu’on fut bien soi-même. Le goût de son temps l’excédait : « Ce qu’on appelle aujourd’hui éloquence m’est devenu si odieux, que j’y préférerais le langage des halles ; à force de rechercher l’esprit, on l’étouffe. » Ses jugements littéraires, qui durent paraître d’une excessive sévérité dans le moment, se trouvent presque tous confirmés aujourd’hui. « Ce Saint-Lambert, dit-elle, est un esprit froid, fade et faux ; il croit regorger d’idées, et c’est la stérilité même. » Ce qu’elle dit là de Saint-Lambert, elle le disait, sauf variantes, de bien d’autres. Comme elle choisit dans Voltaire ! comme elle distingue en lui le bon à travers le médiocre, ce qui est de source d’avec le rabâchage ! Elle fait de même chez Jean-Jacques : « Ne sachant que lire, j’ai repris l’Héloïse de Rousseau ; il y a des endroits fort bons, mais ils sont noyés dans un océan d’éloquence verbiageuse. » Sur Racine, sur Corneille, elle a des jugements sains et droits. Il n’y a qu’un seul ouvrage qu’elle voudrait avoir fait, un seul, parce qu’il lui paraît, à tous égards, avoir atteint la perfection, et cet ouvrage est Athalie. On a dit d’elle qu’en fait de lectures, elle ne s’était jamais rien refusé que le nécessaire. C’est un mot spirituel, mais léger. Sans doute elle n’avait pas eu de fonds de lecture régulière, systématique. Comme on ne lui avait pas dit d’avance ce qu’il fallait admirer, elle n’avait que son avis net, son instinct franc et lumineux ; d’ordinaire il la guidait bien.


« Vous autres Anglais, disait-elle à Walpole, vous ne vous soumettez à aucune règle, à aucune méthode ; vous laissez croître le génie sans le contraindre à prendre telle on telle forme ; vous auriez tout l’esprit que vous avez, si personne n’en avait eu avant vous. Oh ! nous ne sommes pas comme cela ; nous avons des livres ; les uns sont l’art de penser ; d’autres l’art de parler, d’écrire, de comparer, de juger, etc. »


Mais si elle a l’air ici de flatter Walpole et d’épouser le goût de sa nation, elle ne le complimente pas toujours, et sait au besoin lui résister. Elle tient bon pour Montaigne, qu’il ne goûtait pas ; elle s’en étonne, elle lui oppose ses raisons en maint endroit :

« Je suis bien sûre que vous vous accoutumerez à Montaigne ; on y trouve tout ce qu’on a jamais pensé, et nul style n’est aussi énergique ; il n’enseigne rien, parce qu’il ne décide de rien ; c’est l’opposé du dogmatisme : il est vain, — eh ! tous les hommes ne le sont-ils pas ? et ceux qui paraissent modestes ne sont-ils pas doublement vains ? Le je et le moi sont à chaque ligne ; mais quelles sont les connaissances qu’on peut avoir, si ce n’est par le je et le moi ? Allez, allez, mon tuteur, c’est le seul bon philosophe et le seul bon métaphysicien qu’il y ait jamais eu. »


Et dans un autre passage charmant où elle le compare à Walpole dans son manoir de Strawberry-Hill, elle conclut : « Allez, allez, Horace ressemble plus à Michel qu’il ne croit. » Ce qu’elle aime aussi dans Montaigne, c’est qu’il avait un ami et qu’il croyait à l’amitié. Ainsi cette personne, incrédule à tout, dans l’extrême vieillesse était arrivée à croire à quelque chose, et c’est pour cela qu’il lui sera beaucoup pardonné.

Mme de Sévigné était alors très en vogue dans la société ; on lisait le recueil de ses Lettres, assez récemment publié ; on s’en prêtait d’inédites sur le procès de Fouquet. Horace Walpole raffolait d’elle et ne l’appelait que Notre-Dame-de-Livry. Oh ! que de fois Mme Du Deffand, pour lui plaire, envia le style de cette sainte de Livry ! « Mais gardez-vous bien de l’imiter ! lui disait Walpole ; votre style est à vous, comme le sien est à elle. » Mme de Sévigné, d’ailleurs, est parfaitement jugée par Mme Du Deffand, ainsi que son cousin Bussy. Mme de Maintenon n’est pas moins saisie au naturel : « Je persiste à trouver que cette femme n’était point fausse, mais elle était sèche, austère, insensible, sans passion… » Tout ce portrait de Mme de Maintenon est à lire chez Mme Du Deffand, et reste le plus ressemblant de tous ceux qu’on a pu faire. On serait même tenté de le lui appliquer en partie à elle-même dans les conclusions, si Mme Du Deffand, en aimant Walpole, n’avait démenti par ce rajeunissement inespéré son antique renom de sécheresse.

Walpole était un curieux, un amateur, antiquaire, bibliophile, ayant toutes sortes de goûts et peut-être même quelques manies. Mme Du Deffand lui portait envie de ce qu’il ne s’ennuyait jamais dans la solitude ; mais, avec son goût sévère, elle ne comprenait pas qu’on aimât pêle-mêle tant de choses, qu’on pût lire à la fois Shakspeare et la Guerre de Genève de Voltaire, admirer Mme de Sévigné et se plaire aux romans d’un Crébillon fils. Elle le lui dit. En fait d’histoire pourtant et de Mémoires, elle se félicite d’avoir un rapport de goût avec lui. On me permettra de citer encore ce passage, parce qu’on a accusé Mme Du Deffand de ne point aimer Plutarque, et que je suis sûr que, si elle ne l’a point aimé, c’est qu’elle a découvert un tant soit peu de rhéteur en lui :


« J’aime les noms propres aussi, dit-elle ; je ne puis lire que des faits écrits par ceux à qui ils sont arrivés, ou qui en ont été témoins ; je veux encore qu’ils soient racontés sans phrases, sans recherche, sans réflexions ; que l’auteur ne soit point occupé de bien dire ; enfin je veux le ton de la conversation, de la vivacité, de la chaleur, et, par-dessus tout, de la facilité, de la simplicité. Où cela se trouve-t-il ? Dans quelques livres qu’on sait par cœur, et qu’on n’imite pas assurément dans le temps présent. »


C’est assez indiquer le côté que j’appelle classique dans le sens élevé du mot chez Mme Du Deffand, celui par lequel elle est en dehors et au-dessus de son siècle. Je n’insisterai pas ici sur les portraits qu’elle a tracés des personnes de sa société. Elle excellait dans le portrait et y fixait les ridicules, les sottises, d’une façon pittoresque, ineffaçable. Elle ne voyait volontiers dans les différentes manières d’être que des variétés de la sottise universelle. Du fond de son fauteuil, aveugle qu’elle était, elle voyait tout ; elle emploie perpétuellement ce mot voir ; elle oublie qu’elle n’a plus d’yeux, et on l’oublie en l’écoutant. Elle jugeait même du jeu des acteurs, des actrices, et c’est elle qui a marqué d’un mot le caractère de Mlle Raucourt à ses débuts : « C’est une démoniaque sans chaleur. »

J’ai dit qu’Horace Walpole revint d’Angleterre la voir plusieurs fois. Il est curieux de recueillir les impressions de ce spirituel et clairvoyant ami : il se relève dans notre esprit et se fait absoudre de ses petites duretés et froideurs à son égard par la manière dont il parle d’elle à d’autres qu’elle. Il ne rougit point, je vous assure, de parler de sa chère vieille amie. À chaque voyage, il la trouve comme rajeunie, et il est bien pour quelque chose dans le miracle.


« À soixante-treize ans, dit-il (7 septembre 1769), elle a le même feu qu’à vingt-trois. Elle fait des couplets, les chante, se ressouvient de tous ceux qu’on a faits. Ayant vécu depuis la plus agréable époque jusqu’à celle qui est la plus raisonneuse, elle unit les bénéfices des deux âges sans leurs défauts, tout ce que l’un avait d’aimable sans la vanité, tout ce que l’autre a de raisonnable sans la morgue. Je l’ai entendue discuter avec toutes sortes de gens sur toutes sortes de sujets, et je ne l’ai jamais trouvée en faute. Elle rabat les savants, redresse les disciples, et trouve le mot pour chacun. Aussi vive d’impressions que Mme de Sévigné (quel éloge dans la bouche de Walpole !), elle n’a aucune de ses préventions, mais un goût plus universel. Avec une machine des plus frêles, son énergie de vitalité l’emporte dans un train de vie qui me tuerait, s’il me fallait rester ici. Si nous revenons à une heure du matin de souper à la campagne, elle vous propose de s’en aller faire un tour aux boulevards ou à la foire, parce qu’il est de trop bonne heure pour se coucher. J’eus grand’peine, la nuit dernière, de lui persuader, quoiqu’elle ne fût pas bien, de ne pas rester debout jusqu’à deux ou trois heures pour la comète ; car elle avait, à cette intention, fait dire à un astronome d’apporter son télescope chez le président Hénault, dans l’idée que cela m’amuserait. »


Le pauvre président Hénault, on le voit, n’était pas mort ; mais, depuis des années, il n’en valait guère mieux, et n’était qu’une ruine. Mme Du Deffand, jusqu’à la fin de sa vie, resta la même, vive, infatigable, d’une faiblesse herculéenne, comme disait Walpole. Elle ne dormait plus : elle avait plus que jamais besoin de passer sa nuit dans le monde : « Quand cela nuira à ma santé, disait-elle, ou que cela ne s’accordera pas avec le régime des gens avec qui j’aime à vivre, je me coucherai à minuit s’il le faut. » Comme le vieux Venceslas, elle ne voulait s’endormir que le plus tard possible :

Ce que j’ôte à mes nuits, je l’ajoute à mes jours.

Dans un des voyages qu’il fit à Paris (août 1775), Walpole, au débotté, voit arriver à son hôtel Mme Du Deffand ; elle assiste à sa toilette, ce qui n’a nul inconvénient, remarque-t-elle, puisqu’elle ne voit rien. Walpole va souper avec elle et ne la quitte qu’à deux heures et demie dans la nuit, et le matin, avant d’avoir les yeux bien ouverts, il avait déjà une lettre à lire de sa part. « Bref, dit-il, son âme est immortelle, et force son corps à lui tenir compagnie. »

Il y a deux traditions sur Mme Du Deffand : la tradition purement française, qui nous est arrivée à travers ceux qu’elle avait jugés si sévèrement, à travers les gens de Lettres et les Encyclopédistes ; il y a autre chose encore, la tradition directe et plus vraie, plus intime, et c’est chez Walpole qu’il faut l’aller puiser comme à sa source. On y trouve avec surprise une femme ardente, passionnée, capable de dévouement, et même bonne, « Ah ! mon Dieu ! la grande et estimable vertu que la bonté ! s’écrie-t-elle en un endroit. Je fais tous les jours la résolution d’être bonne, je ne sais si j’y fais des progrès… » Rapprochez de cela, en contraste, un de ces mots terribles comme elle en dit, à la manière de La Rochefoucauld : « Il n’y a pas une seule personne à qui on puisse confier ses peines sans lui donner une maligne joie, et sans s’avilir à ses yeux. » Eh bien ! les deux traditions, celle qui la fait insensible, et celle qui la montre passionnée, doivent se combiner pour donner une vue complète. Mais la clef profonde de ce cœur est dans son sentiment pour Walpole. Mme Du Deffand regrette à un certain endroit que Walpole n’ait pas été son fils, ce qui eût été possible à la rigueur d’après les âges. Et, en effet, on peut voir dans cette soudaine passion d’une vieillesse stérile une sorte de tendresse maternelle qui n’a jamais eu son objet, et qui tout à coup s’éveille sans savoir son vrai nom. Pour n’en pas être choqué et en saisir l’instinct secret, appelez-la une tendresse d’adoption. Elle aime Walpole comme la plus tendre des mères aurait aimé un fils longtemps perdu et tout à coup retrouvé. Beaucoup de ces passions singulières et bizarres, où la sensibilité s’abuse, ne sont souvent ainsi que des revanches de la nature qui nous punit de n’avoir pas fait les choses simples en leur saison.

Je ne dirai rien des lettres de Mme Du Deffand au point de vue historique, et du jour curieux qu’elles jettent sur la fin de Louis XV et sur les premières années de Louis XVI. Je ne dirai même rien de l’esprit et du ton de sa société qui se perpétua assez fidèlement après elle dans le cercle des Beauvau, et jusque dans le salon de la princesse de Poix sous l’Empire. Je ne veux plus que rappeler une chose, c’est cette dernière lettre si contenue et si touchante qu’elle dicta pour Walpole. Le fidèle secrétaire Viart, qui venait de l’écrire, ne put la relire tout haut à sa maîtresse sans laisser éclater ses sanglots ; elle lui dit alors ce mot si profondément triste dans son naïf étonnement : « Vous m’aimez donc ? » La plaie de toute sa vie est là, incrédulité et désir. — Elle avait recommandé que son chien Tonton fût envoyé à Walpole pour qu’il s’en chargeât après elle. Le fidèle Viart, dans la lettre où il raconte à Walpole les détails de la maladie et de la mort, ajoute en terminant : « Je garderai Tonton jusqu’au départ de M. Thomas Walpole ; j’en ai le plus grand soin. Il est très-doux ; il ne mord personne ; il n’était méchant qu’auprès de sa maîtresse. » Or, dans une lettre de Walpole, datée du 4 mai 1781, je lis ces mots : « Le petit chien de ma pauvre chère Mme Du Deffand est arrivé. Elle m’avait fait promettre d’en prendre soin la dernière fois que je la vis ; ce que je ferai très-religieusement, et je rendrai la pauvre bête aussi heureuse que possible. » Je n’ai pas voulu faire comme Buffon, et oublier le chien de l’aveugle.



  1. J’oserai plus dans une note ; elle disait tout net : « Ni tempérament, ni roman. »
  2. On cite un couplet d’elle sur son ami le duc de Choiseul. Elle avait autrefois fait une parodie de la tragédie d’Inès de Castro sur l’air de Mirliton. Dans un temps où Mme de Prye et elle étaient encore jeunes, elles n’avaient rien imaginé de mieux, pour tromper l’ennui, que de s’envoyer tous les matins les couplets satiriques qu’elles composaient l’une contre l’autre. N’oublions pas non plus que Mme Du Deffand était de Bourgogne ; elle semble tenir de cette verve du terroir, qui inspira tant de piquants noëls aux Piron et aux La Monnoye.