Causeries du lundi/Tome II/Le palais Mazarin, par M. Léon de Laborde

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Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 247-265).

Lundi 1er  juillet 1850.

LE  PALAIS  MAZARIN,
PAR
M.  LE  COMTE  DE  LABORDE,
de  l’Institut.

Dans une série de Lettres où il traitait de l’organisation des Bibliothèques publiques à Paris, M. de Laborde en a consacré une au Palais Mazarin, c’est-à-dire au palais bâti par le cardinal Mazarin, rue Richelieu, et dans lequel se trouve logée, depuis cent vingt-cinq ans déjà, la Bibliothèque du roi, aujourd’hui Bibliothèque nationale. Cette Lettre, publiée il y a cinq ans, a été très-remarquée par la quantité de vues et de documents qu’elle renferme. L’auteur y avait joint un appendice qui en était peut-être la partie la plus intéressante ; cet appendice se compose de sept cents notes, la plupart extraites des Mémoires, des Recueils historiques on satiriques du temps, et contenant des anecdotes sans nombre, quelques-unes tout à fait drôles et scabreuses, sur les mœurs et les habitudes de nos pères. Cette dernière partie de l’ouvrage, tirée seulement à cent cinquante ou deux cents exemplaires, a été très-recherchée et est dès longtemps épuisée, à ce point que les deux derniers exemplaires qui ont passé en vente publique ont été adjugés, l’un à 48 francs et l’autre à 52. M. de Laborde se propose de faire réimprimer l’ouvrage, et de tirer de cet appendice, d’abord destiné aux seuls bibliophiles et dont ils se montrent si friands, tout ce qui est réellement signiticatif, à la fois piquant et convenable, pour l’offrir à cette portion plus considérable du public à laquelle il faut toujours penser. C’est un dessein dans lequel nous l’encourageons fort ; en attendant, nous dirons quelque chose de son livre et de ses idées.

L’idée positive et la conclusion pratique de M. de Laborde est celle-ci : « Que le Palais Mazarin est en lui-même un monument historique très-digne d’être conservé, que la Bibliothèque y est bien placée, mieux qu’elle ne le serait ailleurs, et qu’il faut l’y laisser, sauf à réparer, à améliorer l’édifice au dedans, et à le restaurer, à l’orner au dehors, pour qu’il n’attriste pas le brillant quartier qui le possède. » Cette conclusion de M. de Laborde est aussi celle qu’exprimait M. Vitet dans un Rapport à l’Assemblée législative du 8 août 1849. Ce n’est pas ce côté pratique de la question qui m’occupera ici, d’autant qu’il me semble que c’est cause gagnée pour le moment.

Je ne veux insister que sur quelques-unes des vues de M. de Laborde, ou, pour mieux dire, sur sa vue principale en ce qui touche à l’histoire de ces temps qu’il a étudiés de si près. Cette Lettre sur le Palais Mazarin pourrait aussi bien s’appeler un jugement, une apologie ou un éloge du cardinal Mazarin, une réfutation du cardinal de Retz et de tous les adversaires du premier ministre. Depuis que Gabriel Naudé avait pris la plume pour le défendre, le cardinal Mazarin n’avait jamais été si bien ni si complètement défendu. Cela vaut la peine qu’on s’y arrête, pour examiner la valeur d’un tel jugegement, surtout lorsque des pièces positives et neuves sont produites à Tappui.

Il est arrivé au cardinal Mazarin, si heureux en toutes choses, un très-grand malheur après sa mort : cet homme, sans amitiés et sans haines, n’a eu qu’un seul ennemi avec qui il ne se soit pas réconcilié et à qui il n’ait jamais pardonné, le cardinal de Retz ; et celui-ci, en écrivant ses immortels Mémoires, a laissé de son ennemi, de celui en qui il voyait un rival heureux, un portrait si gai, si vif, si amusant, si flétrissant, que les meilleures raisons historiques ont peine à tenir contre l’impression qui en résulte, et qu’elles ne parviendront jamais à en triompher.

En revanche, il est arrivé au cardinal Mazarin, après sa mort, plusieurs bonnes fortunes, et c’est de nos jours particulièrement que sa réputation de grand politique a trouvé des appréciateurs attentifs, compétents, et des vengeurs. M. Mignet le premier, dans l’Introduction qu’il a mise en tête des Négociations relatives à la succession d’Espagne (1835), rencontrant tout d’abord Mazarin, lui a rendu une éclatante justice, et a tracé de lui un grand portrait historique en pied qui restera. Vers le même temps (1836), M. Ravenel publiait, pour la Société de l’Histoire de France, des Lettres de Mazarin, écrites, pendant sa retraite hors de France, à la Reine, à la Princesse Palatine, à d’autres personnes de sa confidence, et qui prouvent du moins que, dans un temps où il se rencontrait si peu de cœurs français parmi tant de factieux, il était encore le plus Français de tous dans les vues de sa politique et de son ambition toute sensée. Plus tard (1842), M. Bazin, dans les deux volumes qu’il a consacrés à l’Histoire de France sous le Ministère du Cardinal Mazarin, s’est attaché à dégager le récit hnistorique des séductions qu’y avaient jetées les peintures du cardinal de Retz, et il la fait, même au risque d’y éteindre quelque peu la vivacité et l’intérêt. Enfin, M. de Laborde vient en dernier lieu, il met comme la dernière main à cette œuvre de réhabilitation ; bien loin de se laisser arrêter un seul instant à ce charme contraire du cardinal de Retz, il n’en tient nul compte, et il semble avoir passé lui-même, avec entrain et verve, sous le charme de Mazarin.

C’est qu’en effet Mazarin bien vu, et regardé de près comme si nous étions ses contemporains, avait de ces dons qui, dès qu’ils entraient en jeu, permettaient difficilement de lui échapper. « Il était insinuant, dit Mme  de Motteville ; il savait se servir de sa bonté apparente à son avantage ; il avait l’art d’enchanter les hommes, et de se faire aimer par ceux à qui la Fortune le soumettait. » Il est vrai que c’était surtout dans les difficultés et quand il avait le dessous, qu’il usait de ces dons flatteurs et de ces paroles de miel dont la nature a pourvu cette race prudente et si aisément perfide des Ulysses. Nous ne nous figurons guère Mazarin que vieux, goutteux, moribond sous la pourpre ; sachons le voir tel qu’il était dans les temps où il éleva et fonda sa fortune. Il était beau, d’une magnifique prestance, d’une physionomie heureuse. Né en 1602, il n’avait que vingt-neuf ans quand il donnait la mesure de sa capacité, de sa hardiesse et de son bonheur dans la guerre d’Italie. En 1631, homme d’épée encore et le bras droit du Nonce, le Signor Giulio Mazarini (comme on l’appelait alors) arrêta devant Casal les deux armées espagnole et française prêtes à combattre. Sorti du camp espagnol avec les conditions qu’il venait enfin d’arracher, il cria aux Français déjà en marche : Halte ! halte ! la paix ! poussant son cheval à toute bride, et faisant signe du chapeau d’arrêter. L’armée française, qui s’ébranlait et était sur le point de donner, répondait : « Point de paix ! point de Mazarin ! » Mais lui redoublait toujours son geste pacifique, et il essuya même en passant quelques mousquetades. Les chefs l’écoutèrent et suspendirent l’attaque. Un traité s’ensuivit. Ce seul coup de chapeau, par lequel il arrêta et charma ainsi les deux armées, lui aurait bien mérité, disait-on, le chapeau de cardinal.

Richelieu l’avait apprécié dès ce temps et le conquit au service de la France. Il paraît avoir goûté du premier jour ce génie habile, facile et laborieux, ouvert et insinuant, d’une autre nature que le sien, et d’un ordre à quelques égards inférieur, mais qui par cela même ne lui était pas désagréable, et en qui, même à cause des différences, il n’était pas fâché de se désigner un successeur. La première fois qu’il le présenta à la reine après cette affaire de Casal : « Madame, lui dit-il, vous l’aimerez bien, il a l’air de Buckingham. » S’il se permit, en effet, une telle parole, il ne savait pas prédire si juste. Tant que vécut Richelieu, la capacité de Mazarin fut en quelque sorte ensevelie dans le secret du cabinet ; il y était intimement lié avec Chavigny, qui avait le cœur et les entrailles de Richelieu dont il passait tout bas pour le fils. À la mort du grand ministre et du roi, il y eut un moment bien critique pour Mazarin : désigné au premier rang par eux pour le Conseil, il put se croire plutôt à la veille d’une disgrâce, et il faisait déjà, disait-on, ses préparatifs pour retourner en Italie, lorsque son adresse et son étoile le portèrent tout d’un coup au faîte.

Bien qu’il eût quelque chose de Buckingham, il ne paraît pas qu’il ait entretenu aucune liaison particulière avec la reine avant l’année 1643. Si l’on en croit La Rochefoucauld, ce fut dans le court intervalle qui s’écoula entre la mort de Richelieu et celle de Louis XIII, que Mazarin commença à s’ouvrir les avenues vers l’esprit et le cœur de cette princesse, à se justifier auprès d’elle par ses amis, et à se ménager peut-être quelque conversation secrète, dont elle-même faisait mystère à ses anciens serviteurs. Anne d’Autriche allait être régente : mais le serait-elle seule et toute-puissante comme elle le voulait, ou ne le serait-elle que moyennant un Conseil comme le voulait le roi ? Mazarin, qui devait être l’âme de ce Conseil, s’attacha à faire entendre à la reine qu’il importait assez peu à quelles conditions elle recevrait la régence, pourvu qu’elle l’eût du consentement du roi, et qu’ensuite, ce point obtenu, il ne lui manquerait pas de moyens pour dégager son autorité et gouverner seule. C’était lui faire pressentir dès lors qu’elle n’aurait point en lui un ennemi. Il est permis de croire que, dans ces premiers rapprochements, Mazarin, assez jeune encore, âgé seulement de quarante ans, ne négligea point d’user de ses avantages et de mettre en avant ces délicatesses de démonstrations dont il se trouvait si capable quand il en était besoin, et qui sont souveraines auprès de toute femme, surtout auprès d’une reine qui était aussi femme qu’Anne d’Autriche.

Brienne nous a très-bien raconté le moment décisif où, grâce à elle, Mazarin fixa de nouveau et plus solidement que jamais le nœud de sa fortune. Ce moment doit répondre aux premiers instants de la régence ou peut-être aux derniers jours de la maladie de Louis XIII. L’évêque de Beauvais, Potier, principal ministre alors, était incapable : la reine avait besoin d’un premier ministre ; mais qui prendrait-elle ? Elle consulta deux hommes qui avaient sa confiance, le président de Bailleul et le vieux secrétaire d’État Brienne. Celui-ci, qui raconta ensuite les détails de la conversation à son fils, ne parla que le second. M. de Bailleul, qui avait opiné en premier, avait commencé par donner l’exclusion à Mazarin, comme créature du cardinal de Richelieu : « Mais moi, dit le vieux Brienne, qui m’étais aperçu déjà plus d’une fois de la pensée secrète qu’avait la reine pour Son Éminence, je crus devoir parler avec plus de réserve. » Le fait est que la reine en était venue à ce point où l’on ne consulte que pour entendre l’avis qu’on désire tout bas et pour se faire pousser dans le sens où incline le cœur. Cette consultation finie, la reine avait fait son choix ; il ne s’agissait plus que de s’assurer du cardinal. Elle appela son premier valet de chambre, Beringhen, et lui rapporta ce qui venait de se dire : « Allez sur l’heure, ajouta-t-elle, en rendre compte au cardinal. Feignez d’avoir entendu par hasard tous ces détails. Épargnez ce pauvre président de Bailleul, qui est un bon serviteur ; vantez au cardinal le bon office que lui a rendu Brienne ; mais découvrez avant tout quels sont les sentiments du cardinal pour moi, et qu’il ne sache rien que vous ne sachiez, vous d’abord, quelle reconnaissance il témoignera de mes bontés. » Beringhen s’acquitta de sa commission ; il alla trouver le cardinal chez le commandeur de Souvré qui lui avait donné à dîner ce jour-là. Le cardinal y était à jouer avec Chavigny et quelques autres. Dès qu’il vit entrer Beringhen, devinant quelque message, il laissa les cartes à tenir à Bautru et passa dans une chambre voisine. La conversation y fut longue. Beringhen ne s’ouvrit d’abord qu’avec d’extrêmes précautions sur les bonnes intentions de la reine. Le cardinal ne témoigna ni joie ni surprise, fidèle à son habitude de dissimuler. Mais quand Beringhen, poussé par la réserve même qu’il rencontrait, eut dit positivement qu’il venait de la part de la reine, ce fut comme une baguette magique qui opéra :


« À ce mot, le fin Italien changea de conduite et de langage, et passant tout à coup d’une extrême retenue à un grand épanouissement de cœur : Monsieur, dit-il à Beringhen, je remets sans condition ma fortune entre les mains de la reine. Tous les avantages que le roi m’avait donnés par sa Déclaration, je les abandonne dès ce moment. J’ai peine à le faire sans avertir M. de Chavigny, nos intérêts étant communs ; mais j’ose espérer que Sa Majesté daignera me garder le secret, comme je le garderai de mon côté religieusement.»


Ces paroles étaient formelles ; mais Beringhen marqua qu’il désirait quelque gage plus précis et qui fit foi du succès de son message. Le cardinal, prenant aussitôt un porte-crayon, écrivit sur les tablettes de Beringhen :


« Je n’aurai jamais de volonté que celle de la reine. Je me désiste dès maintenant de tout mon cœur des avantages que me promet la Déclaration, que j’abandonne sans réserve, avec tous mes autres intérêts, à la bonté sans exemple de Sa Majesté. Écrit et signé de ma main. » — Et plus bas : « De Sa Majesté, le très-humble, très-obéissant et très-fidèle sujet, et la très-reconnaissante créature, Jules, cardinal Mazarini. »


L’habileté de Mazarin consista à saisir ce moment unique, à deviner que, dans cette instabilité des choses et des alliances de Cour, il n’y avait point pour lui de planche plus solide et plus sûre où il pût s’embarquer que le cœur de cette princesse espagnole, romanesque et fidèle, et que ce vaisseau-là, réputé le plus fragile par les sages, résisterait cette fois à toutes les tempêtes.

À partir de ce jour il fut maître, et aurait pu prendre pour devise : Qui a le cœur, a tout. Chavigny, à qui il devait tant, et avec qui il avait eu partie liée jusque-là, fut sacrifié sans regret et sans honte. Les politiques ne s’arrêtent pas, ou, si l’on veut, ne s’arrêtaient pas alors à ces bagatelles qui gênent les hommes d’honneur dans le train ordinaire de la vie. Au reste, les premières influences de cet avènement suprême de Mazarin sont admirablement rendues et dépeintes par son ennemi même, par Retz, qui, dans une page incomparable, nous fait sentir l’adresse, le bonheur, et, pour ainsi dire, le prestige caché de cette nouvelle grandeur insinuante. Quand Mazarin, pour remettre à la raison les anciens amis de la reine devenus trop importuns et trop importants, et qui revendiquaient le pouvoir comme une dépouille qui leur était due, eut fait arrêter le duc de Beaufort, tout le monde admira, chacun s’inclina. La modération que le cardinal fit paraître le lendemain de cet acte de vigueur, sembla à tous de la clémence. La comparaison qu’on faisait de ce pouvoir tout à coup si ferme, mais non pas terrible, et qui continuait d’être si doux ou même si riant dans l’habitude, avec celui du cardinal de Richelieu, charma pour un temps les esprits et fascina les imaginations. Le cardinal, qui avait encore à gagner, mit toute son habileté à seconder son bonheur. « Enfin, il fit si bien, dit Retz, qu’il se trouva sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyait l’avoir encore à ses côtés. »

On ne dira pas que je suis insensible aux grâces persuasives de Mazarin ; mais là où je me sépare un peu de M. de Laborde et de ses ingénieuses apologies, c’est dans l’admiration générale du personnage et du caractère. Pourquoi donc se mettre si fort à admirer ces hommes qui ont tant méprisé les autres hommes, et qui ont cru que le plus grand art de les gouverner était uniquement de les duper ? Ne suffit-il pas qu’on reconnaisse leurs mérites et qu’on soit juste envers leur mémoire ? Mazarin fut certainement un grand ministre ; mais je crois que ce fut surtout comme négociateur au dehors, comme celui qui ménagea le traité de Munster et qui conclut la Paix des Pyrénées ; c’est à titre de beau joueur diplomatique qu’il a sa place assurée et véritablement hors d’atteinte. Quant à l’intérieur de la France, à l’administration et aux finances, il ne paraît y avoir porté aucune vue d’amélioration générale, aucune pensée de bien public ; loin de là, il ne cessa vilainement d’y poursuivre son propre gain et son profit. Lui qui connaissait si bien les hommes, il est un point du génie français qui lui a toujours échappé, un point sur lequel il ne fut Français ni d’accent, ni de sentiment, ni d’intelligence. Je lui passe d’avoir été ignorantissime dans les choses d’antique magistrature et de Parlement, mais il ne sentit pas ce ressort si énergique de notre monarchie au dedans, l’honneur, et le parti qu’on en pouvait tirer. Il laissait insensiblement le pouvoir s’avilir entre ses mains. Il en laissait avilir la plus belle prérogative, c’est-à-dire les grâces et les bienfaits ; il savait être illibéral en promettant et quelquefois même en donnant ; il accordait trop visiblement à ceux dont il avait peur, et retenait tout dès qu’il pouvait tout. La félicité suprême de ses dernières années montra le fond de son cœur, et ce cœur n’était rien moins que haut et désintéressé. Il n’avait pas l’âme royale, ce seul mot en dit assez. Il mêlait de petites vues, et presque sordides, même à de grands projets. Sans doute il fut heureux, il réussit finalement en tout ; « il est mort, comme on l’a dit, entre les bras de la Fortune. » Respectons jusqu’à un certain point cette fortune, à demi fille de l’habileté, mais ne l’adorons pas. Sachons apercevoir le mépris public qui se glissait à travers et qui croissait chaque jour, ce mépris qui, comme une fièvre lente, mine les pouvoirs et les États. Entre Richelieu et Louis XIV, peut-être fallait-il un tel homme pour donner quelque répit et détendre les courages ; mais un seul jour de plus eût été trop, et il ne fallut pas moins ensuite qu’un roi qui sut être si roi, pour relever la royauté de cette sujétion à un ministre si absolu et si peu royal.

Telle est, après avoir lu M. de Laborde et la plupart des Mémoires qu’il cite, mon impression finale et invincible. Mazarin est de la race des ministres comme Robert Walpole, plutôt que de celle des Richelieu ; il est de ceux (et nous en avons connu ) qui ne haïssent pas un certain abaissement dans le génie de la nation qu’ils gouvernent, et qui, alors même qu’ils rendent les plus vrais services, n’élèvent pas. Ce qui leur est dû après eux, c’est la justice, non l’enthousiasme. Le fils de Robert Walpole, Horace, prenant en main la défense de son père contre les ennemis qui l’avaient tant insulté, s’écriait un jour : « Chesterfield, Pulteney et Bolingbroke, voilà les saints qui ont vilipendé mon père… voilà les patriotes qui ont combattu cet excellent homme, reconnu par tous les partis comme incapable de vengeance autant que ministre l’a jamais été, mais à qui son expérience de l’espèce humaine arracha un jour cette mémorable parole : « Que très-peu d’hommes doivent devenir premiers ministres, car il ne convient pas qu’un trop grand nombre sachent combien les hommes sont méchants. » On pourrait appliquer cette parole à Mazarin lui-même, sauf le mot d’excellent homme qui suppose une sorte de cordialité, et qu’il ne méritait pas ; mais il est vrai de dire que c’étaient de singuliers juges d’honneur que les Montrésor, les Saint-Ibar, les Retz et tant d’autres, pour venir faire la leçon à Mazarin. Dans ses Lettres à la reine, il se moque d’eux tous, des prétentions et des ridicules de chacun, très-agréablement.

Quant au cardinal de Retz pourtant, il faut bien s’entendre ; c’est un trop grand écrivain, un trop incomparable auteur de Mémoires, pour qu’on l’abandonne ainsi sans faire ses réserves et, en quelque sorte, ses conditions. Dans un chapitre du Génie du Christianisme, où il examine pourquoi les Français ont tant de bons Mémoires et si peu de bonnes histoires, M. de Châteaubriand, touchant à un défaut qu’il sentait mieux que personne, a dit :


« Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était barbare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l’ensemble des objets ; mais il observe curieusement les détails, et son coup d’œil est prompt, sûr et délié. Il faut toujours qu’il soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait. Les Mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : J’étais là, le Roi me dit… J’appris du Prince… Je conseillai, je prévis le bien, le mal. Son amour-propre se satisfait ainsi ; il étale son esprit devant le lecteur ; et le désir qu’il a de se montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d’histoire, il n’est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s’enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage ; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice. »


Le Français étant ainsi défini, Retz en paraît, de son temps, le plus brillant modèle, et dès lors il est aussi le plus excellent auteur de Mémoires.

Retz est un homme d’imagination. Nourri dès l’enfance dans l’idéal des conjurations et des guerres civiles, il n’était pas fâché de s’essayer à les réaliser pour avoir ensuite à les raconter comme Salluste, et à les écrire. Il y a de la littérature dans son fait. Il est homme à entreprendre, non pas pour réussir, mais pour se donner l’émotion et l’orgueil de l’entreprise, le plaisir du jeu plutôt que le profit et le gain, qui pour lui ne viendront jamais. Il est dans son élément au milieu des cabales ; il s’y retrouve et il y nage encore en idée par les vives descriptions qu’il en fait. Ces hommes qui ont le génie d’écrivain ont toujours, sans bien s’en rendre compte, une arrière-pensée secrète et une ressource dernière, qui est d’écrire leur histoire et de se dédommager par là de tout ce qu’ils ont perdu du côté du réel. Ceux qui ont entendu Retz dans les années de sa retraite ont remarqué qu’il aimait à raconter les aventures de sa jeunesse, qu’il les exagérait et les ornait un peu de merveilleux : a Et dans le vrai, dit l’abbé de Choisy, le cardinal de Retz avait un petit grain dans la tête.» Ce petit grain, c’est précisément ce qui fait l’homme d’imagination, l’écrivain et le peintre de génie, l’homme de pratique incomplet, celui qui échouera devant le bon sens et la froide patience de Mazarin, mais qui lui revaudra cela et prendra sa revanche de lui, plume en main, devant la postérité.

Je ne réponds pas, et aucun lecteur circonspect ne saurait répondre de la vérité et de l’exactitude historique de la plupart des récits que nous offrent les Mémoires de Retz ; mais ce qui est évident et qui saute aux yeux, c’est quelque chose de supérieur pour nous à cette exactitude de détail, je veux dire la vérité morale, la fidélité humaine et vivante de l’ensemble. Et, par exemple, voyez cette première scène de la Fronde, lorsqu’après l’emprisonnement du conseiller Broussel, le coadjuteur, c’est-à-dire Retz, prend le parti de se rendre au Palais-Royal pour représenter à la reine l’émotion de Paris et le danger imminent d’une sédition. Il rencontre en chemin le maréchal de La Meilleraie, brave militaire, qui se fait fort d’être son second et d’appuyer son témoignage à la Cour. Quelle scène de comédie plus admirablement décrite que celle à laquelle Retz nous fait assister ? La reine, incrédule et colère, le cardinal, qui n’a point peur encore, et qui sourit malignement, les complaisants, les flatteurs du lieu, Bautru et Nogent, qui bouffonnent, et chacun des assistants dans son rôle : M. de Longueville qui témoigne de la tristesse, « et il était dans une joie le mieux le commencement de toutes affaires ; » M. le duc d’Orléans qui fait l’empressé et le passionné en parlant à la reine, « et je ne l’ai jamais vu siffler avec plus d’indolence qu’il siffla une demi-heure en entretenant Guerchi dans la petite chambre grise ; » le maréchal de Villeroi qui fait le gai pour faire sa cour au ministre, « et il m’avouait en particulier, les larmes aux yeux, que l’État était sur le bord du précipice. » La scène décrite par Retz dure ainsi avec toutes sortes de variations, jusqu’à ce que le chancelier Séguier entre dans le cabinet : « Il était si faible de son naturel, qu’il n’avait jamais dit jusqu’à cette occasion aucune parole de vérité ; mais, en celle-ci, la complaisance céda à la peur. Il parla, et il parla selon ce que lui dictait ce qu’il avait vu dans les rues. J’observai que le cardinal parut fort touché de la liberté d’un homme en qui il n’en avait jamais vu. » Mais quand, après le chancelier, on voit entrer le lieutenant civil, plus pâle à son tour qu’un acteur de la Comédie Italienne, oh ! alors tout se décide, et la peur, à laquelle on avait tant résisté, se fait jour dans toutes les âmes. Il faut lire chez Retz la comédie entière. Cette scène est vraie, elle doit l’être, car elle ressemble à la nature humaine, à la nature des rois, des ministres et courtisans en ces extrémités. C’est la scène de Versailles pendant qu’on prend la Bastille, ou à la veille du 5 octobre ; c’est la scène, tant de fois répétée, de Saint-Cloud ou des Tuileries, le matin des émeutes qui balaient les dynasties.

Voilà les côtés que Retz a merveilleusement saisis et connus, le caractère des hommes, le masque et le jeu des personnages, la situation générale et l’esprit mouvant des choses ; par toutes ces parties, il est supérieur et, hors d’atteinte dans l’ordre de la pensée et de la peinture morale, autant que Mazarin peut l’être lui-même dans l’histoire comme signataire de la Paix des Pyrénées.

Qu’ai-je à dire de Mazarin qui n’ait pas déjà été dit ? Si on me demande comment l’aima la reine et de quelle nature fut son affection, je répondrai qu’il reste quelque doute à cet égard ; non pas sur la question de l’amour, ce fut bien de l’amour assurément, amour réel de sa part à elle, amour plus ou moins simulé de la part de Mazarin, et tant qu’il eut besoin d’un appui. Les Lettres qu’on a de lui à la reine ne laissent aucun doute sur la vivacité des démonstrations passionnées qu’il se permettait ou peut-être qu’il se commandait en lui écrivant ; mais il paraîtrait, si l’on s’en rapportait au témoignage de Brienne et de sa vertueuse mère, que cet amour se contint d’ailleurs en des termes assez platoniques, que l’esprit de la reine s’avouait surtout charmé de la beauté de l’esprit du cardinal, et que c’était un amour enfin dont on pouvait parler à une confidente jusque dans l’oratoire et sur les reliques des saints, sans trop avoir à en rougir et à s’en accuser.

Tel paraît avoir été, du moins, l’état vrai de la reine à un certain jour. Que si plus tard Mazarin (comme cela n’est pas impossible) passa outre et triompha des scrupules jusqu’à l’entière possession, c’est qu’il y vit pour lui un moyen plus sûr de gouvernement.

Le même Brienne, qui nous initie à ces secrets du cabinet et de l’oratoire, a raconté les dernières années et la fin de Mazarin de manière à rappeler les pages de Commynes, dans lesquelles le fidèle historien retrace la fin de Louis XI. Mazarin mourut à cinquante-neuf ans. Il était temps qu’il finît, pour le roi comme pour la reine. Il avait, dans les dernières années, froissé celle-ci par ses duretés et ses négligences, depuis qu’il se voyait à l’abri de toute atteinte ; car, selon le témoignage de sa nièce Hortense, « jamais personne n’eut les manières si douces en public, et si rudes dans le domestique. » Mais Louis XIV surtout, qui, enfant, aimait peu Mazarin et se sentait froissé par lui comme roi et comme fils (les fils instinctivement aiment peu les amis trop tendres de leur mère), qui plus tard l’avait apprécié et comprenait l’étendue de ses services, était toutefois impatient que l’heure sonnât où il pût enfin régner. Mazarin, qui, avec son coup d’œil sagace, avait deviné Louis XIV enfant, était plutôt attentif à le retarder comme roi qu’à le pousser ; mais le moment était venu où il n’y avait guère plus de retard possible. La mort servit donc l’heureux Mazarin à souhait en l’enlevant au comble de la prospérité et dans la maturité de la puissance humaine. Après une consultation de médecins, le célèbre Guénaud lui ayant nettement déclaré qu’il était atteint à mort et qu’il n’avait guère que pour deux mois à vivre, il se mit à penser sérieusement à sa fin, et il le fit avec un singulier mélange de fermeté, de parade et de petitesse. Il tenait à la vie, il y tenait par des attaches plus fortes que celles des grands cœurs, je veux dire par les mille liens du possesseur vulgaire qui s’attache aux choses en raison des biens qu’il a amassés :


« Un jour, dit Brienne, je me promenais dans les appartements neufs de son palais (c’est la grande galerie qui longe la rue de Richelieu et qui conduisait à sa bibliothèque) ; j’étais dans la petite galerie où l’on voyait une tapisserie toute en laine qui le présentait Scipion, exécutée sur les dessins de Jules Romain ; le cardinal n’en avait pas de plus belle. Je l’entendis venir, au bruit que faisaient ses pantoufles, qu’il traînait comme un homme fort languissant et qui sort d’une grande maladie. Je me cachai derrière la tapisserie, et je l’entendis qui disait : Il faut quitter tout cela ! Il s’arrêtait à chaque pas, car il était fort faible et se tenait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; et, jetant les yeux sur l’objet qui lui frappait la vue, il disait du profond du cœur : Il faut quitter tout cela ! Et se tournant, il ajoutait ; Et encore cela ! Que j’ai eu de peine à acquérir ces choses ! puis-j’e les abandonner sans regret ?… Je ne les verrai plus où je vais ! J’entendis ces paroles très-distinctement ; elles me touchèrent peut-être plus qu’il n’en était touché lui-même. Je fis un grand soupir que je ne pus retenir, et il m’entendit. « Qui est là ? dit-il, qui est là ? — C’est moi. Monseigneur, qui attendais le moment de parler à Votre Éminence… — Approchez, approchez, » me dit-il d’un ton fort dolent. Il était nu dans sa robe de chambre de camelot fourrée de petit-gris, et avait son bonnet de nuit sur la tête ; il me dit : « Donnez-moi la main : je suis bien faible ; je n’en puis plus. — Votre Éminence ferait bien de s’asseoir. » Et je voulus lui porter une chaise. « Non, dit-il, non ; je suis bien aise de me promener, et j’ai affaire dans ma bibliothèque. » Je lui présentai le bras, et il s’appuya dessus. Il ne voulut point que je lui parlasse d’affaires : « Je ne suis plus, me dit-il, en état de les entendre ; parlez-en au roi, et faites ce qu’il vous dira : j’ai bien d’autres choses maintenant dans la tête. » Et revenant à sa pensée : « Voyez-vous, mon ami, ce beau tableau du Corrége, et encore cette Vénus du Titien, et cet incomparable Déluge d’Antoine Carrache, car je sais que vous aimez les tableaux et que vous vous y connaissez très-bien ; ah ! mon pauvre ami, il faut quitter tout cela ! Adieu, chers tableaux que j’ai tant aimés, et qui m’ont tant coûté ! »


En entendant ces paroles, en voyant cette mise en scène si dramatique et si imprévue de l’ode d’Horace : Linquenda tellus, et domus, on est touché comme Brienne ; mais prenez garde ! s’il y a, dans ce regret de quitter de si belles choses et de si beaux tableaux, un semblant de la passion de l’Italien et du noble amateur, il y a un autre sentiment encore : si le premier mot semble d’un artiste, le second est d’un avare.

M. de Laborde sait aussi bien et mieux que nous toutes ces choses, et c’est chez lui que nous aimons à les apprendre ou à les retrouver. Mais il a un faible pour Mazarin. En citant ce passage, par exemple, il s’arrête à ces mots : Adieu, chers tableaux que j’ai tant aimés ! et il omet le trait final : et qui m’ont tant coûté ! qui est le trait caractéristique, et par où le vice secret du moribond se trahit.

Est-ce en artiste, est-ce parce qu’il aime ces tableaux en eux-mêmes que le maître les regrette ? Non, c’est parce qu’ils lui ont coûté cher, c’est en raison surtout de leur prix qu’il les aime et qu’il s’y rattache : voilà le fond de l’âme de Mazarin.

Un autre trait que l’on doit également à Brienne, et que Shakspeare n’aurait pas omis dans une Mort de Mazarin, est d’une grande énergie et d’une effrayante vérité. Un jour, Brienne, entrant à petits pas dans la chambre du cardinal, au Louvre, le trouva sommeillant au coin de son feu, dans son fauteuil : sa tête allait en avant et en arrière par une sorte de balancement machinal, et il murmurait, tout en dormant, des paroles inintelligibles. Brienne eut peur qu’il ne tombât dans le feu, et appela le valet de chambre Bernouin, qui le secoua assez vivement. « Qu’y a-t-il, Bernouin ? dit-il en s’éveillant, qu’y a-t-il ? Guénaud l’a dit ! » — « Au diable soit Guénaud et son dire ! reprit son valet de chambre ; direz-vous toujours cela ? » — « Oui, Bernouin, oui, Guénaud l’a dit ! et il n’a dit que trop vrai ; il faut mourir ! je ne saurais en réchapper ! Guénaud l’a dit ! Guénaud l’a dit ! » C’étaient les mêmes paroles qu’il prononçait machinalement en dormant, et que Brienne n’avait pas d’abord distinctement entendues.

Une vie complète et anecdotique de Mazarin serait très-curieuse à faire : on en possède à peu près tous les éléments. M. de Laborde en a réuni un grand nombre dans les Notes de son intéressant travail. Il y cite souvent les Carnets de Mazarin et quelques-unes des notes écrites par lui, tant en italien qu’en français, sur les objets qui le préoccupaient et dont il voulait parler à la reine. On trouverait dans ces Carnets de Mazarin des maximes d’État, d’excellents jugements des hommes, les menus propos du jour, tout enfin, j’imagine, excepté de la grandeur. M. de Laborde a réussi dans son apologie de Mazarin, en ce sens qu’après l’avoir lu on emporte de l’esprit du ministre, de ses qualités aimables et puissantes, une idée fort présente et fort vive, égale à tout ce qu’on en pouvait penser déjà. Je désirerais pourtant que, dans le nouveau choix qu’il doit faire en réimprimant, l’auteur réduisît ses citations et ses notes à ne jamais signifier plus qu’elles ne prouvent en effet, et qu’il n’avançât rien que ne pût avouer une critique impartiale et précise. Je désirerais qu’il traitât moins légèrement Retz, Saint-Évremond, et en général tous les adversaires, qu’il ne méprisât pas si fort même les sots Mémoires de La Porte. La Porte est un valet de chambre qui a laissé des Mémoires, non pas du tout d’un homme d’esprit, mais d’un honnête homme, et il n’y a pas de sots Mémoires de valet de chambre pour la postérité. C’est à ces conditions, selon moi, c’est moyennant ces précautions légères, qu’aura gain de cause, auprès même des plus exigeants, ce travail agréable et déjà si goûté, dont je n’ai pu signaler qu’un point essentiel, et qu’anime dans toutes ses parties un heureux sentiment des arts.