Causeries du lundi/Tome II/Lettres et Opuscules de Fénelon

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Causeries du lundiGarnier frèresTome deuxième (p. 1-21).
CAUSERIES DU LUNDI.


Lundi 1er  avril 1850.

LETTRES ET OPUSCULES INÉDITS
DE
FENELON.
(1850.)

Le présent volume doit s’ajouter comme un complément indispensable aux vingt-deux volumes d’Œuvres et aux onze volumes de Correspondance de Fénelon, C'est-à-dire à la très-belle et très-bonne édition de Paris (1820-1829), à laquelle ont présidé l’abbé Gosselin et l’abbé Caron. Ce nouveau volume réunit des écrits qui ne sont pas sans intérêt, quelques lettres d’affaires et d’administration, quelques autres spirituelles et de direction, et surtout de charmantes lettres amicales et familières : c’est assez déjà pour retrouver tout Fénelon. La dernière partie du volume contient des Fables de La Fontaine traduites en prose latine pour l’usage du duc de Bourgogne. On avait déjà donné un échantillon de ces Fables traduites ; aujourd’hui c’est toute une série jusqu’au VIIIe livre. On sait combien Fénelon goûtait La Fontaine. Au moment de la mort du poëte, il l’a loué par une jolie pièce latine dans laquelle il célèbre ses grâces ingénues, son naturel nu et simple, son élégance sans fard et cette négligence unique, à lui seul permise, inappréciable négligence, et qui l’emporte sur un style plus poli. (Poliiiori stito quantum prœstitit aurea négligentia !)

Il y a ce rapport entre Fénelon et La Fontaine, qu’on les aime tous deux sans bien savoir pourquoi et avant même de les avoir approfondis. Il émane de leurs écrits comme un parfum qui prévient ei s’insinue ; la physionomie de l’homme parle d’abord pour l’auteur ; il semble que le regard et le sourire s’en mêlent, et, en les approchant, le cœur se met de la partie sans demander un compte bien exact à la raison. L’examen, chez l’un comme chez l’autre, pourra montrer bien des défauts, bien des faiblesses ou des langueurs, mais la première impression reste vraie et demeure aussi la dernière. Il semble qu’entre les poètes français La Fontaine seul ait, en partie, répondu à ce que désirait Fénelon lorsque, dans une lettre à La Motte, cet homme d’esprit si peu semblable à La Fontaine, il disait : « Je suis d’autant plus touché de ce que nous avons d’exquis dans notre langue, qu’elle n’est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ouvrage. » La Fontaine, avec une langue telle que la définissait Fénelon, a su pourtant paraître se jouer en poésie, et donner aux plus délicats ce sentiment de l’exquis qu’éveillent si rarement les modernes. Il a rempli cet autre vœu de Fénelon : « Il ne faut prendre, si je ne me trompe, que la fleur de chaque objet, et ne toucher jamais que ce qu’on peut embellir. » Et, enfin, il semble avoir été mis au monde exprès pour prouver qu’en poésie française il n’était pas tout à fait impossible de trouver ce que Fénelon désirait encore : « Je voudrais un je ne sais quoi, qui est une facilité à laquelle il est très-difficile d’atteindre. » Prenez nos auteurs célèbres, vous y trouverez la noblesse, l’énergie, l’éloquence, l’élégance, des portions de sublime ; mais ce je ne sais quoi de facile qui se communique à tous les sentiments, à toutes les pensées, et qui gagne jusqu’aux lecteurs, ce facile mêlé de persuasif, vous ne le trouverez guère que chez Fénelon et La Fontaine.

Leur réputation à tous deux (chose remarquable) est allée en grandissant au xviiie siècle, tandis que celle de beaucoup de leurs illustres contemporains semblait diminuer et se voyait contester injustement. Je ne répondrais même pas qu’on n’ait point surfait quelquefois ces deux renommées diversement aimables, mais non pas dissemblables dans des ordres si différents, et qu’on n’ait point mis à les louer de cette exagération et de cette déclamation qui leur étaient si antipathiques à eux-mêmes. Ainsi, on a fort loué Fénelon d’une tolérance de doctrine et presque d’un relâchement qu’il n’avait certainement pas. Les philosophes l’ont tiré à eux comme s’il était l’un des leurs, et il a trouvé grâce devant ceux mêmes qui voulaient écraser ce qu’il adorait. Mais le dirai-je ? malgré toutes les justes remarques qui peuvent s’opposer à cette fausse vue philosophique qu’on a voulu donner de Fénelon, il y avait un instinct qui ne trompait pas entièrement ceux qui le traitaient avec cette faveur toute particulière ; car si ce n’est pas la doctrine de Fénelon qu’on peut dire tolérante, c’est sa personne et son caractère qui l’était, et il savait mettre en chaque chose un ton, un tour de grâce, une onction qui faisait tout passer, même les prescriptions rigoureuses.

J’en trouve quelques-unes qui pourraient paraître telles, dans le volume même que je viens de lire, et qui montrent que Fénelon n’était pas du tout un évêque selon l’ordination par trop commode de La Harpe, de d’Alembert et de Voltaire. Une partie des lettres nouvelles (et ce ne sont point d’ailleurs les plus intéressantes) sont adressées à M. de Bernières, alors intendant du Hainaut et ensuite de Flandre. Ce M. de Bernières, issu, si je ne me trompe, d’une famille très-liée avec Port-Royal, était homme de bien, d’un bon esprit, et vivait en parfait accord avec l’archevêque de Cambrai. En mars 1700, Fénelon lui écrit pour régler, de concert avec lui, l’observation des lois de l’Église pour le Carême : « Il m’a paru, dit le prélat, que la règle ne se rétablirait jamais, si on ne se hâtait de la renouveler après dix ans de dispense continuelle. La paix est confirmée depuis plus de deux ans ; l’hiver est doux ; la saison est assez avancée, et on doit avoir plus de légumes que les autres années ; la cherté diminue tous les jours. Si nous laissions encore les peuples manger des œufs, il en arriverait une espèce de prescription contre la loi, comme il est arrivé pour le lait, pour le beurre et pour le fromage… » Voilà donc Fénelon évêque tout de bon et dans le plus strict détail, et y attachant de l’importance. Mais tout à côté on retrouve, même dans ces sortes de détails, le Fénelon de la tradition, le Fénelon populaire. M. de Bernières, en ce même Carême de 1700, réclamait sans doute pour l’armée certaines dispenses de régime, et Fénelon s’empresse de les accorder aux soldats ; mais « il n’y a pas d’apparence, Monsieur, ajoute-t-il, que j’accorde aux officiers, payés par le roi, une dispense que je refuse aux plus pauvres d’entre le peuple. » Ce sentiment d’équité en vue surtout des petits, ce bien du peuple le préoccupe encore visiblement en d’autres endroits ; mais ceci ne nous apprendrait rien de nouveau, et je passe aux autres lettres du Recueil.

Il en est quelques-unes adressées à Mme  de Maintenon. Fénelon, on le sait, avait été des plus protégés, des plus écoutés et consultés par elle, avant qu’elle eût la faiblesse de l’abandonner. Saint-Simon, dans ses Mémoires, a tellement rendu au vif cette entrée de Fénelon à la Cour, cette initiation dans le petit monde particulier de Mme  de Maintenon, des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, cette rapide fortune de l’heureux prélat, sitôt suivie de tant de vicissitudes et de disgrâces, tout ce naufrage d’espérances qui est aujourd’hui une touchante partie de sa gloire, qu’on ne saurait que renvoyer à un tel peintre, et que ce serait profanation de venir toucher à de pareils tableaux, même lorsqu’on peut croire qu’il y a quelques traits hasardés. Saint-Simon était doué d’un double génie qu’on unit rarement à ce degré : il avait reçu de la nature ce don de pénétration et presque d’intuition, ce don de lire dans les esprits et dans les cœurs à travers les physionomies et les visages, et d’y saisir le jeu caché des motifs et des intentions ; il portait, dans cette observation perçante des masques et des acteurs sans nombre qui se pressaient autour de lui, une verve, une ardeur de curiosité qui semble par moments insatiable et presque cruelle : l’anatomiste avide n’est pas plus prompt à ouvrir la poitrine encore palpitante, et à y fouiller en tous sens pour y étaler la plaie cachée. À ce premier don de pénétration instinctive et irrésistible, Saint-Simon en joignait un autre qui ne se trouve pas souvent non plus à ce degré de puissance, et dont le tour hardi le constitue unique en son genre : ce qu’il avait comme arraché avec cette curiosité acharnée, il le rendait par écrit avec le même feu, avec la même ardeur et presque la même fureur de pinceau. La Bruyère aussi a la faculté de l’observation pénétrante et sagace ; il remarque, il découvre toute chose et tout homme autour de lui ; il lit avec finesse leurs secrets sur tous ces fronts qui l’environnent ; puis rentré chez lui, à loisir, avec délices, avec adresse, avec lenteur, il trace ses portraits, les recommence, les retouche, les caresse, y ajoute trait sur trait jusqu’à ce qu’il les trouve exactement ressemblants. Mais il n’en est pas ainsi de Saint-Simon, qui, après ces journées de Versailles ou de Marly que j’appellerai des débauches d’observation (tant il en avait amassé de copieuses, de contraires et de diverses !), rentre chez lui tout échauffé, et là, plume en main, à bride abattue, sans se reposer, sans se relire et bien avant dans la nuit, couche tout vifs sur le papier, dans leur plénitude et leur confusion naturelle, et à la fois avec une netteté de relief incomparable, les mille personnages qu’il a traversés, les mille originaux qu’il a saisis au passage, qu’il emporte tout palpitants encore, et dont la plupart sont devenus par lui d’immortelles victimes.

Peu s’en faut qu’il n’ait fait aussi de Fénelon une de ses victimes ; car, au milieu des charmantes et délicieuses qualités qu’il lui reconnaît, il insiste perpétuellement sur une veine secrète d’ambition qui, au degré où il la suppose, ferait de Fénelon un tout autre homme que ce qu’on aime à le voir en réalité. Sur ce point nous croyons que le tableau du grand peintre doit subir, pour rester vrai, un peu de réduction, et que sa verve s’est donné trop de saillie. Il n’avait pas pénétré et habité à loisir dans toutes les parties de cette âme aimable. Saint-Simon, par les ducs de Beauvlliers et de Chevreuse, avait connu Fénelon autant qu’on peut connaître un homme à travers ses amis les plus intimes. Directement il l’avait vu très-peu, et il nous en avertit ; « Je ne le connaissais que de visage, trop jeune quand il fut exilé.» C’était assez toutefois à un tel peintre qu’une simple vue pour saisir et rendre merveilleusement le charme :


« Ce prélat, dit-il, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder… »


Quand on a une fois peint un homme de cette sorte ; et qu’on l’a montré doué de cette puissance d’attrait, on ne saurait jamais être accusé ensuite de l’avoir calomnié, même lorsqu’on l’aurait méconnu par quelques endroits. C’est d’ailleurs avec Saint-Simon qu’on peut combattre et corriger avantageusement Saint-Simon lui-même. Qu’on lise ce qu’il dit si admirablement du duc de Bourgogne, cet élève chéri de Fénelon, et que le prélat ne cessa de diriger de loin, jusque dans son exil de Cambrai, par le canal des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse. Ce jeune prince, que Saint-Simon nous montre si hautain, si fougueux, si terriblement passionné à l’origine, si méprisant pour tous, et de qui il a pu dire : « De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n’avait aucune ressemblance, quels qu’ils fussent ; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain ; » ce même prince, à une certaine heure, se modifie, se transforme, devient un tout autre homme, pieux, humain, charitable autant qu’éclairé, attentif à ses devoirs, tout entier à sa responsabilité de roi futur, et cet héritier de Louis XIV ose proférer, jusque dans le salon de Marly, ce mot capable d’en faire crouler les voûtes, « qu’un roi est fait pour les sujets et non les sujets pour lui, » Eh bien ! ce prince ainsi présenté par Saint-Simon, et dont la mort lui arrache, à lui l’observateur inexorable, des accents d’éloquence émue et des larmes, qui donc l’avait transformé ainsi ? Laissons la part due à tout ce que vous voudrez reconnaître de mystérieux et d’invisible dans ces opérations du dedans, même à ce qu’on appelle la grâce ; laissons sa part au vénérable duc de Beauvilliers, gouverneur excellent ; mais, entre les instruments humains, à qui donc fera-t-on plus large part qu’à Fénelon, à celui qui, de près comme de loin, ne cessa d’influer directement sur son élève, de lui inculquer, de lui insinuer cette maxime de père de la patrie, « qu’un roi est fait pour le peuple, » et tout ce qui en dépend ?

Nous en savons maintenant là-dessus, à certains égards, plus que n’en savait Saint-Simon : nous avons les lettres confidentielles que Fénelon adressa de tout temps au jeune prince, les mémoires qu’il rédigea pour lui, les plans de réforme, toutes pièces alors secrètes, aujourd’hui divulguées, et qui, en permettant de laisser à l’ambition humaine la place qu’il faut toujours faire aux défauts de chacun jusque dans ses vertus, montrent celles-ci du moins au premier rang, et mettent désormais dans tout son jour l’âme patriotique et généreuse de Fénelon.

Bossuet aussi, de concert avec le duc de Montausier, a fait un élève, le premier Dauphin, père de ce même duc de Bourgogne ; c’est pour ce royal et peu digne élève qu’il a composé tant d’admirables écrits, à commencer par le Discours sur l’Histoire universelle, dont jouit pour jamais la postérité. Mais, à y regarder de près, quelle différence de soins et de sollicitude ! Le premier Dauphin prêtait moins sans doute à l’éducation ; il avait une douceur poussée jusqu’à l’apathie. Le duc de Bourgogne, avec des passions et même des vices, avait du moins du ressort, et trahissait en lui le feu sacré. « Les naturels vifs et sensibles, a dit excellemment Fénelon, sont capables de terribles égarements : les passions et la présomption les entraînent ; mais aussi ils ont de grandes ressources et reviennent souvent de loin…, au lieu qu’on n’a aucune prise sur les naturels indolents. » Et cependant voit-on que Bossuet ait fait de près, pour vaincre la paresse de son élève, pour piquer sa sensibilité, ce que Fénelon a fait, dans le second cas, pour dompter et humaniser les violences du sien ? Le premier grand homme a fait son devoir avec ampleur et majesté, selon son habitude, et il a passé outre. Le second a poussé les attentions et les craintes, les soins ingénieux et vigilants, les adresses insinuantes et persuasives, comme s’il y était tenu par les entrailles ; il a eu les tendresses d’une mère.

Pour en revenir au présent volume, je disais donc qu’on y trouve quelques lettres que Fénelon, nouvellement à la Cour, adressait à Mme de Maintenon encore sous le charme. Le ton des Lettres spirituelles de Fénelon est en général délicat, fin, délié, très-agréable pour les esprits doux et féminins, mais un peu mou et entaché de quelque jargon de spiritualité quiétiste ; on y sent trop le voisinage de Mme Guyon. Fénelon aussi y prodigue trop les expressions volontiers enfantines et mignardes telles que saint François de Sales en adressait à sa dévote idéale, à sa Philothée. Parlant de certaines familiarités et de certaines caresses que fait, selon lui, le Père céleste aux âmes redevenues petites et simples, Fénelon, par exemple, dira : « Il faut être enfant ô mon Dieu, et jouer sur vos genoux pour les mériter. » Des théologiens ont cherché querelle à ces expressions et à d’autres pareilles, au point de vue de la doctrine ; un bon goût sévère suffirait pour les proscrire. Et c’est ici que la manière saine et mâle que Bossuet portait en chaque sujet retrouve toute sa supériorité.

Je sais, en parlant ainsi des Lettres de Fénelon, les exceptions qu’il convient de faire : il y en a de très-belles de tout point et de très-solides, telles que celle à une dame de qualité sur l’éducation de sa fille, telles que les Lettres sur la Religion qu’on suppose adressées au duc d’Orléans (le futur Régent), et qui se placent d’ordinaire à la suite du traité de l’Existence de Dieu. Mais je parle des Lettres spirituelles proprement dites, et je ne crains pas que ceux qui en auront lu un bon nombre me démentent.

Mme  de Maintenon, en recevant les lettres de Fénelon, et tout en les goûtant pour leur délicatesse infinie, les jugeait pourtant avec cet excellent esprit et ce bon sens qu’elle appliquait à tout ce qui n’excédait pas sa portée et l’horizon de son intérieur. Elle eut des doutes sur quelques expressions un peu vives et un peu hasardées, du détail desquelles je fais grâce ici. Pour s’en éclaircir, elle consulta un autre directeur, homme de sens, l’évéque de Chartres (Godet des Marais), et Fénelon eut à se justifier, à s’expliquer. Dans l’explication de lui que nous lisons dans ce volume, et par laquelle il s’attache à réduire ces expressions mystiques et légèrement étranges à leur juste valeur, je suis frappé d’un tour habituel qui a déjà été remarqué, et qui est un trait du caractère de Fénelon. Tout en soutenant ses expressions, ou du moins en les justifiant moyennant des autorités respectables, il termine chaque paragraphe en disant, en répétant sous toutes les formes : « Un prophète (ou un saint) avait déjà dit avant moi quelque chose d’équivalent ou de plus fort, je ne fais que redire la même chose, et plutôt moins fortement ; mais cependant je me soumets. » Ce refrain de soumission , revenant perpétuellement à la suite d’une justification qu’il semble donner comme victorieuse, produit à la longue un singulier effet, et finit véritablement par impatienter ceux même qui sont le moins théologiens. J’appelle cela une douceur irritante, et l’impression qu’on éprouve vient bien à l’appui de cette remarque qu’avait déjà faite M. Joubert : « L’esprit de Fénelon avait quelque chose de plus doux que la douceur même, de plus patient que la patience. » C’est encore là un défaut.

Ce qui n’en est pas un, à coup sûr, c’est le caractère général de sa piété, de celle qu’il ressent et de celle qu’il inspire. Il y veut de la joie, de la légèreté, de la douceur ; il en bannit la tristesse et l’âpreté : « La piété, disait-il, n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné : elle élargit le cœur ; elle est simple et aimable ; elle se fait tout à tous pour les gagner tous. » Il réduit presque toute la piété à l’amour, c’est-à-dire à la charité. Cette douceur, chez lui, n’est pourtant pas de la faiblesse ni de la complaisance. Dans le peu qu’on nous donne ici de ses conseils à Mme  de Maintenon, il sait mettre le doigt sur les défauts essentiels, sur cet amour-propre qui veut tout prendre sur soi, sur cet esclavage de la considération, cette ambition de paraître parfaite aux yeux des gens de bien, enfin tout ce qui constituait au fond cette nature prudente et glorieuse. Il y a d’ailleurs, dans l’ensemble des Lettres spirituelles de Fénelon, une certaine variété par laquelle on le voit se proportionner aux personnes, et il devait surtout y avoir de cette variété dans sa conversation. Les Entretiens que nous a transmis Ramsai, et dans lesquels Fénelon lui développa les raisons qui devraient amener victorieusement, selon lui, tout déiste à la foi catholique, sont d’une largeur, d’une beauté simple, d’une éloquence pleine et lumineuse qui ne laisse rien à désirer. De même que l’Entretien qui nous a été conservé de Pascal et de M. de Saci est un des plus beaux témoignages de l’esprit de Pascal, de même ces Entretiens transmis par Ramsai donnent la plus haute idée de la manière de Fénelon, et surpassent même en largeur de ton la plupart de ses lettres.

La plus intéressante partie du volume qu’on publie se compose d’une suite de lettres familières adressées par Fénelon à l’un de ses amis, militaire de mérite, le chevalier Destouches. Tout ce qui passait de distingué à Cambrai (et presque toute l’armée y passait à chaque campagne, durant ces guerres des dernières années de Louis XIV) voyait Fénelon, était traité par lui ; et, avec cet attrait particulier qui était le sien, il lui restait, de ces connaissances de passage, plus d’une liaison durable. Celle qu’il eut avec le chevalier Destouches fut une des plus étroites et des plus tendres. Destouches, alors âgé de quarante-trois ans, servait dans l’artillerie et avec distinction ; il était homme d’esprit, cultivé, et goûtait fort Virgile. Avec cela, il était dissipé, adonné aux plaisirs, à celui de la table, qui pour lui n’était pas le seul ; et l’on est obligé de convenir que le commerce qu’il eut avec Fénelon ne le convertit jamais bien à fond, puisque c’est lui qui passe pour être le père de d’Alembert, qu’il aurait eu de Mme  de Tencin en 1717. Quoi qu’il en soit, Fénelon l’aimait, et ce seul mot rachetait tout. L’aimable prélat le lui dit sur tous les tons, en le grondant, en le morigénant, et en voyant bien qu’il y réussit peu :


« Si vous alliez montrer ma lettre à quelque grave et sévère censeur, lui écrivait-il un jour (avril 1714 ), il ne manquerait pas de dire : Pourquoi ce vieil évêque (Fénelon avait alors soixante-trois ans) aime-t-il tant un homme si profane ? Voilà un grand scandale, je l’avoue ; mais quel moyen de me corriger ? La vérité est que je trouve deux hommes en vous ; vous êtes double comme Sosie, sans aucune duplicité pour la finesse ; d’un côté, vous êtes mauvais pour vous-même ; de l’autre, vous êtes vrai, droit, noble, tout à vos amis. Je finis par un acte de protestation tiré de votre ami Pline le Jeune : Neque enim amore decipior… »


C’est-à-dire : « L’affection ne m’aveugle point, il est vrai que j’aime avec effusion, mais je juge, et avec d’autant plus de pénétration, que j’aime davantage. »

Cette Correspondance de Fénelon avec le chevalier Destouches nous montre le prélat jusque dans ces tristes années (1711-1714) se délassant parfois à un innocent badinage et jouant, comme Lélius et Scipion, après avoir dénoué sa ceinture. Il semble s’être proposé une gageure dans cette Correspondance, il semble avoir dit à son ami un peu libertin : « Vous aimez Virgile, vous le citez volontiers ; eh bien ! moi, je vous renvoie à Horace, je ne veux, pour vous battre, d’autre auxiliaire que lui, et je me fais fort de vous insinuer presque tous les conseils chrétiens qui vous conviennent, ou du moins tous les conseils utiles à la vie, en les déguisant sous des vers d’Horace. » Horace, en effet, revient à chaque ligne dans ces lettres, et c’est lui qui parle aussi souvent que Fénelon. Ces lettres donnent tout à fait l’idée de ce que pouvait être cette conversation, la plus charmante et la plus distinguée, aux douces heures de gaieté et d’enjouement ; ce sont les propos de table et les après-dîners de Fénelon, ce qu’il y a de plus riant dans le ton modéré. On y saisit, comme si l’on y était, les habitudes de penser et de sentir, et l’accent juste de cette fine nature. Destouches avait envoyé au prélat quelques épitaphes latines : « Les épitaphes, répond Fénelon, ont beaucoup de force, chaque ligne est une épigramme ; elles sont historiques et curieuses. Ceux qui les ont faites avaient beaucoup d’esprit, mais ils ont voulu en avoir ; il ne faut en avoir que par mégarde et sans y songer. Elles sont faites dans l’esprit de Tacite, qui creuse dans le mal. » Plus loin, après avoir cité des strophes d’Horace sur la paix, Fénelon arrive à rappeler une stance de Malherbe : « Voilà l’antique, dit-il, qui est simple, gracieux, exquis, voici le moderne qui a sa beauté. » Comme cela est bien dit ! comme la proportion, la nuance du moderne à l’antique, est bien observée, et comme on sent qu’il préfère l’antique ! Des traits sérieux et touchants traversent ces jeux de l’esprit. Ce fut une grande année pour Fénelon que cette année 1711. Le premier Dauphin était mort le 14 avril, et le duc de Bourgogne devenait l’héritier prochain et, selon toute apparence, très-prochain du trône. On aurait dit que, du fond de son exil de Cambrai, Fénelon recevait en plein le rayon, et qu’à côté de son royal élève il régnait déjà. Consulté par écrit sur toute matière politique ou ecclésiastique, arbitre très-écouté en secret dans les querelles du Jansénisme, redevenu docteur et oracle, il tenait déjà le grand rôle à son tour. Mais tout à coup les malheurs viennent fondre : la duchesse de Bourgogne meurt le 12 février 1712 ; le duc de Bourgogne la suit le 18, six jours après, âgé de vingt-neuf ans ; et toutes les espérances, toutes les tendresses, oserons-nous dire les ambitions secrètes, du prélat, s’évanouissent. On voit trace de sa douleur profonde jusque dans cette Correspondance badine ; mais que les paroles sont simples, vraies, et qu’elles rejettent bien loin toute maligne pensée ! Apprenant la mort de la princesse, qui précéda de si peu celle de son élève, Fénelon écrivait à Destouches (18 février) :


« Les tristes nouvelles qui nous sont venues du pays où vous êtes, Monsieur, m’ôtent toute la joie qui était l’âme de notre commerce : Quis desiderio sit pudor… Véritablement la perte est très-grande pour la Cour et pour tout le royaume. On disait de la princesse mille biens qui croissaient tous les jours. On doit être fort en peine de ceux qui la regrettent avec une si juste douleur. (Quelle manière délicate d’indiquer ses craintes au sujet du duc de Bourgogne !) Vous voyez combien la vie est fragile. Quatre jours ; ils ne sont pas sûrs ! Chacun fait l’entendu, comme s’il était immortel ; le monde n’est qu’une cohue de gens vivants, faibles, faux et prêts à pourrir ; la plus éclatante fortune n’est qu’un songe flatteur. »


Ce ne sont pas là les grands accents, les larges coups d’aile de Bossuet, du haut de la chaire, s’écriant : Madame se meurt ! Madame est morte ! Mais, avec moins d’éclat et de tonnerre, cela n’est-il pas aussi éloquent et aussi pénétrant ?

En apprenant la mort du duc de Bourgogne, Fénelon n’a qu’une parole ; elle est brève et sentie, elle est ce qu’elle doit être : « Je souffre. Dieu le sait ; mais je ne suis point tombé malade, et c’est beaucoup pour moi. Votre cœur, qui se fait sentir au mien, le soulage. J’aurais été vivement peiné de vous voir ici ; songez à votre mauvaise santé ; il me semble que tout ce que j’aime va mourir. » Écrire ainsi au chevalier Destouches dans une telle douleur, c’était le placer bien haut.

Le contre-coup mondain de cette perte cruelle se fait vite sentir à Fénelon. La veille, il était l’homme du règne futur et des prochaines espérances ; aujourd’hui il n’est plus rien, son rêve a croulé, et s’il pouvait l’oublier un seul instant, le monde est là aussitôt pour le lui dire. Un homme considérable, ami de Destouches, avait offert sa fille à l’un des neveux de Fénelon ; le lendemain de la mort du Duc de Bourgogne, cet homme se dédit et retire sa promesse. Fénelon ne s’en étonne point ; il ne blâme point ce père si attentif au solide établissement de sa fille ; il le loue et le remercie même de la netteté de son procédé :


« Pour votre ami, écrit-il à Destouches, je vous conjure de ne lui savoir aucun mauvais gré de son changement ; son tort est tout au plus d’avoir trop espéré d’un appui fragile et incertain ; c’est sur ces sortes d’espérances incertaines que les sages mondains ont coutume de hasarder certains projets. Quiconque ne passerait pas de telles choses aux hommes deviendrait misanthrope ; il faut éviter pour soi de tels écueils dans la vie, et les passer facilement à son prochain. »


Admirable et sereine, ou du moins tranquille disposition, et qui perce en plus d’un endroit de cette Correspondance ! Fénelon connaît à fond le monde et les hommes, il n’a pas une illusion sur leur compte. Un cœur délicat comme le sien en était-il donc à avoir rien à apprendre encore, en fait de dégoûts et d’amertumes ? Mais il n’est pas pour cela misanthrope, et, s’il l’était jamais, il aurait une manière de l’être qui ne ressemblerait à nulle autre :


« Je suis fort aise, mon cher bonhomme, écrit-il à Destouches, de ce que vous êtes content d’une de mes lettres qu’on vous a fait lire. Vous avez raison de dire et de croire que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup, et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché ; à cette condition ! je les défie de me tromper. Il n’y a qu’un très-petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me défiant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humain, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir obligation. Est-ce par hauteur et par fierté que je pense ainsi ? Rien ne serait plus sot et plus déplacé ; mais j’ai appris à connaître les hommes en vieillissant, et je crois que le meilleur est de se passer d’eux sans faire l’entendu. » — « J’ai pitié des hommes, dit-il encore, quoiqu’ils ne soient guère bons. »


Cette rareté de bonnes gens, qui lui paraît être la honte du genre humain, le ramenait d’autant plus à aimer les amis choisis qu’il s’était faits : « La comparaison ne fait que trop sentir le prix des personnes vraies, douces, sûres, raisonnables, sensibles à l’amitié, et au-dessus de tout intérêt. » Une seule fois, on lui surprend encore une curiosité d’esprit, c’est pour le prince Eugène, en qui il a cru apercevoir un vrai grand homme. Il avoue qu’il serait curieux de le connaître et de l’observer :


« Ses actions de guerre sont grandes ; mais ce que j’estime le plus en lui, c’est des qualités auxquelles ce qu’on appelle fortune n’a aucune part. On assure qu’il est vrai, sans faste, sans hauteur, prêt à écouter sans prévention, et à répondre en termes précis. Il se dérobe des moments pour lire ; il aime le mérite, il s’accommode à toutes les nations ; il inspire la confiance : voilà l’homme que vous allez voir. Je voudrais bien le voir aussi dans nos Pays-Bas ; j’avoue que j’ai de la curiosité pour lui, quoiqu’il m’en reste peu pour le genre humain. »


La mort du duc de Beauvilliers (31 août 1714) acheva de briser les derniers liens étroits qui rattachaient Fénclon à l’avenir : « Les vrais amis, écrivait-il en cette occasion à Destouches, font toute la douceur et toute l’amertume de la vie. » C’est à Destouches aussi qu’il écrivait cette admirable lettre, déjà citée par M. de Bausset, sur ce qu’il serait à désirer « que tous les bons amis s’entendissent pour mourir ensemble le même jour, » et il cite à ce sujet Philémon et Baucis ; tant il est vrai qu’il y a un rapport réel, et que nous n’avons pas rêvé, entre l’âme de Fénelon et celle de La Fontaine.

C’est assez indiquer l’intérêt de ces lettres nouvelles. On y trouverait quelques détails de plus sur la dernière année de Fénelon (1714). La paix qui venait de se signer lui imposait de nouveaux devoirs :


« Ce qui finit vos travaux, écrivait-il à Destouches, commence les miens ; la paix qui vous rend la liberté me l’ôte ; j’ai à visiter sept cent soixante et quatre villages. Vous ne serez pas surpris que je veuille faire mon devoir, vous que j’ai vu si scrupuleux sur le vôtre, malgré vos maux et votre blessure. »


Six semaines avant sa mort, dans une de ses visites pastorales, il avait versé en carrosse et failli périr ; il raconte cela bien agréablement :


« Une assez longue absence a retardé les réponses que je vous dois. Il est vrai, cher homme, que j’ai été dans le plus grand danger de périr ; je suis encore à comprendre comment je me suis sauvé ; jamais on ne fut plus heureux en perdant trois chevaux. Tous mes gens me criaient : Tout est perdu ! sauvez-vous ! Je ne les entendais point, les glaces étaient levées. Je lisais un livre, ayant mes lunettes sur le nez, mon crayon en main, et mes jambes dans un sac de peau d’ours : tel à peu près était Archimède, quand il périt à la prise de Syracuse. La comparaison est vaine, mais l’accident était affreux. »


Et il entre dans le détail de l’accident : une roue de moulin qui se met tout à coup à tourner au bord d’un pont sans garde-fous, un des chevaux de côté qui s’effraie, qui se précipite, et le reste. — Jusqu’à la fin, malgré ses tristesses intérieures, et quoique son cœur fût resté toujours malade depuis la perte qu’il avait faite de son élève chéri, Fénelon savait sourire, et sans trop d’effort. Il a cette gaieté légère qui n’est ni une dissipation ni un mensonge, et qui, chez lui, n’est que le mouvement naturel d’une âme chaste, égale, tempérante ; il a cette joie dont il a dit si bien que « la frugalité, la santé et l’innocence en sont les vraies sources. » Dans sa dernière lettre du 1er  décembre 1714. (c’est-à-dire un mois avant de tomber malade de sa maladie finale), il plaisantait encore Destouches sur les jolis repas auxquels le chevalier s’adonnait, au risque de s’en repentir : « C’est à Cambrai, dit-il, qu’on est sobre, sain, léger, content et gai avec règle. » Le ton général de ces lettres aimables est marqué dans ces paroles mêmes. En lisant cette correspondance familière, je retrouve, comme dans tout Fénelon, quelque chose de gai, de court, de vif, de lent, d’aisé, d’insinuant et d’enchanteur.

Parmi les plaisanteries qu’on y rencontre, il en est quelques-unes qui ont trait à la querelle des Anciens et des Modernes, laquelle était alors flagrante au sein de l’Académie et qui se rallumait de plus belle, précisément quand la paix se signait en Europe. La Motte, ami du chevalier Destouches, venait de traduire, de travestir l’Iliade d’Homère, et il l’envoyait à Fénelon, en lui demandant son avis. Fénelon ici fut un peu faible. Invoqué pour juge et pour arbitre des deux parts, il éluda. Il pensait qu’en ces matières qui n’intéressent point le salut de l’État, On peut être plus coulant que dans d’autres, et incliner vers la politesse. Il répondit à La Motte par des compliments et des louanges, sans vouloir se prononcer sur le fond ; il s’en tira par un vers de Virgile, qui laisse la victoire indécise entre deux bergers : Et vitula tu dignus, et hic… La victoire indécise entre La Motte et Homère ! Et c’est Fénelon, le traducteur, le continuateur de l’Odyssée, le père du Télémaque, qui parle ainsi ! Est-il bien possible de pousser à ce point la tolérance ? Évidemment Fénelon n’avait pas cette irritabilité de bon sens et de raison qui fait dire Non avec véhémence, cette faculté droite et prompte, même un peu brusque, que Despréaux portait en littérature, et Bossuet en théologie. Nous retrouvons encore ici un côté faible.

À chacun sa gloire et ses ombres. On peut prendre Fénelon en défaut sur quelques points. Bossuet, en théologie, l’a poussé rudement. Je le trouve également réfuté, gourmandé avec force, à propos de ses Dialogues sur l’Éloquence et de quelques assertions hasardées sur les orateurs anciens, par un homme instruit, un esprit rigoureux et nullement méprisable, également adversaire de Rollin, Gibert. Mais qu’importent aujourd’hui quelques inexactitudes ? Fénelon a eu l’esprit de piété, et il a eu l’esprit de l’antiquité. Il unit en lui ces deux esprits, ou plutôt il les possède et les contient chacun dans sa sphère, sans combat, sans lutte, sans les mettre aux prises, sans que rien vienne avertir du désaccord, et c’est un grand charme. Pour lui, le combat du Christianisme et de la Grèce n’existe pas, et Télémaque est le monument unique de cette heureuse et presque impossible harmonie.

Le Télémaque (comment n’en pas dire un mot en parlant de Fénelon ?) n’est pas de l’antique pur. De l’antique pur aujourd’hui serait plus ou moins du calqué et du pastiche. Nous avons eu, depuis lors, de frappants modèles de cet antique étudié et refait avec passion et avec science. Le Télémaque est autre chose, quelque chose de bien plus naïf et de plus original dans son imitation même. C’est de l’antique ressaisi naturellement et sans effort par un génie moderne, par un cœur chrétien, qui, nourri de la parole homérique, s’en ressouvient en liberté et y puise comme à la source ; mais il la refait et la transforme insensiblement, à mesure qu’il s’en ressouvient. Cette beauté ainsi détournée, adoucie et non altérée, coule chez Fénelon à plein canal, et déborde comme une fontaine abondante et facile, une fontaine toujours sacrée, qui s’accommode à sa nouvelle pente et à ses nouvelles rives. Pour apprécier comme il convient le Télémaque, il n’est que de faire une chose ; oubliez, si vous le pouvez, que vous l’avez trop lu dans votre enfance. J’ai eu l’an dernier ce bonheur ; j’avais comme oublié le Télémaque, et j’ai pu le relire avec la fraîcheur d’une nouveauté.

Littérairement, on a beaucoup loué et cherché à définir Fénelon, mais nulle part, selon moi, avec une sensibilité d’expression plus heureuse et une plus touchante ressemblance que dans le passage suivant, où il s’agit autant de son style que de sa personne : « Ce qu’il faisait éprouver n’était pas des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables : il y avait dans son discours je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces qu’aucune expression ne peut rendre. » C’est Chactas qui dit cela dans les Natchez. Il est assez singulier qu’une telle parole se rencontre dans la bouche du Sauvage américain, mais elle n’en est pas moins belle et parfaite, et digne qu’on l’inscrive à la suite des pages de Fénelon.