Causeries du lundi/Tome III/Œuvres de Mme de Genlis

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C.-A. Sainte-Beuve ()
Causeries du lundiGarnier frères, libraires-éditeursTome troisième (p. 19-37).
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Lundi 14 octobre 1850.


ŒUVRES
DE
MADAME DE GENLIS.


(Collection Didier.)


Mme de Genlis, parmi les noms vieillis, est un des noms les plus cités, les plus familiers à l’oreille, et l’un de ceux qui laissent, ce me semble, l’idée la moins nette dans l’esprit des générations nouvelles. Sa réputation a gardé quelque chose d’équivoque et de mal défini. La diversité de ses ouvrages et de sa conduite, la politique où elle a trempé, les satires, les accusations perfides qui l’ont poursuivie et qu’elle s’est peut-être plus d’une fois permises à son tour, n’ont pas contribué, même de son vivant, à lui donner une physionomie bien distincte pour ceux qui ne la voyaient pas de très-près. Aujourd’hui qu’à distance il est permis de dégager, d’accuser les traits plus vivement et même crûment, j’essaierai de rendre l’impression que j’ai reçue en repassant les principaux écrits de cette femme-auteur, car il faudrait être bien osé pour prétendre les avoir tous lus.

Une femme-auteur, c’est en effet ce que Mme de Genlis était avant toute chose, et la nature semblait l’avoir créée telle, comme si c’était là désormais une des fonctions essentielles de la civilisation et de la vie : Mme de Genlis aurait certainement inventé l’écritoire, si l’invention n’avait pas eu lieu auparavant. Mais, en étant femme-auteur comme tant d’autres et plus que toute autre, elle eut sa manière de l’être, qui la caractérise. Agréable et brillante dans sa jeunesse, elle ne se bornait pas à un seul goût, à un seul talent ; elle les briguait tous et en possédait réellement quelques-uns. Tous ces goûts, tous ces talents divers, tous ces arts d’agrément, tous ces métiers (car elle n’omettait pas même les métiers), faisaient d’elle une Encyclopédie vivante qui se piquait d’être la rivale et l’antagoniste de l’autre Encyclopédie ; mais ce qui donnait l’âme et le mouvement à cette multitude d’emplois, c’était une vocation qui les embrassait, les ordonnait et les appliquait dans un certain sens déterminé. Mme de Genlis était quelque chose de plus encore qu’une femme-auteur, elle était une femme enseignante ; elle était née avec le signe au front. Le bon Dieu a dit aux uns : Chante ; aux autres : Prêche. À elle, il lui avait dit : « Professe et enseigne. » Jamais le mot de l’Apôtre ne reçut un démenti plus formel : « Docere autem mulieri non permitto. — Je ne permets point à la femme d’enseigner, » disait saint Paul à Timothée. Mme de Genlis n’était point libre d’obéir à ce précepte quand elle l’aurait voulu, tant sa vocation de bonne heure fut puissante et irrésistible. Elle manifesta dès l’enfance l’instinct et l’enthousiasme de la pédagogie, à prendre ce mot dans le meilleur sens. Il lui avait été ordonné, en naissant, d’être le plus gracieux et le plus galant des pédagogues.

On en a la preuve en parcourant ses volumineux Mémoires, dans lesquels, en voulant dissimuler sans doute et atténuer bien des choses, elle en a montré beaucoup d’autres. Que nous importe après tout telle ou telle circonstance de sa vie, si les traits du caractère se dénoncent ? — Mme de Genlis (Mlle Félicité Du Crest de Saint-Aubin), née le 25 janvier 1746, d’une famille noble de Bourgogne, passa ses premières années un peu à Paris, le plus souvent en province. Reçue à six ans chanoinesse au Chapitre noble d’Alix près de Lyon, on l’appelait Mme la comtesse de Lancy, du nom de la ville de Bourbon-Lancy dont son père était seigneur. Élevée au château de Saint-Aubin, sous l’aile de sa mère, avec une gouvernante bonne musicienne, elle commença par lire Clélie et des pièces de théâtre. Dès qu’elle sut quelque chose, son premier besoin fut de l’enseigner et de se faire maîtresse d’école ; elle prenait ses écoliers où elle pouvait. Dès l’âge de sept ans, ayant avisé, d’une terrasse voisine de sa chambre, de petits paysans qui venaient couper des joncs près d’un étang, elle imagina de leur donner des leçons et de leur enseigner ce qu’elle savait, le Catéchisme, quelques vers des mauvaises tragédies d’une Mlle Barbier, et de la musique. Du haut de sa terrasse comme d’un balcon, elle leur donnait ses leçons le plus gravement du monde. Telle elle sera jusqu’à la fin de ses jours, ayant sans cesse le besoin d’avoir quelqu’un à régenter, à documenter près d’elle, — de petits paysans, faute de mieux, ou bien encore la fille d’une laitière. À celle-ci, une enfant de dix ans, elle voudra un jour apprendre la harpe ; mais la harpe est trop lourde, et, au bout de six mois, la maîtresse s’aperçoit que l’enfant devient bossue ; ce que voyant, elle lui redresse la taille moyennant un corps baleiné et une plaque de plomb qu’on fait venir de Paris. Ainsi, à défaut de la harpe, Mme de Genlis, en ce cas, fait de l’orthopédie : que lui importe, pourvu qu’elle morigène et qu’elle redresse, qu’elle fasse acte d’enseignement ? Elle tire parti de tout à cette fin. Ainsi plus tard, en écrivant, elle ne perdra aucune occasion de placer un précepte, une recette, soit de morale, soit de médecine.

Une telle vocation semblerait indiquer des goûts austères ; mais ici cette vocation sait très-bien se combiner avec des goûts romanesques, et c’est un trait encore et des plus essentiels dans le caractère de Mme de Genlis. Cette enfant, qui a commencé par lire Clélie, et qui s’en souviendra toujours, joue la comédie dès ses premières années, et tout désormais dans son imagination, même l’enseignement, prendra volontiers cette forme de comédie et de théâtre. La mère de Mme de Genlis, qui faisait tant bien que mal des vers (toute cette famille avait pour premier don la facilité), avait composé un opéra-comique qu’on joua à Saint-Aubin, et dans lequel la jeune comtesse de Lancy (la future Genlis) eut le rôle de l’Amour :

« Je n’oublierai jamais, dit-elle, que dans le Prologue mon habit d’Amour était couleur de rose, recouvert de dentelle de point parsemée de petites fleurs artificielles de toutes couleurs ; il ne me venait que jusqu’aux genoux ; j’avais des petites bottines couleur de paille et argent, mes longs cheveux abattus et des ailes bleues. »

Elle joua si bien, elle réussit tant, qu’on lui laissa pendant des mois ce costume d’Amour. C’est dans cet attirail (arc, carquois, ailes) qu’elle allait se promener dans la campagne. Le dimanche seulement, pour aller à l’église, on lui retirait les ailes. Ainsi elle était dans le factice et le faux les jours ouvrables comme les dimanches. Elle s’y accoutuma dès lors à romancer toute chose et à n’aller au vrai de rien. Plus tard, ayant joué un rôle d’homme dans un drame de La Chaussée, elle quitta l’habit d’Amour, mais parce qu’on lui fit faire un charmant habit d’homme qu’elle ne quitta plus qu’à son départ de la Bourgogne. On voit qu’elle ne sortait d’un déguisement que pour entrer dans un autre, et que la nature en elle était toujours masquée et travestie. Ces impressions premières laissèrent de longues traces dans une imagination qui n’avait pas assez d’originalité et de vigueur propre pour les repousser et s’en guérir ; elles passèrent jusqu’à un certain point dans ses systèmes d’éducation, qui se présentèrent toujours le plus volontiers avec un mélange de travestissement et de théâtre. Dans sa vieillesse, la complaisance même avec laquelle elle se mit à raconter et à décrire toutes ces puérilités romanesques, en ayant l’air d’en sourire, prouve au contraire qu’elle n’en fut jamais corrigée.

Grâce à Dieu, nous n’écrivons point sa vie ; ce serait une tâche trop délicate, trop périlleuse. Venue à Paris pour s’y fixer, vers l’âge de douze ou treize ans ( 1758), à la suite d’un revers de fortune, elle y débuta sur le pied d’un petit prodige et d’une rare virtuose : musette, clavecin, viole, mandoline, guitare, elle jouait de tout à merveille, mais la harpe était de préférence son instrument. La méthode d’en jouer était encore dans l’enfance : Mme de Genlis, avec sa facilité et son adresse naturelle, en réforma et en perfectionna le doigté. On la voit dès lors douée de cette activité méthodique qui ne laisse échapper aucune parcelle du temps sans lui demander tribut, et qui met tout à profit pour l’étude, pour l’acquisition et la superficie d’étendue des connaissances. Ouvrages de main, ouvrages d’esprit, récitation par cœur de vers et de prose, enregistrement de chaque anecdote, de chaque aventure de société, dont elle fera bientôt quelque comédie ou quelque nouvelle, et avec cela sept ou huit heures de harpe par jour, elle suffit à tout, et encore à plaire, à charmer les sociétés qui l’admirent. Quelque opinion qu’on puisse garder d’elle en définitive, on conviendra qu’à cet âge elle dut être une enfant séduisante : les défauts ne se marquent comme tels que plus tard, la jeunesse couvre tout, et, puisque avec Mme de Genlis nous sommes à moitié dans la mythologie, je dirai : La jeunesse prête à nos défauts des ailes qui les empêchent de se faire trop sentir et de peser.

Elle épouse le comte de Genlis, qui fut depuis le Sillery mort avec les Girondins sur l’échafaud, et qui paraît avoir été un homme d’esprit et aimable. Le mariage n’interrompt point les études de Mme de Genlis ; il ne fait que les étendre et les varier. Au château de Genlis, où elle passe une saison, elle trouve le temps de jouer la comédie toujours, de faire de la musique, d’écrire un Journal de tout ce qui se voit ou se dit au château, de lire Pascal, Corneille et Mme de Sévigné, de repasser avec un chirurgien de l’endroit son ostéologie (elle savait déjà l’ostéologie), d’apprendre de plus à saigner. Elle pratique dans le village la médecine du peuple, le livre de Tissot à la main, et elle a dans l’autre main une lancette pour saigner tout paysan qui se présente : comme elle leur donnait trente sous après chaque saignée, il s’en présentait beaucoup. Tant de soins multipliés sont loin de l’absorber tout entière : elle monte encore à cheval avec un officier de fortune qui se trouve dans le voisinage, et devient très-habile en équitation ; elle fait de longues chasses au sanglier et court plus d’un hasard. On croira que j& me moque, mais laissons-la parler elle-même ; on n’est jamais mieux peint que par soi, du moment qu’on parle et qu’on écrit beaucoup :

« Cette nouvelle passion, dit-elle de son goût pour les exercices de cheval ; ne me fit négliger ni la musique, ni l’étude. M. de Sauvigny [littérateur d’alors spirituel et pas trop médiocre) me guidait dans mes lectures : je faisais des extraits ; j’avais trouvé dans les offices un grand in-folio destiné à écrire les comptes de la cuisine ; je m’en étais emparée, et j’écrivis dans ce livre un journal très-détaillé de mes occupations et de mes réflexions, avec l’intention de le donner à ma mère quand il serait rempli. J’y écrivais tous les jours quelques lignes, et quelquefois des pages entières. Ne négligeant aucun genre d’instruction, je tâchais de me mettre au fait des travaux champêtres et de ceux du jardinage ; j’allais voir faire le cidre ; j’allais aussi visiter tous les ouvriers du village lorsqu’ils travaillaient, le menuisier, le tisserand, le vannier, etc. J’apprenais à jouer au billard et quelques jeux de cartes, le piquet, le reversi, etc. M. de Genlis dessinait parfaitement à la plume la figure et le paysage ; je commençai à dessiner et à peindre des fleurs. J’écrivais beaucoup de lettres : tous les jours à ma mère, trois fois la semaine à Mme de Montesson, quelquefois à M^s de Bellevau, et assez souvent à Mme de Baliucour. Eu outre, j’avais un commerce de lettres très-suivi avec une dame que j’avais vue à…, etc., etc. »

Ouf ! je m’arrête ; on voit que je n’exagère rien : on n a jamais été plus décidément ècriveuse que Mme de Genlis ; elle offre le type de la race, mais sans rien d’exclusif ; l’écritoire n’est qu’un de ses instruments. Elle sait tout faire et comment tout se fait, elle s’entend au cidre comme à la harpe. Elle veut être propre à tout et qu’on puisse dire d’elle comme de Gil Blas:« Vous avez l’outil universel. » Jamais on n’a eu à un moindre degré cette pudeur sur la science que Fénelon recommande aux femmes et qu’il leur voudrait vive et délicate, presque à l’égal des autres pudeurs. Mais tout ce qu’elle apprenait là en ce moment, remarquez-le bien, elle le rendra tout à l’heure à d’autres; car, si elle a la passion d’apprendre, elle a surtout la verve d’enseigner.

A propos de cette manie encyclopédique qui la posséda de tout temps et qui ne fit que s’accroître avec les années, un de ses spirituels amis disait : « Elle se réserve de refaire l’Encyclopédie dans sa vieillesse. »

En attendant, jeune mariée et à peine enceinte, vite elle écrivait un livre intitulé Réflexions d’une Mère de vingt ans, quoiqu’elle n’en eût que dix-neuf. Le manuscrit, s’est perdu ; mais ce qu’elle ne perdit jamais, c’est l’habitude de traduire en livre, en roman, en leçon, tout ce qui s’offrait à elle. Tout lui était matière à écrire et à faire un traité.

De la grâce, de l’élégance dans la forme, une grande affabilité sociale, le discernement mondain des caractères et le talent de s’y insinuer, une teinte universelle de sentiment qui colorait et dissimulait la pédanterie, c’étaient là ses charmes dans la jeunesse. Quand elle fut entrée au Palais-Royal comme l’une des dames de la duchesse de Chartres (mère de Louis-Philippe), elle y réussit beaucoup, y excita de l’admiration et de l’envie, et y devint une manière de centre. Elle se trouva bientôt liée avec la jeune et facile princesse par une véritable amitié, et il fut décidé entre elles qu’elle deviendrait la gouvernante de ses filles, et (contre l’usage) leur gouvernante dès le berceau. Après quelques années passées au Palais-Royal, Mme de Genlis, âgée de trente et un ans (1777), fît donc sa retraite avec une sorte d’éclat ; elle quitta solennellement le rouge (ce qui était un grand signe alors), et elle alla habiter au couvent de Belle-Chasse un petit pavillon qu’elle s’était fait bâtir et où elle s’installa avec ses élèves. Mais sa condition ne fut tout à fait complète que lorsque quelque temps après (1781) le duc de Chartres, qui n’était pas moins sous le charme, lui eut conféré les fonctions et le titre de gouverneur de ses fils. Ce fut un grand moment dans la vie de Mme de Genlis : « Je vis, dit-elle, la possibilité d une chose extraordinaire et glorieuse, et je désirai qu’elle pût avoir lieu. » On reconnaît à cette exclamation la romancière jusque dans la joie du gouverneur. Mme de Genlis avait trouvé son idéal. Elle était enfin arrivée au comble de ses vœux, et elle allait nager dans la plénitude de sa vocation. Elle allait pouvoir élever comme elle l’entendait, non-seulement de jeunes filles, mais de jeunes hommes et des princes, dont l’un est devenu roi. C’est ici qu’il est véritablement curieux de l’observer, et qu’il convient de lui rendre la justice qui lui est due.

On serait pourtant trop incomplet à ce sujet, si l’on ne disait quelque chose des épigrammes qui commencèrent dès lors à l’assaillir. La plupart sont de nature à ne pouvoir être reproduites, mais il en est qu’il n’est pas interdit de rappeler. Imaginez qu’à cette époque, et par une sorte d’attrait qui rapprochait la fleur des pédants de la fleur des pédantes, La Harpe devint amoureux d’elle : c’est à croire à l’influence des étoiles. Mme de Genlis nous assure que le petit homme voulut être entreprenant, mais qu’elle sut le remettre à sa place : ce sont de ces choses qu’il faut toujours croire des femmes, même quand elles ne le disent pas, à plus forte raison quand elles le disent. Pourtant La Harpe le critique était bel et bien amoureux. Dans sa Correspondance d’alors il parle de Mme de Genlis comme de « la femme de Paris qui a peut-être le plus d’esprit. » Il n’a pas assez de louanges pour célébrer les petites pièces du Théâtre de Société ou d’Éducation que Mme de Genlis composait à cette époque et faisait jouer à ses propres filles : c’étaient de petites comédies morales où il n’entrait jamais ni rôle d’homme, ni intrigue d’amour. La Harpe, à qui la prose ne suffisait plus pour exhaler son enthousiasme, s’écriait en vers :

Ton art, belle Genlis, l’emportant sur le nôtre. Ne fait parler qu’un sexe et charme l’un et l’autre. Quel ensemble enchanteur ! quel spectacle charmant 1 Mon cœur est encor plein du plus pur sentiment. Digne mère, jouis, jouis de ces délices.

Ton âme et tes talents, voilà tes justes droits ! Dans toi seule aujourd’hui l’on adore à la fois L’auteur, l’ouvrage et les actrices !

Voilà pourtant jusqu’où la passion entraînait le critique en titre, l’homme de goût de ce temps-là. Les railleurs, les ennemis du critique (et il n’en manquait pas), les envieux du bel-esprit gouverneur, s’égayaient là-dessus, comme bien l’on pense ; les couplets ne tarissaient pas, et ce nom de La Harpe, qui faisait un singulier à-propos au talent célèbre de Mme de Genlis sur la harpe, prêtait, à toutes sortes de calembours.

La Harpe, au reste, paya cher cette courte faveur ; il se brouilla avec Mme de Genlis, qui le mit, sous le nom de Damoville, dans un conte satirique où elle s’attaquait à tous les littérateurs philosophes du temps, et où elle se vengeait de l’Académie qui n’avait pas couronné l’un de ses ouvrages : c’était assez son habitude de traduire ainsi les gens dans ses livres quand elle se brouillait avec eux.

Un jour Mme de Genlis assistait avec ses élèves, au Théâtre-Français, à une représentation des Femmes savantes. En entendant ces deux vers :

Elles veulent écrire et devenir auteurs…, Et céans, beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde,

tout le public, dit-on, se prit à applaudir en la regardant.

Revenons au sérieux, et en présence de cette multitude d’œuvres, de traités, de romans, qui ne feraient pas moins de. cent volumes, tâchons de dégager notre point de vue et de le simplifier. On peut distinguer en Mme de Genlis écrivain quatre époques, car elle vécut quatre-vingt-quatre ans, et ne mourut qu’à la fin d’octobre 1830, assez tard pour avoit vu son élève Louis-Philippe devenu roi.

1° Sa première littérature, ses ouvrages publiés sous Louis XVI, avant 89, ont tous un rapport direct à réducatioii : le Théâtre d’Éducation proprement dit (1779) ; Adèle et Théodore (1782) ; les Veillées du Château (178’0, etc., etc. Ces ouvrages, remarquables par un intérêt facile, de fines observations et des portraits de société, un style coulant et clair, et de justes prescriptions de détail, sont tous plus ou moins gâtés par du romanesque, de la sensiblerie factice, de l’appareil théâtral ; et, sous leur première forme, ils ont fait leur temps. On ne peut désormais les réintroduire dans l’enseignement que moyennant révision et correction.

2° Mme de Genlis, quand la Révolution de 89 eut éclaté, ne s’y montra point d’abord contraire ; elle suivit ou peut-être même excita alors les ambitions du duc d’Orléans, et se brouilla ouvertement avec la duchesse. Elle publia dans le sens constitutionnel des Conseils sur l’éducation du Dauphin, et ne craignit pas de livrer à l’impression, sous le titre de Leçons d’une Gouvernante (1791), une partie des Journaux confidentiels qui se rapportaient à l’éducation des enfants d’Orléans, en assaisonnant le tout de réflexions patriotiques à l’ordre du jour. Je reviendrai tout à l’heure sur ces Leçons, où se trouve consignée au naturel toute l’enfance et l’adolescence du roi Louis-Philippe et de sa sœur.

3° Après sa sortie de France et ses voyages à l’étranger, Mme de Genlis, rentrée à l’époque du Consulat, publia, de 1802 à 1813, quelques ouvrages qui tiennent à sa veine sentimentale et romanesque plus qu’à sa veine pédagogique, et dont quelques-uns ont obtenu un vrai succès : les Souvenirs de Félicie, première esquisse agréable, qu’elle a délayée depuis dans ses intarissables Mémoires ; une nouvelle qui passe pour son chef-d’œuvre, Mademoiselle de Clermont, et quelques romans historiques, la Duchesse de La Vallière, Madame de Maintenon, Mademoiselle de La Fayette : ce fut son meilleur moment.

4° Enfin, sous la Restauration, Mme de Genlis ne discontinua pas d’écrire ; mais ses écrits d’alors, productions trop faciles d’une plume qui ne s’était jamais contenue, et qui s’abandonnait plus que jamais à ses redites, reproduisent, en les exagérant, tous les défauts de son esprit et de sa manière. L’élégance commune de la forme n’y dérobe plus l’insipidité du fond, et quelques observations fines y surnagent à peine dans des flots de paroles. Ajoutez qu’elle y devient de plus en plus une Mère de l’Église, et qu’elle s’y pose en adversaire à mort de Voltaire.

Pour rester juste envers Mme de Genlis, il convient de se borner et de ne la prendre que sur ses œuvres principales. Je dirai donc quelque chose de l’éducation de Louis-Philippe et de la nouvelle de Mademoiselle de Clermont, c’est-à-dire de ce que Mme de Genlis a fait de mieux comme page d’histoire et comme page de roman.

La manière dont elle conçut et dirigea, dès le premier jour, l’éducation des enfants d’Orléans, est extrêmement remarquable, et dénote chez l’institutrice un sens de la réalité plus pratique que ses livres seuls ne sembleraient l’indiquer. Elle les mit sans tarder aux langues vivantes, aux connaissances usuelles, aux choses du corps et de l’esprit, menant le tout concurremnent. Par exemple, l’été à Saint-Leu, chacun de ses élèves avait un petit jardin, qu’ils cultivaient eux-mêmes, et le jardinier qui les dirigeait ne leur parlait qu’allemand. Mais si l’on jardinait en allemand, on dînait en anglais, on soupait en italien ; le français se parlait bien assez dans les intervalles. À la promenade, un pharmacien botaniste suivait les jeunes princes pour leur apprendre les plantes. Un Polonais, dessinateur habile, avait peint pour eux l’Histoire sainte, l’Histoire ancienne, celle de la Chine et du Japon : tous ces tableaux d’histoire composaient une lanterne magique amusante autant qu’instructive. Ne pouvant se priver de son goût pour le théâtre, elle imagina de mettre en action et de leur faire jouer dans le jardin, où les décorations artificielles se combinaient avec la nature, les principales scènes de l’Histoire des Voyages de l’abbé Prévost, abrégée par La Harpe, et en général toutes sortes de sujets historiques ou mythologiques. Elle inventa également pour eux toute une série d’exercices gymnastiqiies alors inconnus : les exercices des poulies, des hottes, les lits de bois, les souliers de plomb ; elle put se féliciter plus tard à bon droit d’avoir appris à son principal élève a à se servir seul, à mépriser toute espèce de mollesse, à coucher habituellement sur un lit de bois, recouvert d’une simple natte de sparterie ; à braver le soleil, la pluie et le froid ; à s’accoutumer à la fatigue, en faisant journellement de violents exercices et quatre ou cinq lieues avec des semelles de plomb. » En un mot, dans toute cette partie de sa carrière, elle se montra ingénieuse, inventive, pleine de verve et d’à-propos : elle avait rencontré vraiment la plénitude de son emploi et de son génie.

Elle menait de front plusieurs élèves, M. de Valois (Louis-Philippe), ses frères, M. de Montpensier, M. de Beaujolais, et leur sœur (Madame Adélaïde) ; elle leur avait adjoint un neveu à elle, une nièce, sans compter cette fille adoptive , la célèbre et intéressante Paméla (ce nom romanesque était du choix de Mme de Genlis). Il est curieux de voir le jugement qu’elle porte de l’esprit du roi futur, alors âgé de huit ans, et qui resta entre ses mains jusqu’à dix-sept : « Il avait un bon sens naturel qui, dès les premiers jours, me frappa ; il aimait la raison comme tous les autres enfants aiment les contes frivoles. » Joignez à cela l’esprit d’ordre et une mémoire étonnante. Il ressort pourtant de ces notes du Journal d’éducation que M. de Montpensier avait plus de distinction naturelle, quelque chose de plus fin, et qu’il trouvait que son frère aîné prenait un peu trop rondement les choses ; il le lui exprima même plus d’une fois avec la familiarité d’un camarade et d’un frère. Pour faire un vrai portrait de Louis-Philippe, il faudrait le surprendre dès cette première éducation et dans l’extrait de Journal qu’on a publié de lui (1790-1791), et qui en est la suite naturelle. On l’y verrait déjà se dessiner tel qu’il se montra sur le trône. M. de Valois (comme on l’appelait alors) n’annonçait en rien la fleur des anciens Valois, cette distinction suprême dans le goût, qui n’est pas toujours en accord avec le bon sens et avec la science pratique de la vie. Il apprend tout, il retient tout, il raisonnera bien de tout ; mais il n’est pas de ceux qui sentiraient naturellement ni la musique, ni la poésie, m les beaux-arts fins, ni la fine littérature ; ce qui n’empêchera pas qu’il n’en ait assez vu, assez manié et assez pratiqué de bonne heure, par les soins de son gouverneur infatigable, pour avoir la certitude de s’y connaître. J’en ferais bien autant, aurait-il pu dire de presque chaque production de ce genre qu’on lui aurait offert à considérer. Elle lui avait fait apprendre, en effet, et manipuler dès l’enfance tant de choses diverses, qu’il n’était presque aucune branche des connaissances ni des arts sur laquelle il ne pût se croire du métier, de manière à en remontrer à chacun dans l’occasion : il le laissait peut-être trop voir étant roi.

Je n’ai le droit d’exprimer aucun jugement personnel sur un prince que la versatilité française est en train d’exalter et d’amplifier pour le moment, après l’avoir précipité ; seulement je sais qu’un jour, pendant cinq courtes minutes, trois académiciens étaient admis en sa présence, et qu’il trouva moyen de leur dire la date de la fondation de l’Académie de la Crusca, ce qu’aucun des trois ne savait ; et il n’était pas fâché de le dire. L’ancien élève de Mme de Genlis se retrouvait là.

Je touche ici à l’un des légers inconvénients de ce système d’éducation trop fournie et trop touffue. Un autre inconvénient encore, c’est de ne pas laisser aux jeunes esprits qui en sont le sujet un seul quart d’heure pour rêver, pour se développer en liberté, pour donner jour à une idée originale ou à une fleur naturelle qui voudrait naître.

Ajoutez un dernier inconvénient qui affecte l’ensemble de cette éducation tout à la moderne et sans contrepoids : le sentiment de l’antiquité, le génie moral et littéraire qui en fait l’honneur, l’idéal élevé qu’il suppose, y est tout à fait absent, et n’y semble même pas soupçonné. Oh ! qu’il n’en était pas ainsi de l’éducation à la Ponocrates, de l’éducation à la Rabelais (n’en déplaise à ceux qui s’en fâchent !) dont je parlais l’autre jour, et qui embrassait les deux termes de l’art et de l’admiration humaine !

Mais les avantages furent positifs et réels, et l’adversité ne tarda pas à les produire. On a pu faire bien des reproches à Mme de Genlis pour sa conduite dans la Révolution, pour les intrigues où elle trempa et qu’elle a vainement essayé de pallier dans des apologies infidèles ; mais ce qu’on ne saurait lui contester, c’est son amitié vive et, en quelque sorte, sa maternité pour ses élèves, pour Mademoiselle d’Orléans en particulier (Madame Adélaïde), qu’elle emmena avec elle en Suisse en 93, et dont elle ne se sépara qu’à la dernière extrémité. A cette époque, le jeune duc d’Orléans commençait à revenir de sa soumission absolue aux idées de son gouverneur. Son esprit sensé, livré à lui-même, s’émancipait aux lumières de l’expérience ; il jugea la femme habile et artificieuse qui avait été mêlée si avant aux malheurs de sa maison. De curieuses lettres de M™* de Flahaut, écrites de Bremgarten en Suisse (janvier et février 1795), nous attestent le vrai des sentiments du prince à cette époque et la vivacité soudaine de sa première réaction contre Mme de Genlis[1]. Ces irritations s’amortirent depuis. Pourtant l’empreinte d’une telle éducation survécut à tout ; et, en résumé, pour bien connaître Louis-Philippe homme dans les qualités constitutives de son esprit et de sa nature, il faut encore, je le répète, se reporter à l’origine et le prendre sous la tutelle prolongée de Mme de Genlis. Elle l’a nourri et formé à la lettre ; elle l’a bien jugé de bonne heure, et on retrouve dans ce premier jugement, on y devine toutes les qualités et les limites que la vie de ce prince a manifestées depuis. Il fut bien l’homme et le roi que nous annonçaient sa nature d’alors et cette éducation si particulière pour un prince.

En repassant les œuvres de Mme de Genlis, il me semble que Louis-Philippe est de son côté véritablement historique, le seul par lequel elle continuera de mériter quelque attention sérieuse. Quant à ses œuvres littéraires, j’en dirai quelques mots, bien qu’on ne sache trop aujourd’hui à quoi s’arrêter. Arrêtons-nous, pour abréger, sur son chef-d’œuvre.

Mademoiselle de Clermont, une très-courte nouvelle publiée en 1802, passe pour son chef-d’œuvre en effet : moi-même j’ai longtemps aimé à croire que c’en était un, mais je viens de la relire, et il m’est impossible de ne pas reconnaître que ce qu’il y a eu là-dedans d’agréable, de touchant et d’à demi bien, est désormais tout à fait passé. J’invite à regret ceux qui douteraient de la justesse de mon impression, à s’en assurer par eux-mêmes. La première page est heureuse ; elle débute par un mouvement vif, mais qui ne se soutient pas et qui tourne vite au commun, au faux sensible et au faux élégant. L’auteur se pique d’être vrai avant tout ; cette vérité n’est ici qu’une phrase sentimentale de plus. Mademoiselle de Clermont, une petite-fille du grand Condé, distingue et aime un simple gentilhomme, le duc de Melun, qu’elle finit par épouser secrètement ; comme princesse, elle doit faire les avances, et cette situation est assez bien dessinée. Pourtant, tout avertit qu’on est dans un monde imaginaire : ces personnages s’attendrissent pour rien ; leurs genoux fléchissent, ils soupirent, ils chancellent sans qu’il y ait de quoi ; l’émotion prodiguée n’est que dans les mots. Les termes de sentiment, de sensibilité, d’attendrissement, qui reviennent à chaque page, ne ressortent au fond ni des situations ni des cœurs. L’affaire du placet que Mademoiselle de Clermont oublie pour un bal et dont M. de Melun tire un si grand parti à titre de leçon, cette grosse affaire qui est comme le nœud de action, rentre tout à fait dans le genre de Bouilly ou de Berquin. La dernière scène qui s’annonçait bien, quand Mademoiselle de Clermont déclarait vouloir à tout prix pénétrer jusqu’à M. de Melun blessé et mourant, cette scène est manquée finalement, puisque la princesse se laisse détourner de sa pensée, et qu’elle ne revoit point celui qu’elle aime. Dans ce petit roman, comme dans tous ceux de l’auteur, le récit, qui coule partout avec facilité, ne se relève nulle part d’aucune vivacité d’expression. Les expressions qui ont quelque nouveauté et quelque fraîcheur sont très-rares chez Mme de Genlis, et on ne les l’encontrerait guère que dans quelques-uns de ses portraits de société, où elle est soutenue par la présence et la fidélité de ses souvenirs. On a dit très-justement de son style, comme on le disait d’une actrice qui jouait avec plus de sagesse que de mouvement : Elle est toujours bien, jamais mieux.

Il serait inutile d’appuyer sur un jugement qui est devenu peu à peu celui de tout le monde. Mme de Genlis tout à fait vieille, et telle qu’elle parut dans la société depuis sa rentrée en France, déployait de l’agrément et de l’amabilité, mais dans un cercle restreint. Son mouvement d’esprit n’avait pas faibli. Sa journée, invariablement réglée et remplie à tous les instante, commençait encore par quelques gammes sur la harpe, comme dans la jeunesse, et de là se distribuait en mille emplois avec une activité persistante. Elle avait conservé le besoin d’avoir des élèves, des protégés autour d’elle, des personnes dont elle s’engouait extrêmement : sa prévention en tout l’emportait sur son jugement et lui dictait sa façon de penser et de dire. Elle n’avait d’autre horizon qu’un horizon de société et de coterie. Très-avenante, très-séduisante quand elle le voulait, connaissant le fort et le faible d’un chacun, et habile à jeter ses filets sur vous, elle devenait froide et indifférente dès que vous ne répondiez pas sur le même ton à sa démonstration expansive. D’une grâce infinie quand elle goûtait les gens, elle allait jusqu’à être dure quand elle n’aimait pas. Sa conversation habituelle était des plus agréables, dit-on, sans grands traits et sans vifs éclairs, mais semée d’anecdotes amusantes, et d’un courant très-animé. En tout, ce qui lui manquait, c’était l’élévation dans l’âme et dans le talent, c’était la vérité et la nature ; d’ailleurs elle avait les finesses, les adresses et les grâces de la société.

On voit d’après cet ensemble qu’avec beaucoup d’esprit et de talent, elle n’était nullement une femme supérieure. Son originalité la plus réelle consistait en cette vocation et cette verve de pédagogie poussée jusqu’à la manie, qui lui valut tant d’épigrammes, mais qui du moins faisait qu’elle ne ressemblait à nulle autre. Chénier, dans sa jolie satire les Nouveaux Saints, a pu la railler sur cette disposition de maîtresse d’école, et la cribler de ses traits les plus perçants et les plus acérés :

J’arrive d’Altona pour vous apprendre à lire ;

et tout ce qui suit. C’est toutefois par ce côté uniquement que Mme de Genlis a chance de vivre. Le désaccord qu’on s’est plu à noter entre sa conduite et les principes affichés dans ses écrits ne fait que mieux ressortir peut-être ce que ce talent d’instituteur avait en elle de naturel, de primitif et, si j’ose dire, de sincère. Il y avait comme plusieurs personnes en Mme de Genlis ; mais, dès qu’elle tenait la plume, le ton de la personne intérieure et qui dominait toutes les autres, le ton du rôle principal prenait le dessus, et elle ne pouvait s’empêcher d’écrire ce qu’il faut toujours répéter de la religion, des principes et des mœurs quand on enseigne. Il en résulte que la pruderie, sous sa plume, était moins hypocrite qu’on ne le croirait. C’est ainsi que je l’explique. Le goût d’enseigner ne doit point se considérer chez elle comme un travers, c’était le fond même et la direction de sa nature. Il est dommage seulement que, femme d’esprit comme elle était, et femme à principes comme elle voulait être, elle n’ait pas su concilier cette vocation déclarée avec le tact des convenances, le sentiment du ridicule, et de plus avec la droiture et la simplicité des pensées. Vous voyez bien qu’en parlant d’elle je l’imite, et que je lui fais ma petite morale aussi, en finissant.

  1. Voir le Mémorial de Gouverneur Morris, traduit par M. Augustin Gandais (1842), au tome Ier, pages 449-456.