Causes de l’émigration des Bulgares

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ANDRINOPLE.Causes de l’émigration des Bulgares. – « … Des faits d’une grande importance ont lieu en ce moment dans ces contrées. À l’époque de l’entrée des armées russes en Bulgarie, les habitans chrétiens, n’imaginant pas que la paix dût succéder à l’invasion, se livrèrent vis-à-vis des Turcs à des excès qui furent d’abord considérés avec indifférence, mais ensuite réprimés par les chefs de l’armée russe. Aujourd’hui les Bulgares, malgré l’acte d’amnistie du Sultan et la loyauté avec laquelle il a été exécuté dans toutes ces provinces, ont depuis la paix commencé à émigrer, et la désertion est devenue à peu près générale. Trompés par des individus qui se proclamaient, à tort assurément, autorisés par le gouvernement russe et parcouraient les villes et bourgs, les principaux habitans ont quitté leurs maisons, leurs champs, leurs habitudes, et se sont rendus dans les provinces placées sous la domination ou la protection immédiate de l’empereur, dans l’espoir chimérique d’y être revêtus d’emplois suivant le rang des émigrés, et d’être exempts de tout impôt pour quinze ans. Car telles sont les fables dont on les a bercés, et le peuple suit peu à peu l’exemple que lui donnent ceux qu’il regarde comme ses chefs. Ici, à une autre époque, il a été délivré plus de mille passeports à des Grecs qui ont déclaré vouloir abandonner la ville, flattés par les mêmes hommes et par les mêmes espérances, auxquelles la folie ou la malveillance mêlaient un nom auguste. L’impulsion une fois donnée, chacun, après avoir pris ce qu’il avait de plus précieux, était accouru aux environs de Bourgas, afin de suivre l’armée ; d’autres sont déjà partis pour la Bessarabie, la Moldavie, la Valachie, de sorte que des bourgs et des villages entiers étant abandonnés avec les gros meubles, sont devenus la proie des gens sans aveu, qui, en attendant d’obéir eux-mêmes au mouvement général, se sont livrés au pillage et à tous les excès.

» Dès que la porte n’a pu continuer à voir ces désordres avec indifférence, il paraît qu’elle en a fait part à M. l’ambassadeur de Russie, et les officiers supérieurs de l’armée ont, dès ce moment, employé leur influence à dissuader les Grecs et les Bulgares, en désavouant formellement les promesses faites au peuple par des gens qui n’avaient pour cela aucune mission. L’affaire a paru assez sérieuse pour devenir l’objet de négociations entamées entre des agens des deux puissances. En attendant leur résultat, l’archevêque grec avait été chargé par le visir d’employer tous les moyens de persuasion pour arrêter l’émigration, contre laquelle le maréchal Diébitsch et tous ceux qui l’entourent se prononcent publiquement et avec énergie. Mais, sous prétexte de n’avoir rien pu gagner sur l’esprit de la multitude, et de la nécessité où le mettait ce mauvais succès de songer à sa sûreté, l’archevêque lui-même a émigré, et sa famille a quitté sans empêchement le territoire ottoman. Toutefois, comme résultat de sa mission, ce prélat a fait dire au visir que si la Porte voulait retenir les Bulgares, elle n’avait qu’à leur accorder :

1o Qu’aucun Turc ne pût être domicilié dans leurs bourgs et villages ;

2o Que l’ayan qui serait nommé pour juger leurs différends ne pût rien décider sans le concours de leurs primats ;

3o Et enfin qu’après la capitation et la dîme ils ne pussent être assujettis à aucune taxe, corvée ni imposition, et que ces nouvelles conditions fussent placées sous la garantie de la Russie.

» Pendant que ces scènes déplorables de fuite et de désordre se passaient dans la Bulgarie, les négociations continuaient dans la capitale. Il en est résulté qu’un consul général russe a été nommé à Silimnia, centre de la Bulgarie, pour recevoir les plaintes des Bulgares contre les autorités turques, et faire respecter les nouveaux priviléges qui leur seraient concédés. Ainsi ces priviléges seront donc, en définitive, placés sous la garantie de la Russie. On assure que des agens consulaires de cette puissance doivent être également nommés dans divers autres endroits.

» Quoi que puisse en penser l’opinion publique, il paraît certain que le cabinet russe, qui dans des circonstances récentes a fait preuve d’une grande loyauté, est demeuré étranger à ces mouvemens ; mais, par le fait, leur résultat est tout à son avantage : deux consuls russes sont au milieu des Balcans, investis de la protection des populations bulgares. En cas d’une nouvelle guerre, qu’heureusement on ne saurait prévoir, c’est un grand moyen de force ajouté à celle des armées.

» Le grand-visir revient de Constantinople ; on l’attend incessamment. On dit que l’unique but de son voyage était de faire connaître au sultan la véritable situation de son empire, et de lui soumettre les moyens propres à en empêcher l’entière décadence. Il a employé tout le temps qu’il a déjà passé ici à prendre une connaissance exacte de toutes les parties de l’administration ; il a comparé les livres des communautés avec ceux du Sandouck émini ; il a vu clairement toutes les malversations qui se commettaient, et jugé par lui-même de l’énormité des charges que les employés subalternes faisaient peser sur le peuple et sur les rayas depuis tant de temps ; enfin il s’est convaincu que la plus faible partie de revenus immenses parvenait seule dans les caisses du gouvernement, et après avoir reconnu l’existence de tous ces abus, il a formellement promis aux rayas qu’il allait travailler sans relâche à adoucir leur sort et qu’il espérait y réussir promptement. À présent on assure que le Grand-Seigneur lui a donné de pleins pouvoirs pour opérer une réforme générale : on a tout lieu d’espérer d’heureux résultats de cette mesure, car le grand-visir veut sincèrement le bien, et ses talens et la fermeté de son caractère lui permettent de l’opérer.[1].

Andrinople, 15 mai 1830.
A. B…


  1. Des nouvelles postérieures nous apprennent que l’émigration a totalement cessé, et déjà un assez grand nombre de familles qui avaient poussé jusqu’en Valachie, sont rentrées dans leurs foyers dont elles ont repris tranquillement possession. L’harmonie rétablie entre les habitans chrétiens et musulmans, et l’ordre qu’ont fait renaître les mesures prescrites par le sultan, présagent à ces provinces un avenir plus heureux. Le firman d’amnistie s’exécute partout et avec facilité.