Ce brigand d’amour !/I

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Librairie Nouvelle ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. vol. 40) (p. 1-8).

Ce Brigand d’Amour !




UN AMOUR AUX CHAMPS



L
L
E soir tombait.

Depuis près d’une heure le soleil avait disparu par delà l’horizon, derrière les grands chênes, et, tandis que la lumière s’éteignait peu à peu du côté de l’Orient, au couchant de larges raies rouge-feu barraient le ciel au-dessus des bois.

Au loin, dans les seigles fraîchement coupés, les grillons chantaient, unissant leur bruit monotone de crécelle aux derniers gazouillements des oiseaux.

L’ombre, descendant des collines prochaines, répandait sa fraîcheur autour de la ferme mal abritée tout le long du jour par quelques maigres ormeaux. Les garçons de labour, déjà rentrés, dételaient les charrues, rangeaient les socs contre le mur de l’étable où les bœufs, en s’ébrouant, faisaient sonner les chaînes de fer de leurs colliers sur l’anneau fixé aux mangeoires remplies de crêtes de millet. Les poules caquetaient encore en se tassant dans le poulailler et les pintades, perchées pour la nuit au sommet des ormeaux, finissaient leurs cris suraigus.

À côté du pigeonnier carré dressé près de la mare, en avant de la ferme, comme une sentinelle, se tenait une petite vieille, le visage ridé, vêtue d’un caraco boutonné sur une grossière chemise de toile bise et d’une courte jupe de futaine laissant à découvert le bas des jambes et les pieds nus. Elle se promenait, donnant par instant des marques d’impatience, les regards fixés vers le chemin creux qui mène aux abreuvoirs.

Bientôt, apporté par les souffles paisibles de la brise alanguie, lui arriva un écho lointain, bruit vague de clochettes et de chanson.

— Enfin, dit-elle, la voici qui rentre…

Mais, lorsque les sons se rapprochèrent, devenant plus distincts, sa lèvre se plissa soudain et une lueur de colère emplit ses yeux.

— La gueuse ! cria-t-elle, encore avec lui…

En effet, dominant le bêlement triste des brebis et le tintement grave de leurs sonnailles au battant de bois, une voix d’homme, mâle et forte, se faisait entendre, qui chantait en patois provençal la romance populaire de Félix Gras :

Guihèn de Cabestang
Amo dono gentiho :
Gentiho l’es bèn tant,
Qu’en touto la Castiho
     Jamai
S’éro vist talo flour de Mai…

Quelques minutes s’écoulèrent, au bout desquelles la voix éclata tout près comme une fanfare, lançant le dernier couplet :

Sias un traite marit
La dono alors s’escrido…


et derrière le troupeau apparut, au tournant du chemin, une superbe jeune fille, aux traits réguliers, brunie par le soleil, coiffée d’un foulard de coton à carreaux retenant avec peine une ample chevelure noire, et n’ayant pour tout vêtement, sur la rude chemise moulant un torse de Vénus rustique, qu’un épais cotillon de laine attaché sur ses hanches robustes. À côté d’elle, le bissac sur l’épaule et la hache à la ceinture, marchait un jeune homme, aux formes d’athlète, visibles malgré la coupe primitive de la blouse bleue et du pantalon de bure rapiécé aux genoux avec des carrés de velours noir.

À leur arrivée, la vieille ayant réfléchi se contint, pensant que les choses ne devaient pas être encore trop avancées, puisqu’ils marchaient ainsi sans embarras, plus occupés de chanter que de se parler d’amour. Elle répondit au « bonsoir » poli du jeune homme par un autre « bonsoir, Pierre ! » très sèchement articulé, et se contenta de gourmander la jeune fille à propos de son retard. Puis, sans mot dire, elle l’aida à enfermer le troupeau dans la bergerie, où les agneaux accueillaient par d’interminables cris la rentrée de leurs mères. Mais une fois chez elle, devant le père abruti qui, lassé d’attendre, s’était mis à manger la soupe au coin du feu, la vieille donna enfin libre cours à sa colère et Marion reçut une fière danse.

Tout estomaquée, la pauvrette ne fut pas longtemps à souper. Et comme les pleurs qu’elle laissait tomber dans son assiette et les sanglots qu’elle essayait en vain de comprimer agaçaient sa mère qui menaçait de la battre encore, elle eut vite fait de tout ranger dans la cuisine, et elle courut à sa chambre, afin de pouvoir pleurer à l’aise.

De son lit, elle entendait sa mère crier toujours et, la figure cachée dans les draps mouillés de ses larmes, elle se demandait quel mal elle avait commis en se laissant courtiser par ce beau gars de bûcheron qui la trouvait belle. Puisqu’il l’aimait vraiment d’amour et qu’elle-même l’aimait aussi ; puisque tous deux s’étaient promis de s’épouser au prochain automne, pourquoi lui défendait-on de le voir et de lui parler ? Que faisait-elle en cela autre chose que toutes les jeunes femmes qu’elle connaissait n’eussent fait librement, aux yeux de tous, avant leur mariage ? Elle se lamentait aussi, le cœur brisé à l’idée qu’on lui défendait cet attachement auquel elle s’était doucement habituée sans le croire à ce point profond. Quelque chose s’effondrait en elle, et il lui semblait qu’elle mourrait maintenant si on l’empêchait d’aimer son Pierre…

Puis, instinctivement, elle se reporta aux premiers jours ou leur commune passion avait commencé.

Elle revoyait la grande salle basse du régisseur où les gens de la ferme passaient les veillées auprès du foyer, l’hiver dernier ; elle se rappelait les longues et si belles histoires que Pierre y racontait, la voix claire et vibrante qu’il avait, lui si rude à l’ordinaire, pour chanter, dans la langue harmonique et sonore de son pays, la romance de Magali ; elle retrouvait l’émotion délicieuse des anciennes caresses, des pinçons, des bourrades câlines, des furtifs serrements de mains dans les coins, avec la peur d’être surpris ; elle se répétait les paroles prononcées par lui et qu’elle n’avait jamais oubliées depuis, le soir où il lui avait avoué son amour, là-bas, dans la grande bruyère où il coupait des fagots ; elle ressentait de nouveau l’ivresse inouïe du premier vrai baiser… Comme tout cela était loin désormais… Hélas ! c’était fini, bien fini… Ce n’était plus qu’un rêve ! Et elle se révoltait, cherchant à comprendre pourquoi on lui déchirait l’âme de la sorte.

Mais, en bas, dans la cuisine, il lui semblait que le père parlait à présent. Curieuse, elle se leva en chemise, pour écouter à travers la porte.

— J’voudrions ben savoir, disait-il, pourquoi q’tu te fâches si fort. C’est d’son âge, après tout, si elle s’a amouraché, c’te jeunesse ! Et puis elle n’a point trop mal choisi ; Pierre n’est point du pays, c’est vrai ! mais il est gaillard et solide à l’ouvrage.

— Tu peux point savoir, répondit la mère ; tout d’même j’ai mon idée, comm’ça, et si not’fille elle voulait s’laisser mener et n’point faire la dinde avec son grand benêt d’Pierre…

— Quelle idée qu’t’as donc ? fit le père.

— Écoute, reprit la femme devenant astucieusement tendre, t’est’il point avis qu’t’as assez trimé à piocher la terre et qu’si not’fille d’venait maîtresse d’la ferme tu s’rais ben aise d’te r’poser un brin à c’t’heure…

Et comme le vieux paysan faisait sans doute un geste de surprise :

— Laisse-moi t’dire, continua-t-elle ; j’suis point folle et c’que j’pense pourrait ben s’faire. Tu sais qu’not’maître est r’venu s’installer ici pour toujours après avoir cédé sa boutique d’la ville. D’puis son arrivée, j’m’ai aperçu qu’il faisait les yeux doux à la Marion. Elle est d’son goût à c’vieux polisson ; c’est facile à voir, à ses manières d’rôder autour. Ben sûr, il voudrait point l’épouser, pardine ! Mais si elle voulait fauter avec lui, y d’mand’rait pas mieux, le coquin de coq ; seul’ment si après ça la Marion d’venait grosse on pourrait facilement l’am’ner à la conduire chez m’sieu l’maire comme les parents de la Martine ont fait avec le gars d’leur fermier, pas vrai ? Et alors, tout l’argent d’not’maître, et la ferme, et tout, ça s’rait quasiment à nous et nous pourrions rester les mains sur l’ventre à nous gratter les pouces, hein ! qu’en dis-tu ?

— Hum ! c’est une idée çà ; faudra voir… répondit le père.

Et ils montèrent se coucher.

Plus morte que vive, Marion remonta vite au lit, où elle se roula dans ses draps, faisant semblant de dormir.

Enfin, elle connaissait le mot de cette énigme contre laquelle sa tête se brisait désespérément tout à l’heure… La seule pensée de ce marché honteux conclu dans l’esprit de ses parents cupides la secouait d’horreur. Non, c’était impossible ! Il ne s’accomplirait pas, cet odieux trafic ; elle irait se jeter, suppliante, aux pieds de son maître et le conjurerait de ne l’accepter point ; ou bien, elle se tuerait, tout simplement, sans rien dire ; elle se noierait dans les abreuvoirs ou dans la mare ; cela valait mieux que cette infamie…

La nuit entière se passa pour elle dans ses lugubres projets, une nuit lente qui semblait ne jamais devoir finir. Pourtant, au dehors, un coq se mit à chanter, annonçant l’aube prochaine, et elle reprit courage.

Plus calme, une pensée nouvelle lui vint, qui aurait dû être la première : avant de rien tenter, elle irait consulter Pierre, lui conter tout, et lui saurait peut-être la sauver. Une fois résolue ainsi, elle s’apaisa peu à peu, ses yeux se séchèrent, les sanglots achevèrent de lui soulever la poitrine, et elle s’endormit d’un sommeil de plomb.

Sur les six heures, sa mère la réveilla, la fit lever et, toutes deux, sans faire aucune allusion aux choses de la veille, allèrent distribuer le grain à la volaille et préparer la pâtée pour les porcs qui grondaient à l’envi dans leurs bauges. À huit heures, le père, sorti dès le point du jour pour labourer, rentra déjeuner avec elles et, le frugal repas terminé, comme le soleil déjà levé depuis longtemps avait séché les pâturages, Marion délivra le troupeau et partit avec lui.

Tant qu’elle fut en vue de la ferme, elle marcha droit devant elle dans la direction du grand pré ; mais au coin du petit bois, abritée par les chênes verts, elle fit un détour, traversa les bruyères, et prit le sentier du grand ravin où elle savait que Pierre émondait les branches basses des peupliers.

— Ohé ! Pierre !… cria-t-elle.

Mais celui-ci, qui l’avait entendue venir, s’avançait déjà au-devant d’elle. À sa vue, elle fut prise d’un tremblement.

— Oh ! Pierre, si tu savais… dit-elle.

Et elle fondit en larmes. Pierre, tout ému, la consola doucement. Alors, la tête baissée, comme si elle lui eût avoué un crime, elle lui dit tout.

— Malheur ! cria Pierre. Gare au premier qui te touche tant seulement du bout des doigts. Je le tue comme un chien !…

Et, les bras nus, la chemise ouverte laissant voir son buste nerveux et velu, il leva sa hache avec un geste si terrible que Marion recula épouvantée. Mais, laissant tomber l’outil redoutable à ses pieds, dans l’herbe, il tendit les mains vers la belle fille muette d’admiration pour ce gars décidé qui l’aimait jusqu’à ne pas reculer devant un forfait, s’il ne pouvait l’avoir qu’à ce prix.

Ils restèrent un moment enlacés, trop émus l’un et l’autre pour rien dire. Puis comme Marion demandait timidement ce qu’il fallait faire :

— Il y a peut-être bien un moyen ; mais je ne sais point si tu voudrais, lui dit-il tout bas à l’oreille… Pourtant, je crois que comme ça notre maître n’aurait plus envie de toi et que ta mère nous laisserait épouser… ça serait…

— Ça s’rait ? demanda-t-elle palpitante et prévoyant la réponse.

— Ça serait…

Il n’acheva pas ; mais il la pressa plus fort.

Elle rougit, hésitante, se défendant avec un regard qui acquiesçait, heureuse et craintive à la fois.

Enfin, Pierre l’embrassa sur ses lèvres rouges et fraîches. Elle lui rendit son baiser dans une étreinte, les yeux fermés, s’abandonnant…

Et, pour le bon motif, chastes comme deux épousés en la nuit des noces, ils fautèrent, couchés parmi les odorantes fougères, sous un berceau de noisetiers et de troënes blancs, aux rayons clairs du bon soleil, ayant pour épithalame le susurrement cristallin du ruisseau, la joyeuse chanson des piverts, des loriots et des mésanges.


FIFONE



E
E
LLE s’appelle Alphonsine ; mais un soir, tandis que dans une heure de délirante ivresse, où il s’amusait à faire subir à son nom les mille capricieuses transformations de la gamme inouïe et tendre des diminutifs, un de ses amoureux l’appelait Fifone, elle trouva que ce nouveau nom coquet, pimpant, mutin, lui seyait à ravir et voulut le garder.

Brune, avec de luxuriants cheveux aux frisons rebelles qui viennent rejoindre, en voilant son front, l’arc impérieux des sourcils sous lesquels brillent, d’une flamme ardente et claire, ses yeux de manola ; les lèvres si rouges que tout fard rendrait pâles, toujours entr’ouvertes dans un adorable sourire qui laisse voir comme autant de perles blanches ses dents d’un ivoire parfait, et lui dessine aux joues deux mignonnes fossettes, Fifone est la coqueluche des amateurs d’opérettes. Le théâtre des Folies-Galantes allait être fermé pour cause de faillite ; mais depuis qu’elle y joue, le public s’y porte en foule, tant elle a une inimitable manière de chanter les rouleaux grivois en les soulignant avec son gracieux accent tourangeau d’encore plus de sous-entendus piquants que Judie elle-même : aussi, le directeur, qui se voit obligé de refuser du monde tous les soirs, ne la céderait pas pour un empire.

Cette après-midi, en sortant de la répétition, elle est rentrée chez elle, accompagnée de sa petite amie Olivette, qui achève sa dernière année de Conservatoire et à qui elle a promis de la faire engager aux Folies-Galantes. Tentée par le beau temps, et voulant jouir des derniers rayons du soleil couchant, Fifone a renvoyé sa voiture. Toutes deux, pareilles à deux sœurs, sont revenues à pied, bras dessus, bras dessous le long des Champs-Élysées, jusqu’à la rue de Berri, goûtant le charme tranquille de la renaissance hâtive du printemps. Cependant, comme malgré leur lente et douce flânerie, le dîner n’est pas prêt encore à leur arrivée, elles sont allées dans le boudoir lilas et bleu de ciel, causer un peu en attendant.

— Si tu voulais être bien, bien gentille, dit Olivette, que le luxueux petit hôtel de la jeune diva émerveille, tu me montrerais tous tes bijoux, depuis les plus précieux jusqu’à ceux auxquels tu tiens le moins !

— Je veux bien, dit Fifone

Et elle va chercher ses écrins qu’elle ouvre et vide pêle-mêle sur les genoux d’Olivette. Celle-ci, éblouie, les pupilles dilatées à la vue de tant de merveilles, contemple, sans oser y toucher, le magnifique éclat des diamants et des perles fines, des améthystes et des rubis, des béryls et des chrysoprases, des coraux et des émeraudes, des chrysolithes et des topazes, des turquoises et des opales ; le précieux travail des montures d’or et la finesse des émaux ; et elle rêve qu’elle a devant ses yeux le fabuleux trésor du palais enchanté qui revient dans tous les contes de fées. Fifone, que sa surprise amuse, prend chaque joyau un à un pour les lui faire admirer en détail et la pare à la fois de toutes les bagues, de tous les colliers, de toutes les agrafes, de toutes les épingles, de tous les bracelets et de toutes les boucles d’oreille qu’elle pique sur son corsage comme autant de décorations. Puis, la menant devant une large glace de Venise, elle la laisse se regarder ainsi ; mais Olivette qui ne sait ce qu’elle aimerait le mieux parmi tant de splendeurs :

— Dis-moi, Fifone ? De tous tes bijoux, lequel préfères-tu ? Lequel t’est le plus cher ?

— Celui qui m’est le plus cher ? répond la belle actrice tout à coup devenue grave. Je ne te l’ai pas montré encore… Le voici ! ajouta-t-elle, en sortant d’un long coffret en bois de santal un éventail japonais de cinquante sous qu’elle ouvre sous le nez d’Olivette ahurie.

— Eh ! quoi… cet éventail ? Tu veux rire, sans doute…

— Lis, dit Fifone sans se départir de son air sérieux et montrant entre un vol de cigognes et une rangée de pivoines fleuries, écrits d’une écriture fine et serrée dans le pli des feuillures, les vers suivants :

L’éventail aux doigts, mieux qu’une Espagnole,
De ses amoureux Fifone rira,
Et d’une coquette et tendre torgnole,
S’ils osent oser, les repoussera.

Pareil au miroir où les alouettes,
De scintillements vont s’emplir les yeux,
L’éventail fera mille pirouettes,
Provoquant, alerte et capricieux.

Des amoureux pris à son gai manège,
Avec de charmants cliquetis vainqueurs,
L’éventail, au gré de ses doigts de neige,
Follement fera voltiger les cœurs.

Et c’est pour pouvoir entrer dans la danse
Que l’éventail est à Fifo donné,
En signe courtois d’humble dépendance,
Par un amoureux très passionné.

— Ces vers, reprit Fifone lorsque Olivette eut fini de lire, ont été écrits, comme te le prouve la signature, à l’époque où je débutais dans un beuglant du quartier latin, par le poète Louis Daster qui, alors, n’était pas célèbre et dont je fus aimée.

Tous mes nombreux et splendides bijoux sont des cadeaux de gens princièrement riches, parmi lesquels beaucoup m’ont baisé à peine le bout des doigts et de qui ma mémoire ne se souvient presque plus.

L’éventail me vient de Daster, de celui qui le premier a fait battre mon cœur et m’a possédée toute entière ; c’est la seule relique d’un amour qui ne peut plus renaître. Voilà pourquoi je le préfère à toutes ces pierreries banales… Si tu ne me crois pas, Olivette, toi, qui n’a pas aimé encore, tâche, pour ton premier amour, de rencontrer un jeune poète, tu verras l’exquise et la divine chose, et tu comprendras que je dis vrai !