Ce qu’était un roi de France/02

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Ce qu’était un roi de France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 668-696).
CE QU’ÉTAIT UN ROI DE FRANCE

II[1]
L’AUTORITÉ JUDICIAIRE DU ROI


III. — LA PAIX DU ROI

Nous touchons au principal attribut du monarque.

« Le Roi, écrit au XVIe siècle le vieux Bodin en son livre si justement renommé, le Roi traite ses sujets et leur distribue la justice comme un père fait à ses enfans. » Et telle est essentiellement sa fonction. Sur ce point les plus anciens théoriciens du droit monarchique et les historiens les plus récens sont tous d’accord. Nous lisons dans le coutumier de Reims : « Le Roi est juge, simplement, généralement, sans conteste, sans que les cas où sa juridiction s’exerce aient à être précisés, sans restriction. »

Et de quoi est faite cette justice ? Bodin vient de nous le dire. Elle est une émanation de l’autorité paternelle.

Les premiers rois, Hugue Capet, Robert le Pieux, Henri Ier, Philippe Ier, Louis le Gros, déclarent en termes précis que le Roi n’occupe le trône que pour rendre la justice : « Nous n’avons de raison d’être, dit Hugue Capet, que si nous rendons la justice à tous et par tous les moyens. »

Au début du Xe siècle, Abbon définit la personne royale. À quoi la reconnaît-on ? « À ce qu’elle est l’incarnation de la justice ? » Il déclare que le métier de roi consiste à remuer les affaires du royaume, « de crainte qu’il n’y reste caché quelque iniquité. » Fulbert de Chartres dit au XIe siècle : « Le Roi est le sommet de la justice. » Nous pourrions multiplier les citations. Aussi bien c’est en justicier que le roi de France apparaît dans toutes les chansons de geste.

Au milieu de ses sujets, le Roi était la source de la justice, toute justice émanait de lui.

Il ne pouvait en être autrement.

Au-dessus des mille et mille groupes locaux, familles, seigneuries, villes et communautés, qui se partageaient le royaume, le monarque était l’unique autorité commune, et susceptible par conséquent d’intervenir dans les différends qui venaient à se produire entre eux. Comme chacun de ces groupes vivait et s’administrait d’une manière indépendante, il ne restait au Roi d’autre fonction que de les faire s’accorder pour le bien général. « Dès que le Roi est couronné, écrit Abbon (Xe siècle), il réclame à tous ses sujets le serment de fidélité, de peur que la discorde ne se produise par quelque point du royaume. » Bodin dirait plus tard : « Le prince doit accorder ses sujets les uns aux autres et tous ensemble avec soi ; » résumant en deux lignes l’histoire de la fonction royale.

Dans le premier âge assurément, ce rôle de justicier ne fut pas celui d’une magistrature assise, on dirait plutôt d’une magistrature à cheval. La robe fourrée de vair est remplacée par la broigne de cuir plaquée de fer ou par le haubergeon à mailles d’acier, la main d’ivoire par la lance ou l’épée. On voit sans cesse le magistrat suprême sur les routes portant heaume lacé, gorgerin, cuissard et haubert. Durant bien des années, multipliant les plus laborieuses expéditions, les combats meurtriers, les rudes assauts donnés aux places fortes, le Magistrat a dû lutter sans trêve pour imposer son autorité, avant que celle-ci ne pût prévaloir dans l’ensemble du pays.

Car il ne faudrait pas que le tableau tracé précédemment, où l’on a vu l’extension progressive de l’action exercée par la maison royale, — qui en arriva « au long aller, » comme dit Duchesne, à comprendre le pays tout entier dans le développement de ses traditions familiales et de ses usages domestiques, — fît illusion sur les conditions où cette autorité patronale avait grandi et s’était d’âge en âge fortifiée.

Nous avons montré précédemment l’anarchie des VIIIe et IXe siècles, au milieu de laquelle s’étaient organisés, en si dur labeur, les élémens d’une société nouvelle. Cette société s’organisa et les invasions barbares cessèrent de déferler en flots tumultueux, soit que les barbares fussent retournés dans leurs pays d’origine, soit qu’ils se fussent fixés sur le sol gaulois : mais, après que la société féodale se fut constituée en une infinité de groupes locaux, dont chacun s’était agrégé autour d’un chef de famille, d’autres désordres devaient se produire sur les points les plus divers, car ces innombrables groupes féodaux ne tarderaient pas à entrer en lutte les uns contre les autres : entreprises, représailles, vengeances et revanches, prises et rescousses. Ce n’est plus l’anarchie et le pillage désordonné du temps des invasions ; mais, par le caractère même des mille et mille petits États féodaux qui grouillent par tout le pays et le divisent, — repliés sur eux-mêmes et hostiles à tout ce qui vient du dehors, — la France n’en retourne pas moins à l’état de guerre comme à un état normal et permanent. Il n’est seigneurie, de quelque nature qu’elle soit, qui n’ait besoin de nombreux hommes d’armes pour assurer sa sécurité ; et, ces hommes d’armes, comment les entretenir sans les profits de la guerre ? La guerre vit de la guerre, elle en naît et la reproduit.

Vers la fin du Xe siècle, le pillage est devenu pour les barons une manière ordinaire de gagne-pain. « Chacun d’eux, note Richer, cherche à s’agrandir comme il peut... Leur préoccupation suprême est de s’enrichir des dépouilles d’autrui. » On voyait sur les routes les nobles chevaliers poussant devant eux le butin conquis en leurs « entreprises, » leur « proie, » pour reprendre l’expression du temps. « Ah ! quel honneur ! s’écrie le troubadour Guiraud de Borneil, de voler bœufs, moutons et brebis. Et là est l’honneur maintenant. Honni soit-il, s’il paraît devant une dame, tout chevalier qui, de sa main, pousse un troupeau de moutons bêlans ou pille les églises et les voyageurs ! »

En 1023, Warin, évêque de Beauvais, soumet au roi Robert le pacte de paix qu’il se propose de faire jurer aux seigneurs. On y lit : « Je n’enlèverai ni bœufs, ni vaches, ni aucune bête de somme ; je ne saisirai ni le paysan, ni la paysanne, ni les serviteurs, ni les marchands ; je ne leur prendrai point leurs deniers et je ne les obligerai point à se racheter... Je ne les fouetterai point pour leur enlever leurs subsistances. Depuis les calendes de mars jusqu’à la Toussaint, je ne saisirai ni cheval, ni poulain, ni jument dans les pâturages. Je ne démolirai ni n’incendierai les maisons. Je ne détruirai pas les farines qui s’y trouvent. Je ne déracinerai, ni ne vendangerai les vignes... »

Il serait facile, d’après les chroniques du XIIe siècle, de faire revivre ici la physionomie de nombre de ces grands pillards ; celle de Giraud de Berlai en son château de Montreuil ; celle de Hugue du Puiset, qui ravage la Beauce ; celle de Thomas de Marle. « Il avait, dit Suger, ravagé et dévasté avec la férocité d’un loup les pays de Laon, de Reims et d’Amiens. Les formidables châteaux de Crécy et de Nouvion avaient été munis par lui de remparts prodigieux : repaires d’où il infestait les terres voisines. » Le domaine royal tout entier était hérissé de forteresses sorties de terre à l’époque des invasions, époque où elles avaient offert protection et refuge aux gens du plat pays ; mais, au XIe siècle, elles ne servaient plus qu’à les opprimer. « Le pays accidenté qui s’étend sur la rive gauche de la Seine, écrit Achille Luchaire, les riantes vallées de la Mauldre, de l’Eure, de l’Yvette, de l’Orge, de l’Essonne, sont devenues un fourré de tyrannie. » On ne pouvait plus aller jusqu’à Paris, dit Bertrand de Bar,


Que l’on ne fût décopés et occis.


En dehors de la suzeraineté directe de la couronne, l’anarchie féodale était pire encore.

Fléaux qui redoublent à la mort du Roi, ou quand celui-ci est mineur, ou quitte le royaume. « A peine, raconte Suger, le roi (Louis VII) était-il parti pour les pays étrangers, que les hommes avides de pillage commencèrent à désoler la contrée. »

Contre ces grands bandits, qui se croyaient intangibles en leurs fertés dressées sur les mottes hérissées de pierres, les excommunications restent sans effet. Le clergé reconnaît son impuissance. Les seigneurs féodaux eux-mêmes n’osent répondre contre eux à l’appel de leur prince ; mais les humbles habitans des paroisses, organisés en « milices de paix, » viennent sous la conduite de leurs prêtres, enchantant des cantiques, se ranger avec leurs bannières derrière l’épée du souverain. Voyez le Roi chevauchant à leur tête. Une couronne d’or brille autour de son heaume en acier bruni et que surmonte une fleur de lis « à quatre quarts, » afin que, « de tous les quartiers qu’on la verrait, elle retînt la forme de fleur de lis ; » des fleurs de lis parsèment son écu ; par-dessus son haubert aux mailles de fer est passée une jacquette de samit rouge. Voilà l’armée inlassable qui prendra les donjons, — simple et admirable tableau de la formation française.

En ces expéditions Louis le Gros acquit un nom populaire, à cheval du matin au soir, actif à mettre fin au pillage et aux violences des hobereaux, se jetant dans les châteaux en flamme, passant les rivières à la nage avec ses soldats qu’il remplit d’ardeur, montant le premier à l’assaut des remparts croulans, sous la pluie de pierres et de plomb fondu, sous l’avalanche de fûts et de carreaux que font choir les assiégeans. A pousser en avant son monde, exhortant, dirigeant, entraînant ses hommes, il gagne des extinctions de voix qui mettent des semaines à guérir, refusant de se ménager, « au grand préjudice d’une santé compromise, écrit son ministre Suger, au mépris des intempéries et des obstacles qui faisaient reculer les jeunes gens. »

D’ailleurs, ne voyait-on pas les barons féodaux les meilleurs entrer en conflit incessant avec leurs voisins ? C’était un serf que l’on se disputait, un vasselage sur lequel on ne parvenait pas à s’entendre, une avouerie qui tombait en discussion. Les bandes armées ne se contentent pas de prendre et de détruire les châteaux et les donjons de la partie adverse, elles mettent « à sac et à charbon » les bourgs dont ils sont entourés, détruisent les vergers, arrachent les vignes, déracinent les arbres, rompent les ponts, comblent les fontaines. Et le droit de guerre privée était absolu. D’après Beaumanoir, il aurait été refusé aux roturiers, — qui ne s’en gênaient pas pour le prendre, — mais, entre nobles, il ne connaissait aucune entrave et ceux-ci entraînaient les roturiers derrière eux.

La rigueur de l’organisation familiale multipliait le fléau, en faisant naître luttes et dévastations simultanément aux quatre coins du pays. Une famille, pour dispersée qu’elle pût être dans les provinces diverses, était considérée comme formant un tout homogène, une manière d’Etat existant en dehors même de ses frontières, disséminé par morceaux sur le pays tout entier. Un seigneur était-il entré en lutte contre un voisin sur les confins des marches de Bourgogne, on voyait ses partisans, sans crier gare ! envahir les domaines de ses cousins en Champagne et dans l’Ile-de-France. Les familles des deux adversaires étaient nécessairement englobées dans la lutte, jusqu’au degré, fort éloigné au Moyen Age, où le mariage était permis entre parens.

La moindre guerre privée se répétait ainsi de tous côtés, avec son cortège inévitable de meurtres, de pillages et d’incendies. Abus que combattit « la quarantaine le Roi, » dont Beaumanoir attribue l’établissement à Philippe-Auguste. Par elle furent du moins imposés quarante jours d’intervalle entre la déclaration des hostilités et la prise d’armes, pour permettre à ceux qui n’avaient pas été mêlés à l’origine du conflit, et qui devaient y être entraînés par leurs liens de parenté, de se mettre sur la défensive : répit et mesures de protection qui souvent ne laissaient pas de faire réfléchir l’agresseur.

La « quarantaine le Roi » nous amène aux « institutions de paix, » que les rois vont superposer à leur action militaire ; car, par la place qu’il occupe au sommet de la hiérarchie sociale et par le caractère patronal de son autorité, le prince est surtout et pour tous le pacificateur. Vers lui on voit affluer, sous la plume de Raoul Glaber (XIe siècle), les multitudes éplorées. Elles arrivent à lui ; elles couvrent la plaine de leur fourmillement ; elles tendent vers le ciel leurs bras innombrables en criant avec désespoir : « Paix ! paix ! paix ! » pressées autour de leurs évêques qui lèvent leurs crosses dorées.

Les premières ordonnances que les rois ont édictées contre le droit de guerre privée sont du commencement du XIIe siècle. Nous n’en suivrons pas le détail. Elles se succèdent jusque sous le règne de saint Louis.

Par son activité, appuyée de son prestige moral, la monarchie en arrive ainsi, au XIIIe siècle, à porter son autorité si haut que chacun, jusque dans les provinces les plus éloignées, la regarde avec crainte, avec affection, avec respect, ce qui lui permet de transformer cette autorité en une source de justice, source intarissable et dont les flots couleront en tous lieux. Hors la « paix du Roi, » il n’y a ni sécurité, ni liberté : elle donne aux provinces leur prospérité, elle permet le libre jeu de leurs forces vives et, par là, elle fait progressivement l’unité du pays.


« Juger en ce temps, écrit M. Paul Viollet, c’est empêcher la guerre. » Le Roi est l’apaiseur, dit saint Louis. Il est le souverain juge de paix.

« Tous les particuliers, écrit M. Pfister, viennent s’adresser au Roi et il leur rend la justice. »

Les pages de Joinville sont célèbres.

Les bonnes gens désireux de voir régler leurs conflits se pressaient à la porte du palais. Saint Louis envoyait vers eux l’un ou l’autre de ses familiers qui s’efforçait de les accommoder : de là les plaids de la porte, qui ne tardent pas à produire la Chambre des requêtes. Que si ces officiers ne parvenaient pas à mettre les plaideurs d’accord, le Roi faisait venir ces derniers par devers lui.

« Le Roy, dit Joinville, avoit sa besogne réglée en telle manière que Mgr de Nesle ou le bon comte de Soissons et nous autres, qui étions autour de lui, qui avions ouï nos messes, allions ouïr les plaids de la porte qu’on appelle maintenant les requestes. Et quand il revenoit du moutier (église), il nous envoyoit querre et s’asseyoit au pied de son lit et nous faisoit tous asseoir autour de lui et nous demandoit s’il n’y en avoit aucun à expédier qu’on ne pût expédier sans lui ; et nous les lui nommions, et il les faisoit envoyer querre et il leur demandoit :

« — Pourquoi ne tenez-vous pas ce que nos gens vous offrent.

« Et ils disoient :

« — Sire, c’est qu’ils nous offrent peu.

« Et il leur disoit ainsi :

« — Vous devriez bien prendre cela de qui voudroit vous le faire.

« Et le saint homme se travailloit ainsi, de tout son pouvoir, pour les mettre en voie droite et raisonnable. »

Nous arrivons à la scène légendaire du bois de Vincennes :

« Maintes fois il advint qu’en été, il s’alloit seoir au bois de Vincennes après sa messe et s’accotoit à un chesne et nous faisoit asseoir autour de lui. Et tous ceux qui avoient à faire, venoient lui parler sans destourbier d’huissiers, ni d’autres. Et lors il leur demandoit de sa bouche :

« — A-t-il nullui qui ait partie ?

« Et ceux-là se levoient qui avoient partie, et lors il disoit :

« — Taisez-vous tous, et on vous délivrera l’un après l’autre.

« Et alors il appeloit Mgr Pierre de Fontaines et Mgr Geoffroi de Villette et disoit à l’un d’eux :

« — Délivrez-moi cette partie.

« Et quand il voyoit aucune chose à amender en la parole de ceux qui parloient pour lui, ou en la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l’amendoit de sa bouche. »

Il en allait de même à Paris dans le jardin du Roi, à la pointe du Palais de Justice :

« Je le vis aucune fois en été, écrit Joinville, que, pour délivrer ses gens, il venoit au jardin de Paris, vêtu d’une cote de camelot, d’un surcot de tiretaine sans manches, un manteau de cendal noir autour du cou, très bien peigné et sans coiffe, et un chapeau de paon blanc (en plumes de paon blanc) sur sa tête. Et il faisoit étendre des tapis pour nous seoir autour de lui, et tout le peuple, qui avoit affaire par devant lui, se tenoit autour de lui debout. Et alors il les faisoit expédier en la manière que je vous ai dite du bois de Vincennes. »

Récit confirmé par un autre chroniqueur contemporain, Jean du Vignay : « Et pour ce qu’il doutoit que les petites causes venissent à peine (difficilement) devant lui, il alloit deux fois la semaine au moins en un lieu où chacun le pouvoit voir, pour ouïr les complaignans et, moyennant droiture et miséricorde du peuple, il faisoit les causes dépêcher rapidement. »

Et la foule qui se pressait autour de lui accueillait ses sentences par des acclamations. « Ils s’escrioient à Nostre Seigneur et le prioient que Dieu donnast au Roy bonne vie et longue et le maintînt en joie et santé. »

Quant aux principes qui le dirigeaient en cette répartition de la justice, saint Louis les indiquera au cours de ses Enseignemens :

« Cher fils, s’il advient que tu viennes à régner, pourvois que tu aies ce qui a Roi appartient, c’est-à-dire que tu sois juste, que tu ne déclines, ni ne dévies de justice pour nulle chose qui puisse avenir. S’il avient qu’aucune querelle, qui soit mue entre riche et pauvre, vienne devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche et, quand tu entendras la vérité, si leur fais droit. »

Telle fut d’ailleurs essentiellement, et l’on serait tenté de dire uniquement, l’œuvre de saint Louis. C’est en rendant la justice encore et toujours, en tous lieux, en toutes circonstances, en toute saison, et de quelque question qu’il s’agît, en se montrant obstinément, inlassablement, invinciblement, « loiaus et roide à tenir justice et droiture, sans tourner à destre ne à senestre, mais adès à droit, » pour reprendre ses propres expressions, — qu’il gouverna son pays, le maintint dans les momens les plus critiques en honneur et prospérité, et laissa à ses sujets le souvenir d’un gouvernement idéal.

Dans ce même jardin de Paris, en aval du palais de Justice où Joinville montre saint Louis mettant si paternellement fin aux conflits de ses sujets, nous trouvons ses divers successeurs occupés aux mêmes fonctions, et cela jusqu’à Louis XII, jusqu’au seuil de l’âge moderne.


Pour la justice les pauvres gens y vont,


dit le poète.

Une miniature du XVe siècle, conservée à la bibliothèque de l’Arsenal, représente Charles V assis dans le péristyle de sa demeure, en face de la grande porte ouverte, tel que Joinville vient de nous montrer saint Louis. Il est entouré de trois ou quatre conseillers. Devant lui, les plaideurs discutent avec véhémence, car l’un d’eux en perd son chapeau ; cependant que s’éloignent, par la porte et par la route qui se perd dans le fond du paysage, une théorie de plaideurs satisfaits, deux par deux, les adversaires réconciliés allant bras dessus, bras dessous, et devisant cordialement de la manière dont le Roi vient d’accommoder leurs affaires. « Nos rois, écrit Ducange, ont voulu recevoir eux-mêmes les plaintes de leurs sujets et, pour leur donner un accès plus libre vers leurs personnes, ils se sont en quelque façon dépouillés de leur pompe, sont sortis de leurs sacrés palais et se sont venus seoir à leurs portes, pour faire justice indifféremment à tous ceux qui la leur venoient demander. »

Le solide érudit qu’est André Duchesne en devient lyrique :

« Et tout ainsi, écrit-il, que les rois d’Israël édifièrent leurs maisons de parfums, où estoient toutes sortes de bonnes odeurs et senteurs excellentes, et que ceste maison ne se pouvoit approcher et que l’on ne sentît soudain une incroyable suavité ; ainsi nul n’approche de ceste maison de justice, — le logis du Roi, — qui de loin ne perçoive une senteur d’excellentes et gracieuses odeurs qui y résident : je dis de cette justice laquelle, comme la fleur de lis, embaume l’air de sa douceur. »

Et le bon Bodin, qui traduit si naïvement, et si fortement aussi, les conceptions de ses contemporains :

« Quand les sujets voient que leur prince se présente à eux pour leur faire justice, ils s’en vont à demi contens ores qu’ils n’aient pas ce qu’ils demandent : « Pour le moins, disent-ils, le Roi a vu notre requête, il a ouï notre différend, il a pris la peine de le juger. Et si les sujets sont vus, ouïs et entendus de leur Roi, il est incroyable combien ils sont ravis d’aise et de plaisir. » Bodin ajoute :

« Joint aussi qu’il n’y a moyen plus grand pour autoriser ses magistrats et officiers et faire craindre et révérer la justice, que de voir un roi séant en son trône pour juger. »

Saint Louis, disait Joinville, fut « l’homme du monde qui le plus se travailla de paix entre ses sujets. »

Par son efficacité même, par sa beauté, par sa renommée, ce rôle de pacificateur rempli par les rois de France s’étendit jusqu’au delà des frontières. N’avait-on pas vu, dès le début du Xie siècle, un Robert le Pieux, à l’entrevue de Mouzon (1023), s’efforcer de faire adopter à l’empereur allemand Henri II des plans de paix universelle ? L’Allemagne y adhérerait et, par l’union de l’Allemagne et de la France, toute la chrétienté.

Rêves prématurés et qui, sans doute, le seront toujours. Du moins est-on fier de constater que, du XIIe au XVIe siècle, l’arbitrage du roi de France est invoqué par les Impériaux, les Anglais, les Espagnols, empressés d’y plier leurs querelles, — pour la première fois, par Henri II Plantagenêt, en 1169, lors de son différend avec Thomas Becket.

Les deux seuls actes de saint Louis conservés aux archives de Meurthe-et-Moselle, note M. Emile Duvernoy, sont des sentences arbitrales prononcées par lui entre des seigneurs mouvant de la couronne d’Empire. Les maisons d’Avesne et de Dampierre, les comtes de Chalon et de Bourgogne (Franche-Comté), de Bar et de Lorraine relevant de la suzeraineté impériale, lui défèrent leurs démêlés ; enfin, en 1264, les barons anglais et le roi Henri II s’en remettent à lui de les accorder. Jusqu’aux simples particuliers, qui viennent des pays étrangers, malgré la distance, jusqu’à Reims, à Paris, à Melun, à Orléans, où se trouve le Roi, pour demander à sa « main d’ivoire, » dont l’équité pacificatrice a répandu sa renommée dans toute l’Europe, de mettre fin à leurs démêlés. Philippe le Hardi, fils de saint Louis, remplit un rôle semblable, ainsi que Philippe le Bel ; et Charles VII encore : « Les nations estranges, écrit Henri Baude, venoient souvent devers lui à conseil pour le différend de leurs questions et la grant justice qu’il tenoit ; » jusqu’à Louis XI, auquel furent soumis les contestations entre les rois d’Aragon et de Castille et un autre différend entre le roi d’Aragon et les Catalans. Louis XI se rendit à cette occasion sur la frontière, à Saint-Jean-de-Luz, où il étonna, par la simplicité de ses façons, les Espagnols accoutumés à la pompe de leurs princes. Ils voyaient arriver le monarque français, arbitre de leurs rois, en jacquette de drap tanné et en chapeau gras bordé de coquilles. « Ce n’est pas là un Roi, disaient-ils, c’est un pèlerin de Saint-Jacques. »


Encore n’avons-nous sous les yeux, pour vaste qu’elle paraisse, qu’une partie de la tâche accomplie. S’il est vrai que, avec le temps, l’autorité judiciaire du Roi était parvenue à faire régner une paix relative entre ses turbulens vassaux, on voit apparaître, vers le milieu du XIIIe siècle, une autre source de discorde : ce ne sont plus les luttes de seigneur à seigneur, de ville à ville, de ville à seigneur, de famille à famille ; mais les dissensions intestines, non moins âpres, non moins sanglantes, au sein de chacun de ces groupes locaux.

Tant que l’organisation sociale avait été prospère, tant que les seigneurs avaient généralement rempli vis-à-vis de leurs vassaux les devoirs qui leur incombaient et que les vassaux leur étaient demeurés affectionnés et dévoués, chacune des petites sociétés, dont la féodalité se composait, avait tourné ses efforts contre ce qu’elle considérait comme l’étranger, c’est-à-dire contre les sociétés, seigneuries ou communautés voisines ; mais du jour où la féodalité commença à se désorganiser, du jour où se produisirent dans les villes les terribles luttes civiles qui firent couler des ruisseaux de sang, — soulèvemens des communes contre leurs suzerains, puis, à l’intérieur des cités, guerre féroce de la classe ouvrière contre le patriciat, suivie, après le triomphe du « commun, » des violens conflits entre les corporations dominantes, — l’autorité royale, toujours dans la seule vue de maintenir la paix, transforma proportionnellement l’action qu’elle avait été appelée à exercer, et progressivement cette action devint plus importante encore, elle pénétra jusqu’aux masses populaires, en s’accroissant précisément de tout ce que perdaient les autorités locales exercées par la noblesse féodale ou par le patriciat.

Et la « paix du Roi » continua de s’étendre sur le pays.

Le spectacle devient saisissant à l’époque du roi Jean. Il est prisonnier à Londres. Quels flots de calamités tombent à ce moment sur le royaume qui devient la proie des plus effroyables déchiremens ! Le désastreux traité de Brétigny sera la conséquence de la captivité du Roi ; car la dernière expédition d’Edouard III en France (1359-1360) resta sans influence sur le cours des événemens. Pour le salut du pays il fallait que la « prison du Roi » fût abrégée. Telle était la situation du monarque au sein de la nation, et telles étaient les conditions où vivait la nation elle-même, que l’absence du souverain, — quelle que fût en la circonstance la médiocrité du personnage, — déchaînait la guerre civile.

Jeanne d’Arc le comprendra quand elle mènera Charles VII à Reims (1429) : tant que le Roi n’est pas sacré, il n’est pas pleinement souverain ; nombre de ses sujets ne se sentent pas tenus par les liens de l’obéissance. En 1484 encore, les États généraux demandent que le Roi soit sacré et couronné « pour éviter les grands maux qui peuvent advenir. »

Au XVIe siècle, les légistes continueront d’écrire : « Les grands fiefs se départent à l’épée, les petits à la plume ; » mais ils ne sont plus que l’écho du passé. Les guerres féodales ne marquent plus qu’un mauvais souvenir ; celle de Foix (1484-1512) en avait été la dernière ; partout le Roi était parvenu à imposer sa « paix » et, comme l’entendait saint Louis, en rendant la justice.

Et c’est à peine si les troubles profonds de la guerre de Cent ans ont retardé l’accomplissement de la tâche. A l’aurore de la Renaissance, par le naturel épanouissement des forces vives qui avaient germé en elle, sous l’action pacificatrice de la monarchie, la France est parvenue à réaliser, dans sa constitution sociale, cette perfection qui fait l’admiration des étrangers. Après la bataille de Pavie, Impériaux et Espagnols n’osent pénétrer en France, « sachant, dit Bodin, la nature de cette monarchie. »

« Et tout ainsi, dit-il encore, qu’un bâtiment appuyé sur hauts fondemens et construit de matières durables, bien uni et joint en toutes ses parties, ne craint ni le vent ni les orages et résiste aisément aux efforts et violences ; ainsi la république (lisez le royaume) estant unie et jointe en tous ses membres ne souffre aisément altération. »

En poursuivant à travers les siècles son œuvre de concorde, la royauté a non seulement mis la paix dans le royaume, elle lui a donné son unité. On connaît la célèbre lettre écrite par les ambassadeurs vénitiens au commencement du XVIe siècle :

« Il y a des Etats plus fertiles et plus riches que la France, tels que la Hongrie et l’Italie ; il y en a de plus grands et de plus puissans, tels que l’Allemagne et l’Espagne, mais nul n’est aussi uni. »

En sa libre croissance, cette constitution devait atteindre son point de maturité vers le milieu du XVIIe siècle et produire alors ce prodigieux règne de Louis XIV, dont l’éclat éblouit toute l’Europe comme longtemps encore il éblouira la postérité. Aux yeux tout au moins de tous les contemporains, la monarchie de Louis XIV réalisa l’idéal politique.


À cette époque, les transformations qui se sont opérées avec le temps, la multiplication et la facilité plus grande des moyens de transport, le prodigieux développement d’une ville comme Paris, ont amené autour de la résidence royale un peuple si nombreux qu’un souverain tel que Louis XIV ne pourrait plus donner audience, comme saint Louis, à tous ceux de ses sujets qui viendraient lui soumettre leurs querelles. Cependant Louis XIV encore recevait chaque semaine ceux qui se présentaient, et les plus pauvres, les plus mal vêtus. Dans ce moment, les princes du sang, qui se trouvaient à la Cour, se groupaient auprès du Roi : les bonnes gens passaient devant lui à la queue le leu, et lui remettaient en propres mains un placet où leur affaire était exposée. Ces placets étaient déposés par le Roi sur une table qui se trouvait près de son fauteuil et ensuite examinés par lui en séance du Conseil, comme en témoigne la mention « lu au Roi, » que nous trouvons sur nombre d’entre eux. A Versailles, cette cérémonie avait généralement lieu dans la grande galerie.

Louis XIV en parle dans ses Mémoires :

« Je donnai à tous mes sujets, sans distinction, la liberté de s’adresser à moi, à toute heure, de vive voix et par placets. » Puis, « ne trouvant pas que cela fût commode, ni pour eux, ni pour moi, je déterminai un jour de chaque semaine, auquel tous ceux qui avaient à me parler, ou à me donner des mémoires, avaient la liberté de venir dans mon cabinet et m’y trouvaient appliqué à écouter ce qu’ils désiraient me dire. »

Une gravure populaire représente Louis XIV donnant une de ces audiences publiques. La disposition n’en est guère différente de celle que l’on voit sur la miniature représentant Charles V à l’huis du Louvre. Et au bas on lit cette légende :

« Voici le grand roi Louis XIV. Il donne audience aux plus pauvres de ses sujets pour terminer promptement leurs différends. Salomon s’assit sur le trône pour juger ces deux pauvres femmes qui plaidaient à qui serait l’enfant. Notre monarque l’imite parfaitement et nos grands rois et empereurs Charlemagne et Louis-Auguste (sans doute saint Louis) : ils donnaient des audiences publiques comme lui ; ils y étaient obligés par la loi expresse et l’avaient fait publier par tout le royaume. »

Le nombre des placets augmentant encore, on dut fixer, pour les recevoir, au lieu d’un jour, deux jours par semaine. Une table était dressée dans l’antichambre où le Roi soupait ; quand le prince ne pouvait y prendre place, son fauteuil demeurait vide auprès de la table, derrière laquelle le secrétaire d’État de la Guerre se tenait debout. Après que la foule des solliciteurs s’était écoulée, le ministre recueillait les placets et les emportait chez lui, où il les étudiait pour en rendre compte ensuite au souverain.

Placets rédigés par les écrivains du charnier des Innocens : « Le scribe, la lunette sur le nez, la main tremblante et soufflant clans ses doigts, donne son encre, son papier, sa cire et son style pour cinq sols. Les placets au Roi coûtent douze sols, attendu qu’il y entre de la bâtarde et que le style en est plus relevé. » Sébastien Mercier constate combien cette industrie était prospère sous Louis XIV. « On recevait les placets, on les lisait, on y répondait. » Les « écrivains » s’achetaient des perruques neuves. Arrive la Régence, où se rompent les traditions ; puis la jeunesse, la paresse, l’indolence de Louis XV : l’industrie des placets dépérit.


IV. — LES PARLEMENS

Il va sans dire que le Roi ne pouvait trancher personnellement tous les débats judiciaires.

Et tout d’abord il lui était impossible d’être dans les différentes parties de son royaume à la fois. Aussi, dès le commencement du XIIe siècle, déléguait-il dans les provinces l’un ou l’autre de ses familiers, des seigneurs qui vivaient à la Cour, pour ouïr les plaids en son nom. Puis il désigna des personnages de confiance pour s’occuper régulièrement de ces débats, ce qui amena la création des Parlemens, qui rendirent ainsi la justice par délégation du pouvoir royal.

Ces conseillers sont tirés primitivement de la domesticité qui entoure le souverain, ou choisis parmi les clercs de sa chapelle ; s’y mêlent de temps à autre quelques vassaux du domaine immédiat, puis des seigneurs, des prélats que le Roi emploie selon qu’il les trouve à sa portée.

A côté du prince, qui tient ses plaids, parfois la Reine demeure assise, et par là apparaît encore ce caractère familial dont ont été marqués le gouvernement, la justice et l’administration de nos premiers rois.

Le monarque prononce Je jugement. Seul il en a la décision, après avoir pris l’avis des barons et des chevaliers qui forment sa Cour. Durant ses expéditions militaires, — et l’on sait qu’aux XIe et XIIe siècles elles se renouvelèrent sans cesse, — le Roi siégeait dans les camps, sous sa tente :


Dedens son tref de bon paile aufriquant
[Dans sa tente tendue de soie d’Afrique.]


A défaut de trône, le prince s’est mis sur son lit d’olyphant [ivoire]. Le sol est jonché d’herbes et de jonc.

Les chevaliers, les barons et les prélats, qui forment la Cour, sont groupés sans ordre « entour et environ, » la plupart assis par terre :


Gaydes se sist devant les pieds Naymon [aux pieds du duc Naymes]
Entre les jambes séoit au franc baron.


Il s’accoude sur ses genoux.

Mêlés aux chevaliers quelques évêques, puis des écuyers, des sergens, des « garçons. » Ces derniers se tiennent debout en arrière. L’assemblée compte deux cents têtes. Ceux qui ont à soutenir leur cause, se lèvent, fendent la presse :


Riolz le liève, cil qui Le Mans tenoit :
En tote France si sage homme n’avoit,
Ne qui mieux saiche le tort partir du droit,
Blanche ot la barbe et le chef comme noif [neige].
Départ la presse, si vint devers le Roi ;
« Droiz empereres, dist-il, entendez-moi... »


La partie adverse réplique :


Thiebaus se dresce, qui Aspremont tenoit,
Desrompt la presse, si vint devant le Roi :
« Droiz empereres.... »


Thiébaut était vêtu d’un manteau de drap gris, doublé de cendal d’André. Il le jeta à terre, par respect pour le souverain, et apparut sanglé dans son bliaud.

Enfin le Roi se lève pour prononcer la sentence. Il s’appuyait « au col d’un chevalier. »

La cause étant jugée :


De la cort [cour] partent les chevaliers de prix,
A lor très [tentes] vont li princes et li marchis.


En temps ordinaire la Cour se réduisait donc aux personnes que le hasard amenait auprès du Roi et à celles qui étaient attachées au palais par quelque office domestique. Mais considérons la complication grandissante des affaires et du droit avec l’accroissement du royaume. Montlosier en fait la remarque : « Des fiefs de divers pays et de diverses coutumes se réunissaient chaque jour à la couronne et compliquaient de plus en plus les affaires : on imagina d’appeler quelques juristes pour éclairer les points les plus épineux. Admis d’abord comme conseillers rapporteurs, ceux-ci trouvèrent le moyen de se faire adjoindre aux barons, c’est-à-dire aux conseillers jugeurs. » Les barons, les prélats, que de nombreuses occupations absorbaient par ailleurs, laissèrent une place de plus en plus grande aux hommes de loi, jusqu’au jour où ceux-ci occupèrent la Cour tout entière.

Ce Conseil, qui assiste le Roi dans ses fonctions judiciaires et bientôt le supplée, nous l’avons déjà rencontré. C’est le Conseil du Roi dont il a été question ci-dessus, car à l’origine il n’était pas divisé en sections et donnait ses soins indistinctement à la justice, à l’administration et aux finances. Conseil qui continue également d’être nommé la Cour du Roi. En droit, la Cour du Roi représente le Roi lui-même, qui est censé faire siennes les décisions de ses conseillers ; et, pour que nul n’en ignore, le Roi habille ceux-ci de ses propres vêtemens. « L’habit de MM. les présidens, écrit Duchesne, estoit le vray habit dont estoient vestues Leurs Majestez. » Robe, chape et manteau d’écarlate, fourrés d’hermine : exactement le vêtement des rois, et non seulement un vêtement semblable à celui des rois, mais les robes mêmes que les rois avaient portées et dont ils faisaient annuellement présent à leurs conseillers ; ainsi, jusque par leur costume, apparaissait de la manière la plus saisissante que, dans leurs fonctions, ils le représentaient. Le bonnet à mortier, dont les présidens au Parlement orneront leur tête, figurera lui-même, avec son cercle d’or, le diadème royal ; enfin, et ceci est des plus frappans, les trois rubans d’or, ou d’hermine, ou de soie ou d’autre étoffe, que les présidens au Parlement porteront boutonnés à leur épaule, y fixeront précisément le signe distinctif de la royauté : « Et pour regard des rubans, dit Duchesne, combien que ç’ait esté une coustume entre nos rois d’avoir plusieurs personnes habillées comme eux, d’autant qu’ils font coustumièrement communication de leurs habits à leurs amis, ils ont toutefois voulu avoir quelque marque particulière, par laquelle ils eussent quelque prérogative sur les autres, et pour estre reconnus pour rois, se sont réservé ces trois rubans et qu’ils ont depuis communiqués à MM. les premiers Présidens... » Les rois vêtirent de leurs propres robes les présidens du Parlement, à l’époque où ils rendirent cette assemblée sédentaire en l’installant à Paris dans leur propre logis[2].

Observons d’autre part les progrès du pouvoir royal et la multiplication des intérêts où il se trouve mêlé. Le Conseil est bientôt divisé en trois sections, le Conseil proprement dit, la Cour de justice et la Cour des comptes ; dont la réunion continue à former la Cour du Roi ; sections dont chacune, conformément à ses origines, pourra être appelée à s’occuper également d’administration, de justice et de finances.

Le Parlement qui, par rivalité de boutique, fera au XVIIIe siècle des remontrances sur les attributions judiciaires encore reconnues au Conseil du Roi, oubliera que, en droit, il n’était pas logé à autre enseigne ; c’est ce que dit encore très bien le vieux Rodin : « En Parlement le chancelier va recueillant l’avis et l’opinion des princes du sang et des plus grands seigneurs, pairs et magistrats, si est-ce que ce n’est pas pour juger au nombre des voix, ains pour rapporter au Roi leur avis, s’il lui plaît le suivre ou rejeter ; et, jaçoit que, le plus souvent, il suit l’opinion du plus grand nombre, toutesfois, pour faire entendre que ce n’est pas pour leur égard, le chancelier, prononçant l’arrêt, ne dit pas « le Conseil ou la Cour dit, » ains « le Roi vous dit. » Ce n’était pas le Parlement, lors même que le Roi était absent, c’était le Roi qui jugeait, observe Rodin.

Par ces faits s’expliquent donc les lits de justice, dont le caractère est trop souvent méconnu. On nommait ainsi les assemblées où le Roi venait prendre la présidence de son Parlement pour lui faire connaître sa volonté. Jusqu’au XVIe siècle, le Roi occupait dans ces occasions un trône d’or ; mais à partir de Louis XII, le trône fut remplacé par un « lit, » formé de cinq épais coussins surmontés d’un dais. Les coussins et le dais, ainsi que les murs de la chambre, étaient tendus d’étoffe violette semée de fleurs de lis d’or ; le Roi lui-même était vêtu de violet et coiffé d’une toque violette surmontée de plumes blanches. Le « lit » était placé dans l’un des coins de la pièce, surélevé de manière que le souverain dominât l’assemblée.

En pensant aux lits de justice, on imagine généralement un prince venant imposer par un coup de force ses décisions à un tribunal ; au lieu d’y voir, ce qui correspondrait à la vérité, le monarque venant rendre lui-même la justice au sein de son Conseil. Loin de se résoudre en un coup de force, ces assemblées donnaient le tableau de la justice en sa pureté. La « loi vive, » comme dit Bodin, s’y exprimait directement par la bouche de celui qui l’incarnait tout entière. « Et tout ainsi, dit Bodin, que les fleuves perdent leur nom et leur puissance à l’embouchure de la mer, et les lumières célestes en la présence du soleil et aussitôt qu’il approche de l’horizon perdent leur clarté, en sorte qu’elles semblent rendre la lumière totale qu’elles ont empruntée au soleil, » ainsi voyons-nous les cours de justice se dépouiller de leur autorité, du moment où paraît dans leur sein celui qui en est la source unique. L’Hommeau s’exprime en termes identiques. Et La Roche-Flavin : « Le Roy présent, le parlement, ny autre magistrat ne peut user d’aucun commandement, ni exercice de justice lui-mesme : Adveniente principe cessat magistratus. » En présence de la justice même, ceux qui n’en sont que les interprètes ne peuvent plus exercer leurs attributions ; de même que le messager serait réduit au silence du moment où celui qui l’aurait envoyé paraîtrait pour parler en personne.

Louis XV n’exagérait pas quand il disait au Parlement, le 3 mars 1766 : « C’est de moi seul que mes Cours tiennent leur existence et leur autorité. »

Ainsi donc, jusqu’à la fin de l’ancien régime, et nonobstant que la pratique en fût dispersée entre les diverses Cours souveraines, la justice continue, selon la remarque de Richelieu, à demeurer « la plus intime propriété de la royauté. »

Deux anecdotes pour clore ces quelques pages sur la justice du Roi.

Henri IV fit un jour appeler M. de Turin, conseiller au Parlement. Il voulait lui recommander une affaire dont il était rapporteur et qui intéressait M. de Bouillon :

« — Monsieur de Turin, je veux que M. de Bouillon gagne son procès.

« — Eh bien ! sire, il n’y a rien de plus aisé, je vais vous l’envoyer et vous le jugerez vous-même. »

Et il s’en alla.

« — Sire, dit alors l’un des assistans, vous ne connaissez pas le personnage ; il est homme à faire ce qu’il vient de dire. »

Au fait, le garde de la Chambre, dépêché par Henri IV, trouva M. de Turin occupé à charger les sacs de procédure sur le des d’un crocheteur, à qui il avait donné ordre de les porter au Roi.

Ici l’on voit, et cette admirable indépendance qui caractérisait la magistrature sous l’ancien régime, et l’idée que les parlementaires avaient eux-mêmes des fonctions judiciaires du Roi.

Puis nous voulons noter la tradition qui se transmettait parmi les rois concernant leur rôle de justicier.

Louis XV dit certain jour à Choiseul que l’irrégularité de sa conduite ne l’inquiétait pas pour son salut :

« Les mérites de saint Louis s’étendent à ses descendans et nul roi de sa race ne peut être damné, pourvu qu’il ne se permette ni injustice envers ses sujets, ni dureté envers les petites gens. »

Pour un roi de France, — un Louis XV ! — il n’y avait donc que deux crimes irrémissibles : la forfaiture où il tomberait comme justicier et l’oppression des petites gens.

Combien Taine a raison quand il observe que de menus faits jettent souvent une plus vive lumière sur les mœurs et les traditions nationales que les plus laborieuses dissertations !


V. — LA MONARCHIE DE DROIT DIVIN

Le rôle du roi de France a donc été essentiellement celui d’un justicier, et les sentences qu’il rendait s’appuyaient sur une autorité d’autant plus respectée qu’elle paraissait surnaturelle et comme d’essence divine. Pareille à l’ancienne monarchie grecque, la monarchie capétienne est la royauté de caractère sacerdotal : le Roi est un ministre de Dieu. La fonction royale est une mission divine. Dieu lui-même a placé le Roi parmi les hommes pour les maintenir en justice et en paix.

Ce caractère divin est donné au Roi par l’onction du sacre. « Nul ne doit douter, écrit l’auteur du Songe du Verger, que le roi de France ne prenne espéciale grâce du saint Esprit par la sainte onction... »

Louis VII établit lui-même une comparaison précise entre le Roi et le prêtre : à tous deux, dit-il, l’onction donne le caractère ecclésiastique. De nos jours, les historiens, Achille Luchaire entre autres, iront jusqu’à écrire que l’onction faisait du Roi un « être saint. »

Le roi Robert se montrait à ses sujets en vêtemens d’Eglise, en chape tissée d’or ; seule la mitre était remplacée par la couronne et la crosse était remplacée par le sceptre. Ses successeurs conserveront le costume du prêtre, la dalmatique portée sous le manteau royal. On voit les premiers Capétiens bénir leurs sujets et leur donner l’absolution, comme le ferait un prélat.

Le Roi est le chef de l’Eglise gallicane. Hugue Capet se posa comme tel dès le 3 juillet 987, par le serment qu’il prêta au moment où il fut proclamé roi et sacré à Noyon. Il ne cessa de se conduire en chef de son clergé. Arnoul, archevêque de Reims, s’étant mis en rébellion contre lui, fut jugé le 17 juin 991, en l’église de Saint-Basle et condamné. La sentence même indique qu’Arnoul, en manquant au Roi, s’était rendu coupable d’une forfaiture ecclésiastique, puisqu’elle le déclare incapable à jamais d’exercer les fonctions épiscopales : « Suivant ton aveu et ta signature, n’exerce plus ton ministère. »

Les rois les plus militaires, les plus grands politiques, comme Philippe-Auguste, sont des manières de pontifes. Au début de la bataille de Bouvines, qu’il dirigera en grand capitaine, il adresse à ses troupes des paroles qui semblent sortir de la bouche d’un prélat. Elles ont été conservées par Guillaume le Breton, qui se tenait à ce moment auprès du prince. Puis, élevant les mains, d’un geste religieux il bénit les chevaliers, tandis que sonnaient les graisles pour donner le signal de l’action. Sous les pas de Philippe-Auguste, à en croire les chroniqueurs ses contemporains, les miracles fleurissaient comme sous les pas d’un François d’Assise, les moissons reverdissaient, les sources d’eau vive jaillissaient du sol.

Au XVe siècle encore, on regardait le Roi comme la première personne ecclésiastique. Le Roi est un prélat, dit Juvénal des Ursins, et, s’adressant à Charles VII : « Vous êtes le premier en vostre royaume qui soit, après le Pape, le bras dextre de l’Église. » Nicolas de Clemengis le répétera au XVIe siècle : « Le Roi est à la fois monarque et prêtre ; » et, au XVIIe siècle : « Le Roi est beaucoup plus le chef de l’Eglise de France que le Pape, » dira l’un des plus grands parmi les prélats français, l’archevêque de Cambrai, l’illustre Fénelon. Aussi Ernest Renan ira-t-il jusqu’à découvrir « une jalousie de métier » au fond de la lutte soutenue par tant de Capétiens, par Hugue Capet, par Henri Ier, par Philippe-Auguste, par saint Louis, par-Philippe le Rel, par Charles VI, par Charles VII, par Louis XII, contre le Pontife romain.

Nous venons de voir comment, débordé par la multiplicité de sa tâche, le Roi avait délégué son pouvoir à ses conseillers, et le Parlement, qui le représente, conserve dans l’exercice de ses fonctions tous les caractères de l’autorité royale. Ainsi s’explique son attitude en tant de circonstances, où elle serait faite pour déconcerter un esprit moderne. Le Parlement a reçu délégation, non seulement du pouvoir administratif et judiciaire, mais du pouvoir ecclésiastique que possède le souverain. « Par arrêt, écrit M. Imbart de la Tour, le Parlement ordonne la levée des censures ecclésiastiques, la révocation des monitoires, même fulminés contre des clercs par leurs évêques, contre des religieux par leurs supérieurs ; frappe d’amendes énormes ceux qui les prononcent et, de lui-même, casse les sentences et en déclare absous. Par arrêt, il condamne à bailler des confesseurs, à donner la communion ou la sépulture, juge de la validité ou de la publication des pardons, jubilés ou indulgences, enjoint la délivrance de lettres de quêtes, se prononce sur l’authenticité de reliques, la rédaction de bréviaires ou missels, le nombre, la durée, l’ordre des processions. » Les bulles pontificales ne peuvent avoir crédit en France qu’après avoir été enregistrées au Parlement, que l’on voit citer devant lui des évêques pour avoir obéi à des bulles du Souverain Pontife interdisant de prendre part à un concile provincial. En une autre circonstance, il ordonne de jeter à la Conciergerie les porteurs de la bulle romaine et la fait déchirer par la main du bourreau. Il intervient en Sorbonne à propos de thèses de droit canon, enjoint par exemple, en 1486, de recevoir à la maîtrise le jacobin Luillier, mais à la condition qu’il retirera ses propositions « réprouvées, condamnées et sentant l’hérésie. » Le Parlement enregistre des articles de foi et en fait des lois d’Etat, notamment la célèbre déclaration de 1682, les « quatre articles » où Bossuet proclamait la supériorité des conciles généraux sur le Pape, voire en matière de doctrine.

C’est là une façon de rendre la justice qui se poursuit jusqu’au XVIIIe siècle. Au cours de la lutte janséniste, le Parlement devient une assemblée de théologiens. Il disserte sur la grâce efficace et sur la prédestination gratuite, examine l’orthodoxie de saint Augustin et cherche dans Jansénius les cinq propositions ; approuve ou blâme les évêques, entend qu’ils donnent les sacremens à telle de leurs ouailles à laquelle ils les ont refusés ; suit les ébats des convulsionnaires, apprécie les miracles opérés sur la tombe du diacre Paris. Puis il procédera de même à l’égard des Jésuites, jusqu’en 1762, où il prononcera leur expulsion. Singulier rôle, dira-t-on, pour des magistrats, mais, par la nature même de leurs fonctions, ceux de l’ancien régime y étaient adaptés.

L’Eglise gallicane, à la tête de laquelle le Roi était placé, demeurait donc toujours, comme le fait observer M. Imbart de la Tour, un membre de l’Eglise universelle, mais elle n’était unie à Rome que par le dehors ; « au dedans, elle était soumise au Roi. » C’est ce que le Conseil proclamera jusque sous le règne de Louis XV par un arrêt du 24 mai 1766, en maintenant « le droit que donne au souverain la qualité d’évêque du dehors, droit, dit le Conseil, que l’Eglise elle-même a souvent invoqué... »


Le Roi n’était pas seulement, à l’égal du Souverain Pontife, le « vicaire de Dieu, » le « sergent de Dieu, »pour reprendre la pittoresque expression du Songe du Verger. Suger représente Louis VI comme portant « la vivante image de Dieu en lui-même. »

Ces idées se main tiendront jusqu’aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Bodin dira : « Le Roi est l’image de Dieu en terre ; » conception que la Sorbonne, où s’enseigne la science, et le Parlement, gardien des libertés publiques, déclareront « une saine et ample doctrine et conforme aux lois de l’Etat, » et que reprendra encore, en 1770, dans la solennité d’un lit de justice, l’avocat général Séguier.

Non content de reconnaître en la personne du Roi le délégué de Dieu, le clergé gallican verra en lui Dieu lui-même : « Non seulement les rois sont ordonnés de Dieu, eux-mêmes sont Dieu : personne ne peut le nier sans blasphème, en douter sans sacrilège. » Et le Parlement, le 18 mai 1643, quatre jours après la mort de Louis XIII, ne dit-il pas à Louis XIV enfant, par la bouche de l’avocat général Orner Talon : « Le siège de Votre Majesté nous représente le trône du Dieu vivant... Les ordres du royaume vous rendent honneur et respect comme à une divinité visible[3]… »

Le peuple se précipitait sur le passage de son prince pour toucher le bas de sa robe, comme il aurait fait d’un reliquaire. « C’est la vérité, dit Saint-Gelais, que, par tous les lieux où le Roi passait, les gens, hommes et femmes, s’assemblaient de toutes parts et couraient après, trois ou quatre lieues ; et quand ils pouvaient atteindre à toucher à sa mule, ou à sa robe, ou à quelque chose du sien, ils baisaient leurs mains et s’en frottaient le visage d’aussi grande dévotion qu’ils eussent fait d’un reliquaire. »

Aussi bien l’on sait que les rois de France opéraient des guérisons miraculeuses : il ne s’agit pas seulement de Robert le Pieux et de saint Louis ; mais des plus violens adversaires de la papauté comme Philippe le Rel. Nogaret le proclame à la face de Boniface VIII : « Par les mains du Roi, mon maître, Dieu a fait des miracles évidens. » Et Guiart, le poète-soldat, parlant de ces cures miraculeuses :


Tant seulement par y touchier,
Sans emplastres dessus couchier,
Ce qu’autres roys ne puent faire.


Le moine Yves de Saint-Denis, qui assista à la mort de Philippe le Bel, a laissé une relation de ses derniers momens. Le prince expirant fait venir son fils aîné : « Devant le confesseur seul, secrètement, lui enseigna comment il devait faire pour toucher les malades et les paroles saintes lui enseigna qu’il avait coutume de prononcer quand il les touchait. Semblablement, il lui dit que c’était à grande révérence, sainteté et pureté qu’il devait ainsi toucher les infirmes, nettoyé de conscience et de main. »

Claude Seyssel a soin d’établir que Dieu a donné ce don au roi de France, non à cause de sa personne, mais à cause de sa fonction, privilège dont aucune autre dignité sur terre, fût-ce celle du Souverain Pontife, n’a jamais été pourvue.

Quant à l’origine de ce don, d’après la croyance générale, dont on trouve trace jusque dans les écrits des disciples de saint Thomas d’Aquin, elle se serait également rattachée à l’onction par la sainte ampoule, dont l’huile, qui ne diminuait jamais, aurait été apportée pour le baptême de Clovis par une colombe descendue du ciel, croyance qui demeurera vivace jusqu’à la Révolution.

Louis XIV et Louis XV opérèrent encore des guérisons de scrofules et d’écrouelles dont nous avons de nombreux procès-verbaux.

« On voit le Roi accomplir ce prodige, non seulement dans son royaume, — lisons-nous dans la relation de la légation Chigi à Paris, en 1664, — mais dans les Etats étrangers. Aussi, quand le roi Jean Ier fut prisonnier à Londres après Poitiers et François Ier détenu à Madrid après Pavie, Anglais et Espagnols s’empressèrent-ils de profiter d’une aussi bonne occasion. « Ces deux rois y guérirent, dit la relation de Chigi, bien des malheureux atteints de semblables maladies.

Le Bolonais Locatelli, d’une part, et de l’autre un Allemand, le docteur Nemeitz, donnent la description de la cérémonie à laquelle ils ont assisté au Louvre. Les malades, atteints de scrofules et d’écrouelles, sont rangés sur deux longues files. Louis XIV pose la main sur la tête de chacun d’eux et dit :

« Dieu te guérisse. »

Puis il l’embrasse. Il y avait là, parfois, huit cents malheureux atteints de ces maladies de peau. Durant toute la cérémonie roulait le tambour des Suisses.

Marie-Thérèse, la femme de Louis XIV, avait fait disposer une maison à Poissy où étaient reçus et logés les malheureux qui venaient, souvent de contrées lointaines, afin de se faire toucher par le Roi : ils y attendaient le jour fixé pour la cérémonie et y étaient encore soignés quelque temps après.

Les contemporains ont laissé de minutieuses descriptions des différentes circonstances qui accompagnèrent le sacre de Louis XV à Reims, en octobre 1722. Le dernier acte en fut, comme le voulait la tradition, la cérémonie des écrouelles. Le jeune Roi était dans la treizième année. Des malades étaient venus, ou s’étaient fait transporter, de tous les points de la France. Le 29 octobre, après avoir entendu la messe dans l’église Saint-Rémy, Louis XV passa dans le grand parc de l’abbaye. Aux deux côtés des longues allées, sous les ormes séculaires dont les feuilles jaunies couvraient le sol d’un tapis bruissant, les malades, scrofuleux et paralytiques, étaient rangés en file, au nombre de deux mille et plus. Le jeune prince parut dans son manteau de drap d’or, sur lequel brillait le collier du Saint-Esprit. Les deux huissiers de la Chambre, en pourpoint de satin blanc, en mantelet de velours blanc noué de rubans d’argent, en toque de satin blanc empanaché de plumes blanches, leurs masses d’or sur l’épaule, marchaient devant lui ; la queue de son manteau était portée par le premier gentilhomme de la Chambre assisté du capitaine des gardes. Les huiles venaient de sanctifier le prince qui s’arrêta devant les malades et à chacun, lui posant doucement le revers de la main contre la joue, il dit :

« Le Roi te touche, Dieu te guérisse. »

Le grand aumônier, qui suivait, remettait à chacun une piécette de monnaie blanche, cependant que les tambours des Suisses roulaient bruyamment[4].

« Au sacre de Louis XV à Reims, écrit le marquis d’Argenson dans ses Mémoires, un bourgeois d’Avesnes, qui avait des écrouelles horribles, alla se faire toucher du Roi. Il guérit absolument. J’entendis dire cela. Je fis faire une procédure et information de son état précédent et subséquent, le tout bien légalisé. Cela fait, j’envoyai les preuves de ce miracle à M. de la Vrillière, secrétaire d’Etat de la province. Je crus obtenir de grandes louanges de mon zèle pour les prérogatives royales. Je reçus une lettre sèche où l’on me répondit que personne ne doutait de ce don qu’avait le Roi. Mais je sus fort bien que tout avait été lu au Roi qui, quoique tout enfant, aima entendre qu’il avait opéré ce miracle. »

Il fallait, comme il a été dit, que le prince fût en état de grâce quand il « touchait. » Or il arriva qu’en 1738, l’absolution lui ayant été refusée par son confesseur, Louis XV ne put faire ses pâques. De nombreux malades étaient réunis à Versailles. Il fallut imaginer un prétexte pour congédier ces pauvres gens : le Roi, leur dit-on, était souffrant.

Depuis le XIVe siècle, les monarques anglais se mirent aussi à toucher les infirmes, mais en qualité de rois de France, puisque aussi bien, de ce moment, ils en revendiquèrent le titre ; Et l’on vit même Jacques Stuart, renversé du trône, logé et pensionné par Louis XIV à Saint-Germain, avoir l’effronterie d’y toucher les écrouelles en sa prétendue qualité de roi de France.


On arrive ainsi à la théorie du droit divin.

Taine la croit forgée par les théologiens, qui se seraient ingéniés à faire du Roi « le délégué spécial de Dieu. » Tout au contraire, la théorie du droit divin a été créée par le peuple et combattue par les théologiens. Elle a été la doctrine des gallicans et des parlementaires. Elle a été défendue avec la dernière énergie par les protestans, attaquée par les ultramontains et par les Jésuites. Au cours de son livre sur l’éducation de Louis XIV, M. Lacour-Gayet a apporté sur ce point une démonstration lumineuse.


Les rois, enfans du ciel, sont de Dieu les images,


écrit le huguenot Jean de la Taille, en reprenant l’expression de Suger. Et le célèbre Jurieu, s’adressant au Roi :

« Il n’y a point de protestant dans le royaume qui ne vénère et, je puis dire, qui n’adore Votre Majesté comme la plus brillante image que Dieu ait posée lui-même sur la terre. »

Aux Etats généraux de 1614, les derniers qui aient été réunis avant 1789, par qui est proposée l’insertion d’un article proclamant le pouvoir divin des rois ? Par l’unanimité du Tiers, de ce même Tiers qui prêtera le serment du Jeu de Paume. Il y insiste avec passion. Le Tiers voulait qu’on en fît une « loi fondamentale du royaume. » Et cet article, par qui est-il combattu ? Par le clergé, par la noblesse, par la Cour elle-même.

Le clergé remporta la victoire ; mais, comme l’observe l’historien des États, Richer, « si l’article du Tiers ne fut pas inscrit parmi les lois fondamentales du royaume, il fut gravé désormais dans le cœur de tous les Français. » Aussi bien c’est ce qui advint : « Par le triomphe des idées gallicanes, dit M. Hanotaux, la maxime du droit divin devint pour le pays la pierre de touche du patriotisme. »

Tel frondeur en est agacé : « Impossible d’ouvrir un livre touchant à la politique sans y trouver ces expressions : Image de Dieu, lieutenant de Dieu, ou autres analogues ; c’est leur jargon ordinaire. »

Ce jargon fut celui des plus grands esprits du XVIIe siècle, des philosophes comme Domat, des logiciens comme Nicole, des plus hautes intelligences comme Bossuet et Fénelon.

Contrairement aux parlementaires, aux gallicans et aux protestans, les Jésuites prétendaient que le pouvoir des rois venait d’une délégation populaire. Et l’on en voit les conséquences : du moment où le Roi tenait son pouvoir du peuple, il était soumis au Pape qui tenait le sien de Dieu. Aussi, par une logique déduction, les Jésuites, — reprenant la doctrine des « romains » (ultramontains) du Moyen Age, — en arrivèrent-ils à soutenir au XVIIe siècle, ce qui provoquait les plus virulentes protestations du Parlement, que les souverains pontifes avaient le droit de déposer les rois de France, voire de les punir de la peine de mort.

Et ceci n’était pas simple discussion théologique : sans parler des grands conflits du Moyen Age, de l’excommunication de Robert le Pieux, de celle qui faillit atteindre Philippe le Bel et qu’il n’évita que par le coup de force d’Anagni, ne vit-on pas en pleine Renaissance Jules II offrir la couronne de France au roi d’Angleterre et préparer la déchéance de Louis XII ?

La controverse avait commencé dès les premiers temps de la monarchie. Au XIIe siècle, Jean de Salisbury, évêque de Chartres, estime que les rois ont reçu leur autorité d’une délégation populaire, tandis que Suger est pour le droit divin ; au siècle suivant, Vincent de Beauvais est pour le droit divin, mais avec ce détour que l’autorité, venue de Dieu, est mise entre les mains du souverain par l’Eglise. « Dans l’Ancien Testament, dit-il, le sacerdoce a d’abord été institué par Dieu, et seulement ensuite le pouvoir royal a été, sur l’ordre de Dieu, établi par le sacerdoce : c’est pourquoi, maintenant encore, dans l’Eglise de Dieu, l’évêque sacre les rois. »

La doctrine de l’origine divine du pouvoir royal ne tarda d’ailleurs pas à pénétrer dans les classes populaires, rompant les efforts contraires de la scolastique ; en sorte que bientôt s’accusa l’opposition entre l’opinion vulgaire et les écrits des théoriciens ; mais la légende, selon l’ingénieuse remarque d’un jeune historien, M. André Lemaire, arrangea tout, — c’en était encore l’âge. « A l’investiture directe par Dieu, moyennant la désignation du peuple, on substitua le choix miraculeux de Dieu lui-même. La souveraineté conférée par la nation, telle est la règle générale, disait-on ; mais en France les rois ont bénéficié d’une faveur insigne du ciel, le miracle de l’onction de Clovis. Ainsi la théorie du droit divin subit une déformation. Prenant pour objet spécial la royauté française, on lui réserve le privilège du droit divin et fonde ce droit d’exception sur un miracle imaginaire. » Cette doctrine, qui s’efforçait de concilier la théorie de la délégation populaire avec le droit divin du monarque français, fut partagée par la majeure partie de nos vieux légistes.

Cette discussion, qui dura tant de siècles, est intéressante pour nous. Les intermédiaires par lesquels, de degré en degré, le pouvoir paternel était monté sur le trône, avaient depuis longtemps disparu, et, pour expliquer l’origine du pouvoir royal, les esprits devaient aller naturellement à l’une des deux hypothèses qui se présentaient à eux : la délégation divine, la délégation populaire. Un seul, parmi les théoriciens de l’ancien temps, a fait entendre une note juste. Elle ne pouvait être donnée que par un historien qui avait étudié les « monumens » de la monarchie. Moreau, historiographe de France, dans son Discours sur la Justice, composé pour le Dauphin, écrit :

« Les premières sociétés furent des familles et la première autorité fut celle des pères sur leurs enfans. Les rois exercèrent sur les nations l’autorité que les pères avaient eue sur les premières familles. »


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. And. Duchesne, Antiquitez, éd. de 1609, p. 519. — Il est impossible de ne pas noter que le costume de nos premiers magistrats est donc, aujourd’hui encore, le costume des anciens rois de France, leur costume officiel.
  3. Voyez sur ce point le livre de M. Lacour-Gayet, l’Éducation politique de Louis XIV.
  4. Sur tous ces faits on consultera la monographie définitive de M. le professeur Landouzy, le Toucher des Écrouelles. Paris, s. d. (1906), in-4.