Ce que disait la flamme…/02

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Imprimerie de « l’Événement » (p. 1-18).

CE QUE DISAIT LA FLAMME…


I

au ras des cimes.


Jean Fontaine, il y a peu de jours, a reçu le diplôme étiqueté d’un sceau d’or et paraphé d’autographes solennels, Jean Fontaine est médecin. Éprouve-t-il cet épanouissement de tout lui-même qu’il attendait, cette joie d’un homme nouveau, plus fort, enrichi d’une personnalité plus large et moins dépendante ? Sans doute, il a connu l’exultation virile de celui qui triomphe, une vague de fierté chaude a submergé son cœur. Mais l’enthousiasme, comme s’épuisant lui-même à force d’être intense tout d’abord, s’est affaibli jusqu’à ne plus faire jaillir en l’âme du jeune homme que des étincelles rares et fugitives. C’est que l’on est tôt rassasié d’un bonheur qu’on ne s’était pas lassé de convoiter longuement. Il faut sans cesse à l’énergie du mirage à l’horizon : le souvenir n’est qu’un incident, l’espérance est la vie même. Aussi, dès que Jean eut fini de parcourir triomphalement les dédales de l’examen jalonné d’obstacles, une impression obscure de vide s’était mêlée à son orgueil. Il avait eu il ne sait quel chagrin profond de ne pouvoir plus espérer ce qu’il venait d’obtenir. Conscient que toutes ces choses, les ardeurs laborieuses dont le cerveau s’illumine et les ivresses de conquérir la science, les remords des heures paresseuses et les inquiétudes à sentir les jours se précipiter vers la date obsédante, avaient été en lui de la vie qui cessait de vivre, il avait souffert de leur agonie mystérieuse…

En ce moment même où ses yeux vaguent sur les villages au loin, le jeune médecin, plus vivement que jamais, regrette les émotions envolées, s’abandonne au besoin de guider sa volonté vers d’éblouissants espoirs. Un instant, la vision de Paris le distrait. Il ira, d’hôpital en hôpital, de conférence en conférence, élargir son domaine de connaissances, affiner son flair à déjouer les maladies sournoises. La préparation du doctorat lui fut un surmenage tel qu’il doit reculer son départ à six mois. Paris et ses merveilles ne rempliront, en somme, qu’une époque vertigineuse : le problème qui le hante aujourd’hui, c’est l’orientation de toute son existence. Comment, d’un coup d’aile sûr, planer vers l’avenir ? Que ne doit-il, en la mêlée des rivaux, peu à peu conquérir une clientèle ? Il envie ses confrères qui auront à mener gaillardement la bataille du pain. L’oreille au guet, le cœur frémissant, ils attendront qu’un passant, hypnotisé par l’enseigne longtemps méconnue peut-être, leur apporte la première responsabilité, le premier sou du courage. Dès lors, en avant, la trouée commence ! Oh ! la griserie des tâches professionnelles, des joies qu’on sème, de l’aisance qui sourit, de la renommée qui accourt ! Mais Gaspard Fontaine, le père, est si riche que son fils, prisonnier des douces habitudes, n’en peut secouer la chaîne autour de son âme. Par des fibres sourdes, Jean est attaché à des choses multiples, à des raffinements que beaucoup d’argent seul prodigue. Ce désir de la lutte pour vivre n’est pas sincère, il n’est que la haine de l’oisiveté !

Souvent, la pensée d’aller, au foyer des pauvres, répandre le sourire là où il y avait des larmes, s’était introduite en l’esprit du jeune québécois. Ramenée par le mystère qui l’une à l’autre joint les idées, elle est plus lucide, elle commande, elle émeut. Pendant quelques minutes, une générosité ardente, mais dont il n’a pas l’héroïsme, le pousse vers le peuple. Quel verdict prononcerait la société québécoise dont l’opinion le faisait esclave ? On raillerait ce chevalier des humbles, ce poète de la misère. Et Jean, à la surface de son être, sinon aux profondeurs de lui-même, préférait qu’on ne se moquât pas de lui, approuvait la foule des heureux : on ouvre la main au passage, on ne fait pas de l’aumône, fût-elle celle de l’intelligence et du cœur, toute une carrière.

Et pourtant, le jeune homme idolâtre la science de la médecine. Il a profondément conscience de l’emprise qu’elle a sur lui. Elle lui procure les meilleures jouissances intellectuelles, attire presque toute sa puissance d’activité, lui promet des études passionnantes. Jusqu’ici, au cours des années universitaires à Laval, il a plutôt songé, quoique d’une façon imprécise, à s’installer au milieu de la haute bourgeoisie, avenue Sainte-Geneviève ou rue d’Auteuil, avenue des Érables ou ailleurs. Parvenu toqué de tout ce qui brille, son père exigera qu’il orne son logement des meubles les plus richement veinés, qu’il se munisse des instruments les plus irréprochables, qu’il s’entoure des livres les plus célèbres. Jean ne se fait pas d’illusions ; parmi autant de praticiens en vogue, la clientèle tarderait à lui venir. Et la perspective de pratiquer la médecine en dilettante, de longtemps se caserner dans la théorie pure, ne le fascine guère. Il ne veut pas acquérir de l’expérience uniquement livresque, il a hâte de se mettre aux prises avec la maladie meurtrière et de lui arracher la vie qu’elle assaille. L’inconnu des forces vitales l’appelle : il veut observer leur délicat mécanisme, ignorer toujours moins la résultante de leurs réactions brusques. À mesure que son imagination s’échauffe, il ne doute plus qu’il n’y ait pour lui, dans cette manière d’utiliser ses facultés cérébrales, une vocation merveilleuse. Il se souvient d’avoir, tout récemment, vibré à la lecture d’une biographie : celle-ci redisait comment un médecin s’était enfermé dans son laboratoire comme dans un cloître et comment, son intelligence acharnée tous les jours aux découvertes scientifiques, il avait trouvé le bonheur et la gloire.

L’impression est demeurée vivace en lui-même. Cessant d’être un caprice de la mémoire, le rêve se précise, lui révèle tout ce qu’il a de réalisable et de séduisant. Il ne s’attribue certes pas le génie du savant qu’il a tant admiré, ni même des dons vraiment supérieurs, mais l’émotion qui l’envahit est si forte qu’il est vaincu par elle et se laisse entraîner jusqu’aux horizons qu’elle atteint. Une vision magnifique lui dilate le cerveau, elle évoque un laboratoire, le sien, où il travaille, où il est libre, où il est quelqu’un : environné d’instruments subtils, l’atmosphère fleurant bon l’odeur des substances familières, il épie les manifestations les plus intimes de la cellule animale, scrute l’énigme des microbes, fait subir à des êtres vivants le choc des sérums puissants, découvre la trace d’une loi ignorée, se lance à sa recherche, la traque jusqu’en ses origines, puis la maîtrise, et voilà qu’un spécifique nouveau aura désormais le nom de Jean Fontaine dans la science qui demeure.

Tout l’élan tumultueux de sa jeunesse le transporte. Il se peut que Jean Fontaine soit dupe de son exaltation, mais elle est loyale et virile. À vingt-cinq ans, il est permis de poser une frange d’or au voile de l’avenir. Et c’est ne pas avoir été jeune que de ne pas avoir été ambitieux. Tout de même, il se demande s’il n’est pas berné par un sot orgueil, dominé par le souci de l’étrange et l’horreur de la banalité. Voici qu’il discute son enthousiasme, essaye de le détruire en lui-même. Du fait qu’il veut faire produire à son individualité un maximum d’efforts isolés, résulte-t-il de l’égoïsme, de la fatuité mesquine ? Sans avoir une culture précisément vaste, il est capable d’élever sa pensée, d’éprouver des aspirations hautes. Les échos de la grande joute moderne entre les devoirs solidaires et l’individualisme effréné se sont prolongés jusqu’à lui. Fier d’appartenir à la race canadienne-française, il est convaincu qu’il ne peut se désintéresser d’elle et qu’elle a besoin de son apport à la richesse intellectuelle et morale qu’elle accumule. Cet idéal nouveau, que toute son âme aime déjà, s’épure et s’ennoblit, et c’est à la race qu’il offre l’honneur de tout ce qu’il accomplira par lui d’œuvres durables.

Il est résolu. Il lui semble, décidément, qu’il possède le moyen de fournir leur plein essor à ses facultés maîtresses. Quelle joie de n’être plus incertain ! Une paix suave déborde en son être. L’intensité du rêve rayonne sur son visage. Ses yeux, aux prunelles de jais velouté, pétillent de force nerveuse et d’intelligence. Ainsi radieux sous le front ample et finement dessiné, ils subjuguent. La douceur de la bouche tempère ce que l’ossature des joues fait saillir de trop vigoureux. Une distinction réelle flotte sur l’ensemble des traits, mais elle donne l’impression d’avoir été acquise et laisse deviner le sceau de la naissance plébéienne.

La brise gonfle les touffes de sa chevelure aussi brune que le chêne noir de la chaise où il est assis, la tête mollement, posée en arrière. Fatigué d’être immobile à réfléchir, il se lève. Un complet gris acier l’habille parfaitement, cache la maigreur de son corps. Mais dressé d’un élan magnifique sur une taille libre, il avance, de long en long sur le balcon, d’un pas solide et gracieux. Alors que sa songerie l’absorbait tout entier, il n’a vu la scène extérieure qu’à travers une buée confuse de couleurs et de formes, Et maintenant, la détermination qu’il vient de prendre le magnétise, et il regarde si profondément en lui-même que son regard se ferme aux alentours.

Il n’aperçoit pas encore une femme dont la silhouette bleu cendré ne bouge plus, à la porte même de l’enclos qui sépare du Chemin Saint-Louis la pelouse devant la maison qu’il habite. On l’a informée que c’est ici la demeure de Gaspard Fontaine pour qui son père l’a chargée d’un message. Sa robe, d’une étoffe imitant le crêpe de chine à s’y méprendre, tombe sur des lignes charmantes et fermes. Le chapeau, léger ensemble de roses pourpres et de paille de riz claire, s’harmonise à la physionomie timide. Enfant d’un modeste ouvrier, Lucile Bertrand hésite, effarouchée par l’éclat de la façade, la finesse des rideaux, la courbe imposante de l’escalier de pierre et l’allure hautaine du jeune homme.

Le souvenir de son père malade équilibre son courage. Elle se décide. Jean, au bruit du loquet, éprouve ce faible tressaillement intérieur que les moins nerveux connaissent. Pendant qu’elle referme la porte, le coup d’œil du médecin qui l’examine est ravi par l’esthétique pure de ce modelé féminin. Lucile Bertrand se retourne, et leurs regards s’interrogent quelques secondes. Jean remarque la beauté sobre de ce visage un peu triste, mais son esprit, curieux de ce que cette femme désire, s’occupe uniquement de conjectures. La jeune fille, toute surprise que les yeux de l’inconnu soient bons et beaucoup moins arrogants que sa démarche, croit retrouver sa confiance en elle-même. Les joues plus vermeilles à chaque instant, elle se hâte sur l’allée de cailloux bleuâtres. Elle s’était donc trompée : le craquement de ses pas jette une frayeur étrange en son âme, et sa bravoure chancelle un peu.

Le jeune homme, au sommet de l’escalier qu’elle gravit craintive, attend qu’elle vienne à lui. Le chapeau, qu’elle incline trop vers les degrés rudes aux souliers minces, dérobe le visage à son admiration grandissante. Il lui semble qu’il émane des fleurs un arôme plus attendrissant qu’à l’ordinaire, que la chanson d’un rossignol niché dans l’orme le plus voisin soit la plus douce qu’il ait entendu fredonner par un oiseau. Lucile, tout près de le rejoindre, ose lever sur Jean de larges prunelles où tremble une prière.

— Voulez-vous être assez bon de me dire si c’est bien ici la demeure de Monsieur Fontaine ? lui demanda-t-elle, un peu balbutiante.

— Vous désirez le voir immédiatement, Madame ? répond-il, plus mal à l’aise qu’il ne le voudrait, sous l’humidité des yeux profonds.

— Oui, Monsieur, le supplie-t-elle, remuée par cette voix grave et chaleureuse.

— « C’est dommage que vous ne puissiez pas le voir à l’instant même. Il est allé à Lorette… » S’apercevant qu’elle en est vivement déçue, il précise afin qu’elle ait le temps de vaincre son trouble : « Oui, Madame, une excursion d’automobile… Ma sœur l’accompagne. Ils reviendront tout à l’heure. Faut-il que vous l’attendiez ?

— Non, Monsieur, ce n’est pas nécessaire… Vous pourrez le lui dire vous-même, si vous avez cette bonté…, commence-t-elle à expliquer. Plusieurs secondes de silence interviennent. Elle cherche des expressions. Et pourtant, la chose lui avait paru si simple, elle se l’était redite à toutes les minutes de la dernière heure. Oh ! qu’elle aurait préféré tout dire à Monsieur Fontaine lui-même ! Maintenant qu’il faut parler à ce jeune homme, c’est différent, le petit discours échappe. Elle se croit ridicule, Jean la trouve exquise, ainsi farouche, ainsi tremblante. Il a pitié de son angoisse intime et tâche de l’en délivrer.

— Avez-vous confiance en moi ? lui suggère-t-il, familièrement, avec un sourire.

— « Beaucoup plus en vous qu’en moi-même », dit-elle, d’un élan spontané, un éclair vif sillonnant son regard, mais confuse aussitôt d’avoir été si primesautière. Jean sourit davantage. Elle a l’intuition qu’il ne condamne pas sa hardiesse et qu’il accueillera son message avec bienveillance

D’un ton plus alerte, elle reprend :

— Mon père est François Bertrand, l’un des ouvriers de M. Fontaine. Il devait se remettre à l’ouvrage demain. Depuis une semaine, il était presque revenu à la santé. Hier seulement, il est retombé malade. Le docteur a dit que c’est la rechute…

— De quoi souffre-t-il ? interrompit le jeune médecin, intéressé.

— Des fièvres, Monsieur, répond Lucile, machinale, un désappointement répandu sur ses traits assombris. L’émotion, bien qu’indéfinissable, a été soudaine et pénétrante. Eh quoi ! il ignorait que son père avait été si malade, pendant plusieurs semaines ! La mort effroyable avait pu menacer l’un des ouvriers sans que le patron eût jugé convenable de s’en inquiéter auprès de sa famille ! Cela avait été leur vie entière, à tous ceux de la maison désolée de là-bas, cette peur de la mort. Et le fils du maître n’en sait rien… Elle se sent bien étrangère ici, bien inférieure, et son cœur en est oppressé.

D’une voix plus douce, parce qu’il attribue la brusque pâleur de la jeune fille au chagrin, Jean a repris :

— Il ne faut pas vous désespérer, Mademoiselle. On en revient, même d’une rechute… Vous avez tort de craindre : il faut oublier la mort aussi longtemps qu’il y a un espoir… Je suis médecin : me permettez-vous d’aller visiter votre père ?

— Oh ! que je vous remercie pour lui ! s’écrie-t-elle, ses yeux s’humectant de reconnaissance et dévoilant au jeune homme la sourde tendresse d’une âme exubérante.

— Dieu ne vous enlèvera pas un père que vous aimez si bien ! dit-il, ému d’une singulière tristesse.

Elle n’a rien à répondre. Son cœur a soulevé jusqu’aux paupières deux larmes jaillissantes. Jean les voit lentement glisser, douces comme l’amour et lourdes comme la souffrance. Une exclamation intérieure, cri impulsif et profond de pitié lui monte aux lèvres, il voudrait lui dire : « Pauvre enfant ! je comprends votre peine ! » L’homme du monde se ressaisit. Ne serait-ce pas du sentimentalisme outré, naïf même, que de révéler à cette enfant du peuple toute la sympathie qu’elle agite au fond de lui-même ? N’a-t-il pas été suffisamment généreux pour elle ? La consolation devient aisément fade, si elle se prolonge : cette excuse le rassure, étouffe un remords passager d’avoir eu honte. Quel élan impérieux l’avait ainsi poussé vers la timide ouvrière ? Il s’étonne d’y avoir si peu résisté, de s’être laissé attendrir avec un abandon presque nécessaire ? Une femme qui souffre, la plus humble, la plus laide, amollit toujours un vrai cœur d’homme, oui, c’est bien cela ! Et la jeune fille est tellement jolie, soumise et silencieuse, lui faisant sa confidence d’amertume.

Consciente que l’entrevue doit se clore, elle dit bientôt :

— Je vous demande pardon, Monsieur Fontaine. Je n’aurais pas dû comme ça, presque pleurer. C’est un peu votre faute… Quand je pense qu’il peut mourir, c’est plus fort que moi, le cœur me tourne de chagrin. Je n’oublierai pas vos bonnes paroles : si vous saviez comme je vous en remercie !

— Je suis déjà récompensée, Mademoiselle, puisque j’ai votre gratitude…

— Bonjour, Monsieur Fontaine !…

— Au revoir, Mademoiselle Bertrand ! conclut-il, d’une voix trop absente.

Le dernier sourire de Jean a été plus indifférent, pour ainsi dire moins fraternel. Lucile en apporte du froid au cœur. Les cailloux se plaignent, le loquet de la porte gémit sèchement, puis le trottoir de la rue a des résonances dures. La sirène brutale d’un automobile la fait frissonner tout-à-coup, les sabots tapageurs d’un cheval exaspèrent ses nerfs un moment plus tard. Tout l’éblouissement des résidences luxueuses l’aveugle. Il faut qu’elle réagisse contre le malaise aigu. Le message est accompli. Son père sera content, il aura de l’ouvrage, dès qu’il sera guéri. Elle devait être satisfaite d’elle même, ne pas traîner ce regret au fond de l’être. Pourquoi le fils du patron n’a-t-il pas eu un sourire d’adieu autre que celui-là, aussi ? Il a été bon, oh oui, très bon pour elle, mais il n’était plus le même, au départ, comme s’il eût été ennuyé, soucieux de se libérer d’elle. De nouveau, elle courbe sous la pensée d’être pour lui la passante qu’on ignore, que souvent on méprise. Elle s’égare, elle est ingrate, ne lui a-t-il pas promis de venir voir son père ? Au moment où il a dit cela, elle a compris qu’il offrait de la sympathie et de l’espérance. Sensitive que la moindre émotion bouleverse et la moindre blessure déchire, elle se torture encore de vaines inquiétudes ; et c’est tout. Elle est certaine qu’il viendra, qu’il ne dédaigne pas l’ouvrier, puisqu’il est compatissant au malheur de celui qui est son père. Elle laisse gonfler au cœur la source d’espérance ! La brise imprègne son front de tendres fraîcheurs, la marche lui devient légère et grisante, les arbres de la Grande Allée, où elle s’engage, lui murmurent des refrains moins tristes…

Une minute plus tôt, un écran de feuillage et de branches avait séparé les yeux de Jean de la jeune fille qu’ils n’avaient cessé d’accompagner. Il a admiré la grâce des mouvements, d’une souplesse inconsciente, d’un charme inné. Elle était harmonieuse sans effort et sans inégalités. Depuis qu’elle a disparu, il reste quelque chose d’elle, un parfum de beauté que Jean respire, un rayonnement d’âme qui l’enveloppe. Il s’attarde à glaner de menus souvenirs. Mais bientôt, en son imagination infidèle, les traits de l’ouvrière s’atténuent, s’estompent de rêve. Ils pâlissent et s’éloignent devant une vision déjà ancienne, celle d’une femme sculptée dans le mystère et drapée d’idéal. Cette jeune fille ne l’a pas réellement touché, il s’en rend bien compte, elle n’a que ravivé le noble désir qu’il a parfois eu d’aimer une femme. Non pas qu’il eût été la victime de songes maladifs ou de lubies romanesques, mais il espérait l’amour qui a des ailes blanches et vole au ras des cîmes. Il s’accuse d’égoïsme pour avoir, tout à l’heure, exclu de son ambition virile celle qu’il aimera. Cette ambition de vie meilleure que vient de semer la Providence en ses facultés d’agir, il en greffe l’amour sur l’amour qu’il destine à l’épouse devinée, à la famille qui naîtra de leur âme et de leur sang, à la race dont il est solidaire.

Jean est traversé par une allégresse forte et enivrante. Elle fait circuler en son être la personnalité plus large, moins dépendante qu’il attendait. La vie lui est généreuse et vaste, il reprend mieux contact avec ce qui l’entoure, il communie avec la lumière, vie de l’espace. Qu’ils sont purs, ces nuages tissés de laine blanche, et que leur course à travers l’azur est paisible ! Ils viennent de là-bas, les cirrus fragiles et dispersés, de l’horizon bleu que les montagnes voilent. Celle qu’il aimera les contemple aussi peut-être : leurs plis immaculés auraient-ils recueilli le souffle de son âme ? C’est le ciel encore, la ligne flottante des sommets pâles comme des pervenches ! Elle est si lointaine, si étrange, si éthérée, qu’elle semble onduler comme un mirage de mystère. Elle est pour Jean le symbole de l’avenir embué d’espérances infiniment douces. Ne s’illumine-t-il pas déjà, cet avenir troublant, aux lueurs de la traînée mauve au-dessous de laquelle s’enfonce la plaine invisible de Bellechasse et de Lévis ? Le jeune homme aspire les effluves d’énergie que la brise moissonne le long des campagnes, à la fenêtre des chaumières, aux profondeurs des sillons. Une bouffée de courage enfle sa poitrine, il sent frémir en lui la passion du travail. Il trempe sa volonté dans la force de vie qui éclate à l’intérieur des bourgs épars sur les hauteurs de Lévis. Ils s’échelonnent dans la forêt nimbée de soleil : Saint-Louis-de-Pintendre, entonnoir d’émeraude où dévalent champs blonds et fermes grises ; Saint-Jean-Chrysostome, camée de verdure où les « habitants » ont enchâssé des toits d’agate et des murs d’émail ; Saint-David-de-l’Auberivière dont la colline avec amour penche vers le Saint-Laurent.

Comme le fleuve toujours puissant et libre, Jean sera maître de lui-même, retrouvera le calme après les orages, reverra l’aurore après la nuit. Au moment même, les cloches de Sillery modulent un couplet de tendresse. Elles chantent éperdument, comme si elles voulaient éveiller les morts des Plaines d’Abraham et leur annoncer que l’âme française renaît toujours près de leurs tombes. Parce qu’il n’a jamais été aussi violemment ému par la nature, Jean se laisse envahir par une méditation intense devant la plaine qui ne s’est pas refroidie. Le sang des ancêtres y filtre encore, perle aux pétales des trèfles rouges. Le sol est tuméfié comme un visage qui a trop pleuré. L’herbe est chétive comme les cœurs affaiblis par de trop lourds souvenirs. Le deuil commence à s’appesantir sur l’âme de Jean, mais il le repousse. Ne sont-ils pas vivants, les morts français, puisqu’il vit, lui, Jean Fontaine, et que des paroles françaises arrivent, à lui de la route ensoleillée ? Il frissonne tout entier, il a vu, en un relief émouvant, tout ce qui ramifie un individu à sa race et de quel amour il doit l’aimer. Les héros, couchés là, tombèrent pour la leur, pour la sienne, pour que les descendants fussent orgueilleux d’elle ! La tête de Jean se dresse vers les montagnes et dans l’avenir avec un élan de force et de fierté !…