Ce que disait la flamme…/07

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Imprimerie de « l’Événement » (p. 165-201).

VI

la chanson d’isabeau


— Ces servantes !… On a beau payer pour se faire servir !… Je lui ai pourtant dit de toujours mettre mon journal ici… Elle l’a encore oublié !… On dirait que ça lui fait plaisir ! Si elle ne l’oublie pas deux fois par semaine, elle ne l’oublie jamais !… Ah ! les servantes d’aujourd’hui, quel martyre !…

Gaspard Fontaine, d’une voix coléreuse, inintelligible à certaines syllabes plus aigres, s’impatiente contre Laura, une enfant grasse et pourprée de Saint-Tite. Il vient de s’allonger avec délices aux creux vert sombre d’un fauteuil, auprès d’une table enjolivée de ciselures et d’arabesques. Il a fait, automatiquement, voluptueusement, le geste qui devait lui procurer le journal du soir, à l’endroit statué pour que la fatigue fût la plus bénigne possible. D’un regard bref, il a vérifié l’absence inexcusable. Le monologue incisif alors vint, trancha…

L’irritation se prolonge. En quelque sorte, il s’y complaît : la fureur, autant que la joie, ne s’assouvit-elle pas ? À travers les nerfs de celui qui s’abandonne à la colère, une jouissance coule discrètement, les baigne de plus en plus, les endort en son onde, en sa paix. Dans les artères de Gaspard, l’accalmie eut lieu. Il sentait le fauteuil arrondir sous lui des formes caressantes, lui décharger le corps de toute sa lourdeur, le cerveau de tout un encombrement. Ses deux bras, dont les muscles inexercés sombraient dans les gonflements de chair, reposaient flasques le long des hanches. La jambe droite, lâche, recourbée sur le genou gauche, dolemment balance. Tous les traits s’alanguissent de nonchalance et de béatitude : les yeux, surtout, flânant quelque part dans le vide, éteignent leurs rayons, s’enténèbrent de mollesse. Les lèvres, à demi béantes, laissent aller et venir une respiration douce comme l’air dont lentement les rideaux frémissent. Quelle félicité de vivre ainsi, l’estomac langoureux, l’intelligence silencieuse, la mémoire se cachant dans l’ombre, après les heures de tension, de calcul et de sueurs au front ! Quelle suavité d’être roulé par la nébuleuse de l’inconscient, de se donner sans réserve au mystère des puissances végétatives ! Il n’y a que le plus fugitif, le plus lointain de soi-même au monde, et c’est un vertige de bonheur au-dessus de l’immense…

Gaspard est donc au bord du sommeil. Les yeux clos ne bougent plus : la tête, comme désarticulée, s’affaisse. À l’épouvante, Laura intervient. Un effroi risible lui abêtit le visage : elle a la physionomie d’un animal traqué. Trop craintive pour envisager le maître, assuré qu’il est d’une humeur violente et prête à fondre sur elle, toute essoufflée, elle s’écrie :

— Tenez ! monsieur Fontaine, le voici, votre journal !

Le maître est arraché des limbes du sommeil par un tressaut des nerfs. Deux ou trois secondes, son esprit flotte dans un crépuscule où il vire et tourbillonne. Puis, la réalité l’empoigne avec la sensation du rêve brutalement déchiré.

— Allons ! qui est-ce qui me réveille, là ? C’était pourtant bien facile de voir que je dormais !

Laura est secouée d’un tressaillement, bredouille plutôt qu’elle ne se justifie :

— Pardon… monsieur… je ne m’en étais pas aperçue. Je vous… croyais… fâché parce que… que j’ai encore… oublié de vous placer votre journal… Alors, oui, je n’osais pas trop regarder… ça me fait bien de la peine, monsieur, je vous l’assure…

— Comment, c’est toi ? J’aurais dû m’en douter, pourtant… Est-ce que tu en fais d’autres ? Des gaffes ! des gaffes ! Tu en déjeûnes, tu en soupes, tu en vis ! Née pour la gaffe, c’est bien cela, ta raison de vivre, ton métier, ton gagne-pain !

— J’ai tant de choses à faire, monsieur…

— Que tu fais celles que tu ne devrais pas faire !… Parlez-moi de cela comme bon sens !…

Il tire à lui le journal d’un mouvement rageur qui humilie la servante.

— Au fait, où as-tu la mémoire ? continue-t-il. Il doit y avoir un peu de cette chose-là dans les montagnes où tu perchais.

— J’ai de la mémoire pour y penser souvent, à mes montagnes… Si je n’avais pas eu besoin, allez, j’y serais encore ! dit-elle, quelque chose d’humide imbibant sa voix.

— C’est bon, va-t-en, dit-il, encore bourru, le cœur tout de même amolli.

Quoiqu’il tînt les yeux vers le journal, les pas de la servante, jusqu’à l’étouffement de leur bruit là-bas, résonnèrent en lui comme un reproche, et le regret le mordit au vif, obséda, taquina : au moment où il crut s’en affranchir, il durait sous la forme d’un agacement, d’une irritabilité même. Gaspard, à déguster la page de la finance, ne se délectait pas comme à l’ordinaire : habituellement, c’était un régal, une longue mastication, un pourlèchement des lèvres. Suivre la courbe harmonieuse des valeurs, voir les ruissellements d’or, entendre au loin la vaste symphonie des Bourses, quel menu délicieux pour l’homme d’affaires ! Homme d’affaires, il l’est devenu, essentiellement, par l’inflexion de toutes les facultés vers la vocation la plus ardente et la plus tyrannique, avec un don presque absolu de lui-même, avec des nerfs inébranlables. Quiconque insinue que le hasard aurait pu sourire au berceau de sa fortune, l’outrage, remue les houles de sa bile. Ouvrier jadis, hautain, rongé par l’envie, pliant avec douleur sous l’humiliation d’être gueux, les yeux reluisant d’une vision qui pailletait l’avenir de choses éblouissantes, il travaillait comme deux hommes inlassables, avec opiniâtreté, avec rage, convaincu de son initiative et de sa robustesse, l’énergie totale raidie vers une ambition imprécise, mais que rien ne pouvait écarter.

Un jour, le tumulte du cerveau où, comme un torrent sur une digue montante, le désir du succès gonflait toujours, déborda en une décision impérieuse, tenace. Les incertitudes, les périls, les conseils ne purent tenir et succombèrent. Il déserta l’usine, en un délire de triomphe, narguant la déveine possible, la voulant pour la joie de la briser. À Saint-Roch, près de la rivière Saint-Charles, il équipa une boutique de menuiserie. Un de ses confrères, dont les économies dépassaient les siennes, avait été enjôlé, affolé par tant de magnétisme, accepta l’union de leurs épargnes, de leur adresse et de leur courage. Cela n’empêcha pas les dettes mesquines dont la grimace angoissait parfois leurs cœurs à la besogne : François Bertrand, l’associé, plus timide, sans la longue initiation de Gaspard au rêve de fortune, incapable d’en être sûr avec la même passion, n’ignorait du repentir aucune phase, aucune blessure. Oh ! les jours fiévreux d’effort et d’acharnement, trop vertigineux ! Hélas ! après deux ans, les affaires trébuchèrent, un déficit les guettait au passage… Pour se tailler un modeste lopin dans le domaine de la concurrence, on avait imprudemment offert le travail à des conditions funestes. François Bertrand perdit contenance devant la guigne : sa femme, d’ailleurs, au nom de leurs deux premiers enfants, se mit jusqu’à genoux pour le ravir à Gaspard Fontaine qu’elle appelait « son mauvais génie ». Les chères économies ne s’étaient-elles pas dispersées au vent de la malchance ? François, depuis longtemps séduit par l’intention de le faire, délaissa Gaspard, et leur société croula. Celui-ci déguisa une secrète rancune avec toute l’emprise sur lui-même possible, parce qu’en somme le déserteur s’en allait délesté de sa mise, à peine rémunéré d’un travail énorme, et sans une plainte, avec un sourire d’indulgence et un chaleureux souhait de veine…

L’ambitieux ne fut pas rebuté. Quelque peu entamé par le dissolvant de la solitude, le rêve se reforma, plus compact, plus exalté. Quelque chose d’inéluctable le hantait, rapprochait de lui sans cesse la victoire. Quel travail ! Quelles heures intenses, alors que dans la boutique s’appesantissait la chaleur de l’été ou blêmissaient les froids d’hiver ! Quelles fatigues ! Quels assauts de courage ! Quelles ivresses ! En effet, le songe d’or commençait à lui verser dans la main ce qu’il avait, jusque là, fait miroiter en l’imagination seule. Plus recherché, Gaspard choisit, et comme il n’est, pour un ouvrier, d’autre façon de choisir l’ouvrage que d’en réclamer un meilleur salaire, il n’ouvrit sa porte qu’aux tâches procurant davantage : les profits accoururent, grossirent leurs rangs. Les dettes s’envolèrent comme les brouillards s’évanouissent dans l’azur…

Ainsi donc, il venait et demeurait, le succès désiré, pressenti, cherché, poursuivi, enfin saisi. Comme il l’enserrait bien, comme il était sa chose, son œuvre ! Avant d’être atteint, il lui semblait un être visible, là, tout près, mais extérieur, insaisissable : dès que si avide il l’étreignit, ils se confondirent, lui et le succès, en un même être indissoluble. Vis-à-vis de ce qui pouvait les désunir, Gaspard se raidissait, fermait ses poings avec insulte, raillait. Il était radieusement sûr de lui et de l’autre, le triomphe… Pour décongestionner la besogne, il fallut de l’aide, un autre ouvrier souvent : quelques autres furent bientôt nécessaires, autour de lui se groupèrent en phalange de victoire.

Gaspard fut le maître, né pour asservir, autoritaire avec jouissance, meneur, toujours ferme, hargneux quelquefois, une sécheresse militaire dans la voix, le cerveau net et rapide. Il ne s’habituait pas à l’âpre saveur de commander, moins encore à celle de sentir les volontés ployer sous l’obéissance. Entouré de serviteurs fléchissant la tête et démenant leurs bras à lui plaire, il était chez lui, profondément, sa nature conquérante assouvie. À Rome, autrefois, les hommes de sa trempe et de sa taille devenaient empereurs…

Les hommes de sa trempe et de son audace, quand ils veulent monter sur le trône de l’Argent, brisent les glaives pointés contre leur ascension. Peu à peu, les convoitises de Gaspard s’élevèrent, plus hautaines. À la maigre boutique des premiers jours, il avait adossé quelques allonges déjà. Tout fut rasé, sans merci, pour que s’édifiât une bâtisse presque vaste, à trois étages, dont le mur était criblé de fenêtres prétentieuses. Bien loin de s’attendrir sur les décombres de l’espèce de hangar où son courage avait aimanté la fortune, il trépigna d’allégresse, à le voir se désarticuler et mourir lambeau par lambeau, il s’enivra d’orgueil au tableau de la fabrique prenant vie, robuste, altière, la sienne, enfin, sur le fronton de laquelle de grosses lettres épelleraient largement son nom. Plus ardemment encore, il crut à l’intime alliance du succès et de lui-même, il exulta, il palpa l’or qui viendrait…

La lueur plus fulgurante de son étoile ne mentait pas. L’exploitation du commerce originel, décuplée, ramifiée en des industries multiples également victorieuses, amoncela les gains. Limitée d’abord à la construction de portes, de châssis, de quelques autres objets de menuiserie subalterne, le plus humblement toujours, elle était devenue fière, se confinant aux mêmes articles, mais plus riches, plus délicatement achevés. La fabrique, depuis sa mise au monde, lui a permis de s’étendre : il en sortit des voitures, assez peu somptueuses, les plus diverses, de charroyage ou de promenade, qui alléchaient le goût des campagnards ; on y charpenta des meubles sans luxe, dont les logis d’ouvriers se garnirent et les salons des paysans furent embellis. Le nom de Gaspard Fontaine circula, rayonna, se para d’une auréole que diffusèrent, en le prononçant, les gens au coin de l’âtre, le long de la route qui menait à l’église et au magasin du bourg, dans les champs où l’on causait de choses familières. Une rumeur bourdonna aux oreilles d’environ tous les Québécois, les énerva, ne tombait que pour les ressaisir, vibra davantage, s’affermit, leur parlait toujours d’un industriel qui, manœuvre et gueux peu d’années avant ce triomphe, escaladait superbement la haute fortune…

Les oscillements de l’opinion n’altéraient pas la sérénité de Gaspard. Au fur et à mesure que l’argent, le mirifique et sonore argent, lui déroulait toutes ses faveurs, il ne s’émerveillait pas, s’inclinant vers elles comme vers des choses fatales, depuis longtemps débitrices de son rêve, à peine remerciées, parce qu’il lui semblait n’avoir jamais douté qu’elles seraient à lui… Les compliments le caressaient, les jalousies le ravissaient. Ni les unes ni les autres ne le déséquilibraient : c’est que le même enchantement les dominait sans cesse aux profondeurs de lui-même, la même griserie du succès collé à ses flancs, libellé sur son front, tressaillant par toute la substance de son être. Lorsque, devant lui, on conversait de fluctuations, de baisses, de faillites, elles passaient loin au-dessus de sa tête, ne le menaçant pas, ne pouvant le blesser, impossibles : il le savait par une intuition toute puissante. Rien de plus simple et de plus extraordinaire, à la fois, que la sensation perpétuelle dont il jouissait, dont il vivait : la lucidité jointe à la hantise d’un songe, la vision fuyante d’une chose promise et certaine qu’il allait rejoindre, l’impression de flotter sur un nuage tandis que ses pieds martelaient la chaussée. Nuage chamarré d’or, azuré de chance, traîné par des coursiers énergiques à travers les espaces de la concurrence, vers l’étoile fidèle !

Depuis longtemps, les bornes de l’aisance avaient été franchies, depuis le jour où l’étape du premier dix mille piastres avait été rejointe. La seconde étape retarda moins, les suivantes filèrent plus encore, d’autres vinrent qui se précipitaient. Il y en eut enfin d’à peu près vertigineuses. L’ambition de Gaspard l’induisit à vendre la fabrique impuissante à libérer l’essor de la destinée pressante. Là où la ville de Québec dégonfle ses bords, à Saint-Malo, une manufacture, immense alors, de briques fortes et claires, grimpa vers le ciel, écrasa le sol. Quand elle fut debout, orgueilleuse et vaste, le maître y sentit battre joyeusement les ailes de son rêve. Plus despotique, plus impétueux que jamais, l’élan du succès revint en lui, le transporta. Un de ses amis lui prouva que la tentative était gigantesque, hasardeuse, lui conseilla une vigilance presque superstitieuse : Gaspard s’esclaffa d’un rire qui sonnait la charge et la victoire. D’un geste circulaire et magnétique, il dissipait l’ombre des revers. Le front souriant, l’intelligence aiguë comme une lame, le flair jamais déçu, le cœur heurtant la poitrine d’un choc ferme, il traversa les risques sans y choir, détourna les catastrophes, devina les fécondes poussées d’affaires : comme un grand vaisseau ouvre l’onde sans peine et sans dévier, il passait… À la manière des ruisseaux grandissant un lac aux frissons d’argent, les profits débordèrent et la fortune s’éleva. Aux meubles frustes, aux voitures moins élégantes, on additionna les meubles d’essence plus fine, les voitures éblouissantes. À Québec, les syllabes des mots Gaspard Fontaine devinrent un son coutumier, un refrain de célébrité familière. Toute une cohorte d’agents sillonnèrent campagnes et petites villes, où retentit le même nom sonore. Il émanait de lui, toutefois, en ces lieux où l’on n’avait jamais vu son titulaire, un fluide étrange qui lui attirait ce respect grave mêlé d’admiration ingénue. Peu à peu, une légende l’entoura comme d’une écharpe flamboyante, la gravité s’alourdit quand les lèvres le laissaient tomber : Gaspard Fontaine était devenu millionnaire…

Il l’était devenu, le sachant, l’œil rivé sur son étoile ardente, en une féérie de visions et d’enthousiasmes. Il l’était devenu, avec autant de sérénité que de fièvre, l’imagination brûlante, mais la raison ne vacillant pas. Il l’était devenu, né pour le devenir, par lui invinciblement, malgré tout, par tous les ressorts de la volonté, avec toute la chaleur du sang. Il l’est devenu pour l’être davantage et indéfiniment… Sur le premier million, debout comme sur un roc, il ne bronche pas : sur le premier million, arc bouté inébranlablement, il recevra le poids des autres sans qu’il écrase. Hier, au club de la Garnison, quelqu’un reprit le thème banal que les fortunes les mieux retranchées ne sont pas à l’abri des traîtrises du sort. « La malchance, répliqua Gaspard, d’une voix acérée, je m’en moque ! C’est de leur faute quand les gens font banqueroute ! Il est des gens qui viennent au monde avec elle : ils devraient le sentir, pourquoi se mêlent-ils d’affaires ? Ça ne les regarde pas ! » Généraliser, n’était-ce pas l’inclure ? Qu’on doutât de lui, de sa veine, il ne pouvait le souffrir. L’allusion la plus lointaine à un fléchissement de son commerce, à la suite de tel évènement, d’une dépression nouvelle ou d’une baisse inopinée, l’agaçait, faisait éclater sur sa bouche des mots aussi vifs que des claquements de fouet. On ne lui pardonnait guère ce que des ironistes avait nommé « ses nerfs de parvenu ».

Comme il est facile de caricaturer, comme il l’est moins de comprendre et d’être pitoyable ! Une pareille infatuation de lui-même le rendait-elle si grotesque ? Sans doute, il a conscience d’une force en lui lâchée, roulant comme une avalanche que rien ne brise. Et de se ressouvenir qu’il est, pour ainsi dire, le créateur d’un lui-même puissant, qu’il en est comptable à sa bravoure et à la vigueur de ses méninges, une volupté d’orgueil l’embrase. Il hausse la tête alors, irrépressiblement, de très loin glissant un regard par les yeux supérieurs, une moue de vanité lui tordant les lèvres. Le succès lui coule dans les veines, le frappe aux tempes, si identifiés l’un en l’autre que la mort seule dissoudra leurs liens. Bien que sa nature première se soit élargie sous l’impulsion d’influences innées, par le développement naturel, irrésistible, logique de ces influences, par leurs abondants résultats, qu’il soit incapable de refouler la joie, elle-même une force déchaînée, de se sentir le conquérant de sa destinée, le maître de son avenir, en est-il aussi méprisable et coupable ? On n’a jamais reproché au torrent d’être lui-même et de passer royal. Il est des « hommes-torrents » dont la volonté débordante ne leur permet plus que d’être violemment eux-mêmes et de s’affirmer !…

Est-il étonnant qu’une émotion douce l’enivre quand il absorbe la page des finances, la plus capiteuse de tout le journal ? Ne l’enlève-t-elle pas dans l’unique sphère à sa hauteur, celle où l’or déferle et chante ? À la vision des fortunes qui dégringolent, il sent distiller en sa bouche une âcreté savoureuse : qu’il est délectable de voir tomber les millions des autres, quand le sien, au fond de la main crispée sur lui, demeure ! Égoïsme sauvage et qui se pardonne, si naturel et si candide ! A-t-il en effet la conscience d’être lâche ? Et d’ailleurs, autour de Gaspard, les choses ne sont-elles pas vassales de son orgueil ? Les hommes, devant son million, ne sont-ils pas à genoux ? Le remords d’avoir humilié Laura, la servante lourde, il en arracha promptement l’aiguillon de lui-même : ne payait-il pas un salaire dont, millionnaire, il n’avait pas honte ? Les larmes effacées par l’argent ne lui parurent pas dignes de pitié…

Certes, un malaise lui en est resté le long des nerfs, mais physique, nullement moral. À la minute précise, il est agréablement scandalisé par la nouvelle qu’une maison hostile croule. Fondée à Sherbrooke, il y a trois ans, au milieu d’un charivari de réclames, elle a battu en brèche quelques-unes des fortifications où vivait en sécurité la marque de Gaspard Fontaine. Elle en dévora quelque peu les murs, ici et là, mais la chute des prix, dont Gaspard usa comme massue, éreinta la rivale qui vient d’en mourir. Eh quoi, si tôt ? À l’entendre se célébrer, menacer même, n’aurait-on pas dit qu’elle avait la santé moins débile ? Et c’est tout : il faut bien se résigner à le croire, c’est imprimé ! le titre flambe ! Gaspard Fontaine relit, gouailleur, une étincelle de malice à l’œil. Hélas ! La chose est triste, mais elle est charmante, à la façon d’un bon dîner. La sensation n’a rien d’imprévu, ce n’est pas la première fois qu’un rival s’effondre : elle a de l’usure, du trop goûté. Celui-ci est vraiment ridicule après tant de bravade. Ainsi donc, ce n’étaient que des spasmes d’agonie ? C’est bien cela, Gaspard a comme une ivresse d’appuyer le talon sur la gorge d’un vaincu, et puis, sur la gorge de tous les autres qui furent terrassés, et encore, sur la gorge de tous ceux qui le seront, fatalement. La lutte contre lui est inégale et stupide : le succès ne lui bat-il pas dans les artères ? Pourquoi ne le pressent-on pas, comme il le perçoit au plus intime de l’être ? Ah oui, il est fort, il est inexpugnable ! Sa main froisse brutalement le journal qui craque : Gaspard, superbe, lance les feuilles meurtries sur la table, pour se recueillir en sa victoire, en la fraternité de lui-même et de la victoire…

Ses yeux, pétillants d’orgueil, croisent le regard fouilleur de Jean, immobile entre les jolies moulures cuivrées de la porte. Il ne s’explique pas la rougeur qui, spontanément, le brûle au visage. Son fils a-t-il percé les voiles de l’âme et vu remuer tout ce bonheur d’assommer les adversaires à loisir ? Et quand cela aurait eu lieu, ne doit-il pas en exulter lui-même ? Gaspard ne peut s’accuser de manœuvres déloyales : les armes légitimes seules de la concurrence le passionnent. Sa fortune est blanche comme un lys. Avoir la fierté d’une force pure, c’est un droit ! Pourquoi devant les yeux de Jean rougit-il encore, avec le besoin d’atténuer sur son visage les choses qu’il y sent lumineuses ? Au lieu de la première parole qu’il veut faire jaillir, un son rauque s’étrangle. Mécontent de lui-même, il se dompte.

— Bonsoir, Jean ! Ça va bien ? dit-il aussitôt, mais gêné.

— Et toi, mon père ?

— Tu vois !

— Si je vois ? Tes yeux sont deux incendies !

— Pas de grands mots, s’il vous plaît ! Tu sais que nous ne nous accordons pas, les grands mots et moi.

— Millionnaire, ce n’est pas un grand mot, mon père ?

— Ce n’est pas un mot, ça, mon petit Jean !

— Eh bien ?

— Tu n’y es pas ! Où donc as-tu laissé ton intelligence ordinaire ?

— Je l’ai avec moi, cette intelligence, mais elle est trop ordinaire, comme tu dis, pour éclaircir l’énigme du rébus.

— Un rébus, j’ai déjà su ce que rébus veut dire… Ah ! oui, une devinette… pas trop facile… pas vrai, Jean ?

— Vrai comme nous deux !

— Aussi vrai que mon million ! Le voilà, le r…ébus ! Millionnaire, ce n’est pas un mot, parce que millionnaire, c’est moi !

Un tel « moi » frémissant d’arrogance et d’énergie que Jean ne devinait pas, le stupéfie. Il croyait avoir mesuré toute la profonde vanité de son père : un accent nouveau, plus révélateur, en monte. Ainsi, les bornes antérieures reculaient, après avoir semblé extrêmes : jusqu’où ne s’aventurerait-elle pas, la suffisance de Gaspard ? Non pas que son fils la jugeât horrible, la flétrît de son dédain. Mieux que tout autre, parce qu’il vénérait, parce qu’il aimait, parce qu’il filtrait cet orgueil à travers l’amour d’un vrai fils, il absolvait le père fat de l’être. Et aussi, parce qu’il admirait, malgré lui attaché, conquis. La sensibilité d’une nature affinée s’irritait d’abord, mordue par la jactance du parvenu : mais le dégoût du fils ne tardait pas à fondre au contact des yeux chauds de passion, à faiblir sous la voix impérieuse et martelée, devant le corps entier se ramassant pour la bataille, devant les traits raidis sous la pensée inflexible. Oui, il l’admirait de vouloir intensément, de triompher comme il le voulait, de vouloir malgré tout, indomptable, un Cyrano dans la chevalerie de la finance. Tant d’obstacles assujettis, de rivaux dans leur tombe ou vivotant inoffensifs, les débuts impitoyables franchis du courage plein l’âme, héroïquement, si l’héroïsme de nos jours n’était pas une chose à peu près rayée de l’opinion qui rapetisse et morcelle, les risques tentés avec gaillardise et dociles à l’audace, la fortune creusant sous lui une vague toujours plus haute, les sourires esclaves ou forcés autour de son front nimbé d’or, tout cela ne l’armait-il pas de pied en cap, Gaspard Fontaine le millionnaire, en une sorte de chevalier ? Et si les infériorités d’un caractère absolu blessaient Jean, une grandeur mystérieuse domine son père et le transporte lui-même, l’attendrit.

Le « moi » fantasque est déjà pardonné, la réaction a lieu par le magnétisme habituel. Une tendresse bizarre, humble en quelque sorte, gonfle le cœur de Jean. Gaspard n’a-t-il pas le visage comme transfiguré de force ? Et l’arrogance ne sied-elle pas au crâne despotique, au menton solide, à l’ampleur des joues ? Le fils n’accuse plus, il s’incline.

— Pourquoi me regardes-tu comme cela ? dit le père, avec une brusquerie affectueuse. On dirait que tu songes à me dévorer ! Es-tu fâché contre moi ? à cause de ce que j’ai dit ? Les petites vantardises, ça échappe. J’admets que je me suis emballé un peu… Je suis content de moi, ce soir, voilà ! Tu as bien ton petit orgueil, toi aussi, va !

— J’ai même un gros orgueil, père !

— Je le savais bien !

— C’est toi !

— Voilà une bonne plaisanterie, par exemple ! s’écrie Gaspard, flatté ineffablement. C’est que… Ah ! ne te moque pas de moi… C’est que… avec vous, les gens instruits, on ne sait pas toujours quelle pensée vous trotte derrière la tête.

— Mon respect, tu en es sûr, n’est-ce pas ?

— Je ne suis pas sérieux… Tu es un fils comme il n’y en a pas beaucoup. Je te remercie de la joie d’être ton père…

— Tu me payes tout de suite, et généreusement ! badine Jean. Un bon fils… Aujourd’hui, c’est un peu discrédité, un peu moisi… mais j’accepte de grand cœur.

— Les bons fils comme toi seront toujours à la mode, ne moisiront jamais !

— Et d’abord, qu’est-ce qu’un bon fils ? Ce n’est pas facile de donner ma définition, tu sais !…

— Une définition ? Je n’ai pas appris la philosophie, moi. Tu me disais, un jour, que la philosophie est nécessaire pour une vraie définition, la seule qui ne laisse rien à désirer, qui embrasse tout, qui est idéale… Quel mot encore ! Mais tout le monde l’a sur la bouche, je puis bien me le permettre… Un garçon qui a fait deux ans de philosophie et qui n’est pas capable de donner sa définition ? Retourne au collège, mon Jean !

— On ne se conçoit jamais bien soi-même. Je m’ignore à peu près totalement…

— Quelle blague ! mais… c’est à pouffer de rire !

Un long éclat de rire, en effet, met en lumière les dents tassées, un peu noircies, massives, de Gaspard, et les épaules, frénétiquement, sautent joyeuses. Jean s’amuse de l’hilarité drue et sincère.

— Tu te connais donc, sans mystère ? dit-il, enfin. Tu te lis aussi clairement que tes factures ? avec la précision des chiffres ? Additionnes-tu les pensées de l’âme, les passions de l’être comme des sommes d’argent ? Au point de vue moral, es-tu millionnaire aussi, mon père ?

— Il ne s’agit pas du bon papa, il s’agit du bon fils.

— À toi l’honneur ! Qu’est-ce qu’un bon papa ? Ta définition, s’il vous plaît ?

— Mais le bon fils doit obéissance au bon papa !

— Tiens ! nous disons des bêtises…

— Je crois bien que oui, s’écria Gaspard, jovial.

— Bon fils, bon père, philosophie de collège, soumission, des bêtises monstrueuses, ineptes, avilissantes, ruinées !

— Je ne t’avais pas compris ! Je ne te comprends pas encore tout-à-fait, d’ailleurs. Pas d’énigmes, je t’en conjure. Il me faut la clarté du bon Dieu.

— C’est leur grand tort, à ces choses-là, de réfléchir la clarté du bon Dieu ! Il s’en va, Lui aussi, le bon Dieu ! Quelle expression niaise, candide ! Il s’en va, dis-je, usé comme un vieil habit qu’on a honte de porter. Allons, tu comprends ?…

— Je te comprends, sans comprendre qu’Il s’en aille… D’où te vient cette humeur ? Tu n’as pas coutume de parler ainsi. Cette jeunesse ! elle a une façon de bavarder sur les choses sérieuses ! De mon temps, on ne raillait pas de la sorte. Traiter du bout des lèvres le sujet du bon Dieu, jamais je ne ferai cela. Prends garde, mon Jean, il paraît qu’on doute à la minute où l’on s’y attend le moins.

— Je ne raille pas, je constate… douloureusement…

— De la douleur ? On n’éprouve pas de la douleur à l’improviste, à propos de rien. Tu ne lui fais pas la guerre à Dieu, toi ?… Eh ! bien… Je ne m’explique pas… c’est du chagrin dans le vide !

— Oui, papa, dans le vide qui se creuse autour de Lui…

— Mais enfin, Il n’a toujours pas besoin de nous pour exister ! Quand même nous nous démènerions comme des enragés, Il n’en existerait pas davantage !

— Ah ! mon père… c’est…

Le fils en demeure là. Ce qu’il va dire est cinglant, offensera brutalement. Parole impulsive, éclose au tréfonds de l’âme, enfantée sourdement par le travail des émotions neuves en lui depuis quelques jours. Pendant les secondes qui se précipitent, Jean est figé par l’atmosphère glaciale dont l’être de Gaspard, à ses yeux, se recouvre…

Au lit de François Bertrand, la veille, il a été secoué par un vigoureux frisson de miséricorde. Il en a gardé, lui fouillant le cœur, une mélancolie voilée à l’origine, éclaircie bientôt par l’esprit qu’elle troublait. Tout le grave mystère de la sympathie n’avait-il pas frémi entre lui, le fils du patron, et la famille de l’ouvrier, entre le riche et l’inférieur de la race ? À ce foyer de gens simples, elle vibrait puissamment, la race canadienne-française, d’amour, de constance et, au besoin, d’héroïsme. Les meubles d’autrefois, la couchette à panneaux sévère et fruste, la commode trapue aux poignées de cuivre défloré, le sofa de bois lisse et lugubre s’animaient d’une vie grave, probablement celle des traditions autour d’eux flottantes. Les « catalognes » gaies, mouchetées de rousseur et de brun, nettoyées, fraîches comme un visage de mariée, souriaient aux vieilles coutumes du pays. Du même front lacéré d’épines, du même cœur déversant l’amour à gouttes rouges, du même sourire lourd de compassion infinie, Jésus en croix s’inclinait vers Germaine et Lucile, vers les générations l’une en l’autre ramifiées pour que survive, plus noueuse toujours et plus enracinée, la race qu’Il aime. Ce désespoir de l’épouse, pantelante, couchée pour mourir, attestait l’amour sur lequel sont campées les familles qui valent. Et Lucile, lasse de bravoure, ne méritait-elle pas l’admiration, le respect, le souvenir ? N’eussent-ils donné à leur race qu’elle, jeune fille pure et ferme, délicate et tenace, prête à recommencer avec un compagnon digne leur tâche de modestie et de grandeur, l’ouvrier et sa compagne auraient été nécessaires. Ah ! si, de chaque famille, surgissait un être musclé pour de l’utile besogne, jeune homme ou jeune femme, volontaire et conscient d’un rôle, fût-il peu glorieux même, à tenir au premier rang de la race et pour elle, quels prodiges à l’avant-garde s’entasseraient ! Bien que vague toujours, elle s’accentuait, elle s’élargissait, elle s’emparait de lui, la vision d’une sympathie fondant les classes après les avoir l’une à l’autre révélées. Union merveilleuse, inspiratrice, irrésistible, d’où naîtrait l’effort conscient de tout un peuple vers la conquête de son génie et de sa beauté ! À la fièvre que suscitait en lui l’envol de son rêve, s’ajoutait la peine de le sentir confus et insaisissable. Était-ce l’atavisme de la passion d’agir venue de Gaspard, il tendait les énergies de la pensée vers un moyen d’insuffler à sa vision la puissance de créer la vie. Il se heurtait à l’ignorance de l’activité pratique, à l’isolement dans l’incompétence, à l’horreur de l’impossibilité. Il a, parfois, la sensation de ce cauchemar où l’on roule dans le vide, un serrement brutal à l’âme. De ne pouvoir matérialiser cet idéal en une formule d’action possible et vivante, il souffre une vraie torture. Comme son père, l’obstacle l’éperonne, l’échauffe : mais lorsque la lutte a lieu contre le néant, l’angoisse déprime, exténue. Quelles alternatives d’enthousiasme et de baisse morale il a parcourues depuis l’heure où les plaines d’Abraham lui dévoilèrent leurs sens profond, fécondèrent son instinct de patriote ! Qu’il a levé rapide sa tige et gonflé vite ses racines aux profondeurs de l’être, l’instinct jusqu’alors sans chaleur pour vivre ! Jean peu à peu se taille, se forme une conviction de Canadien-français. Quelque peu adhérents que soient au reste certains éléments moins précis de cette conviction, elle fait croître en lui la fierté du sang, un espoir qui se précise et se fortifie. Les réunions du Congrès, attisant sa ferveur, l’initient au culte large, raisonné de la race. De jour en jour, la nature canadienne, à ses yeux qui la découvrent, s’épanouit plus belle, riche d’ancien mystère et de fraternelle douceur : il a comme une illusion d’avoir jusque là foulé un cimetière où, pour l’attendrir et l’élever, de grands souvenirs tout à coup s’éveillent et lui parlent…

Un désir souvent l’obsède : il veut se définir un rôle par lequel il servira, il aura fait quelque chose de stable pour amollir l’égoïsme de ses compatriotes. Hélas ! n’est-il pas enlisé lui-même dans l’égoïsme ? Il retombe, épuisé d’énervement stérile, aux prises du doute, au gouffre de soi-même veule et repu. D’autres essaient de tarir l’indifférence : on leur préfère les démolisseurs à grands cris de haine. Que peut-il faire ? À quoi bon ces élans de nervosité ? Ah ! qu’il est douloureux d’être impuissant ! Pourquoi rêver si l’on ne peut créer ? L’individu, comme le copeau traîné par le fleuve, est charrié par le flot des circonstances ; elles ont décrété la mise en valeur de lui, Jean Fontaine, en l’étude de la médecine : il n’a qu’à ployer le coup sous l’arrêt. De Paris qui approfondira ses horizons, il reviendra mûri pour la science ambitieuse, il pourra, des ombres du laboratoire s’illuminant, faire éclater un nom vers les sommets de la race canadienne-française. N’aura-t-il pas ainsi apporté du secours à celle qu’il veut plus consciente d’elle-même et plus digne ?

Silencieux au cours du dîner, il préparait sa confidence au père qui badinait avec Yvonne trop gaie peut-être. Et cependant, le même étouffement d’égoïsme l’oppresse, depuis qu’il a limité son ardeur patriotique à ce rôle. Quelque chose en lui désire pénétrer au vif de la bataille, frapper directement la grande ennemie, l’indolence, au cœur pour lui-même l’affaiblir. Et comme si un tel désir fût devenu nécessaire, il ne se résigne à le détruire qu’avec la blessure des chers désirs immolés. Il fuit, il est certain de fuir un devoir, une mission à la veille de se débrouiller nettement, de ravir son courage, d’entraîner sa noblesse.

Pour un épanchement filial, il n’y avait pas de meilleur endroit que la salle à fumer, plutôt resserrée, d’accueil simple et dont le silence murmurait au jeune homme des choses calmes et fidèles. Il attendait le moment, le mot, le geste, le sourire qui attire l’effusion. L’entretien ne courait-il pas vers les problèmes graves ? La désertion de Dieu n’allait-elle pas toucher Gaspard ? Ce n’était pas, à coup sûr, un truc pour le disposer au projet du laboratoire : Jean devinait que, par l’idée même, la vanité de son père serait comblée. Tout bonnement, la causerie avait pris le tournant vers Dieu. L’apathie de Gaspard, au lieu de la tristesse espérée de lui, fut douloureuse à son fils, lui arracha du cœur une révolte qu’à temps il refoula. Il n’avait pas le droit de châtier lui-même, de flageller son père. Une muraille de respect inviolé se dressa entre lui et l’accusation. « Ah ! tas d’égoïstes que nous sommes ! » allait-il s’exclamer, dur et mordant. Exaspération logique, née de tout le bouleversement de l’âme par les enthousiasmes, les impulsions généreuses, les incertitudes, les découragements, les remords de ne pas vouloir, les retours d’ardeur. Il avait cru tout cela enfoui dans les limbes intérieurs d’où rien à la surface ne remonte, et tout cela avait rejailli d’un seul flot brutal. Qu’il le sent vaste en lui et qu’il s’y prolonge loin, ce cri de rébellion, de honte où crève un sanglot. Il ne soufflète pas uniquement la façon molle dont lui-même et tant d’autres ont l’orgueil de leur foi, il est dirigé contre la masse des égoïsmes ligués pour le laisser-faire, ce destructeur d’une race qui pourrait grandir. La sécurité dans la jouissance, dans le confort, voilà la créatrice de paresse nationale. Gaspard Fontaine, en l’imagination de Jean éclairée par l’incident révélateur, s’enlaidit et s’épaissit d’égoïsme : n’étale-t-il pas, en son incarnation la plus énorme, la joie d’être satisfait, d’être serein, d’être saturé ? Gaspard Fontaine est millionnaire : qu’importe le reste ? Sur son million, il repose comme sur une couche romaine, molle et parfumée. Il ne s’en lève, il ne s’agite et ne se passionne que pour elle qu’il faut rendre plus sûre…

Mais la longue tendresse assouplie du fils triomphe de l’amertume, et voilà pourquoi il ne sera pas rude, voilà pourquoi son instinct refréna le cri rebelle de honte.

— J’attends… depuis deux grosses minutes, dit Gaspard. Tu allais dire quelque chose de bien intéressant, si j’en juge par le feu qui brillait dans tes yeux, et puis… tout s’est éteint. Un petit étranglement à la gorge, et rien de plus !… Allons, sois plus expansif !

— Si je me suis tu, mon père, c’est qu’il valait mieux…

— Ne pas le dire ? interrompt vivement l’autre, un peu froissé. C’est bien, garde-le !

— Ne t’offense pas !

— Je ne me fâche pas, mais tu piques mon intérêt, et puis, tu me flanques là, stupide, comme si j’étais de trop dans ce que tu penses. Et tu voudrais que ça m’amuse ?

— Une distraction, c’était… oui… une distraction !

— Ah ça ! Me prends-tu pour un « gobeur » ? Où diable ai-je pris ce mot-là ?… Détrompe-toi, j’ai du flair, et on ne me trompe pas comme on veut… Ce que tu allais dire, comme des rouages de machine fonctionnant l’un par l’autre, s’engrenait aux choses dont nous venions de parler, je l’ai senti !

— Les choses étaient trop sérieuses !

— C’est toi qui les avaient rendues sérieuses !

— J’ai voulu réparer moi-même l’erreur… Si tôt après le dîner, n’est-ce pas ridicule d’être si austère ?

— « Monsieur le docteur Fontaine prend soin de nos estomacs, mais il n’est pas assez malin pour me rouler ! » raille Gaspard, heureux de sa répartie, de sa force à jouter contre l’adversaire. Il n’a pas une instruction raffinée, mais l’intelligence est lucide, foudroyante.

— Une autre fois, veux-tu ?

— Mais pourquoi ces atermoiements, ces précautions oratoires, comme disent certains amis politiques au Club ? Vas-y carrément, en vrai fils de celui qui te parle !… As-tu peur ? C’est donc bien grave ! On devient fier, on ne daigne plus avoir confiance en moi.

— Au contraire, je me proposais de te confier quelque chose ce soir…

— Qui est à cent lieues de ce que tu me caches ?

— Oui…

— Sois franc, j’écouterai l’autre chose ensuite !

— Écoute-moi tout de suite. Il s’agit d’un projet… considérable… d’avenir. C’est venu, dans mon esprit, il y a quelques jours… Écoute-moi, je t’en prie… Je pense la chose merveilleuse, elle te flattera, elle m’enchante… Je n’essayerai pas de te faire deviner, tu y perdrais les efforts de ton imagination. Prépare-toi à une confidence étrange, peut-être, mais pas banale. Tu te réjouis que je sois médecin ? Eh ! bien, je rêve d’être plus, de te faire honneur, d’exceller. Comme toi dans les affaires, je m’élèverai dans la science. Es-tu prêt à m’entendre ?

— Tu ne te moques plus de moi, Jean ? dit le père adouci, la curiosité avivée par la solennelle émotion du fils.

Le fils, au moment de le formuler en paroles à quelqu’un, a moins de certitude en la beauté, en la hauteur de son rêve. Comme s’il avait été l’ensorcelé d’un mirage, il a subitement l’impression de traverser un désert : c’est la monotonie de l’avenir aux troubles horizons qu’il revoit. Ne fut-il pas ébloui par une illusion faussement brillante ? Il redoute l’ironie clairvoyante de Gaspard, le sarcasme froid qui fige l’enthousiasme. Le projet est fantaisiste, puéril, naïf. Le jeune homme est lourd de tout le poids en lui du rêve s’affaissant…

— À mon tour, je te le demande, ne te moque pas de moi, dit-il, après le silence qui devenait trop long.

— Il ne veut plus me le dire ! As-tu encore envie de me laisser coi ?… Tu me défends de me fâcher, il ne me restera plus qu’à me moquer de toi.

— Te sens-tu disposé à entendre une chose qui va te renverser ? dit le fils, en qui la jovialité de Gaspard fait remonter l’idéal. Il s’agit de mon avenir…

— Tu me l’as déjà dit ! Ferais-tu la petite bouche sur Paris maintenant ? C’est qu’il faut y aller, tu sais ! Qu’est-ce qu’on dirait ? il est trop mesquin pour l’envoyer. Des fils d’« habitants » n’y vont-ils pas ? Quand tu reviendras de Paris, tu seras lancé…

— Je me meurs d’aller à Paris !

— Alors, Jean, nous aviserons après…

— Il s’agit d’après… Qu’est-ce que tu penses de… ou plutôt, qu’est ce que tu vas penser de ?… tu ne t’imagines pas ce que c’est… J’ai eu l’ambition…

— Tu ne l’as plus ?

— Je l’ai encore… Tiens, je la remets entre tes mains, j’ai eu l’ambition d’ouvrir un laboratoire où…

— Un laboratoire ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Un grand mot, très grand, si grand que je m’y égare ! Quelle expression ! presque du beau langage… À ton contact, je me débarbouille l’esprit. J’avoue qu’il en a besoin… Je suis égaré tout de bon, hein ? Ouvrir un laboratoire, il est si peu ouvert que je ne suis pas capable d’y entrer !

Gaspard, satisfait d’une volubilité si alerte, est de l’humeur la plus accueillante. L’orgueil empoigne Jean de nouveau : après tout, l’idée n’est pas tellement saugrenue, elle est même originale et très digne, pas loin d’être grandiose. Sobrement, l’éloquence du futur savant coule.

— Oui, mon père, depuis une semaine environ, j’ai songé à cela, à un laboratoire… Il est difficile, même avec l’auréole de Paris, d’attirer la clientèle de Québec. Les vieux praticiens ont le prestige. Ils nous tiennent dans l’ombre. Il faut attendre, être rongé par l’ennui, par la misère morale…

— Ne suis-je pas là, moi ?

— Je te remercie d’être généreux, mais il s’agit de l’être autrement que tu ne l’offres. Tu vas comprendre. Il me semble que c’est du bonheur, du grand bonheur. Je me ferai un « chez moi » de science, de recueillement, de travail. C’est ton vieux compagnon d’armes, le travail, celui qui prend tout entier, qui passionne. Comme toi, je veux être quelqu’un, me dévouer, réussir. J’aime la médecine, je veux me donner à elle !… Un laboratoire, clair, parfumé d’arômes bons à l’âme, où je ferai des expériences, où je me lancerai dans l’inconnu pour le conquérir, où je triompherai, quelle joie ! quelle existence pleine, grisante, bénie ! Tu ne me refuseras pas cela. Un moment, j’ai eu peur de toi, je te demande pardon…

— Tu avais bien raison de m’avertir ! s’écrie Gaspard, un peu abasourdi. Je n’aurais jamais deviné une chose semblable… Mais ça ne se fait pas ! C’est la première fois qu’un jeune homme de chez nous… et tu ne pratiquerais pas ? Avoir étudié la médecine pour ne pas la pratiquer, c’est… c’est vraiment drôle !

— Pour ne pas dire grotesque ?

— Non, mais… excentrique, comme disent mes amis anglais au club.

— Les Anglais ont pour idéal : « Cours droit au but que ton courage a choisi » ! Il n’est pas facilement blâmé par eux, celui qui donne sa meilleure énergie à la tâche qu’il aime ! La mienne entend l’appel de la science et répond !

— Cela ne t’empêcherait pas d’exercer ta profession, Jean ?… Tout ce qu’il te faudra pour un laboratoire, je te le donnerai. Tu pourras faire semblant de pratiquer ?… Je te pourvoirai de clientèle !…

Il a dit cela simplement, finement, avec une délicatesse de voix et d’âme merveilleuse chez une nature aussi rude. Jean, tout surpris, lui jette un long regard de reconnaissance. L’impression dissolvante de tout à l’heure, d’égoïsme et de gras intérêts, est détruite par la générosité, par l’indulgence du père. C’est comme une réhabilitation, un renouveau de prestige. Un remords de ses répugnances l’étreint : n’originent-elles pas d’un patriotisme subtil au point d’en être grincheux ? Ce n’est plus de l’enthousiasme de bon aloi, mais de l’irritabilité, une toquade.

Il aurait, plus loin encore, poussé le reniement de tous les sentiments qui affluèrent à son âme depuis quelques jours. Une mélodie éclatant soudain, venue d’un piano qu’une touche amoureuse faisait vivre, l’interrompit : Yvonne, au salon, pensive et désœuvrée, se plaisait délicieusement aux caresses de l’air d’« Isabeau s’y promène ». Chanson où la brise murmure du rêve et que la douce plainte de l’eau sur le rivage berce, chanson où la grave harmonie du soir glisse un peu d’infini, chanson que la voix d’un homme rend fière et que les soupirs d’une femme rendent humble, chanson émouvante et chaste, refrain d’amour et de légende que tant de suaves larmes, versées le long des siècles à cause de lui et recueillies par lui, attendrissent au-delà de ce qu’en peut dire ! Et surtout, chanson de chez nous, de la Nouvelle-France, du Canada serein et âpre, vaste et que le cœur en un battement renferme, chanson qui n’est plus la même depuis que nos ancêtres lui infusèrent l’âme de leurs grands songes, par ceux-ci calmant leurs angoisses et leurs douleurs, chanson autre et plus enivrante parce qu’y palpitent les échos de nos Laurentides, parce qu’elle anime le feuillage de nos îles, le silence de nos lacs, le flanc de nos barques, la symphonie de notre fleuve ! Jean l’écoute s’alanguir, la chanson d’amour, et gronder, la chanson orgueilleuse, et rêver, la chanson de légende, il l’écoute supplier, frémir, exulter de bonheur et se désoler tour à tour. Il se rappelle un concert d’il y a cinq ou six ans : Albani, d’un accent jailli des profondeurs du génie, l’avait modulée si profonde, la chanson de chez nous, que tous les yeux de leurs pleurs l’avaient longtemps remerciée. Avec la tendresse lourde en l’être de Jean comme un amas de sanglots, rejaillit l’amour de la race…