Ce que disait la flamme…/10
IX
le sanglot de thérèse
— Me permets-tu d’aller jouer avec les petites filles sur la grève ? demande Thérèse Bertrand à la grande sœur.
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais », il y en a une, tiens la plus petite des trois, qui m’a fait un sourire et puis un signe… Regarde comme elle a l’air fin, il me semble que nous nous accorderions bien… Vous ne vous occupez pas de moi, tous les deux…
Jean Fontaine, à la courbe des joues, aux lignes amples du front, s’éclaira d’une rougeur incommodante. L’indiscrétion de l’enfant narguait à l’improviste, un trouble avec brusquerie l’envahissait, le frappait de mutisme, tandis que Lucile, d’un ton fébrile, déconseillait Thérèse d’être opiniâtre :
— Tu ne les connais pas !
— Ça ne fait rien ! Il n’y a pas besoin de cérémonies entre petites filles. Ce n’est pas la première fois que je me présente… Je suis toujours bien reçue…
— Et si tu ne l’étais pas, cette fois ?
— J’y vais, Lucile !
La grande sœur crispa des doigts fermes sur le poignet frémissant de Thérèse, celle-ci eut un accès de peine :
— Mais pourquoi ? Tu ne comprends donc pas que j’aurais un gros plaisir ? gémit-elle, un sanglot crevant la gorge délicate.
— Sois raisonnable ! Elles sont des étrangères. Il y en a une qui te sourit, les deux autres te causeront peut-être du chagrin. Tiens ! elle essaye de les faire sourire aussi, elles ne veulent pas, elles ont un regard dur !
— Comment peux-tu me tenir et voir cela en même temps ?
— Vas-y, petite folle ! s’écrie, Lucile, avec un rire harmonieux et scandé.
Il déborde si naturel, avec des gazouillements si frais, un rythme si limpide, le rire à la fois sonore et tendre. Jean regrette que la musique ne s’en prolonge guère ; lorsque de la sorte elle vient à lui, n’a-t-il pas l’illusion d’être caressé, d’être remué par l’envol d’une âme claire et grave ? Quand celle-ci lui ouvre un peu ses ailes, ne se sent-il pas au bord d’un mystère qui l’attire ? Une curiosité ardente le lui veut faire découvrir…
— C’est bon d’être si jeune, dit Lucile, revenue à l’émotion qu’elle désire éloigner de son être.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, oui, d’être si jeune… de…
— De trouver aisément du bonheur ?
— Je ne sais pas… oui, c’est à peu près ce que je pensais. Vous expliquez bien les choses que je ne suis pas capable de mettre en paroles…
— C’est vous qui me les suggérez, les paroles, c’est votre âme.
— Elle est si ordinaire, mon âme ! Il me semble que parfois, votre manière de parler n’est plus ordinaire, mais si belle, si profonde… Pourquoi me flatter ainsi ? Vous m’avez défendu de ne pas vous croire, et c’est impossible de vous croire.
— Prenez garde au mot « impossible », mademoiselle.
— Prenez-y garde vous-même ! répond-elle, songeuse.
Jean est cloué de stupéfaction. Elle ne le défie certes pas de vaincre le charme dont elle enjôle. Implore-t-elle avec humilité de ne pas la conduire à la souffrance ? Elle n’a que jeté une des saillies imprévues chez elle coutumières. Aussi, dit-il avec légèreté :
— Est-il impossible d’avouer ce que l’on pense ?
— Je ne fais pas autre chose, je dis ce que je pense. Ce n’est pas cela qui est impossible, c’est vous croire…
Il est conquis par la riposte, il sourit, il plaisante :
— Vous n’avez pas du tout confiance en moi, alors ?
— Ce n’est pas généreux comme moyen d’exiger une réponse !
— Nous nous perdons, mademoiselle, et nous ne savons plus où nous sommes.
— Ah ! vous le savez bien !
— Où donc, je vous en prie ?
— Mais c’est à vous de répondre, je vous ai posé une question…
— Dois-je vous répéter qu’auprès de vous, malgré moi, j’admire ? s’écrie Jean, avec une sincérité vibrante.
— Vous admirez ? redit-elle, comme navrée, les cils un moment affolés, le bouleversement du cœur lui brillant au fond des yeux…
Des vagues infimes se gonflent au rivage du Bout de l’Île, et leurs soupirs, lorsqu’elles se brisent le long des contours, ressemblent à une complainte amoureuse. Des éclairs de joie s’allument au flanc des rochers gris palpitants de lumière. Le fleuve est un ruissellement d’or qui fascine. Les arbres chuchotent des mots d’une douceur infinie…
Sur une terrasse fruste au bout du parc, il y a des bancs qu’atteignent les arômes de l’onde. Quand la chaleur n’est pas trop brûlante, il est merveilleux d’y aller s’asseoir. Le soleil aujourd’hui répand avec largesse une tiédeur saine au milieu de laquelle il est bienfaisant de vivre. Les deux amis ne songent pas encore à déserter la lumière si bonne…
Le jeune homme n’avait pas du tout prévu que Lucile demeurerait silencieuse d’attendrissement. Comment, le plus tôt possible, ramener le sourire paisible entre eux ?
Il est vrai qu’il a dévoilé, malgré lui, l’admiration accrue pour elle : mais ne pourrait-il pas se mieux contenir, dissimuler, ne pas l’émouvoir d’une joie aussi périlleuse ? C’est elle qui, sans cesse ingénieuse à dénaturer les effusions de Jean, devint sereine la première.
— Pourquoi me dites-vous de pareilles choses ? dit-elle, rieuse et tranquille.
Une gaieté moqueuse tressaille dans la voix de Jean :
— C’est la dernière fois.
— Je m’en doutais.
— Expliquez-vous !
— C’est impossible !
— Ce mot-là vous est très cher !
— Il est commode, il est nécessaire… les jeunes filles en ont souvent besoin !
— Surtout quand les jeunes gens ne veulent pas qu’elles s’en servent.
— Admettez que j’ai raison de l’appeler au secours, monsieur.
— Je n’aime pas trop de mystère…
— Du mystère ? Mais puis-je vous forcer à me répéter ce que vous me disiez ? Je serais stupide : vous avez juré que c’était la dernière fois !
N’est-ce pas là du jugement fin, de la subtilité charmante ? Jean se laisse ravir : il n’a d’autre répartie qu’un sourire d’émerveillement.
— Je ne suis donc pas mystérieuse ! conclut-elle, après le doux silence.
— Tout de même, je ne l’avais pas juré.
— Presque !
— Ai-je eu le ton si rude ?
— Vous n’êtes jamais rude envers moi ! fait-elle, impulsive et reconnaissante.
Un afflux de tendresse noie le cœur de Jean…
— Je serais un lâche de vous faire de la peine, s’écrie-t-il, affectueux et grave.
Pour voiler ce qu’elle éprouve, elle s’empresse d’être gentille :
— Vous parlez comme si vous étiez coupable…
— Je le suis au moins d’avoir été brusque.
— Non, vous dis-je !
— Je le sais !
— Vous m’avez surprise un peu, c’est tout ! finit-elle par dire, vaincue, rougissante d’avoir laissé poindre son chagrin.
Assez maîtresse d’elle-même pour ne pas discontinuer son badinage, une déception quelque peu âpre lui avait du moins fait mal, lorsque Jean, soudain frivole, avait presque raillé : « C’est la dernière fois ! » Un tumulte d’angoisses vagues l’assaillit : « Eh quoi ! songea-t-elle, je l’avais cru sérieux. Il m’a parlé d’une voix si sympathique, si franche. Il ne peut m’avoir trompée. Il ne me promettait rien, c’est vrai. S’il m’admire sincèrement, pourquoi devient-il si indifférent ? Je ne sais plus quoi penser, moi ! S’il ne m’a donné aucune autre espérance, j’ai le droit d’espérer qu’il ne ment pas, que son admiration est réelle ! » Toutes ces réflexions ne la détournèrent pas de sa présence d’esprit. Elle désirait tant ne plus être mordue par le doute, mais il fallait que Jean lui-même le calmât. Sans avoir jusqu’ici prêté l’oreille à la présomption, sans avoir consenti au rêve d’être courtisée par le jeune homme, sans même s’être flattée qu’à la revoir il finirait par la chérir, elle n’avait pu, si fine et intuitive, ne pas pressentir combien le jeune homme avait pour elle de l’estime et un respect ému. Est-il étonnant qu’elle chasse l’anxiété, dès qu’elle s’insinue en elle ? Il ne peut tramer contre elle un dessein ignominieux, petit à petit l’induire à l’opprobre. Elle s’insurge contre le soupçon, croit du meilleur de son âme à la noblesse, à la chevalerie de Jean Fontaine. Aux aguets, confiante, elle attend son retour aux paroles graves, à l’admiration dont elle est si fière. C’est un orgueil radieux qu’aucune vanité n’assombrit : avec quel ravissement ne l’a-t-elle pas vu s’inquiéter de l’avoir offensée, avec insistance, avec le besoin d’être positif, elle en est sûre ! Oh, comme elle a le désir de lui témoigner une reconnaissance vive de ne pas la mépriser, de lui faire l’honneur de sa courtoisie, devant tous, et de lui tenir des propos d’ami véritable !…
Et l’intelligence agile et riche de la jeune fille étonne Jean. D’où lui viennent ces délicatesses d’âme, une telle alacrité de jugement, d’aussi jolies trouvailles de l’esprit ? N’est-il pas admirable qu’elle soit toujours convenable, réservée sans pruderie, exubérante sans vulgarité, noble sans niaiserie ! Peut-on être plus délicieuse, avec plus de grâce et de goût ? Jean n’a-t-il pas la sensibilité la plus vivante, et n’est-elle pas déchirée par les vulgarités de caractère et les mesquineries de pensée ? Quelques maladresses, quelques trivialités, quelques sentiments désagréables devraient échapper à Lucile au fil de la causerie familière. L’énigme de cette retenue, de cette finesse morale attire Jean qui veut la saisir. Il résout de la faire causer d’elle-même, de son existence, de ses rêves, de son âme profonde…
Après la minute de silence où leurs âmes essayèrent tant de s’expliquer l’une l’autre, il reprit avec une humilité qui rassura Lucile davantage :
— Votre surprise… je crois plutôt… que c’était de la peine… oh ! légère… un désappointement qui brise un peu… Ne dites rien, nous nous sommes compris ! C’est ma faute : je fus superficiel après avoir déclaré ma vraie pensée !
— Mais non, c’est ma faute, parce que j’ai douté.
— Nous ne recommencerons pas à nous quereller, dit-il. Nous sommes très loin de ce que je désirais savoir tout à l’heure. Quand vous avez dit : « C’est beau, c’est bon d’être si jeune », n’avez-vous pas laissé paraître un regret quelconque ? Votre père est guéri : vous êtes adorée par toute votre famille… J’ai cru voir dans vos paroles une ombre de tristesse… Je ne veux pas être indiscret : ne me répondez que si vous le jugez bon vous-même.
— Cela m’embarrasse beaucoup…
— Oubliez que je vous ai demandé cela !
— C’est comme… des nuages en moi… c’est impossible d’avoir les mots. Tenez, j’aurais besoin de vous pour me deviner, pour m’exprimer.
— Vous êtes heureuse et vous ne l’êtes pas ?
— Non, ce n’est pas cela, il me semble que rien ne manque, que je suis vraiment heureuse… et pourtant, c’est un peu cela…
— Il manque quelque chose ? ajoute Jean, avec un sourire.
— C’est presque rien…
— Et c’est, beaucoup !
— Je l’ignore…
— Ne le devinez-vous pas ?
— Je me laisse faire par l’impression… je n’essaye pas de la comprendre… je sens que je ne suis pas capable… c’est comme si j’attendais et si j’avais déjà ce que j’attends, de la tristesse et de la joie… N’est-ce pas ridicule, tout cela ?
— Mais non ! protesta son ami.
— Il me semble que ce n’est pas ridicule, mais… nécessaire. Tenez, cela me rappelle ce qu’on nous enseigne à l’église : le bonheur entier n’est pas de ce côté de la vie… À force d’en parler, cela devient plus clair… Ce doit être le besoin du grand bonheur complet… Ici-bas, nos joies ne sont que… le début du ciel. Et notre être fait pour tout le ciel souffre de n’en avoir qu’un peu, de l’attendre encore…
— Je vous comprends, murmure-t-il.
— Comment me procurez-vous une telle confiance en moi ? J’espérais que vous m’expliqueriez vous-même, et j’ai tout dit sans hésiter, sans doute… Je crois que c’est à peu près cela, oui, monsieur Fontaine, à peu près cela, de la tristesse et de la joie, un peu de joie à la surface et beaucoup de tristesse au fond…
— Et ceux qui rient toujours, n’est-ce pas le contraire ?
— La tête rit, le cœur pèse toujours… ils finissent par le savoir.
— Un jour, ils savent qu’en réalité leur cœur était lourd ! redit Jean, comme un écho vibrant aux profondeurs de son être…
Il est plus ému que jamais il ne le fut auprès de Lucile. L’attrait qui d’elle émane et le pénètre, s’illumine et devient comme une chose vivante en lui. C’est de son propre cœur, étrange et bouleversé, défaillant et doux, qu’il a malgré lui chanté le lourd bonheur. Toutes les hésitations fondent, tous les leurres par lesquels il refusait l’amour s’envolent. Il est empoigné, asservi, enivré… Parce que Lucile, enfin, n’est plus une apparition voilée d’une buée sentimentale, un être uniquement réel en la mémoire qui refait l’original et l’idéalise, un rêve splendide créé avec un peu de beauté qu’on grandit soi-même, parce que Lucile elle-même lui est chère ! Par quel aveuglement systématique et injuste se laissa-t-il obscurcir les yeux ? Il était facile de voir ce qu’elle était, la loyauté du cœur, la haute et sereine envolée de l’âme, la clarté de l’intelligence, la noblesse innée d’elle-même entière. Auprès d’elle, il avait cédé à l’orgueilleux instinct de l’homme du monde qui, malgré sa bonhomie et sa déférence envers quelqu’un des classes inélégantes, croit toujours décerner une faveur. Tout ce qu’il pouvait fournir de condescendance et de respect, la jeune fille de l’ouvrier le reçut : bien que sa beauté opérât vivement sur l’imagination du protecteur, il n’en avait pas moins conscience d’être plus élevé, plus raffiné, plus distingué qu’elle. Et c’est un peu comme, du haut d’une falaise, on contemple une fleur jolie et fragile perdue là-bas au milieu des rochers, qu’il la regardait. Il était charmant de la voir si pure et fière, elle ne valait pas qu’on se donnât le trouble de l’aller cueillir. Après avoir tergiversé quelques minutes, il se flatta de n’avoir agi qu’activé par l’abnégation la plus belle, il se rendit le témoignage que pour une autre famille ouvrière, en des circonstances identiques, sans une adorable Lucile pour venir l’appeler au dévouement, il se fût prodigué avec les mêmes efforts et la même constance. N’éprouvait-il pas un intense plaisir à consoler, à secourir, à sauver ? À connaître l’âpre jouissance du sacrifice, ne s’exaltait-il pas ? Un soir que les frères de Lucile, au retour de l’ouvrage, se joignirent pour lui manifester leur gratitude et leur affection, des larmes ne débordèrent-elles pas jusqu’à ses yeux du cœur tout-à-coup submergé par une félicité inconnue ? Il s’est rappelé bien des fois combien celles-ci furent bonnes en dépit de leur violence : pour se mentir chaque fois, d’ailleurs, pour se convaincre davantage que la seule joie de la pitié surabondante grandissait au fond de lui-même. Il ne se lassait pas de voir Lucile exquise et sérieuse, discrète et retenue, mais si l’émotion du cœur l’embrasait comme brûlée au vif et devenait inexprimable, c’était la pitié encore, avivée par un long sourire…
Jean ne s’habituait pas au sourire de la jeune fille. Plus il en recevait la tendre lumière, moins il le connaissait…
N’est-ce pas de lui, pourtant, qu’il gardait le souvenir le plus émouvant ? Plus il y rêvait, plus celui-là le fuyait et l’attirait : il avait l’hallucination étrange de rôder au seuil du mystère… Il ne s’ingéniait pas à comprendre le sourire énigmatique, il en admirait la rêverie inconsciente et vague. Il n’est pas indispensable d’avoir une initiation artistique excessive, pour ne pas s’en tenir à une impression terne devant le beau : Jean avait le goût assez mûri pour que tout l’épanouissement des traits de Lucile en un rire méditatif l’émerveillât.
Lorsqu’elle sourit ainsi, de son âme ardente visible, elle captive, elle impose comme de la vénération émue. Un reflet vermeil s’épand sur le visage qu’il échauffe. Les lèvres se prolongent en courbes plus molles et vibrantes. Les joues dilatées grouillent de tressaillements. Les yeux, surtout, creusés, insondables, irradiés, se remplissent d’âme douce jusqu’à leurs profondeurs, il semble…
Longtemps donc, le jeune homme ne perçut d’un tel sourire que l’étincelle et la beauté physique, ne songeant guère à en pénétrer la cause, les sources génératrices : il se complaisait si volontiers à ce culte du charme visible qu’il négligeait de réfléchir, même un peu, sur les qualités morales et la noblesse d’une vie si modeste. Tout l’être intime, dérobé, supérieur, de la jeune fille ne l’intéressait que médiocrement, échappait en définitive à la vision de son intelligence, à l’éloge de son admiration.
Pourvu qu’il oubliât les parents, le milieu social, le travail de Lucile, elle était ravissante et harmonieuse. Dès qu’il revoyait l’entourage où elle avait grandi, elle ne cessait pas d’être belle, mais autrement, inférieure et indigne. Elle avait beau n’être jamais vulgaire ou sottement exubérante ou niaisement banale, il ne l’en estimait presque pas. Les manières de la jeune fille sans mignardise étaient gracieuses : il le constatait avec indifférence. Elle parlait une langue qui, sans imprévu ou richesse, était bonne et souple : à peine l’en louangeait-il. Elle causait de ses actes et des choses avec une distinction constante : il n’y discernait rien d’extraordinaire. Autant de finesse morale et de cœur ardent ne parvenaient pas à le séduire, elle n’était que la jeune fille de François Bertrand, une enfant douce et humble qu’il protégeait, à laquelle il faudrait bientôt faire un adieu sans remords et le moindre souci…
Il errait, puisqu’au moment de la séparation attendue avec froideur, un regret le tourmenta, réagit ensuite par une tristesse énervante. Il ne faillit pas, si rusé à rejeter l’amour par d’infinis prétextes, à détruire ces alarmes. Un attachement réel en lui s’était accru pour la famille Bertrand, et la satisfaction personnelle de lui avoir été sympathique et bienfaisant lui causait une jouissance. À l’heure où il fallut s’éloigner de l’une et renoncer à l’autre, il eut un chagrin subtil à se rappeler tant d’émotions profondes qu’il ne revivrait plus. La brisure d’abandonner Lucile fut de la souffrance à peine différente, aussi confuse, aussi nerveuse, aussi destinée à un prompt oubli…
Il y a quelques jours, impuissant à ne pas être entraîné vers elle, en dépit d’un ultimatum à lui-même de ne plus la voir, il reconduisait Lucile jusqu’à Lévis, jusqu’à la demeure paternelle. Cette entrevue lui démontra que l’amour l’avait envahi, sournois. À l’heure même où cette découverte l’éblouit, il ne s’efforça pas d’amoindrir en lui l’impérieux sentiment, il ne pouvait y réussir, trop dominé par la forte et douce angoisse de le connaître en lui. Après avoir obtenu de Lucile un consentement joyeux à le laisser revenir auprès d’elle, alors qu’il dégringolait avec fièvre la Côte du Passage, il fut assiégé par un pêle-mêle de réflexions tumultueuses. Il s’estima ridicule de n’avoir pas même soupçonné qu’il aimait. Il s’empressa d’interroger cet amour et de savoir quel il était, sincère ou illusoire, mystique ou passionné, durable ou nécessaire. De l’analyse à tête calme eût seule conclu : aussi, beaucoup d’affirmations se battirent dans son esprit qu’elles ne gagnèrent ni l’une ni les autres : plus elles venaient à la rescousse, chacune à son tour, plus Jean ignorait à laquelle se livrer, triste et indécis. Le plus sage à faire, jugea-t-il enfin, puisque la solution ne lui viendrait que le lendemain, était de s’imaginer l’hypothèse la plus alarmante comme vraie et de l’envisager avec franchise. Il admit, pour le besoin d’être moins perplexe, qu’une tendresse ardente, complète, invincible, à l’égard de Lucile le possédait, ne le lâcherait pas. Il fut alors comme frappé d’une crainte indéfinie au premier choc : mais la cause en devint lumineuse aussitôt. L’impétuosité, la violence de sa nature l’épouvantaient : s’il aimait vraiment, de tout son être, avec une conviction décisive, un abandon irrépressible du cœur, deux conséquences imposaient une alternative poignante : il devrait étrangler la passion au fond de lui-même ou se faire l’époux de Lucile. À l’évocation de l’ouvrière montée jusqu’à lui, il subit d’abord un frisson, une commotion de l’âme. Elle était si belle, si tranquille, si finement chaste, intelligente avec une si agréable spontanéité ! La certitude l’en saisit avec force, il aimait Lucile Bertrand, il eut presque absolue l’impression de l’aimer avec ardeur, sans reprise de lui-même, assujetti, accablé par tant de joie…
Puis les doutes affluèrent, les difficultés placèrent entre la jeune fille et lui une barrière hautaine qui lui parut démesurée, infranchissable. Le préjugé de classe, ainsi que des épines faisant reculer les mains désireuses d’atteindre une rose, enfonça un aiguillon acéré en plein cœur de Jean. Il fut déchiré, il souffrit, il se rebella… En même temps qu’une blessure entrait au plus intime de sa vie, une ombre opaque lui pesait sur le cerveau comme un nuage pénètre dans l’atmosphère. Écrasé sous l’amas des objections à un tel mariage, il chancela : il hésita, il s’inquiéta, il se tourmenta, il ne sut quelles pensées accueillir. Les résolutions les plus opposées l’attirèrent l’une après l’autre, il s’irrita. Et quand il revit la maison prétentieuse et royale de Gaspard Fontaine, il avait l’âme encore flottante, égarée, bizarre et grincheuse…
Au souper, le père et la sœur flairèrent le trouble qu’il déguisait mal, insistèrent et, las de ne pas réussir, le harcelèrent de taquineries. Yvonne feignait auprès de lui l’insouciance la plus espiègle, depuis le jour où il ouvrit ses yeux sur les conséquences d’une union avec Lucien Desloges, pour dérober les craintes, les indécisions qu’elle ressentait. Et depuis ce même jour Gaspard, échappé à ce que les paroles de son fils eurent de puissant et d’irrésistible, appréhendait la mise en demeure de communiquer son blâme et son indifférence. Une simple allusion l’eût gêné, parce que de la part de Jean, poli jusqu’à l’extrême, elle aurait équivalu à une demande impérative de se prononcer. Il se réjouissait que le moment de le faire tardât, se prédisant avec erreur que Jean lui-même finirait par abattre son enthousiasme. Tout ce qui, néanmoins, le détournait d’un malaise entre eux, était bienvenu de l’industriel, inspirait à sa verve une gaieté inextinguible : grâce à une plaisanterie d’Yvonne, Jean morose, après l’avoir quelque peu effarouché, l’amusa et lui assouplit la langue qui devint loquace et railleuse avec bienveillance. Le nom de Marthe Gendron fut décoché avec un cliquetis de rires et de malices gentilles. Le jeune homme avec eux se mit à badiner, eut conscience d’avoir été grotesque à force d’avoir été songeur et de ne pas avoir révélé pourquoi. Comme si un dédoublement intime l’eût partagé en deux êtres, il put à la fois continuer la méditation profonde et sourire aux siens. Elle ne pouvait que s’aiguiser, au milieu du luxe et de toutes les élégances, à la vue des mets subtils, par l’emprise de toutes les habitudes chères et distinguées, l’obsession du jeune homme, obsession d’un amour à préciser, d’une résolution à choisir, d’une souffrance à guérir. Bien que ressaisi par l’ambiance amollissante, Jean garda intact le souvenir de Lucile, et le dernier regard demeura limpide en lui : rien de sa clarté heureuse ne s’effaça… Le retour à la vie somptueuse aurait pu atténuer l’impression vécue au moment de la séparation. Le contraire, étrangement, survint. Comme si une muraille se fût empilée roche à roche, l’obstacle à coup sûr grandit, les objections s’accumulant, dignes ou mesquines. Mais aucune de celles-ci, croyait-il du moins par une ruse de l’imagination, ne provenait de la jeune fille pour laquelle tant de respect lui adoucissait le cœur. Il lui sembla qu’elles étaient différentes d’elle, qu’elles étaient froides et mornes, entre elle et lui opposaient une ombre qui lui donnait le frisson, qu’il avait peur de traverser. Mais elle paraissait ignorer une telle angoisse, puisque les grands yeux noirs ne se lassaient pas de l’émouvoir, débordants de félicité pure…
Le soir, il voulut s’arracher à la tyrannie de ses inquiétudes. Il espéra que la vie étincelante de la terrasse Dufferin engourdirait la fièvre. Une molle draperie d’azur et d’étoiles enveloppait la ville et les horizons de trouble et d’infini… Jean, à ses deux amis qu’une pareille exubérance intriguait quelque peu, jetait à profusion du sarcasme, des phrases et de l’esprit, il avait les joues vermeilles de nervosité aiguë. Ce fut en vain qu’il jasa autant qu’un verbomane, que des éclats de rire l’empoignèrent, qu’il tâcha de frémir au contact de l’allégresse générale, énorme, de n’avoir plus conscience que d’elle plus forte que l’obsession agaçante. La vision de Lucile au-dessus de la foule lui revenait toujours en un mirage de sorcellerie. Quand il ne luttait pas contre la griserie du souvenir, il trouvait cela ineffable d’être ainsi persécuté. Mais l’irrésolution se hâtait de l’aigrir, pensée lancinante qui devenait une torture. Des soucis de mondain, presque laids, certes peu généreux, lui insinuèrent que le plus sage était d’étrangler sans délai une passion qui le menaçait de douleurs et d’embarras. Par ses relations, ses habitudes, l’inclinaison de sa nature, la discipline des convenances, n’était-il pas lié à une société dont l’arrêt prononcerait coupable l’ouvrière transmuée en madame Jean Fontaine ?
Le coude alangui sur une table du café, voluptueusement à l’aise au milieu des toilettes raffinées et des groupes à la mode les plus éclatants, chez lui parmi la fièvre des conversations légères et l’éblouissement des lumières, des bijoux et des regards, énervé, mais las, l’énergie somnolente, il fut débordé par la sensation que la jeune fille était inférieure, indigne. Il crut même quelque temps s’être décidé à la ligne de conduite auparavant claire et inévitable, à ne plus retourner vers elle. Quelques lignes diplomatiques d’adieu, bien adroites, bien mûries, bien effectives, pacifieraient les exigences, les clameurs de la conscience. Et d’ailleurs, la conscience en gémirait-elle ? Irritable, à cause des réflexions persistantes, de l’effort pour les évincer, de l’insuccès, il se sentit méchant tout-à-coup, dominé par une sorte d’impatience féroce. Des soupçons injustes, lâches, l’étreignirent. Il ne les secoua pas à l’instant même. Lucile, avec une hypocrisie rouée de femme, s’était mise en lumière avantageuse, avait masqué l’intention de plaire et de se capter un mari magnifique. Jean scruta sa mémoire pour y chercher les indices, les preuves de ce hideux intérêt. Il fut indispensable de questionner le visage, le sourire, les yeux de la jeune fille. Il repoussa violemment leur charme, leur émotion franche, il désira trouver en eux de l’imposture et de la comédie. Mais trop nimbés de reconnaissance et de bonté, trop ravissants, ils combattirent, insistèrent, furent victorieux de l’insulte, de la colère. Le cœur de Jean leur céda, fut emporté vers le repentir ; et là, en ces lointains de la conscience, il eut de la pitié, de la souffrance, il eut honte de lui-même, il pressentit qu’un amour très grand triomphait, il connut l’extase de s’abandonner à lui…
Plus tard, au cours des heures tendues où le sommeil refusa de l’en affranchir, l’obsession le reprit, le hanta d’ombres pénibles. Il dormit enfin, mais il fut alarmé par des cauchemars et beaucoup de réveils brutals intervinrent. Il reçut d’une pareille nuit le mal de tête le plus âpre : le cerveau, d’un écrasement vigoureux, l’alourdissait tout entier. Jean ne dirigeait sa pensée qu’avec paresse et torture : il lui sembla qu’une paralysie partielle en affaiblissait l’élan. Peu à peu, le problème en lui se redressa, plus intense que la veille. Il éprouva encore une brisure de la dépression : elle reculait, elle s’évanouit. Un courage fervent domptait l’âme, la poussait à connaître, à ne pas fuir, à vouloir. Jean, avec l’illusion d’être froid, parce qu’il est des moments d’énergie brûlante où l’on se croit impassible à force d’avoir l’esprit lucide, plus encore avec droiture et probité, Jean s’interrogea, se pénétra longuement. Devant l’image de Lucile, dont nulle préoccupation maussade aujourd’hui ne ternissait la douce et blanche lumière, il voulut ne pas se mentir à lui-même, accepter en leur plénitude les conclusions d’un jugement loyal. C’était l’heure pour lui de ne plus se laisser ravir par un idéalisme flottant, de ne plus errer au caprice d’une sensiblerie amusée, c’était l’heure de fixer le devoir et d’y fermement courir. Après l’accalmie des instincts médiocres, le soir précédent, il crut succomber à un amour tenace et merveilleux. Si puissante en fut l’ivresse qu’il ne devait plus en contester la profondeur, la nécessité, le lien durable avec sa vie même… Il n’est pas étonnant que, le lendemain, sous l’empire d’une clairvoyance réagissante, il ait ramassé toute sa raison contre cette passion pour l’analyser et la juger. Jusqu’ici, entraîné par un penchant auquel il se donnait avec bonheur, il n’a pas étudié le caractère, la pensée, l’énigme supérieure de l’humble amie. Il ne méprisa pas, il fut aveugle. N’ignorait-il pas le plus intime, le plus touchant, le plus sacré d’elle-même ? Ceci l’attira, le retint comme le réel devoir montant de la conscience : aller vers Lucile, afin de lui être juste, de l’approfondir et d’illuminer son amour aux rayons d’une expérience vigilante. De cette décision, il ressentit un apaisement indicible…
C’est aujourd’hui la troisième entrevue depuis le jour où, faible contre l’impulsion vers elle, il rejoignit la jeune fille auprès de la Basilique et ne s’en éloigna qu’au seuil de l’obscure maison paternelle. À la même heure, à ce même endroit, à la rue Buade vibrante, il l’attendit, il la chercha, il la revit, il la pria de ne pas le refuser. Troublé, conquis, timide, ce lui fut une chose peu facile de procéder à l’examen calme dont il avait réglé l’objectif et les détails à l’avance. Il eut besoin d’une énergie constante pour ne pas se laisser exclusivement amollir par la tendresse, d’une énergie obstinée pour vouloir se rendre compte avec certitude. Il garda assez bien la maîtrise de lui-même pour déchiffrer beaucoup l’âme de Lucile et s’en expliquer la prodigieuse finesse. Il apprivoisa sa confiance, elle donna libre cours à son exubérance d’esprit et de cœur. Jean, sournois, voilait son enquête ; sous le masque de la sympathie, il exigeait de l’ouvrière une épreuve, posait des pièges, élucidait et transquestionnait, sans cesse poli et badin, aimable et gracieux. Un manège aussi bien dissimulé resta inconnu d’elle, et son compagnon glanait des confidences, à certains moments presque des effusions. Elle narra des incidents qui mirent en relief sa façon de vivre, des impressions qui avaient gravé leur empreinte et qui étaient significatives, elle permit à Jean d’entrevoir quelle fut sa vie de jeunesse première et d’adolescence épanouie, quelle était l’admirable et vraie substance de son être. L’accent ému dont elle étala pour ainsi dire la richesse d’une âme affectueuse et droite, convainquit le jeune homme que ne l’obsédait nul souci de se faire valoir, d’afficher de la beauté morale, de s’offrir comme type d’épouse sage et dévouée. Jean épia chez elle une arrière-pensée mesquine d’intérêt, elle ne perça jamais. Pour être certain qu’elle ne déguisait pas le triomphe de le séduire, il essaya des flatteries hypocrites et rusées : elles furent accueillies avec un embarras si spontané, qu’il se crut méprisable de s’en être servi. Simple et distinguée, d’une manière exquise, elle déroula sa vie et son caractère, comme la plus ordinaire et la plus irrésistible des confidences. Elle s’aperçut qu’on la faisait souvent discourir d’elle-même, elle attribua cet entêtement de nouveau à la bonté, à la courtoisie ; ne s’ingéniait-il pas à mettre une sourdine à l’instruction qu’elle estimait bien vaste ? Il se préoccupait de ne pas la rendre confuse, de ne pas la blesser. Il excellait à lui faire oublier son infériorité, si bien qu’elle se leurrait parfois d’être égale et même supérieure, à cause des paroles amicales et soumises. Elle retrouvait auprès de lui l’aisance des causeries délicieuses avec Thérèse, la petite sœur qui l’adorait. Comme il était modeste, respectueux et délicat ! Il était impossible de le craindre, de le soupçonner, de l’outrager. Il ne raillait jamais, la franchise abondait en son regard toujours…
C’est ainsi que Jean, par ce qu’elle révélait d’elle-même et par une intuition pénétrante, eut bientôt de Lucile une opinion lumineuse et décisive. La grande affection du père et de la mère l’un pour l’autre l’avait depuis longtemps émerveillée, et à les voir si heureux, si touchants, elle habitua son cœur à leur union mystérieuse… Sans la comprendre, elle en devinait le charme, la noblesse, la solidité. Leur joie perpétuelle avait animé d’indéfinissables rêves en elle, les avait développés, affinés. Certains de leurs sourires ardents l’attendrissaient elle-même, longuement pensive après eux. Quelques paroles chaudes en informèrent Jean : « C’est bien simple, dit-elle, ils ont tant de bonheur, papa et maman, que cela me rend heureuse, moi aussi !… heureuse !… tellement !… »
Tout son visage avait fulguré de souvenirs. N’était-ce pas de leur affection splendide que découlait l’admiration de la jeune fille pour ses parents ? Elle était fière d’eux, les chérissait outre mesure, ne les distinguant qu’à travers une auréole de beauté morale…
Jean ne put douter qu’elle n’était glacée d’aucune naïveté, d’aucune ignorance, d’aucune vulgarité chez eux. Au contact des personnes élégantes foisonnant à la maison Seifert, elle eût pu être gâtée par l’envie, écouter le regret d’appartenir à une classe méconnue d’elles. Bien loin de regagner le logis de son père avec des rancœurs et d’y rentrer, le dépit noir au fond de l’âme, elle s’y précipitait radieuse de plaisir et de sincérité.
Jean, dont l’intelligence est vive à déduire, assemblait les confidences, les émotions, les orgueils de Lucile, en dégagea une personnalité ferme, douce et originale. Le discernement calme, l’imagination discrète, les sentiments dignes, le langage inattaquable cessèrent de l’étonner. La clientèle du magasin l’avait pliée à la surveillance des mots qu’elle choisissait, des phrases qui tombaient de ses lèvres. On la devinait agréable et ravissante, on l’aiguillonnait à causer. La bienveillance ouvrait son cœur, et l’exubérance comme un parfum s’en exhalait. Peu à peu, s’enhardissant, se familiarisant, mais toujours naturelle et réservée, elle devint coutumière d’expressions gracieuses, de ripostes alertes, d’idées pittoresques et d’une tournure générale d’esprit charmante. À l’école, dont elle avait raffolé depuis l’âge de six ans jusqu’à sa douzième année, époque où il fallut bien gémir de la déserter, elle s’était prodigieusement appliquée, inlassable à l’étude, prompte à saisir, d’une mémoire tenace, d’une curiosité intellectuelle débordante. Elle n’avait, en somme, que peu assouvi une faim intense de lecture, mais les impressions retenues des livres s’étaient gravées en elle comme un fer rougi dans la chair, en profondeurs indélébiles. Avant tout, elle croyait d’une ardeur saine et optimiste à la vie, à ce qu’elle devait être selon elle, un ensemble de devoirs précis, indiscutables, même lorsqu’ils forçaient au sacrifice ou à la souffrance. Pouvait-elle, d’ailleurs, se figurer une obligation moins tyrannique ? Sa vision de l’effort, de l’honneur et de la bonté ne les dessinait-elle pas comme autant de choses normales, souvent mises en pratiques ? Tout cela jaillissait limpide aux yeux de Jean, et pourtant, le fait que rien de choquant, si peu que ce fût, ne rendît ces qualités morales désagréables, l’enchantait d’admiration. Qu’il n’y eût pas de raideur en cette vertu, de mignardise en cette gentillesse, de manie en ce dévouement, de bêtise en cette humilité, de naïveté en cette franchise, d’étalage en cette finesse, n’était-ce pas… attirant ? Imprégnée du fluide religieux, aimant son Dieu d’un élan vrai, pratiquante émue, elle s’était tenue hors de l’excès, de la toquade et de la rigidité. Sa foi était plénière, docile, mais sans fièvres ou hébétement. Comme tout ce qu’elle faisait, sa prière était de la vie chaleureuse unie à de la sérénité…
Paix et ardeur, douceur et fermeté, bravoure et modestie, quel délicieux équilibre d’âme, quel rayonnement d’intime beauté ! Lucile n’était si admirable que parce que l’amour l’avait façonnée, entourée, veillée, défendue, inspirée, guidée, ennoblie. En l’esprit convaincu de son ami, elle ne rappelait d’aucune façon l’héroïne de roman, elle valait beaucoup mieux, elle était elle-même neuve et personnelle, connue et précise, une œuvre de la tendresse divine et humaine. Les âmes ouvertes à Dieu se gonflent d’un attendrissement qui les élève et les affine. Aussi méditative qu’impulsive, jamais servile, la piété de la jeune fille déposait en elle une joie sublime et rêveuse dont quelque chose lui demeurait toujours. Bien qu’il fût si différent, n’était-il pas un peu la même chose, le culte pour ses parents, mélange d’allégresse et de bonté pensive ? N’était-elle pas un peu la même chose, l’affection pour ses frères, grave et chaude ? Elle les chérissait tous, leur avait répandu son cœur en effusions et en services infimes ou grands. Eux-mêmes, de leurs yeux miroitant de reconnaissance ou d’amour, ne l’avaient-ils pas récompensée, remuée, enrichie ? Et Thérèse à ses flancs ne s’accrochait-elle pas éperdument ? Quelle expansion de l’être bon de « Cile » vers la petite sœur croissante, quelles ivresses à l’instruire, à la dorloter, à la faire vibrer de sagesse et d’affections ! Au milieu de la famille une et recherchant en cette union même le bonheur indispensable d’être compris, d’être aimé, comblée ainsi de tendresse et n’en ayant jamais assez pour diffuser elle-même en retour, heureuse par le sacrifice et la gratitude, Lucile à la maison comme devant Dieu ne s’affinait-elle pas d’une joie rêveuse et sublime ?…
Non pas que Jean s’aveuglât aux limitations de culture, à l’ignorance relative, au goût inachevé, à l’inexpérience mondaine de son amie, à quelques préjugés inséparables du milieu où elle était racinée. Il ne se la représentait pas comme une pierre précieuse romanesque dont rien n’atténuait la pure couleur.
Malgré le remords d’en tenir compte, il observait en elle plusieurs lacunes, la plupart mal définies, l’absence de ces riens considérables, de ces futilités nécessaires, de ces nuances vagues qui sont des qualités, de ces détails frivoles qui sont des charmes. Il manquait à Lucile du poli, une distinction apprise que les belles relations donnent, une subtilité de l’esprit entraînante, un certain art d’être féminine et d’enjôler avec un sourire irrésistible d’indifférence. Et Jean, à qui ces attraits exquis ne semblaient pas moins exigibles que les profonds, ne s’offusqua pas toutefois. Il rougit plutôt de lui-même, de ces caprices de nature superficielle. Il se ressouvint des reproches à Yvonne, des exhortations à la vie sérieuse, sincère, altière, puissante. Pourquoi alors, ce souci unique de la vanité, du brio, de la parure ? Était-ce là de la franchise en face de la pensée et de l’idéal ? N’avait-il pas adjuré la sœur volage de reléguer les ambitions stériles à l’arrière-plan de sa volonté, de ne pas vivre pour elles, s’il fallait ne pas vivre sans elles ? Il s’est insurgé contre un amour appuyé sur elles et tendu vers elles. Et pour édifier un obstacle entre l’ouvrière et lui, n’est-ce pas de motifs illusoires et subalternes qu’il use ? De telles réflexions le fouettèrent au sang : il était confondu, atterré, déçu inexprimablement de lui-même. Des moments de doute, de désenchantement, de veulerie, d’égoïsme le sillonnèrent, comme des pointes de feu atroce. Mais trop homme d’énergie pour se laisser avilir par l’inertie et le pessimisme, il eut avant longtemps un sursaut de courage et d’orgueil, il remonta du puits morbide vers la lumière immense… Il fut ensoleillé par un devoir éclatant. Lucile avait en lui suscité une passion dont le plus noble et le plus haut de lui-même palpitait, un grand besoin d’indulgence et de paix, de vérité et d’abnégation. De quelle façon logique son amour ne faisait qu’un seul et même idéal avec l’action patriotique aperçue et voulue, et qu’il suppliait Yvonne et son père d’admettre, il l’entrevit. Sachant que tout peu à peu s’éclaircirait, que bientôt le mariage avec une jeune fille du peuple l’éblouirait comme un bonheur obligatoire et sacré, il se livra à la douceur de n’être plus lâche, à l’extase du souvenir…
Aussi n’a-t-il guère, cet après-midi, qu’affermi et savouré la tendresse pure et souveraine pour la compagne assise auprès de lui. Quand il alla vers elle, gravit allègrement la Côte du Passage, il ramassait les indices révélateurs du cœur de Lucile. Il pressentit qu’ignorante, par modestie et sagesse, de ce qui la troublait, elle commençait à l’aimer. Du moins pouvait-il ne pas se blâmer de suffisance : il ne s’était jamais enorgueilli de l’émouvoir. Autre chose fut la résolution de ne pas la fréquenter : n’eut-il pas alors conscience d’un péril ordinaire auquel, sans insulte ou présomption, il désira la soustraire ? L’entretien qui maintenant confond leurs âmes, l’assure qu’elle aime, mais qu’elle ne le sait pas encore… De ce qu’elle n’est pas vaniteuse et calculatrice, un contentement si bon inonde Jean qu’il va le faire durer. À la minute où elle percevra combien sérieuse est l’admiration qu’elle exalte, résistera-t-elle à une vision de luxe et d’honneurs, n’en sera-t-elle pas amoindrie ? Sans doute, il sera normal qu’elle soit flattée. Contradiction insoluble de la nature humaine ! Il veut l’attirer jusqu’à lui, qu’elle soit belle et resplendisse, et il redoute qu’elle voie la destinée qui s’apprête et qu’elle s’en réjouisse, triomphe, s’enlaidisse d’intérêt. Eh ! bien, oui, il faut qu’elle demeure intégrale en sa dignité, qu’elle ne soit pas ravie par l’éclat de la situation. Il n’est pas assez tard pour qu’elle apprenne un tel amour : voilà pourquoi il s’évertue à refroidir tous les mots embrasés qui débordent, à pacifier l’émoi qu’ils stimulent, à détourner l’espérance qui chaque fois peut en éclore. Ne vaut-il pas mieux prolonger l’heure indécise et suave jusqu’au jour où, plus amoureuse, entièrement, profondément, il n’y aura plus de place en elle que pour la félicité d’être aimée ?…
Ne vient-il pas de parler encore avec trop de chaleur et de rêverie ? De nouveau, il détruira la violente impression en elle.
— Que nous sommes graves, mademoiselle ! s’exclama-t-il, enjoué.
— « Vous en êtes responsable, Monsieur Fontaine », réplique Lucile, vive à feindre l’insouciance. Un bonheur aigu, vague, entrait jusqu’aux profondeurs les plus sensibles d’elle-même : il n’a pas été détruit par la gaieté du jeune homme, mais il est devenu étrange, presque de la souffrance…
— Je suis donc bien coupable ? dit Jean, moins léger, sourdement torturé par la justice du reproche.
— Cela me vaut la joie de vous pardonner…
— Est-ce le pardon qui oublie ?
— Il le faut bien…
Thérèse, la petite sœur délicieuse, accourut au plus vif de son allure… Des sanglots rudoient sa gorge délicate, elle se masque les yeux d’une main secouée d’énervement.
— Mais qu’as-tu donc ? s’écrie Lucile d’une voix si tendre que le jeune homme en tressaille jusqu’au meilleur de la vie…
Thérèse débite une phrase coupée d’un gros désespoir :
— Elles m’ont chassée… les autres… pas celle qui m’avait appelée… Elle est fine, celle-là… les autres… c’est des… Je leur ai dit que papa était un ouvrier… c’est pour ça !… Je ne suis pas assez pour elles. Ah ! que ça me fait de la peine !…
Et les sanglots se pressent davantage. Lucile, comme si la plainte de l’enfant lui eût révélé son propre cœur, élève sur Jean Fontaine un regard d’impulsive et longue détresse…