Ce que disait la flamme…/13

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Imprimerie de « l’Événement » (p. 383-403).

XII

l’idylle de bonté


Jean ne pont différer plus longtemps l’émouvante promesse d’amour à Lucile : une puissance merveilleuse l’emporte vers elle. Il est stupéfié d’avoir aussi bien refoulé un si grand besoin de lui dévoiler sa tendresse. Dès qu’elle et lui se retrouvent, il est tellement heureux que le cœur lui déchire d’une joie absolue, qui tire à elle sa vie entière…

Il faut que, ce soir même, la joie profonde soit transmise à Lucile, pour qu’elle-même en connaisse le ravissement. Des alternatives de confusion et d’enthousiasme font tressaillir le jeune homme : il a la volonté brûlante d’offrir le plus sacré de lui-même, et il a peur d’une façon étrange…

Il vient de s’assurer davantage que les époux Bertrand n’ont pas cherché lui accrocher leur jeune fille au bras, convoité une mirifique alliance. Sinon, leur ruse n’aurait pas d’égale, et ils sont les êtres les plus ouverts, les plus spontanés, les plus honnêtes qui se voient. Ils pensent de leur Lucile un monceau de bonnes choses : qui pourrait leur en amoindrir le droit ? Jean préfère n’avoir, en leur manière de lui parler d’elle, relevé aucun système de louanges tendancieuses, aucune mise en valeur pour le mariage, rien de cet étalage de perfections qui horripile. Dans leur éloge, il n’y avait que de l’affection vivante et simple, de la reconnaissance touchante…

En quelques semaines, François Bertrand a reconstruit sa vigueur et son élan au travail. Sa gaieté saine et large retentit comme autrefois Germaine peu à peu se familiarise au triomphe, selon son expression, de le « posséder au complet »…

Ainsi donc, ils ont causé, depuis un quart d’heure environ, — il est huit heures — à l’intérieur d’un salon peu cossu, les deux époux modestes, leur Lucile et Jean. Thérèse, à l’esprit de laquelle on ne s’est pas adressé, n’a pas dénoué ses lèvres jolies et graves.

— Après le bon Dieu, c’est à vous que je dois le plus ! avait redit Germaine à Jean qui vantait l’ouvrier de sa ferme carrure.

Le jeune médecin, une seconde, ressentit la honte de celui qui craint d’avoir recherché la gratitude. Impulsif, il s’écria :

— Le médecin de famille a tout fait ! J’ai peut-être ajouté à l’espérance qu’il fallait… mais il fut le sauveur, lui, j’y tiens !

— Il y a une chose bien sûre, dit François, avec un bon sens brusque. Il n’y avait pas besoin d’y être pour que je le sache ! Lui, le médecin d’ici, il était obligé de le faire, tandis que vous, c’était de la pure bonté… Ah ! mon cher docteur, je n’oublierai jamais ça, parole d’honneur !…

— Et, moi donc ! s’écria Lucile, d’une ardeur instantanée, qui lui fit le visage étincelant d’amour.

Jean la contempla, eut le cœur traversé d’un long tressaillement. Puis, il fut saisi par l’obligation d’être sensible à l’élan de la jeune fille. Un peu timide, il répondit :

— Oh ! que je suis orgueilleux de votre erreur, mademoiselle !

— Je suis bien plus fière de ma vérité, moi !

— De cette façon, nous nous accordons un peu mieux ?…

Un accès de jubilation triomphante gazouilla :

— Je le savais bien, que j’aurais le dessus ! dit Lucile.

— Tous les deux, nous sommes ainsi dans la vérité ? insinua Jean, avec la mélodie profonde qui chaque fois remuait la jeune fille d’une violente douceur.

Une telle émotion lui révéla le sens intime des paroles affectueuses, elle s’effraya… Ne les avait-elle pas sollicitées ? Aussi dit-elle, craintive, oppressée :

— Ne me croyez pas si ambitieuse que je l’ai paru…

— Je vous ai comprise…

Une exclamation de joie déborda :

— Oh ! merci !

— Oh ! que je vous remercie moi-même ! s’écria Jean, qu’un flot de gratitude envahissait. Comme elle était délicieusement héroïque de ne pas avoir accueilli le rêve d’un mariage éclatant !

Lucile tâche en vain de pénétrer l’énigme, elle ouvre sur Jean des yeux ravissants de surprise.

— Vous ne comprenez pas ? dit-il, avec une espièglerie tendre.

— J’essaie de tout mon esprit…

— Il serait plus facile de le découvrir avec votre cœur…

Une divination sourde trouble la jeune fille : elle pressent quelque chose de merveilleux et d’inexprimable… Elle n’ose pas croire au bonheur qui s’annonce au fond d’elle-même, elle ferme l’oreille aux battements fiévreux de son cœur, elle plaisante à la manière des femmes bouleversées lorsqu’elles dissimulent :

— Mon cœur a si peu d’esprit…

— Il en a trop, mademoiselle…

— Vous êtes plus mystérieux que jamais.

— Cela vous taquine ?

— Cela m’amuse beaucoup.

— Je vais prolonger le mystère, pour vous faire plaisir ?

— Je voudrais pourtant savoir comment il se fait que mon cœur a trop d’esprit,

— Je veux dire qu’il est trop humble, qu’il n’a pas assez confiance, dit le jeune homme, d’une ancienne ardeur contenue avec puissance…

Oh ! le serrement de joie sans bornes à l’âme de Lucile ! À l’instant même, elle ne peut qu’en frémir, que la faire durer le plus possible…

Les époux Bertrand, comme si l’intuition de l’amour entre le docteur Fontaine et leur enfant les eût tout à coup éblouis, restaient là, frappés de mutisme. Peu à peu graves, attentifs, ils devinèrent, ils furent ébahis qu’aucun orgueil ne leur vînt. D’un regard où leur pensée commune leur fut transparente, ils s’aperçurent combien ce qu’ils attendaient les ferait heureux. Le silence actuel est pénible, les intimide : après l’excuse de fatigue ou de travail, balbutiée rapide, François et Germaine s’esquivent pour aller donner libre cours à leur espoir, à leur contentement si grand…

Qu’il est formidable, qu’il est vaste, qu’il est bon, le silence entre les deux âmes qui s’attirent, qui se cherchent, qui ont peur de se rejoindre ! Jean s’efforce de réunir les phrases si naturelles, si abondantes, si faciles avant qu’il eût à les laisser jaillir : elles se sont défaites, elles arrivent par lambeaux disparates, lambeaux d’incohérence et de banalité. L’ordonnance harmonieuse de sa déclaration d’amour est en déroute, il n’y a plus que du pêle-mêle, de la gêne, de la tendresse insaisissable que rien ne peut définir. Combien de fois depuis la promenade au Bout de l’Île, au cours de plusieurs semaines, il avait tenu des propos d’admiration et de ferveur à l’image sainte de l’aimée ! Les scrupules suscités par le préjugé de caste mondaine, préjugé de raffinements divers et sans nombre, scrupules auxquels d’abord il s’attardait, ont cessé de revenir : ce qu’ils exigeaient lui parut superficiel ou inutile, parfois mesquin. Auprès de la jeune fille, un ravissement absolu dominait Jean… Aujourd’hui, il est stupéfié d’avoir si volontiers espacé les visites à la jeune fille, si longtemps comprimé ce désir de la revoir sans cesse. Les influences les plus variées concouraient à cette réserve, à une réelle torture. Le mariage d’Yvonne et de Lucien Desloges allait bientôt s’accomplir. Jean ne s’était pas rebellé : son langage à la sœur adorée n’avait-il pas été limpide, sincère et complet ? Il respectait la liberté d’une décision contre laquelle il avait opposé le plus convaincu, le plus vibrant, le meilleur de lui-même, il se bornait à souffrir une anxiété poignante aux approches de l’acte irréparable. Il connaissait la profondeur, la générosité, la noblesse d’affection auxquelles Yvonne, ressaisie par l’élan supérieur de sa nature, avait abouti. Un soir, comme aux jours de l’adolescence première, elle était venue, câline, fraternelle, émouvante, s’asseoir auprès de lui, presque s’agenouiller. D’une voix chaste et passionnée tour à tour, parfois craintive ou ingénue, elle avait narré ses méditations, ses angoisses, la renaissance de l’ambition altière, elle avait murmuré la tendresse nouvelle, haute et prodigieuse. Et des larmes s’étaient ramassées dans les yeux du frère incapable de la contredire, de lui faire du mal. Que valaient-ils, en ce moment d’exaltation, les arguments contre Lucien Desloges ? Cet amour différent, prêt à la lutte, assuré de la victoire, ne les vouait-il pas d’avance à l’échec ? Les devinant stériles, ne doutant pas de la douleur où ils plongeraient Yvonne, Jean n’aurait-il pas été féroce de l’en menacer encore ? Elle était si désolée, si humble de s’être aigrie contre Jean, elle requérait son indulgence avec tant de charme qu’il s’empara de l’exquise tête blonde et l’attacha longtemps à son cœur, longtemps…

Pendant qu’il gardait Yvonne à lui d’une pareille étreinte, il eut l’âme reprise par le souvenir de Lucile. Il fut déchiré jusqu’aux profondeurs de l’être par une douleur qui se fondit en l’émotion la plus suave. Oh ! qu’il serait bienheureux de maintenir aussi longuement l’aimée sur sa poitrine ! La décision intime qu’elle deviendrait son épouse se confirma, sembla beaucoup plus tenace en lui. Hélas ! l’orgueil de Gaspard avait été comme chauffé à blanc par l’éclat de l’alliance avec les Desloges. Gaspard trépignait de satisfaction, il n’avait jamais été aussi jovial, expansif, puéril et vain, il ne s’habituait pas à l’accroissement de splendeur. Si Jean eût osé dès lors lui dévoiler son cœur, affirmer le choix de Lucile comme femme, le père se serait tordu le visage à s’en divertir… Et d’ailleurs, ne venait-il pas de parcourir les phases d’un combat moral où il avait failli lui-même se tourner en dérision ? Un scandale gonflait sous lui comme une vague. Tous les jours, l’accent de l’indignation grondait plus fort, plus acerbe. Il était impossible que le docteur Fontaine recherchât la compagnie d’une ouvrière pour la conduire au mariage, il ne restait qu’une conclusion à choisir : Jean Fontaine caressait une espérance lâche et féroce. Lucile Bertrand, si jolie, si digne, si délicieuse, l’attirait comme proie naïve à séduire. La nouvelle s’accrédita, se précisa de piquants détails, s’aggrava de preuves surgies en des imaginations fécondes. On flétrissait à peine la jeune fille, on écrasait le jeune homme d’une masse d’horreurs et de malédictions. Il vint une heure où ce fut de l’exaspération, de la colère extrême, un besoin aigu de punir et d’assommer…

Comme on était muni d’une arme bien tranchante, d’une souplesse infinie, à coup sûr meurtrière, le ridicule, on la pointa contre lui, on l’en déchira, on la lui enfonça jusqu’au plus saignant du cœur. Il fallut bien alors, en effet, qu’il s’aperçût de l’aversion qu’il inspirait. De toutes les façons, dès qu’un incident minime lui en eût imposé la crainte, il sentit le blâme de l’opinion le narguer, s’appesantir sur lui. Des éclats de rire le souffletaient, des sarcasmes l’écorchaient au vif, des sourires de compassion entraient jusqu’au fond de son âme leur ironie comme un dard. Oh ! comme il en eut de la honte et du tourment ! La moquerie âpre, inlassable, de toutes parts se refermait sur lui pour l’étreindre, l’avilir et le châtier…

Il fut sur le point de lui obéir, de perdre l’équilibre. Il voulait se libérer d’une torture qu’il n’avait plus la force de vivre. Pendant quelques jours, il accueillit l’hypothèse de rejeter Lucile. Ou n’avait, pour le honnir, que des preuves fantaisistes, on reconnaîtrait la méprise et l’injustice, on lui redonnerait l’honneur. À prévoir ainsi la joie de la réparation et de la vengeance, il ressentit le calme tant désiré…

C’est comme si la violence de la confusion soulevée en lui par le ridicule eût aboli les autres sentiments, l’amour aussi. Lucile, toutefois, ne cessait pas d’être merveilleuse en la mémoire du jeune homme, aucun désenchantement ne l’avait révolté contre elle. Mais une force déprimante exécutait son œuvre, contre laquelle il fallait tout son être pour réagir : aussitôt qu’il en eut dominé l’action, Jean la crut moins formidable, il éprouva même l’énergie de la refouler hors de son âme. Contre elle il amassa tout à coup de l’endurance, de la conviction, de la puissance intérieure. D’une impulsion libre, la volonté revécut pour ainsi dire, claire, impérieuse : elle reprit l’essor vers le but, le devoir, la vigueur, la beauté… La conscience de la destinée vers laquelle Jean s’acheminait, remonta au fond de lui-même et toute la fièvre de l’amour le ressaisit. La sensation fut un mélange de douceur et d’humiliation profondes. Oh ! la surprise, l’ingratitude, la laideur, la veulerie d’un tel oubli ! Qu’il était mystérieux, ce reniement d’une tendresse aussi loyale, aussi complète ! L’assurance d’avoir été malgré lui traîné par la vague irritée de l’opinion, ne le délivrait pas d’une souffrance qui l’oppressa lourdement : n’avait-il pas été faible et vil ? C’est d’un élan plus invincible, plus généreux, plus absolu qu’il se redonna… Des perspectives élargies ravirent son imagination, le firent tressaillir à l’aspect de leur sublime étendue. Jusqu’alors, l’égoïsme seul, une joie toujours plus infinie de retrouver le sourire et l’âme de Lucile Bertrand le poussait vers la jeune fille. Il essaya de le contenir, il fut débordé. Asservi de la sorte à l’amour, il ne retint guère une pensée qui lui sillonna la tête et qui aurait dû l’émouvoir : à se lancer contre les obstacles dressés entre lui et l’ouvrière, à détruire en lui les fibres d’une vanité mesquine, à ne pas arracher en poltron de sa vie le sentiment fort éclos au meilleur d’elle-même, ne s’attachait-il pas d’une pleine franchise, d’un lien réel à l’idéal de fraternité qui l’avait remué d’une ardeur intense ? N’avait-il pas failli se livrer au dédain contre le peuple, être complice de l’indifférence à l’égard des humbles, refuser son cœur à l’union canadienne-française ? Ne le fascinait-elle pas, ne le persuadait-elle pas tout entier, le jeune homme ardent et sincère, il y a quelques mois, la vision d’une sympathie organisée, féconde, entre les groupes de la race ? La conviction patriotique issue des émotions nouvelles au Congrès, des réflexions ardues et pénétrantes, des certitudes acquises, ne perdait rien de sa fermeté, de son espérance. Mais l’amour croissait, devenait exclusif, atténuait le reste en l’âme de Jean. L’image de Lucile, constante, radieuse, éloignait les autres pensées, les autres souvenirs. Comment l’avait-elle jusqu’ici peu frappé, la relation rigoureuse entre le rêve patriotique et la grande tendresse ? Elle aurait lieu sous la poussée de l’amour, l’entente des classes, l’unité de la race, l’envolée prodigieuse vers la force et la gloire. Ah ! que cela devint lumineux, sûr, infaillible, parce que son propre amour illuminait Jean, l’inondait lui-même de dévouement, de pitié, de vaillance !…

Depuis lors, avec une affection renouvelée, moins impulsive et aveugle, plus consciente et intuitive, il chérit Lucile vraiment, d’un élan supérieur. Il eut l’obsession de ne pas l’avoir aimée, il en eut de la peine étrange qui dura. Il aurait voulu toujours l’avoir estimée, ennoblie ainsi, ne l’avoir jamais abaissée de la hauteur de son orgueil et des préjugés infimes. Animée par de tels regrets, fortifiée par l’ardeur plus vive, par la certitude, par l’adhésion claire de la volonté, comme elle se creusa, comme elle s’élargit, comme elle se fit douce, la tendresse de Jean pour l’ouvrière ! Elle ne contenait rien de vague ou de stupidement romanesque, elle transportait le jeune homme d’une joie saine et clairvoyante, pour ainsi dire. Elle devint un respect bizarre, indicible, qui lui rendait Lucile auguste, une émotion poignante qui la lui faisait nécessaire…

Jean veut le lui dire, avec des mots bien des fois appris, qu’elle est indispensable au bonheur, à la vie, à l’avenir. Hélas ! il ne trouve plus que des accents banals et rigides, mornes et indignes, mais il est grotesque d’être ainsi figé par le silence, et il prononce une phrase gonflée d’amour, au hasard :

— Nous n’avons donc rien à nous dire, Lucile…

Il ne l’avait jamais nommée de la sorte, il ne lui avait jamais parlé d’une telle voix bouleversée. La confusion agace beaucoup le jeune homme. Les syllabes attendries pénètrent Lucile de crainte et de ravissement. Elle n’ose toucher au silence, elle désire que Jean la trouble encore…

La hardiesse regagne Jean Fontaine : il insinue, taquin :

— J’attends, Lucile !…

— Quoi donc, monsieur Fontaine ? élude-t-elle, charmante.

— Vous le savez, pourquoi ne pas m’obéir ?

— Ah ! vous donnez des ordres ! c’est plus mystérieux encore…

— N’ai-je pas obéi, moi ?

— Vous ordonnez que je vous appelle Jean ? s’écria-t-elle, exubérante, de la pourpre chaude au visage.

— Vous ne me dites pas cela de la manière dont je vous redis Lucile…

Il répétait chaque fois le nom de la jeune fille avec une admiration lente, en un murmure passionné de l’âme entière. Un embarras inexprimable affolait Lucile, elle s’efforçait d’y échapper pour n’être pas idiote, par de l’espièglerie, de la naïveté joyeuse et volontaire.

— N’ai-je pas obéi ? dit-elle, exquise de malice.

— Vous vous moquez de moi.

— Vous savez bien que non !

— On n’est pas sérieuse quand on se moque… Vous êtes plus gaie qu’à l’ordinaire, trop gaie…

— Il le faut bien, monsieur Fontaine.

— J’exige que vous tranchiez la tête à ce Monsieur Fontaine !

— Là ! je ne vous obéis plus ! Si je la tranche, il n’y aura plus de Jean !

— Vous voulez donc le garder ? s’écria-t-il, une auréole de triomphe lui jaillissant au visage.

— Il le faut bien, Jean, que je sois gaie…

Il n’y a plus de badinage sur les lèvres, plus de malice au bout des yeux qu’envahit le bonheur. Le regard et le sourire de la jeune fille ont torturé Jean d’une félicité aiguë. Puis, ce fut de l’ivresse, une extase calme, de la bonté sans mesure au cœur. Il songea enfin qu’il devait ne pas commander, ne pas la forcer à l’aveu, il se repentit d’une rudesse imaginaire.

— Je vous demande pardon, Lucile, dit-il, avec de l’affection intense.

Elle s’égaya de nouveau, beaucoup moins, de cette humeur enjouée qui rêve, qui est de la tristesse douce :

— Si vous saviez comme vous m’avez fait peu de chagrin !

Il ne lui fit pas le reproche d’être légère, cette fois. Il devint lui-même enjoué, pour mieux se résoudre aux paroles décisives. Il suggéra :

— Vous me pensez ridicule, n’est-ce pas ?

— Il était convenu que je ne m’étais pas moquée de vous…

— C’est vrai ! comme vous êtes…

— « Ne me dites pas de choses incroyables, je vous en prie » ! interrompit-elle, avec plus de méditation profonde que d’exubérance taquine. Elle sentait grossir en elle de l’opposition contre la promesse d’amour prochaine…

— J’allais vous dire ce que je pense depuis que je vous ai connue ! s’écria-t-il, railleur à son tour. Cela ne vous intéresse pas, je le garderai pour moi.

— Toujours ?

— Jusqu’à ce que vous désiriez m’entendre !

— Suis-je distraite ? dit-elle, haletante.

— Vous me fuyez, Lucile, vous ne voulez pas me croire ! Il y a si longtemps que j’étouffe, il me semble, de garder le silence. Je ne suis pas venu, je dois avoir couru ce soir. Des paroles douces, oh ! si douces, m’obsédaient, me parurent dignes de vous. Dès que je vous ai revue, je les ai perdues… Il ne m’arrive que des morceaux de phrases insignifiants, qui ne contiennent rien de ce que je sens pour vous… Ah ! que c’est profond, Lucile, que c’est bienfaisant, que cela rend noble et joyeux de vivre ! Dites, vous ne refusez pas ? J’ai besoin de vous, de votre sourire, de votre âme si haute, si brave !…

Lucile immobilise sur Jean des yeux éperdus, navrés d’extase. Tressaillante jusqu’aux profondeurs les plus vives de l’être, elle écoute l’harmonie d’amour. Elle est impuissante contre l’émoi, contre la défaillance… Elle a le vertige de vouloir en mourir…

Jean s’étonne du mutisme, de la pâleur de Lucile. Des secousses brusques remuent la poitrine de la jeune fille : elle a presque fermé son regard, le visage est comme rigide…

C’est qu’elle est étreinte par quelque chose d’inévitable, de dur. Un malaise accablant la tient. Comme elle est inférieure, comme elle est pauvre, comme elle est lointaine ! En cette minute, elle n’éprouve qu’une tension de volonté âpre…

De la douleur transperce Jean Fontaine : il s’épouvante à l’hypothèse de n’être pas aimé.

— Lucile, vous ai-je offensée ? dit-il, enfin, anxieux jusqu’à l’extrême.

— C’est le contraire, Jean…

— Mais alors ?… je… je…

— Vous m’élevez trop, je n’ai pas le droit, j’ai peur…

— Je vous admire, je vous aime d’être aussi délicate, mais il faut n’y plus songer, n’est-ce pas ?

— Je ne le peux pas !…

— Vous me croyez donc faux ?

— Ah ! Jean ! qu’est-ce que vous me dites-là ? dit-elle, un sanglot lui déchirant la gorge.

— Pardon, mon amie ! L’inquiétude me rend féroce ! Oubliez cela, je ne veux plus que ça vous fasse du mal !

— C’est impossible, je le sais ! Que cela me fait de la peine de vous voir si triste ! Je n’ai pas de mots pour vous remercier de votre générosité, de l’honneur que vous me faites… Vous allez le comprendre vous-même. Je ne suis pas capable de vous dire cela. Je suis trop inégale, trop étrangère à vous, je suis certaine que vous le regretteriez. Je vous ennuierai, je serai dépaysée, je serai gauche au milieu des vôtres : je serai l’intrigante, l’enjôleuse pour l’argent… Ne voyez-vous pas que je dois être courageuse au-delà de ce que je peux dire ? Je le dois à votre bonheur !…

— Ce que vous devez à mon bonheur, c’est vous ! Je ne veux plus entendre ces scrupules, il me faut d’autres paroles, celles dont je vivrai toujours après les avoir entendues !

Comme devenue insensible par l’inflexibilité de la résolution prise, elle interrompit si ardente qu’il eut à la laisser grossir l’obstacle :

— Non, vous dis-je, mon ami, c’est impossible ! Je vais être franche… Il y a quelques semaines, j’ai lu le récit du mariage de votre sœur. Quelle fête ! quelle richesse ! quelle élégance ! Tout à coup, des larmes ont bondi à mes yeux, je me sentais petite, si loin de vous, triste jusqu’au fond du cœur… Puis, je me suis aperçue combien j’étais sotte, vaniteuse. Vous ne veniez à moi qu’irrégulièrement, je ne pouvais espérer de l’amour chez vous… Est-il bien vrai qu’alors vous m’aimiez ? Ah ! non, c’est trop de fortune, trop de splendeur ! Votre sœur, une des plus séduisantes femmes de Québec, rougirait de moi. Vous-même, Jean, ne vous fâchez pas, je devine qu’un jour vous penseriez comme Madame Desloges, comme eux tous… Vous êtes si bon, vous cacheriez votre humiliation, vous pardonneriez… Mais je le sentirais ! Il n’y aurait plus qu’une chose à faire, ce serait mourir !… Ah ! non, je ne le peux pas !

Des sanglots rudes la saisirent à la gorge. Une détresse lui faisait le cœur lourd à en devenir folle…

Jean se précipite vers elle. Il détache lentement des yeux et du front qu’elle pressait, la main secouée de fièvre. Au bord de la chaise où Lucile est défaillante de douleur, il prend place avec un respect infini. Puis, d’un geste paisible et doux, il incline sur sa poitrine la tête frémissante, la tête bénie. Il parle avec des murmures venus du plus lointain, du meilleur de l’être :

— C’est fini, Lucile !… C’est fini, n’est-ce pas ? Vous ne savez pas combien je souffre, combien vous me déchirez !… Vos sanglots me font du mal, à toute mon âme, il faut qu’ils s’arrêtent. Entendez-vous, Lucile, je ne veux pas ! J’ai le droit de vouloir puisque je vous aime ! Ce n’est pas du caprice, de l’exaltation, c’est de la tendresse profonde, tout moi-même est à vous !… Avant la promesse que je vous ai faite, j’ai réfléchi. Tout ce que vous dites, ne me le suis-je pas dit ? Ce que vous dites est sublime, et… c’est fou ! J’ai besoin de vous, Lucile, de votre cœur, de votre tête si fine, si douce !…

Les épaules de la jeune fille ne sont plus agitées par la violence de la peine, ses larmes deviennent tranquilles et bonnes. Une joie ineffable l’inonde entière, alors que Jean Fontaine achève de la consoler, de la guérir :

— Vous m’aimez, Lucile… votre grand chagrin n’en est-il pas la preuve ? Vous m’aimez, comme je vous aime, pour toute la vie, avec toute la vie. N’est-ce pas vrai, ma douce amie ? Pourquoi ne pas me le dire ? J’ai besoin de l’entendre… Ne pensez plus à mon rang, à vos inquiétudes. Ne serai-je pas là, moi ? Je vous jure ma protection, mon dévouement, ma tendresse éternelle…Lucile, je vous aime ! refusez-vous le bonheur ?

— Ah ! que vous êtes bon ! dit-elle, à voix très basse, d’une suavité qui le bouleverse jusqu’aux larmes.

— C’est fini, votre souffrance ?

— Il me semble que je n’ai jamais souffert…

— Pourquoi n’aviez-vous pas de confiance en moi, Lucile ?

— Je ne m’en souviens plus, Jean…

— Depuis longtemps, je souffrais de ne pas tout vous dire…

— Ah ! que vous êtes bon ! que vous êtes généreux ! que vous êtes…

— Heureux, Lucile, heureux par vous, par votre noblesse, par votre franchise, par votre douceur !…

— Quand l’espérance venait, je la chassais de moi-même ! Ah, quel martyre alors !…

— C’est fini, Lucile, pour toujours ?

— Je vous aime, Jean ! dit-elle, avec une extase profonde.

Longtemps, leurs cœurs s’étreignirent d’aveux, de sourires…