Ce que nous pouvons maintenant demander au sport…

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Édition de l’Association des Hellènes Libéraux de Lausanne (p. 3-22).

AVANT-PROPOS

C’est le 24 février de cette année que le baron Pierre de Coubertin fit à l’Association des Hellènes Libéraux de Lausanne, la conférence que nous présentons au public dans cette brochure.

La personnalité si connue de l’éminent philhellène nous dispense de le présenter à nos lecteurs.

Il nous suffira de rappeler que c’est sur son initiative que le Congrès international réuni par ses soins au palais de la Sorbonne en 1894 acclama le rétablissement des Jeux Olympiques, choisit Athènes pour la première Olympiade et que c’est grâce à l’activité inlassable qu’il a déployée lors de son premier voyage en Grèce pour persuader le gouvernement de cette époque et convaincre les plus sceptiques, que les premiers Jeux Olympiques ont pu être célébrés au stade d’Athènes.

Aussi le brillant succès et le grand enthousiasme suscité lors de la célébration des premiers jeux olympiques à Athènes en 1896, qui démontra au monde entier la vitalité de la race hellénique, fut la juste récompense de son œuvre pour laquelle il s’est voué corps et âme.

À l’ardent ami de la Grèce qu’est M. de Coubertin, nous nous faisons un devoir d’assurer ici-même que notre gratitude et notre reconnaissance, qui datent déjà de longtemps, ne cesseront de rester toujours vivaces, envers l’homme qui n’a jamais cessé de s’intéresser à tout ce qui de près ou de loin touchait notre Patrie, en défendant par la plume et par la parole la cause et les intérêts de l’Hellénisme.


L’Association des Hellènes Libéraux
de Lausanne.

Mesdames, Messieurs,

En répondant à votre gracieux appel, en acceptant d’inaugurer aujourd’hui la série de vos conférences, je n’obéis pas seulement à l’impulsion d’un philhellénisme irréductible, je ravive en moi-même un précieux et lointain souvenir. Voici plus de vingt-trois années, un soir de novembre 1894, invité par les membres de votre célèbre association athénienne « le Parnasse » à prendre la parole au milieu d’eux, je leur exposais ce qu’il fallait attendre de la propagation des sports. Quelques mois plus tôt dans le grand amphithéâtre du Palais de la Sorbonne à Paris, le rétablissement des Jeux Olympiques avait été proclamé et cette initiative parachevant l’œuvre à laquelle je m’étais attaché depuis 1886 en assurait le succès définitif. Je venais donc apporter aux Hellènes le salut du Néo-olympisme et leur persuader d’en consacrer l’existence en consentant que les Jeux de la première des Olympiades modernes fussent célébrés sous leurs auspices au pied de l’Acropole. Des enthousiasmes naquirent et se développèrent autour de cette idée — de violentes oppositions également. Je n’ai oublié ni les uns ni les autres.

Aujourd’hui que près d’un quart de siècle a passé sur ces événements, il est plus aisé d’apercevoir leur sens et leur portée. Nous savions déjà avec certitude, avant que la guerre générale fut déchaînée, que la Renaissance sportive avait créé de la force nationale par la culture des énergies individuelles. La grande tragédie présente l’a prouvé d’une façon péremptoire et sanglante. Or le sport peut quelque chose de plus pour nous ; il nous assurera demain, si nous savons le lui permettre, le bien essentiel hors duquel nulle réfection durable ne serait possible : la paix sociale.

Je me réjouis qu’il me soit donné d’entamer la prédication de cette seconde partie de l’Évangile sportif, comme jadis la première — au sein d’une communauté hellénique et qu’ainsi j’aie la possibilité de placer une fois de plus mon effort sous le patronage de cette force civilisatrice dont le passé mérite tous les honneurs et l’avenir toutes les confiances : l’Hellénisme.


i


La notion de la préparation militaire activée et perfectionnée par l’exercice physique est fort ancienne. En Chaldée comme en Égypte, comme aussi dans l’Extrême Orient, les gouvernements à tendances belliqueuses et coopérantes ont eu recours à un tel système et il est probable qu’ils ont, pour y aider, fait appel à l’instinct sportif lorsqu’ils l’ont rencontré devant eux, peu fréquent d’ailleurs et peu développé. L’instinct sportif n’est pas un instinct animal. Ni l’idée de progrès ni l’idée de risque qui en sont pour ainsi dire les deux poles ne paraissent accessibles aux animaux. Le chat et le poney de polo — les plus sportifs en apparence — ne recherchent rien au delà du jeu ; les muscles s’amusent, voilà tout. Or l’instinct sportif est bien autre chose. C’est par excellence un instinct de puissance ; pour moi je suis arrivé à cette conclusion qu’il est né du contact de l’homme non avec l’arme mais avec le cheval. L’homme armé n’était point nécessairement sportif ; l’homme à cheval devait le devenir, fut-ce malgré lui. J’aimerais vous citer à cet égard un texte suggestif d’Hérodote que, malheureusement, je n’ai pas à portée.

Donc l’antiquité la plus reculée a connu et pratiqué la préparation militaire par l’exercice physique ; mais la préparation civique, c’est vous, Hellènes, qui l’avez inventée. La première pouvait être assurée par la seule intervention de l’autorité ; à la seconde il fallait nécessairement une collaboration volontaire de l’individu. L’instinct sportif qui ne représentait pour l’une qu’un renfort occasionnel, était pour l’autre une condition vitale. Ainsi êtes vous devenus les pères du sport. Vous l’avez organisé et codifié, vous en avez fait une institution régulière, une usine de force collective.

L’olympisme fut en quelque sorte le couronnement et aussi l’emblème de cette organisation. Autour des manifestations d’un athlétisme réfléchi vinrent se grouper à des périodes fixes toutes les autres manifestations de la vie nationale. L’athlète apparut collaborant avec l’artiste et le philosophe à la gloire de la patrie. Il en incarnait en même temps la force éventuelle, son entraînement lui permettant de s’en improviser le défenseur. C’est ainsi que lorsque le péril perse menaça l’Hellénisme, entre l’an 500 et l’an 449 av. J. C., des armées et des flottes inattendues barrèrent la route aux ambitions de Darius et de Xerxès et aux convoitises de leurs conseillers. On avait hésité devant l’ampleur des armements adverses ; plus d’une cité inclinait à subir l’ultimatum. Athènes se dressa. La victoire lui donna raison. Or si bien des siècles plus tard — car l’histoire a d’éloquents retours et parfois se répète étrangement — un général anglais a pu dire que le succès britannique à Waterloo s’était préparé sur les champs de cricket du Collège d’Eton, combien n’est-il pas plus exact encore de proclamer que la gloire de Marathon et de Salamine s’était forgée dans les enceintes du gymnase grec.

Le gymnase grec ! De toutes les institutions de l’antiquité la moins connue, la moins étudiée et peut-être la plus féconde, celle qui explique le mieux la grandeur des temps anciens car elle servit de base à une civilisation supérieure. Lorsque Antiochus le Grand voulut helléniser Jérusalem, son premier soin fut d’y ouvrir un gymnase. Il savait que tout le reste découlerait de là.

Le gymnase grec — vers lequel nous retournerons tout à l’heure pour y chercher de nouvelles indications conformes aux besoins présents — parsema la terre grecque, les îles, les rives de la Méditerranée. L’Hellade le légua à Rome qui le laissa dépérir. Cela se fit très lentement bien entendu. D’Alexandrie d’Égypte à Sybaris les traditions résistèrent, ne s’effritant que peu à peu sous l’action des influences romaines qui conduisirent le peuple aux Jeux du Cirque et les raffinés à la volupté des Thermes. Tel passage de Sénèque nous permet de saisir sur le vif cette décadence de l’athlétisme auquel le christianisme va donner le coup de grâce. Car il est remarquable d’observer combien l’Église, relativement indulgente (et nous lui en devons savoir gré) aux productions du génie païen, s’est montrée sévère à l’égard de la culture corporelle, poursuivant en elle la source de cet « orgueil de la vie » auquel l’Écriture avait jeté l’anathème. Ne nous indignons pas. Au regard de l’Histoire, son action est justifiée ; le monde d’alors avait besoin d’ascétisme ; le luxe et la ploutocratie le menaçaient de mort. Par contre, de nos jours, parce que nous portions le poids de cette période de philosophie ascétique qui fut trop longue et trop lourde, il a fallu retourner vers l’éducation du corps au risque plus tard d’aller trop loin dans cette voie. Car l’humanité est semblable au pendule qui aspire à l’équilibre et ne l’atteint que passagèrement sur sa route infatigable d’un excès à l’autre.

Même après que l’édit de l’empereur Théodose, en supprimant les Olympiades antiques, eut suspendu le cours des traditions athlétiques, il subsista ça et là de modestes gymnases où s’attardaient des amateurs obstinés, mais que n’éclairaient plus les reflets de la beauté artistique et de l’effort intellectuel, l’esprit ayant divorcé d’avec le muscle. Cette époque obscure mériterait des recherches. J’aurais voulu les amorcer ; je n’y réussirai pas et souhaite que d’autres aient cette ambition. Qui sait si elles n’aideraient pas à mieux saisir le caractère et la portée des sursauts d’énergie dont, à maintes reprises, à travers les mille ans de son existence agitée, l’empire grec nous présente le captivant et mystérieux tableau.

Plus connues de nous, encore qu’insuffisamment étudiées, sont les manifestations de l’esprit sportif au Moyen-Âge. Car en travaillant à réglementer la Chevalerie, l’Église dut, pour un temps, se départir de ses sévérités anti-sportives et, bientôt, tolérer les tournois. Or ce serait une erreur de croire que les tournois soient demeurés le privilège exclusif de la classe noble. Je n’en veux pour preuve que cet amusant défi lancé en 1330 avec la permission du roi Philippe vi par les bourgeois de Paris à ceux de la province. Les provinciaux venus pour la plupart d’Amiens, de St-Quentin, de Reims, de Compiègne, se firent battre par les Parisiens. Ils étaient plus de 70 tous ensemble. Un maître des comptes de la capitale et un bourgeois de Compiègne se partagèrent les prix de vaillance que leur remit une jeune parisienne, fille d’un drapier. L’un de ces jouteurs avait d’ailleurs une jambe brisée et l’autre ne s’en était pas tiré sans de sérieux horions. Il y avait là, à coup sûr le goût du risque, donc un des éléments essentiels du sport. Mais c’était un sport rudimentaire, sans entraînement et sans organisation. Mêmes caractères dans ces homériques parties de soule — l’ancêtre du football — qu’organisait autour de son manoir du Cotentin le Sire de Gouberville et dont son journal privé nous rend un compte si pittoresque en sa simplicité. Les gouvernements d’alors ne semblent pas avoir approuvé ces mœurs. Édouard iii d’Angleterre interdisait à son peuple tout autre exercice que le tir à l’arc et Charles v de France, lui-même grand amateur de paume, en défendit la pratique à ses sujets. Il est certain qu’au Moyen-Âge l’instinct sportif se fût aisément développé en Europe. Mais la féodalité le comprima et l’Église, une fois détachée de la Chevalerie, revint à sa méfiance de la culture corporelle en laquelle elle semblait apercevoir un dangereux précurseur de l’indépendance de la pensée.

De Rabelais à Rousseau l’exercice physique trouva des apologistes. Avec Basedow et Pestalozzi il y eut même des tentatives méritoires pour passer de la théorie à la pratique. Puis le grand patriote allemand Ludwig Jahn et le suédois Ling s’employèrent à répandre dans leurs pays respectifs leurs méthodes gymniques. Mais le premier ne songeait qu’à faire éclore une force militaire capable de réaliser l’unité de l’Allemagne et le second visait à distribuer la santé par le moyen d’une activité physique scientifiquement réglementée.

Il était réservé à ce grand anglais, Thomas Arnold de reprendre l’œuvre grecque au point où les destins contraires l’avaient interrompue et de la munir d’une formule pédagogique appropriée aux conditions modernes. Comment le sport organisé peut créer de la force morale et de la force sociale, comment il peut jouer par là un rôle direct dans les destinées de la nation, le monde l’avait oublié ; à tel point oublié que c’est presque inconsciemment que l’Angleterre d’abord, puis l’empire britannique tout entier se sont pénétré des doctrines et de l’exemple d’Arnold et que ces doctrines ont gagné de proche en proche ; en sorte que le collège de Rugby doit être véritablement considéré comme le point de départ de la rénovation britannique. Les États-Unis restèrent d’abord indifférents à ce mouvement. La parole de Noah Webster déclarant qu’« une salle d’armes n’est pas moins nécessaire dans un collège qu’une chaire de mathématiques » était demeurée sans écho et la jeunesse américaine, à la veille de la guerre de Sécession, versait dans l’excès d’un intellectualisme sans contrepoids. La terrible secousse l’en tira brutalement. Des gymnases s’édifièrent, bien différents de ce que l’antiquité avait ainsi nommé et poussant parfois les prétentions scientifiques jusqu’aux frontières de la pédanterie, mais dans lesquels peu à peu le sport pénétra en vainqueur. C’était bien le descendant du sport hellène : il disposait seulement, grâce aux inventions et aux progrès modernes, d’engins ingénieux et de moyens nouveaux. Son domaine technique se trouvait considérablement agrandi et sa formule précisée. C’était « le culte habituel et voulu de l’effort musculaire intensif appuyé sur le désir du progrès et pouvant aller jusqu’au risque ». Telle est sa définition : elle renferme les idées de volonté, de continuité, d’intensité, de perfectionnement et de danger éventuel ; ces cinq éléments sont constitutifs du sport. C’est par là qu’il est fonction de puissance et se rattache en même temps à la philosophie stoïcienne vers laquelle il peut conduire ses adeptes. C’est à ce sport-là que je songeais lorsqu’il y a trente ans, je nouai avec Jules Simon un pacte pour le rebronzage de la France. La conviction du philosophe septuagénaire n’était pas moins ardente que la mienne et l’avenir a répondu à nos espoirs. Une éducation plus virile et plus large eut bien vite engendré des résultats aussi féconds que ceux dont l’Angleterre de Thomas Arnold avait naguère recueilli le bénéfice. En vain des Français aveuglés par l’esprit de parti se sont-ils donné la triste mission de dépeindre au dehors une décadence qui n’était qu’en eux-mêmes. L’histoire fixera le tracé de la courbe ascendante qui a permis à la République d’écrire en quarante ans la plus admirable des épopées coloniales et de conduire la jeunesse à travers les dangers d’un pacifisme et d’une liberté poussés à l’extrême jusqu’à cette mobilisation d’août 1914 qui restera un des plus beaux spectacles que la Démocratie ait donnés au monde.

Le rôle que le sport joua dans ce relèvement a été aperçu de l’autre côté de l’Océan et mieux apprécié sans doute qu’en Europe même. Mais la France n’est qu’un exemple de plus de la vertu des formules grecques perfectionnées par la civilisation anglo-saxonne. Il en est d’autres. Presque toutes les nations depuis quinze ans ont apporté une croissante attention à cette branche si longtemps oubliée de la pédagogie virile. Aucune n’a eu à le regretter. Quels qu’aient été les procédés employés — ingérence de l’État ou initiative privée — la culture des énergies individuelles par le moyen du sport s’est partout épanouie en force nationale. La Suède et l’Allemagne le reconnaissent comme la Belgique et la Suisse… Eh bien ! n’aurions nous rien de plus ou de différent à demander maintenant au sport ? Ne peut-il rien pour satisfaire le besoin qui, demain, primera tous les autres, car l’œuvre de reconstruction en dépend ? Le sport ne nous aidera-t-il pas à faire régner la paix sociale ?


ii


On est assez volontiers d’accord pour admettre que le meilleur fondement de la paix sociale au sein d’une société démocratique serait l’établissement d’un heureux équilibre entre l’inégalité dont la nature elle-même introduit le principe parmi les hommes et l’égalité que la législation se donne pour objet de faire autant que possible régner sur eux. Mais où sont les bases et les limites d’un tel équilibre ?

Ce qui rend l’inégalité difficile à supporter par ceux au détriment desquels elle existe, c’est principalement sa tendance à perpétuer l’injustice. On se révolte contre elle à cause de son double caractère : elle est le plus souvent permanente et injustifiée. Passagère et justifiée, elle n’aurait plus d’ennemis. Or remarquons que si, dans d’autres domaines, de pareilles conditions sont presque impossibles à réaliser, elles s’imposent d’elles-mêmes dans la république sportive.

Qu’est-ce qu’un résultat sportif ? C’est un chiffre ou un fait. Il existe pour vous un maximum de hauteur au delà duquel votre saut ne s’élevera pas, un minimum de durée en deçà duquel votre course de cent mètres ne s’abaissera pas. Le poids que vous soulevez, la corde à laquelle vous grimpez expriment de même en kilos ou en mètres la valeur de votre effort. Alpiniste, vous êtes capable de gravir telle montagne et point telle autre : cavalier, de maîtriser tel cheval et point tel autre. Partout vous rencontrez des sanctions d’une rigueur plus ou moins mathématique. Ces sanctions, pourtant, vous ne sauriez les apercevoir dès l’abord. Personne ne peut d’avance préciser sa limite. Un seul chemin y conduit : l’entraînement, le travail obstiné. Et quand on est parvenu au but poursuivi, quand on a établi son propre record, c’est-à-dire le meilleur résultat auquel on puisse atteindre, il faut encore peiner pour s’y maintenir. Nulle sécurité ne vous garantit la possession durable de ce record. Seul le travail persistant vous l’assurera. Voilà d’ailleurs, si vous me permettez d’ouvrir cette parenthèse, tout le secret de la pédagogie sportive. Le sport dépose dans l’organisme le germe de qualités physio-psychologiques telles que le sang-froid, l’assurance, la décision, etc… Ces qualités peuvent rester localisées autour de l’exercice qui les a fait naître ; cela est fréquent ; cela est même le plus fréquent. Combien de cyclistes presque téméraires qui, descendus de leurs machines, redeviennent hésitants à tous les carrefours de l’existence, combien de nageurs courageux dans l’eau et que découragent les flots de l’océan humain, combien d’escrimeurs même qui ne savent point appliquer aux combats de la vie le coup d’œil et l’à-propos dont ils font preuve sur la planche !… La tâche de l’éducateur consiste à faire fructifier le germe à travers tout l’organisme, à le transposer d’une circonstance déterminée à tout un ensemble de circonstances, d’une catégorie spéciale d’activité à tous les actes de l’individu. C’est ce que faisait Thomas Arnold et ce que les pédagogues britanniques apprirent de lui.

Mais revenons à notre point de vue social. L’inégalité sportive est donc basée sur la justice puisque l’individu ne doit qu’à ses qualités naturelles coefficientées par son effort volontaire, le succès qu’il obtient ; elle est d’autre part fort instable puisque ce succès d’espèce éphémère demande une continuation de l’effort pour pouvoir se prolonger quelque peu. Ce sont là des données intéressantes pour la Démocratie. Rien d’étonnant si, dans les milieux sportifs, nous voyons donc le dosage de l’autorité et de la liberté et surtout celui de l’entr’aide et de la concurrence s’opérer aisément. Or la Démocratie a grand besoin de réaliser de pareils dosages, mais elle y éprouve naturellement mille difficultés. L’autorité sportive est forcément due au mérite reconnu et accepté. Un capitaine de football, un chef de nage d’aviron choisis pour d’autres motifs que leur valeur technique et voilà le succès de l’équipe compromis. D’autre part, si une contrainte mal comprise pèse sur chaque équipier et restreint trop complètement sa liberté individuelle, ses co-équipiers en ressentent l’effet néfaste. Ainsi, par une leçon de choses perpétuelle, s’affirme aux yeux du sportif la nécessité du commandement, du contrôle, de l’union tandis que la nature même de la camaraderie qui l’environne l’oblige à voir dans ses camarades à la fois des collaborateurs et des rivaux ce qui, au point de vue philosophique, apparaît comme le principe idéal de toute société démocratique.

Si nous ajoutons à cela que la pratique des sports crée une atmosphère de franchise absolue par la raison qu’il est impossible de fausser des résultats plus ou moins chiffrables et dont le contrôle de tous fait la seule valeur (même avec soi-même un sportif ne peut tricher utilement) nous en arriverons à cette conclusion que la petite république sportive présente une sorte de raccourcis de l’État démocratique modèle.

Existe-t-il un moyen de les relier l’un à l’autre comme la cellule à l’organisme ? Voilà, de nos jours, un problème passionnant. De même que la pédagogie sportive individuelle consiste à étendre à tous les actes de l’individu les qualités viriles engendrées autour de l’acte sportif, il existerait alors une pédagogie sportive sociale dont l’objet serait d’employer à l’apprentissage de la vie publique les rouages modestes de l’activité sportive organisée. Nous trouvons cela déjà dans ce collège arnoldien si génialement conçu par son créateur ; mais, cette fois, il ne s’agirait plus d’un milieu scolaire sélectionné, il s’agirait d’opérer sur l’ensemble social. Cela se peut-il ?

Rentrons maintenant dans le gymnase grec et observons le sous cet angle. Nous y constatons le principe d’une triple coopération dont l’importance peut-être nous avait d’abord échappé. C’est en premier lieu, une coopération d’objets ; le sport, l’hygiène, la science, l’art se trouvent mêlés les uns aux autres. C’est, en second lieu, une coopération d’âge ; trois générations sont présentes : l’adolescent, l’adulte, le vieillard. Et c’est, en troisième lieu, une coopération professionnelle ; le praticien et le théoricien, l’homme de science et l’homme de lettres, l’homme politique et l’homme privé, le syndiqué et l’indépendant se coudoient en une sorte de bienfaisante promiscuité. Comment ne sortirait-il pas de là des éléments de compréhension, de rapprochement, d’apaisement ? Conceptions, intérêts, passions ne diffèrent pas tellement du jeune homme à l’homme âgé, de l’artiste ou du philosophe à l’athlète qu’ils ne puissent se donner la main. Lorsqu’ils s’ignorent, c’est qu’on les a tenus séparés, qu’on les a empêchés de se connaître et de s’apprécier. N’oublions pas toutefois de noter un point essentiel : ce n’est pas autour de l’idée du Bien public que peuvent se nouer toutes ces coopérations, c’est autour de la « Joie des muscles ». Telle est la grande leçon du gymnase grec. Chercher à le reconstituer sur d’autres bases serait verser à nouveau dans une utopie qui ne compte plus ses échecs. Le sport y était maître de maison ; il y recevait l’Esprit et s’inclinait devant lui comme devant un invité de marque. Pour agir sur la jeunesse, il faut comprendre son ardeur à vivre et, pour la comprendre, il faut en professer le culte jusqu’au bout. La méconnaissance de ce principe supérieur rendrait stérile toute tentative de restauration du gymnase antique.

Car voilà par quoi je veux terminer, bien loin pourtant d’avoir épuisé un tel sujet. Nous devons rétablir le gymnase municipal de l’ancienne Grèce et il nous donnera la paix sociale. Pour cette besogne nous avons des facilités que les Anciens ne connurent jamais. Laissez-moi vous en énumérer quelques-unes. Et d’abord ces perfectionnements techniques que j’évoquais tout à l’heure et qu’une industrie bienfaisante a multipliés dans le domaine des sports. Quelle joie eût ressenti la belle jeunesse de l’Hellade aux temps passés si elle avait possédé le fleuret, cette arme obéissante, le gant de boxe souple et ferme, la bicyclette enjoleuse, et surtout l’outrigger, merveilleuse embarcation dont le seul contact entraîne déjà le rameur ! Quelle griserie pour l’athlète d’antan si il avait eu à sa portée nos multiples engins de gymnastique ! En vérité, jamais la volupté sportive n’a été rendue plus attrayante que de nos jours ni plus nombreuses les occasions qu’elle a d’exercer son emprise. Des pistes de courses à pied, les installations nécessaires aux sauts, au grimper, au lancer, les locaux ou les terrasses propres aux sports de combat, un manège de plein air pour l’équitation, un garage de bateaux sur la rivière voisine si la nature ou l’homme l’ont faite navigable, voilà qui représente pour une municipalité assez intelligente pour en faire les frais des capitaux placés à cent pour cent. Une amélioration similaire s’affirme dans le domaine de l’hygiène. Si l’aérothérapie et même l’héliothérapie n’ont pas eu beaucoup à progresser, l’hydrothérapie a trouvé sa formule à la fois la plus raffinée et la moins aristocratique parce que peu coûteuse en même temps qu’exquise : le bain-douche. Quand on sait à quels frais minimes peuvent être installés et exploités des bains-douches, il semble inouï — et pas flatteur pour les pouvoirs publics — qu’il n’y en ait pas en fonctionnement dans toute commune de quelque importance. Cela viendra. Et quoi de plus normal que de juxtaposer les bains-douches aux terrains et aux édifices sportifs ?

Nous voici donc avec un embryon de gymnase antique modernisé. Sous quelle forme allons-nous inviter l’art à y pénétrer, en dehors de l’architecture appelée à lui construire son cadre ? Dans le gymnase antique on dansait sans doute, on chantait assurément et songez à ce que peut devenir de nos jours le chant choral avec le répertoire que les siècles lui ont préparé. Hymnes byzantins, chansons de guerre et d’amour venues de Pologne et de Russie, d’Angleterre et de Scandinavie, de France et d’Espagne, d’Allemagne et d’Italie… il y en a à profusion, composant un trésor polyphonique d’une richesse sans pareille. Un quatuor vocal n’est pas si difficile à former et peu à peu il se muera en un chœur nombreux. Ajoutez-y si vous voulez le théâtre de verdure ; l’art ainsi se trouvera installé comme il convient dans le gymnase nouveau.

Mais ce n’est pas tout. Jadis il y avait encore la philosophie. Le maître l’enseignait sous les portiques à deux pas des athlètes. C’était alors une personne plus accessible que de nos jours, moins distante du commun des mortels en ses conceptions et de langage plus saisissable. Il serait vain de chercher à la rappeler et sa collaboration risquerait d’être fort décevante. Mais l’histoire est là pour tenir son rôle, l’histoire dont nous éprouvons si tragiquement aujourd’hui que les enseignements ont fait défaut à la société contemporaine à l’heure où elle s’approchait de l’abîme, l’histoire dont les grandes lignes et les vastes aspects que tous peuvent comprendre disparaissaient sous la recherche minutieuse du détail isolé, sous la série des dates inutiles et le fatras de la documentation desséchante, l’histoire, seul précepteur des démocraties prochaines, seule garantie directrice de la foule dans les voies de la sagesse.

J’entends bien que des explications seraient nécessaires et que ce n’est pas en quelques paroles qu’on peut introduire cette nouveauté d’une sorte d’université populaire basée sur l’enseignement historique scientifiquement vulgarisé. Les objections, je suis prêt à les accueillir et à y répondre. Ici je dois me contenter d’un simple exposé.

Les quatre bases du gymnase grec sont donc à notre portée et sa mission reste identique, agrandie pourtant par deux circonstances qui sont à mentionner. D’une part a disparu l’esclavage, ce chancre des sociétés antiques qui en retardait les progrès et en stérilisait les efforts. De l’autre a surgi l’alcoolisme, ce fléau des temps modernes dont on ne détruira l’antre — le cabaret — qu’en le remplaçant. Ce m’a toujours été, je dois l’avouer, un sujet de regrets que l’indifférence des sociétés antialcooliques à cet égard. Depuis trente ans elles ne nous ont apporté, dans notre campagne de propagande sportive, aucun appui. Sourdes aux appels que nous leur adressions en vue d’une collaboration efficace, elles ont toujours voulu s’en tenir à la bataille directe et chercher à tuer le cabaret aux seuls noms de la vertu ou de la science. Elles doivent savoir cependant — car la preuve en est faite — que l’alcoolisme n’a pas de plus puissant antidote que l’athlétisme et qu’il existe une sorte d’incompatibilité physique entre l’alcool et l’entraînement ; par ailleurs, le « dételage » que le travailleur manuel va chercher au cabaret n’est-il pas une nécessité sociale ? N’est-ce pas ce même « dételage » que l’homme d’affaires va chercher à son club et de quel droit dès lors le second prétendrait-il exiger du premier ce dont il ne s’abstient pas lui-même ?

Les heures qui sonnent sont graves pour l’humanité. D’une part des appétits ploutocratiques insatiables et la soif de domination poussée jusqu’à la folie, de l’autre la révolte contre des injustices trop longtemps supportées contribuent à tenir la civilisation sous la menace d’un lendemain de guerre qui pourrait être pire que la guerre même. Il ne saurait appartenir désormais à une caste quelconque de régir le monde, de diriger sa marche ou de l’enrayer — à peine de la retarder un moment. La Cité future ne se construira solide et durable que par la collaboration de tous les citoyens. Préparons les forces motrices de cette collaboration là où il est raisonnable de les capter et de les grouper. Ne versons point dans l’utopie du communisme intégral. L’égalité doit faire halte au seuil du foyer domestique, car jamais les hommes ne lui consentiront l’accès de leur demeure et ne lui permettront d’intervenir dans le fonctionnement de leurs groupements familiaux. Les relations sociales intimes sont réglées par l’hérédité, par les traditions, par les habitudes de chaque jour. Elles se traduisent en de minuscules mais résistantes différences de langage et de manières d’être. Et il est logique qu’il en soit ainsi. Mais il n’est pas moins logique que la vie publique cesse d’être influencée par un semblable particularisme. Et comment admettre que, par exemple, le chant ou la gymnastique ne soient pas pour la jeunesse, sans distinction d’origine ou de fortune, des occasions avidement saisies de rencontre et de rapprochement ?

Puisse donc, au sein de la commune moderne, le gymnase grec restauré ouvrir aux nouvelles générations le chemin d’un civisme intelligent et pur, d’une coopération fraternelle et joyeuse.