Ce qui ne meurt pas/Épilogue

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Alphonse Lemerre (p. 403-415).

ÉPILOGUE
allan à andré d’albany
Aux Saules.

« André, vous savez mon histoire. Elle servira à vous faire comprendre ce que j’étais et ce que je suis devenu. Elle servira à vous introduire dans le caractère et la position de votre ami. Vous me l’avez franchement demandée, et je vous l’ai dite. J’ai vaincu pour vous la répugnance qu’on éprouve toujours à revenir sur une époque de la vie où l’on a été faible et coupable. Je fus déplorablement l’un et l’autre. Mais je tiens peu compte, mon ami, des répugnances de la vanité, parce que s’il est une pudeur fière qui ne poursuit pas les passants des misères qu’elle veut qu’on plaigne ou qu’on admire, je crois que nous devons notre vie, de toutes manières, aux autres hommes. Qui sait si dans la vie la plus obscure et en apparence la plus inutile, Dieu n’a pas mis quelque grand et mystérieux enseignement ?

« Lorsque, voici tantôt deux ans, j’ai fait votre connaissance, André, et que vous vîntes vers moi de toute la force d’une sympathie à laquelle je me serais reproché de n’avoir pas répondu par une sympathie égale, vous me crûtes, m’avez-vous dit depuis, malheureux d’un amour trahi ou méconnu ; et vous, sur qui l’amour et le mariage répandaient leurs doubles félicités, vous me montrâtes un attachement dont je vous remercierais encore si je n’avais pas suffisamment appris que nous ne savons guère ce que nous faisons en nous attachant. L’extrême froideur de mes manières ne vous rebuta pas. Vous poursuivîtes opiniâtrement cette recherche aimable et de bonne foi, plus éloquente souvent que d’éclatants services, et qui, dans les hommes comme vous, prouve bien davantage. Une telle persistance et surtout ce que vous avez d’excellent, Albany, cette libéralité de jugement qui classe si largement les hommes et les choses, cette droiture d’âme et cette simplicité forte qui vous donnent, jusque sous votre frac et dans le sans-caractère de notre société moderne, quelque chose de la physionomie des illustres de Plutarque, me firent enfin répondre à vos avances généreuses. Nous nous étions rencontrés à Paris, dans le monde. Par un hasard heureux, les terres que nous habitions en Normandie touchaient l’une à l’autre. Nous nous vîmes presque tous les jours, et nous nous liâmes d’une de ces amitiés viriles assez dédaigneuses de paroles, toutes retirées au fond du cœur, et dont la vieillesse ne dégradera pas le ciment.

« Jusqu’ici, mon cher André, vous ne connaissiez de moi que des opinions ; et quoiqu’en général les opinions soient les moulures de la vie, ce qui est vrai de presque tous était loin de l’être pour moi. C’est ainsi que d’abord vous m’aviez jugé malheureux par l’amour et qu’en me connaissant davantage vous êtes venu bientôt à en douter, tant ma manière d’envisager le sentiment vous a paru différente de celle que vous attendiez ; et la chose vous a semblé si forte que, ne sachant à quoi vous en tenir sur la valeur de vos observations personnelles, vous avez abordé la grande question sans embarras et sans ambage, comme votre amitié, du reste, vous en avait depuis longtemps donné le droit.

« J’ai vécu quatre ans par le cœur. Tous les sentiments de ces quatre années, je vous les ai racontés, Albany. Ce n’est pas une histoire bien nouvelle et tout peut en sembler vulgaire, — mais c’est de la vie, comme la vie est faite. Ce qui est moins commun, certainement, c’est Yseult. Je m’étonne moi-même qu’après l’avoir aimée avec autant d’idolâtrie j’en sois arrivé à aimer Camille ; — mais, puisque le second amour a péri comme le premier, à présent que dans les lointains du passé je n’aperçois plus quand je me retourne que la grande et pâle figure de la mère, voilée un instant par la fille, qui reparaît, non pour m’émouvoir, mais pour me faire ressouvenir, — est-ce témérité de penser que ma vie de cœur est finie, et que les passions rassasiées et frappées à mort n’en peuvent plus ?…

« À la vérité, ce n’est pas là ce qu’elle me dit avant de mourir, cette Prophétesse longtemps méconnue et dont j’ai reconnu plus tard la divination redoutable. Elle me prédit que j’aimerais encore ; mais, sans doute, ma jeunesse l’abusait. Elle avait vécu davantage quand la sève de sentiment et de pensée qui coulait en elle sécha au pied de l’arbre blessé. Elle n’imaginait pas qu’à vingt-trois ans je pusse être ce qu’à trente ans elle n’était pas. Il y avait dans cette hâtiveté quelque chose qui faisait mon infortune plus grande et plus longue que la sienne, et qu’elle ne prévoyait pas. Ce n’était point la vanité de la douleur qui la faisait penser ainsi ; mais le désespoir n’exagère-t-il pas comme l’espérance ? Elle ne savait pas qu’il y avait une vie dévorée plus vite que la sienne, — la vie de celui qui l’aurait regardé mourir !

« Je dois vous l’avouer, Albany, cette mort a eu sur moi une formidable influence. Peut-être eussé-je repris goût aux décevantes joies du cœur et redemandé à la jeunesse des illusions dont il est si rare de vouloir guérir, quoiqu’elles tuent, mais les derniers instants d’Yseult ont supprimé même les plus vagues appétits qui vivaient, à mon insu, au plus ignoré de mon cœur. Jusque là j’avais été un homme passionné, — passionné comme cette femme malheureuse, qui, la passion morte, n’avait pu rien être après. Je l’entendais me demander ce qui pouvait diriger la vie, puisque la bonté de l’âme, cette pitié qu’elle croyait sublime, voilà qu’elle ne lui suffisait plus pour s’absoudre. Et moi, je ne répondais pas à ce doute, à cette ignorance cherchant à mains acharnées à se prendre dans le vide immense… Je ne répondais pas, mais j’entrevoyais… Il se passait dans mon âme — et pour la première fois ! — une étrange chose. Savez-vous ce que c’était, Albany ? C’était l’intuition du devoir.

« Mon ami, je pris rang d’homme de ce jour. Mais cette idée, qui avait germé dans mon âme à la voix découragée d’Yseult, je ne l’en tirai pas pour la lui donner. Je gardai la réponse à la question désolante et mille fois répétée. L’aurait-elle comprise si je l’eusse laissée échapper ? Et si elle ne l’avait pas aveuglément repoussée, n’en eût-elle pas été déchirée comme d’un froid et tranchant acier ?… Le mal était irrémédiable. Je me tus, et la laissai crier et mourir. Depuis, je me suis reproché cette conduite. Dans le doute d’être compris par elle, je ne devais pas lui épargner de souffrir. J’agissais comme elle avait agi toute sa vie. Mais la morale n’est point, comme on l’a dit, de ne pas imposer de douleurs. Il est bon même que la douleur soit imposée, que les larmes coulent ! Rien n’est inutile devant Dieu ; et la vie, non pas seulement en nous, mais dans les autres, mais partout, la vie ne nous a été donnée que pour être prodiguée dans de nobles buts !

« C’est que depuis, mon cher André, j’avais réfléchi sur cette notion de devoir, qui répandait sa sereine lumière dans la nuit de mon âme comme un pur flambeau allumé à la torche funéraire du lit des mourants. Je l’avais séparée de tout ce qui n’était pas elle, et j’étais résolu de la faire prédominer sur ma vie. Ô mon ami, je trouvai bien des résistances, bien des murmures, bien du sang qui se remit à couler et que je croyais n’avoir plus ! Les souvenirs parlaient haut. Les regrets plus haut encore. La soif infinie de félicité redemandait impérieusement à boire, mais, honteux de ma coupable jeunesse et ne croyant plus à l’amour, je me pris à l’idée infrangible et elle ne croula pas sous mes embrassements. Hélas ! j’avais moins de mérite que ceux dont la lutte est continuelle et acharnée, car le désert était dans mon cœur… Les hennissements du désir ne troublaient plus l’intelligence et ne l’arrachaient plus à cette grande abstraction du devoir, incompréhensible à des natures trop passionnées. Ce qui entravait ma marche stoïque, c’était la chaîne brisée et sanglante qui pendait derrière moi, — ces souvenirs scellés les uns dans les autres comme des anneaux d’airain, et que je traînais ! Je n’ai jamais pu rien oublier. Les pieds que la lave brûla y restent empreints quand elle est durcie, mais sur la lave de mon âme c’est le pied qui brûle, et son empreinte qui ne froidit pas ! Je savais bien que tout était fini sans ressource. Je n’aurais pas voulu qu’il en eût été autrement, et cependant revenaient comme à la charge dans ma pensée tous les détails de ces temps d’une volupté torréfiante et anéantie, et qui, eux, en réalité, ne reviendraient jamais ! Et cependant l’imagination, par laquelle j’avais vécu avec tant d’énergie, me poursuivait de ses tableaux comme pour me dire : « Tout ce qui n’est pas moi est néant ! » Mal des passions ! mal inévitable ! On ne l’éprouve plus. On en est guéri et c’est bien. L’âme a cessé d’être active de cette activité absorbante dans laquelle la vie s’est perdue sans qu’on la regrette, et Dieu a dit que tout ce bonheur serait bien court, — et la mémoire que l’homme doit en garder infinie !

« Ils proclamaient que j’étais né poète. Le fait est que l’imagination était la seule faculté développée en moi. Je lui livrai plus d’une bataille. Si c’est là être philosophe, j’accepte le titre ou l’injure. Je sentais bien, d’ailleurs, que je ne pouvais être que cela. Quand on a été heureux par l’âme, c’est une fatalité, l’âme reste dans toutes vos pensées et toujours, toujours, on lui demande pourquoi il se fait qu’on n’est plus heureux jamais par elle ! Joie et souffrance sont des mystères qu’on ne peut s’empêcher de sonder quand on les a éprouvées. Alors il n’y a plus que l’homme intérieur qui intéresse, et la réflexion ne saurait se détourner du dedans de nous.

« Comme tous ceux qui ont goûté du fruit de l’arbre des passions, comme tous ceux qui ont connu les songes enivrants sous ce mancenillier funeste, je ne m’émeuvais d’aucun des buts extérieurs de la vie et je répondais à tous les intérêts des hommes par un sourire de mépris. Les Anges exilés s’ennuient du ciel aux joies du monde. Mais l’homme qui s’ennuie de son ciel perdu n’est pas seulement triste, il a un dédain implacable. On traverse les foules, mais on ne s’y mêle pas. On les scinde… L’ennui, couché orientalement sur votre front dévasté comme dans un pandémonium désert, laisse tomber d’acérés dédains sur vos lèvres et les lèvres ne les gardent pas ! Cela est mauvais, Albany, car cela n’est pas juste. Mais, l’esprit l’a dit bien longtemps avant que la volonté se soit conformée aux nobles rigueurs de la raison. Néanmoins, comme la vie ne me semblait belle qu’à la condition d’être un perpétuel sacrifice, peut-être, malgré l’instinct rebelle, serais-je entré dans une de ces carrières actives que je mesurais de si haut. Mais j’avais assez de dévouement à accomplir sans passer le seuil de ma porte. Dieu m’avait donné deux enfants.

« Mon ami, qu’on s’exagère ou non sa puissance, l’homme n’est qu’un et par conséquent la sphère de ses devoirs étroite. S’ils vous disent le contraire, ne les croyez pas ! Je dirais presque que nous n’avons qu’un seul devoir à accomplir ici-bas. D’un autre côté, l’action est la vraie grandeur de l’homme. L’action l’emporte sur la pensée de toute la beauté de la volonté accomplie. Voilà pourquoi je ne me plongeai pas seulement dans ces méditations sur nous-mêmes dont le charme est compris de tout ce qui a l’expérience de vivre. J’agis donc, et non pas dans une sphère immense où j’aurais affaibli la nécessité des devoirs en les multipliant autour de moi, mais dans la juste mesure de mes forces. J’avais deux filles. Je pensai à leur avenir et je me consacrai à elles. Allez, c’est chose pénible et qui vaut la peine d’être tentée que d’élever deux femmes, quand on veut leur faire éviter l’écueil où sont venues se briser leurs mères !

« Un homme s’élève toujours bien seul, mais s’il est une vérité commune, c’est que la femme a une sensibilité plus grande et moins de moyens que les hommes pour y résister. La société, que les hommes ont faite, les lance nues parmi toutes ces armures contre lesquelles elles se serrent avec l’infinie tendresse de leurs âmes, et qui les meurtrissent et les écrasent. Ah ! les mœurs ne changent que de costume. Sur ces mains lavées à la pâte d’amande et enfermées dans un gant blanc, il y a un gantelet de fer, je vous l’assure. On ne l’y voit pas, mais il y est. Regardez-en plutôt la marque au poignet saignant de vos filles ! C’est par l’éducation, Albany, qu’on peut garantir la frêle destinée de la femme, non pas de la souffrance, — car souffrir souvent perfectionne, — mais de l’abaissement qui dégrade. Telle est ma tâche, à moi, mon ami, qui n’ai plus celle de faire le bonheur de personne dans ce monde où j’ai à vivre presque tous mes jours !

« Elle répétait aussi, Yseult, que l’amour des enfants n’était pas plus éternel que les autres, et je n’oserais pas dire qu’elle se trompât. Les plus beaux s’en vont, pourquoi ceux qui n’ornent que la vie au lieu de s’en emparer ne nous abandonneraient-ils pas aussi ? Mais, que je cesse d’aimer mes filles comme j’ai cessé d’aimer leurs mères, l’idée du devoir m’empêchera de me détourner d’elles comme il était arrivé à Yseult et mes filles, Jeanne et Marie, trouveront toujours en moi leur père, que mon cœur batte sous leurs caresses ou qu’il n’y batte plus.

« Quant à ma femme, que puis-je pour elle ? Pas même un mensonge. Elle n’y croirait pas. D’ailleurs, j’ai juré devant Dieu d’être fidèle et sincère, et si le premier serment était impie, le second ne l’était point car l’homme peut être toujours vrai, l’obligation de toute sa vie souscrite solennellement une fois de plus, et c’est en restant sincère avec Camille que je devais expier mes anciennes faussetés. Je ne lui donne pas même les caresses de frère à sœur. Ne lui paraîtraient-elles pas la plus cruelle des ironies ? Depuis la mort de sa mère, ce dernier jour où elle fut jalouse et implacable, ce caractère passionné, cette âme orageuse a fléchi. Moi-même, je ne m’attendais guère à ce qu’elle est devenue. Je la laissai se replier sur elle-même et je comblai le creux de mes journées en m’occupant de la petite Jeanne (la fille d’Yseult), qui n’avait plus de mère quand la fille de Camille en avait une. J’étais cruel, je le savais, Albany ; mais j’avais des devoirs vis-à-vis de mon enfant. J étais cruel, — mais en agissant autrement, peut-être l’aurais-je été davantage ?

« Ô mon cher André, je tremble de vous entr’ouvrir ces mystères amers d’intérieur, cette isolation dans le mariage, l’amour blessé qui gémit ou se dévore dans le silence et cette misérable délicatesse qui souffre en nous en présence des tourments dont nous sommes cause, et qui les redouble au lieu de les apaiser ! Ignorez à jamais ces détails arides, et puisse la destinée rester la même pour vous comme pour le cœur qui vous est uni ! Que votre blanche Paule, à laquelle vous avez donné vie pour vie, n’ait jamais à souffrir des peines de Camille ! Qu’elle n’apprenne point par son exemple ce dont la malheureuse se tait ! Vous comprenez pourquoi, maintenant, elle n’a pas répondu avec ferveur aux politesses de votre aimable femme. C’est une heureuse, c’est presque une ennemie. Hélas ! voilà comme nous sommes tous, quand nous souffrons ! Si elle se décidait à aller vous voir, vous et Paule, je ne doute pas que la vue de votre bonheur domestique ne la replongeât dons les plus horribles angoisses. Moi qui n’aime plus et qui m’efforce d’être austère, Albany, quand je vais vous voir, savez-vous que je ne vous quitte pas sans trouble ? Il y a dans cette union du mariage, dans la contemplation la plus fugitive des surfaces de l’amour heureux, quelque chose qui parle aux désirs trompés une langue éloquente et sacrée. On les réveille et ils vous déchirent, vous, leur vieille pâture, comme si vous étiez une proie nouvelle à tuer encore.

« Pas un détail physique alors qui ne soit redoutable ! Pas un qui ne soit une occasion de douleurs ! Chez vous, Albany, tout est pur, tout est calme, tout respire la paix dans la tendresse, tout s’harmonise avec votre amour. Quand je m’en approche et que j’ai franchi cette porte dont le marteau reluit au soleil, et qui n’a jamais pesé à la main de l’homme qui demande un asile ; quand je suis passé entre ces deux pilastres où sont assises, sculptées avec leur svelte corsage et leur museau effilé au vent, les deux blanches levrettes, symboles de fidélité et de vigilance, il me semble déjà que le ciel est plus bleu et l’air plus doux qu’au château des Saules. Cette chaste et élégante demeure est si simple, si petite, si gracieuse avec ces vignes ambrées qui serpentent alentour comme une écharpe pleine de caprices, que le cœur s’y presse en lui-même et s’y tapit pour être heureux. On sent là que la vie est bien close et doit l’être, pour que rien n’en échappe à ceux qui jouissent de ses douceurs, semblable au ruisseau de dessous vos figuiers dont les larges feuilles le protègent avec jalousie comme si le ciel, en s’y mirant, pouvait en dérober un peu ! Et si on monte le perron ovale et qu’on entre dans le salon, c’est partout une trace plus embaumée, un vestige plus marqué du bonheur qui nous manque à nous. C’est une causerie qu’on interrompt avec regret. C’est Paule, avec ses beaux bras autour de ces instruments que les femmes mettent contre leur sein pour en jouer, qui vous fait pleurer de sa voix pure, et qui nous donne la nostalgie du bonheur. Ou bien, c’est elle encore qu’on surprend sur vos genoux, André, vous la tête où tout à l’heure elle mettait sa harpe, et tous deux regardant votre petit Roméo s’essayant à marcher sur le tapis. Ô vie intime ! ô vie intime ! que vous êtes donc poignante à voir !… Mais nul soupir ne soulevait ma poitrine. N’est-ce pas que j’étais fort, Albany ? N’est-ce pas que vous n’avez pas une seule fois été obligé de dire à Paule : « Cachons-nous, nous lui faisons mal ? » N’est-ce pas qu’en présence de ces tableaux frais et riants je demeurais impassible, si bien que vous ne vous doutiez pas, couple heureux et bon, qu’après avoir repris mon bâton de sorbier au coin du foyer où j’avais passé la journée, je les remportais dans mon cœur, ces tableaux, pour en parer dans des comparaisons amères les murs de ma vaste et triste demeure ?

« Ah ! voilà ce dont Camille ne saurait mourir et dont elle souffrirait trop sans doute. Excusez-la donc, vous et Paule. Vous avez dû deviner qu’elle était bien à plaindre. Elle a un air sombre qui dit tout. Cet hiver, à Paris, dans ces quelques soirées où elle alla et où vous la rencontrâtes, elle avait une attitude penchée comme si elle eût craint qu’on lût dans son âme. Quel contraste elle fait avec votre femme, — avec sa pâleur olivâtre et ses flétrissures prématurées et Paule, avec sa blancheur si suavement rosée, ses cheveux d’or mourant et le nimbe du bonheur cerclé glorieusement autour de sa tête ! et que j’ai pensé en les regardant, sans mieux la comprendre, à l’inégalité des destinées !

« Mais, vous l’avouerai-je, mon cher André ? cette générosité qui avait ses hauts et ses bas, ses bons et ses mauvais jours, n’avait pas sur ma vie le même empire que la pitié sur celle d’Yseult. En ceci l’homme est inférieur à la femme. Qui sait même si j’en eusse été capable, avant l’accouchement de Camille et le changement qui se fit en elle vers cette époque ? Elle me donna une fille que j’appelai Marie, et qui ressemblait extrêmement de traits et de forme à la fille que j’avais d’Yseult. Cette ressemblance étonnante vous pouvez en juger, mon ami, car les dix-huit mois qui viennent de s’écouler l’ont précisée davantage. Deux jumelles ne se ressembleraient pas plus que ces deux fillettes et on les confondrait — même moi et Camille — l’une avec l’autre, sans une marque de la nature qui n’a pas permis que nous puissions nous y tromper. Elle a fait naître la fille d’Yseult avec des cheveux blancs, signe laissé sur son front de la vieillesse de sa mère. On avait cru qu’ils blondiraient, ces cheveux naissants, mais à leurs anneaux longs, épais, et pleins de sève et d’énergie, on sent qu’ils ne blondiront pas. Neige tombée sur ce printemps en fleur, qui ne fondra pas où elle est tombée ! Quand Camille aperçut pour la première fois, sur ce pauvre petit front ingénu, ces cheveux innocemment accusateurs qui lui rappelaient des souvenirs terribles, l’infortunée s’en détourna avec une horreur convulsive. Elle la garda longtemps, cette horreur. Mais un jour, — au prix de quels efforts ? — elle est parvenue à la vaincre. Jamais ni vous ni votre Paule, Albany, ne vous êtes aperçus que Camille baisait avec moins de tendresse la tête blanche que la tête dorée. Jamais vous n’avez vu de différence dans les caresses qu’elle donne à toutes les deux… Jamais vous n’avez surpris, ni même soupçonné, le mystère d’une naissance que nous avons pu cacher au monde qui l’aurait insultée. Camille, la trop jalouse Camille, malgré l’amour qu’elle a pour moi encore, ne s’est pas une seule fois démentie ! Albany, c’est que la pitié était enfin née en elle, la pitié, héritage de sa mère ! la pitié, plus forte que son amour pour moi qui mourra peut-être bientôt : cette inaliénable pitié qui, quand tout, sentiments et passions, est fauché dans le cœur des femmes, est la seule chose qui ne puisse jamais y mourir. »

FIN