Ce qui ne meurt pas/I-22

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Alphonse Lemerre (p. 203-213).

XXII

Madame de Scudemor avait repris son impassibilité, mais elle était accentuée d’une tristesse encore plus déprise que de coutume. Sa vie et celle d’Allan étaient rentrées dans le lit où elles coulaient, distinctes et réunies ; mais, pour ces deux existences l’une dans l’autre sans se mêler jamais, il n’y avait que deux Océans amers, il n’y avait pas de douce Aréthuse ! Depuis qu’elle avait manqué de réaliser son beau poème de machiavélisme, la dernière tentative de sa pitié inconsolable, madame de Scudemor s’était résignée… si ce parti-pris sur soi-même, d’une réalité d’impossible, sèche et irrévocable, peut s’appeler du nom presque religieux de résignation.

Allan l’aimait à présent du sentiment de tous ses torts vis-à-vis d’elle. Il ne se croyait plus le droit d’une plainte. Il acceptait, comme pour se laver à ses propres yeux, le malheur contre lequel il s’était sans cesse brisé le cœur. « Il ne faut pas souffrir à demi », a dit quelqu’un. D’abord la douleur irrite, puis elle endurcit, mais à force de souffrir, on s’améliore. L’ananas ne mûrit que sous un soleil qui corrode, et l’orange resterait acide si le ciel était toujours doux. Ce qu’on a beaucoup moins observé, peut-être, c’est que rien dans une âme droite et noble n’est perfectionnant comme un tort. Les natures qui n’ont jamais failli, sans réparation vis-à-vis d’elles-mêmes et des autres, n’ont pas la vitesse de bien faire de celles qui trébuchèrent une fois. Allan valut mieux depuis qu’il eut été si coupable, — et le sentiment de son reproche intérieur fut une purification de son amour.

Il lui en parlait souvent, et il entremêlait ce qu’il lui disait de pardons demandés et accordés toujours. Son amour ne perdait plus maintenant son respect dans les familiarités de la passion. Cet homme renouvelé, mais non changé, n’osait même plus la caresse. Il était devenu, de possesseur, amant ; de maître, esclave ; quoiqu’elle ne fût pas plus reine que jamais. Les portes restaient fermées la nuit. Nul pas ne s’entendait dans les vestibules, et les faits du mariage — cette indécence quand ce n’est pas une sainteté — n’accusaient plus la mésalliance de ces deux cœurs. Cela devait-il durer longtemps ?… Est-il vrai que l’homme vive mieux de ses désirs quand il ne les a pas apaisés ?… Allan verrait-il son amour rongé par le repentir comme par une maladie lente ? Et qui devait succomber dans la lutte, de la passion ou bien du remords ?… Ah ! lorsque vous l’avez acclimatée en vous, cette passion dangereuse, elle ne meurt plus que de sa belle mort et — à la confusion de la nature humaine ! — le remords vigoureux, acharné, jeune quand on la croyait vieillie, meurt le premier, sous les habitudes de cette passion invétérée, comme sous les embrassements visqueux d’un polype…

Yseult ne l’ignorait pas. Cet œil de faucon qu’elle avait au cœur avait pénétré tous les repentirs d’Allan. Elle les jugeait, et s’ils n’avaient pas accusé une douleur, elle les eût méprisés sans doute. Mais, quelque grande qu’elle fût elle était femme, et parce qu’elle était femme, elle avait encore des entrailles. Aussi, quand Allan, à cette phase de son amour, se montrait sous un aspect plus désintéressé, la charitable remordait son mépris sur ses lèvres, et n’avait plus que de douces et tristes paroles pour l’enthousiasme d’Allan, ce jeu d’enfant dont on se prend à rire quand on ne peut plus en pleurer !

— Yseult, — lui disait-il quelquefois, — je ne sais plus ce que je te suis. Je t’admire davantage et je ne t’en adore pas moins… Tu as atteint le plus escarpé de ton Calvaire quand tu as senti le vide de ton dernier sacrifice, quand tu t’es vue abandonnée non pas seulement de Dieu, mais de toi-même, et que ta volonté mourait frappée dans une intention sublime retournée contre toi avec l’injure brutale, en sus, que j’y ajoutais. Ô Yseult, il a dû t’en coûter, à toi que le monde n’avait pas pliée à ses lois hypocrites et qui étais restée sincère, il a dû t’en coûter de te dépouiller de cette fierté gardée comme un trésor pour les derniers jours de la vie, de la vie, cette immense pauvreté dont le bout est la mort !… Mais n’est-ce pas là, Yseult, ce qui te fait plus grande à mes yeux que si ta étais demeurée sincère ?…

Elle ne répondait pas, mais elle pensait que l’admiration d’Allan ne remplaçait pas ce qu’elle avait perdu pour lui. Elle ne pouvait s’empêcher de rougir, au dedans d’elle-même, de cette souillure plus que de toutes les autres, car être demeurée sincère vaut mieux que de n’avoir pas cessé d’être chaste. Du moins avait-elle la fortitude de cette opinion.

— Et mon admiration pour toi — continuait le brave jeune homme — m’a appris à ne plus chercher dans mon amour que l’amour même, et non plus le bonheur, auquel il faut renoncer. Je t’aime pour t’aimer, et non pour être heureux. L’amour, quand il est comme le mien, ne sollicite plus un échange. Il n’en a plus besoin, ou s’il en a besoin, manquer de cet échange ne l’éteint pas.

Et ce dernier mot de l’amour d’Allan est le dernier mot de l’amour des hommes. C’est la honteuse ou glorieuse tentative du mysticisme, — quand il n’est pas religieux, — de cette impuissance désavouée et maudite de la sensation à sortir d’elle-même. Mais ce repliement désespéré de la passion, cette abdication du bonheur qui n’est, hélas ! qu’une inconséquence avec la nature même de l’amour, n’abusaient pas la triste Yseult. À ces promesses purifiées, à ces nobles paroles de l’homme qui l’aimait assez pour ne plus rien lui demander au nom d’un amour qui se suffisait, elle hochait la tête et répondait l’incrédule : « Vous croyez », lent et presque distrait, qui tombe mollement des lèvres et qui écrase, car c’est souvent toute la supériorité de celui qui sait sur celui qui croit, et la compassion pour une illusion fragile qu’on n’a pas le courage de détruire… Elle gardait dans son cœur la conviction que l’amour pur était une amère illusion, incompréhensible à l’intelligence, irréalisable à la sensibilité. Peut-être, elle aussi, avait-elle voulu autrefois soutenir la lassitude de son âme avec cette idée, grande de tout le désespoir de n’être pas heureux, mais qui n’est pas à hauteur de main d’homme dans la réalité des choses, et se rappelait-elle ses vieux déboires quand elle s’était aperçue que toute cette prétention à la force ne cache qu’une affreuse faiblesse. La nature humaine s’use autant par le sacrifice que par la jouissance, et quand c’est par sensibilité qu’on se dévoue, les plus beaux dévouements crèvent en chemin. Or, chose cruelle ! ils ne sont pas encore impossibles qu’on ne croit déjà plus à leur vertu.

Le voyage d’Italie était décidé. Ils devaient partir quand les premiers froids arriveraient. Les martins-pêcheurs du marais étaient envolés, et les feuilles, qui tombent plus tard en Normandie qu’ailleurs, commençaient de tomber des branches pâles des saules. Encore quelques jours, et il n’y aurait plus personne dans ce château abandonné.

Les derniers jours qu’ils y passèrent ne furent marqués par rien de nouveau dans leurs habitudes. Allan, dont l’amour, en augmentant d’ardeur, avait subi tant de modifications différentes, ne voyait toujours que madame de Scudemor. Camille ne montrait aucun ressentiment de l’abandon de son jeune compagnon d’enfance. Elle était sérieuse au point de faire croire qu’elle n’avait pas besoin d’être résignée. Quant à Yseult, elle contrastait avec ces deux plus jeunes physionomies, dans l’une desquelles la douleur mettait son expression déchirante ou abattue, tandis que, dans l’autre, les joies insoucieuses du premier âge se retiraient peu à peu, comme l’eau pure et fraîche s’écoule du bassin tari de nos jardins, à l’approche des jours de l’été. Ainsi, entre ce qui était nuage et tempête, trouble naissant et passion consumante, madame de Scudemor, elle, ressemblait en grandeur et en repos aux lignes de ces vastes et ennuyés horizons romains du pays qu’elle allait visiter.

Avec quels sentiments ces trois personnes voyaient-elles venir le moment où elles quitteraient les Saules ?… Pour madame de Scudemor, ce voyage et ce départ n’étaient qu’un accident ordinaire. Pèlerine du monde comme de la vie, elle connaissait trop l’Italie, où elle avait vécu des années, pour prendre le moindre intérêt à ce voyage. Quoiqu’elle n’y fut pas née, cependant ses premières sensations en avaient fait sa patrie ; mais elle n’avait jamais connu ce doux amour de la patrie qui survit à toutes les espérances et à tous les bonheurs perdus, dans les âmes plus tendres que la sienne. Elle n’avait jamais habité que son cœur. L’accuseriez-vous de sécheresse ? Vous ne savez donc pas que l’amour dont elle était privée se compose de tout ce qu’il y a de plus frais dans les premières images de l’existence, et de plus lointain dans les souvenirs ? Pour peu que le vent froid de la vie ait soufflé, il emporte tous ces pastels ! Nature dont la poésie s’en était allée, âme qui s’était retirée des choses, le monde n’était plus un alphabet merveilleux pour elle. Elle ne s’informait pas sur quelles bruyères en fleurs ou sur quelles collines l’air qu’elle respirait avait passé. Questions rêveuses de la jeunesse, elle vous avait oubliées ! Beautés charmantes répandues dans l’univers qui nous entoure, vous n’existiez pas plus pour cette femme que la beauté d’Allan elle-même, à laquelle elle n’accorda jamais le regard caressant d’une contemplation momentanée ! Aveugle d’une espèce étrange, qui ne demandait pas la lumière, il aurait fallu quelque nouvel éphéta de Dieu pour lui rouvrir le monde perdu. Allan devait l’apprendre plus tard, quoique déjà elle l’eût averti de sa misère, lui qui, des cîmes de la Terre et de l’Océan avec elle, au sein des jours italiens et des nuits italiennes, ne retrouva jamais dans ce bronze, muet à toutes les aurores comme à tous les crépuscules, un accord déchiré en débris, — le son arraché d’un accord de la harpe éolienne que les poètes ont dans la poitrine et qui répand, de toutes ses cordes agitées, des résonnances vastes et pures comme l’air qui les fait vibrer ! Il devait apprendre, plus tard, que partout où il emporterait cette malheureuse Yseult pour la faire vivre une seconde de sa vie d’émotions, d’hymnes et de larmes, la nature ne la réchaufferait pas plus que son amour, cette créature de cendre froidie, et qu’il ressemblerait à ce fils d’Achille qui traînait par les cheveux, au tombeau de son père, la vierge de Troie. Hélas ! plus malheureux encore, car le guerrier antique avait beau frapper le sein nu du pommeau du glaive l’avenir n’en sortait pas, et du moins le silence vengeait la prêtresse ; mais lui, Allan, quel sein outrageait-il alors, pour que rien ne répondît à ses cris ?

Perdu dans le moment présent, Allan n’imaginait pas que l’Italie pût le distraire de ses douloureuses préoccupations. Il croyait à la durée de son amour comme à son intensité. Il n’avait jamais aimé que madame de Scudemor. Il avait la foi que tout premier amour a en soi-même. S’il ne mourait pas de sa blessure, du moins la garderait-il longtemps pour en souffrir. Sans la circonstance de son amour, le voyage projeté eût été pour lui l’occasion de mille rêves et de mille jouissances. Qui fut poétique sans avoir songé de l’Italie ? Ah ! c’est fatal d’aimer ce pays, puisque, si vulgaire que ce soit, nul être distingué ne peut s’en défendre ! Mais Allan ne soupçonnait pas qu’il y eût dans la beauté du ciel un dictame pour les maux du cœur. Il avait dit vrai à madame de Scudemor. Elle l’avait si prodigieusement absorbé en elle, que rien de sa vie et de sa pensée ne devait franchir les bornes de cette femme, devenue tout son univers.

Il le croyait, et en ceci il se trompait, Allan, comme en bien des choses ! L’amour est plus intelligent que stupide. Il ne passe pas toujours une éponge sur le monde, et ne l’efface pas comme une arabesque. Bien souvent, il fait le contraire. Il le pare de ses rayonnements ou l’ombre de toutes ses tristesses. Sans l’amour, la nature serait comme de l’eau sans un ciel au-dessus. Si la femme aimée, ce splendide microscome, engloutit tout dans son sein mortel, c’est pour nous rendre tout plus grand et plus beau. Elle idéalise la création, cette forte et grandiose ébauche que Dieu nous jeta pour l’achever. On ne se retire au fond de soi de manière à ce que rien du dehors n’y pénètre, que quand l’amour n’existe plus, — que quand on est arrivé, comme madame de Scudemor, non pas simplement à la fin d’un sentiment d’amour, mais à la perte de la faculté par laquelle on aime. Tout le temps que cette faculté n’est pas entièrement épuisée, l’amour est bien plus l’interprétation vivante de la lettre morte du monde que sa rature. Et la dernière promenade d’Allan dans le petit bois des Saules, n’aurait-elle pas dû le lui prouver ?…

C’était une soirée, et pourtant il n’était que quatre heures, — une soirée automnale, froide et humide. Les feuilles restées aux arbres du petit bois étaient jaunes, et le soleil, jaune aussi, se couchait dans un ciel lavé sans couleur. Les sentiers tortillés du petit bois s’emplissaient des feuillages flétris tombés sous les premières pluies de l’automne. On n’entendait plus aucun oiseau, et les syringas aux parfums acérés étaient morts. Allan marchait seul sous les branchages. C’était d’instinct qu’il s’en était allé, une fois encore, avant de quitter pour longtemps peut-être les Saules, vers le petit bois où elle lui avait raconté son histoire et où il avait commencé de connaître cette grande femme, inconnue du monde, et qu’il aimait avec un tel tremblement. De cette nuit effroyable dont il était devenu fou et avait bien manqué mourir, que restait-il maintenant au bois dépouillé ? Rien de son mystère et de ses parfums. Le rossignol ne chantait plus dans le lointain, et tout était parti, excepté ce douloureux amour qui n’avait point passé si vite. Il se promenait dans les sentiers avec un sentiment d’inexprimable mélancolie, comme s’il recevait de ce lieu, consacré par la mémoire d’une nuit cruelle, une impression de tristesse dont il ne pouvait se défendre. Arrivé en face de ce banc rustique sur lequel Yseult s’était assise et l’avait fait asseoir à côté d’elle, il s’abîma dans une contemplation profonde. Il se demanda combien plus triste, lui parti, serait dans sa pensée cette place vide où personne ne viendrait plus s’asseoir…

Dans la superstition de ses regrets, il alla jusqu’à prendre le long des sentiers une poignée de feuilles mouillées et ternies et il les mit, avec un recueillement presque religieux, dans sa poitrine, assez brûlante pour les sécher. Puis il sortit du petit bois, chassé par une voix qu’il avait entendue.

Camille devait être tout près. Il la trouva, en effet, sur la terrasse à laquelle le petit bois aboutissait. Elle était plus heureuse que lui de ce départ pour l’Italie, quoique son bonheur n’eût pas le caractère bruyant et exalté de ses joies de naguère. Elle était assise sur le mur à hauteur d’appui de la terrasse, tête nue à l’air piquant des brises de l’automne et du soir, un bras appuyé sur un de ces vases de granit vide où l’eau des pluies était restée et où l’oiseau qui passait s’arrêtait parfois pour y boire. Elle regardait, de là, dans le marais qui s’allongeait et dont les flaques d’eau avaient déjà grandi sous l’action des premières pluies de la saison. Sa simple robe grise, ses cheveux en coup de vent, sa pose inclinée et pensive, la faisaient mélodieusement ressortir sur le fond de cet horizon sans nuage et d’une teinte indéterminée et limpide. Allan, en la voyant ainsi, s’approcha du mur et suivit la direction des yeux de la jeune fille. Ils étaient fixés sur un goëland égaré qui s’en retournait à la mer, car la côte n’est pas loin de là.

— Voyez-vous ? — dit-elle en désignant l’oiseau du doigt et comme si elle eût continué tout haut sa pensée, — il pourrait être ce soir en Italie, s’il voulait.

— L’Italie vous préoccupe donc beaucoup ? — lui demanda Allan, — et vous seriez donc bien aise de vous en aller d’ici ?…

— Oh, oui ! — répondit-elle avec une naïveté charmante. — Vous ne savez pas comme je m’ennuie ici maintenant.

L’expression avec laquelle elle dit cela faisait mal de souffrance cachée et trahie. Cette expression poignante de douceur, Allan ne la lui connaissait pas. Sous l’impression qu’il en reçut :

— Pourquoi s’ennuyer ? — reprit il avec un accent compatissant dans la voix.

— Pourquoi ? oh ! pourquoi ?… — répéta-t-elle, les yeux baissés. On voyait qu’elle était soulagée par la question inaccoutumée d’Allan, mais elle n’osait y répondre. Si l’indifférent Allan avait insisté davantage, peut-être ce qu’elle avait dans son pauvre cœur eût-il échappé à ses efforts pour le retenir. Mais au second pourquoi Allan était déjà parti, ayant aperçu madame de Scudemor à l’extrémité de la terrasse. L’enfant, laissée là, oublia le blanc oiseau qui s’évanouissait à l’Occident et posa son front contre le vase de granit vide… Et si une larme coula de tant d’insouciance, elle ne coula pas à la clarté du ciel.

fin de la première partie