Ce qui ne meurt pas/II-11

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Alphonse Lemerre (p. 309-321).

XI

L’état de madame de Scudemor devenait de jour en jour plus inquiétant… Il semblait qu’un mal inconnu la rongeât, que la vie se retirât d’elle. Déjà le torrent montrait le fond du ravin. Combien de temps faudrait-il pour qu’il fût séché tout à fait ?… Quand on regardait ce visage livide où les yeux, dans les mille rayons qui s’y éteignaient, n’avaient plus conservé au centre de leur noirceur mate qu’une morbide étincelle, il était aisé d’apercevoir une autre empreinte que celle de la vieillesse, une main non moins inexorable, un travail plus rapide que celui du temps. La mort qui l’avait envahie affection par affection, et de si bonne heure, — qui l’avait laissée debout et vivante au physique après l’avoir frappée au moral, — la mort revenait-elle mettre le corps au niveau de l’âme ? Chose grande à voir ! mais qui la voyait au château des Saules ? Elle ne se plaignait pas. Elle n’avait pas même une lassitude dans les plis qui lui labouraient le front. Et, d’ailleurs, Camille et Allan pouvaient-ils regarder autre chose que dans eux-mêmes ? N’avaient-ils pas de ces préoccupations d’autant plus exclusives qu’elles sont plus douloureuses ? Quand la vie intime est douce et bonne, déjà elle concentre ; mais quand elle est faussée, gâtée, perdue, on a assez d’en vivre. Chaque misérable détail, chaque pauvre douleur sont devenus si grands qu’en ne voit plus rien au delà… L’homme est-il rapetissé pour tenir dans si peu de chose, ou la goutte d’eau, en fait de souffrance, a-t-elle l’infini de l’Océan ?…

Mais si Allan et Camille, dans leur préoccupation d’eux-mêmes, ne remarquaient pas l’affaiblissement de madame de Scudemor, celle-ci n’avait pas les mêmes raisons qu’eux pour ne pas voir les tristesses de sa fille mieux qu’elle n’avait vu son bonheur. Malheureuse femme, que la douleur devait instruire parce qu’elle était accoutumée à toujours trouver la passion et la douleur ensemble ! Malheureuse femme qui avait été déroutée, malgré sa grande intelligence, par l’aspect d’un bonheur qu’elle ne connaissait pas !

Camille, en effet, était triste. Elle n’avait plus le sérieux sous lequel elle avait voilé autrefois ses premières souffrances ; il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien là de la tristesse. La douleur atteignait Camille. Sa santé même était altérée, réaction de l’âme sur le corps. Les confiances éphémères s’envolaient, et, sans défaillir jamais, une défiance farouche les remplaçait. Comme Allan se montrait inégal avec elle, — rien n’agissant plus à bâtons rompus que la passion, — comme, après l’avoir quittée pendant des heures, il revenait précipitamment à ses côtés et qu’il y restait muet et sombre, elle avait beaucoup pleuré de ces inégalités ; — puis ses jalousies la reprenaient… Chaque jour, c’était un soupçon ou une scène nouvelle. Elle aimait trop maintenant pour être fière. Elle se sentait capable de toutes les bassesses, et elle aimait jusqu’à la bassesse. Elle aimait Allan avec l’abandon de tout autre sentiment qui n’eût pas été son amour. Aussi le poursuivait-elle de ses douleurs. Elle l’en fatiguait comme d’une éternelle et invariable répétition, qu’elle reprenait toujours quand elle avait été interrompue. Allan commença par sécher ses larmes en les buvant, mais la source n’en tarissait pas et il finit par les trouver bien amères ! Il les rejeta quelquefois de ses lèvres en paroles pleines d’aigreur et d’injustice, poison versé dans la plaie ouverte. Mauvais moyen de guérir cette âme toujours à vif. Or, il y a des paroles qui sont des faits irrévocables. Ni pardon ni rédemption pour elles. Pas plus après les avoir dites qu’après les avoir entendues, il n’est possible de les oublier… On met un raccommodement par dessus, on retrouve les sourires dans les baisers et les transports dans les caresses que, cœur contre cœur, les paroles terribles prononcées dans un moment d’humeur sonnent au fond de la poitrine. Souvent, en croyant les entendre dans le sommeil, on s’est dressé en sursaut sur sa couche et on a vu l’autre qui ne dormait pas non plus, mais qui pensait à ce qui vient de vous réveiller… « M’aimes-tu ? » on s’aime assez pour se le demander et se le répéter encore, mais ce mot a perdu de sa signification enivrante du jour où il ne fut plus inutile.

Ainsi, après avoir souffert dans la solitude de leurs âmes du sentiment qu’ils avaient l’un pour l’autre, Allan et Camille se rendaient malheureux par ce sentiment même, égoïstes pour qui l’intimité était la pierre sur laquelle ils aiguisaient les armes dont ils allaient bientôt se frapper.

Camille irritait d’autant plus Allan, que chaque mot qu’il lui disait pour apaiser ses défiances et ses jalousies le rendait plus coupable et plus vil à ses propres yeux. Il savait ce que c’est que d’être jaloux du passé. Il l’avait éprouvé ; mais pas assez de temps pour avoir pitié de cette souffrance dans une autre, surtout quand ce sentiment ne se rongeait pas en silence mais exigeait, avec le despotisme de l’amour qui se croit offensé. Pour cet homme poétique, s’il en fut jamais, la jalousie n’avait plus de pittoresques colères. Les larmes que Camille répandait n’étaient plus que des pleurs absurdes, comme si tous les pleurs ne l’étaient pas ! Il ne prenait pas même l’intérêt d’une pitié animée et haletante au spectacle de cette magnifique jeunesse qui se flétrissait dans les larmes. Cette imagination de poète qui avait fait la conquête du monde, Romaine impitoyable et blasée, ne s’émeuvait guère à ces douleurs. Un pareil amour se ravalait aux tracasseries. Il la faisait mourir, et elle ne l’intéressait pas !

Cependant il l’aimait. Je vous jure qu’il l’aimait encore ! Il se serait volontiers dévoué pour elle. Il lui aurait sacrifié tout ce qu’il aurait eu de plus cher, si ce n’avait pas été elle-même. Mais il l’aimait comme nous aimons tous, avec les conditions de son organisation et de sa pensée. Il ne pouvait pas, tout en l’aimant, ne pas la juger, et comme pour les hommes semblables à Allan, qui mâtent la réalité avec les conceptions de leur esprit, toutes les femmes pâlissent dans des comparaisons solitaires que font incessamment ces trop ambitieuses intelligences, il la trouvait inférieure à ce qu’il avait imaginé. On fut jeune, on fut ivre, mais tôt ou tard, les habitudes de l’esprit reprennent leur empire. Il est même douteux qu’elles le perdent entièrement. D’un autre côté, peut-être n’y a-t-il que deux êtres vulgaires qui puissent s’aimer longtemps ? Peut-être la supériorité, de quelque genre qu’elle puisse être, est-elle un hermaphrodisme impuissant à donner comme à recevoir de l’amour. Les aigles s’accouplent, et voilà pourquoi on n’aurait pas dû, peut-être, les prendre pour le symbole du génie.

Certainement, Camille était en droit de se plaindre d’Allan. Elle qui, dans les premiers temps de la découverte de leur amour, lui avait dit : « Attendons ! Vivons comme nous vivons maintenant, nous sommes toujours sûrs de notre mariage. Nous sommes si heureux dans le mystère de notre amour ! » elle était pressée et ne se trouvait plus heureuse du mystère. Elle voulait de la clarté sur son bonheur. Elle voulait le lien du mariage qui lui paraissait infrangible, et elle pressait Allan de la demander à sa mère. Allan, qui avait aimé madame de Scudemor et avait l’écrasant embarras de son passé avec cette femme dont il aimait à présent la fille, répondait aux instances plus vives et plus multipliées de Camille par des faux-fuyants d’une mollesse que Camille ne comprenait pas. On se serait inquiété à moins. Pour se soustraire à ces persécutions de prières, Allan ne savait quel moyen prendre. Il n’avait plus que la ressource des âmes faibles, qui reculent toujours devant le péril quoique le péril soit inévitable. Il remettait tout au lendemain… Cette mollesse semblait donner raison aux soupçons de Camille contre les dénégations les plus opiniâtres… Et la position d’Allan était si cruelle pour lui quand il était seul avec cette exigeante jeune fille, qui avait bien le droit d’exiger, qu’il souhaitait que madame de Scudemor vînt se mettre entre eux pour lui épargner ce supplice !

Mais les événements ne le favorisaient pas. Madame de Scudemor ne sortait plus guère de son appartement que vers midi. Comme elle refusait toujours les soins de sa fille, la moitié de la journée s’écoulait pour Camille, dans le jardin ou dans le salon, seule ou en tête-à-tête avec Allan. Les domestiques du château ne s’étonnaient point de l’intimité de ces deux jeunes gens, qui avaient toujours vécu ensemble et entre qui rien ne rappelait qu’ils ne fussent le frère et la sœur.

Un matin, comme Allan descendait au salon espérant qu’à cette heure Camille ne serait pas levée et qu’il pourrait sortir seul pour aller courir dans la campagne, il la trouva assise dans l’embrasure de la fenêtre où elle avait l’habitude de travailler. Un souffle matinal, plein de roses lueurs, entrait par cette fenêtre ouverte et faisait comme une auréole à ce visage défait qui avait alors la nuance de la tenture feuille-morte du salon. Elle révélait, à cette riante lumière du matin, les désordres d’une nuit agitée. Ses yeux éteints étaient enflés par l’insomnie. Allan tressaillit en l’apercevant.

— Tu ne me croyais pas ici, Allan ? — lui dit-elle sans se lever, pendant qu’il s’approchait d’elle et lui déposait au front un baiser.

— Est-ce le baiser du bonjour ou de l’adieu ? — continua-t-elle avec amertume. — Allons ! donne-le-moi bien vite, et puis va-t-en. N’est-ce pas là ce que tu veux ?…

— Que tu es amère, Camille ! — répondit tristement Allan, — crois-tu donc que je veuille te fuir ?

— Non, je ne le crois pas ! — et son sourire était encore plus amer que ses paroles ; — j’en suis sûre plutôt. Je te gêne, je te fatigue, je t’ennuie, tu es las de moi. Ose me le nier ! Va, tu ne le saurais pas toi-même, tu te ferais illusion encore, que je ne douterais pas du malheur de ma vie. Je ne te reproche rien ; ce n’est pas ta faute, mais tu ne m’aimes plus !

— Je ne t’aime plus ! Camille, — reprit Allan en s’asseyant à côté d’elle, — dis-moi, ces défiances insensées troubleront-elles toujours ta raison ?… Ne seras-tu jamais lasse d’être injuste ? Je ne te parle pas de ma vie que tu déchires et de mon amour que tu offenses, mais n’auras-tu jamais pitié de toi-même ? Te verrais-je toujours te faire des maux cruels et irréparables ?… Je ne t’aime plus ! Comment donc veux-tu être aimée ? Tu n’es donc plus ma Camille, ma sœur, ma fiancée, ma femme ? Ah ! regarde-moi donc, cruelle fille, et répète-moi que tu es sûre que je ne t’aime plus !

Elle le regarda comme il le voulait. Il y avait tant d’amour dans ses yeux, il s’était trouvé si attendri en la voyant pâle et si horriblement bouleversée des larmes essuyées ou contenues, qu’à le regarder Camille oublia ces sarcasmes du cœur, morsures innocentes de la victime au talon invulnérable qui la broie.

— Oh ! si tu m’aimes, pourquoi me rends-tu malheureuse ? — reprit-elle avec un reproche plus doux. Mot trivial, mot qu’elles ont dit toutes ! cri universel qu’elles ont toutes poussé, ces égoïstes de bonheur qu’on appelle les femmes ! gémissement de la passion qui saigne. Hélas ! Allan ne pouvait-il lui adresser la même question ?…

— Ma Camille, — répondit Allan, — ce n’est pas moi qui te rends malheureuse, c’est toi-même. — Il n’osait pas appuyer, car un tel mensonge l’effrayait. — Tu connais mon caractère sombre. Tu sais que mon imagination a toujours attristé l’avenir et me fait douter du présent ; pourquoi donc me reproches-tu de te fuir quand j’essaye de te cacher mes tristesses, à toi, jeune et belle créature, qui est devenue défiante et malade à m’aimer comme si je t’avais apporté dans mes baisers la contagion de cette maladie que j’ai toujours sentie en moi. Autrefois, tu ne tournais pas contre moi les efforts que je faisais pour te préserver de ce souffle mauvais et putride. Tu me disais, Camille, « ce sera moi qui te guérirai de ces défiances ». Tu m’avais accepté comme j’étais, et tu voyais de l’amour encore dans ce que tu prends pour de l’indifférence aujourd’hui… Je me suis trompé. Je t’ai entraînée dans ma destinée. Je t’ai rendue toute semblable à moi. J’ai terni ton bonheur et flétri toutes tes facultés d’être heureuse. J’aurais dû te fuir et aller mourir de mon amour loin de toi. Mais c’est toi encore qui m’as retenu ; toi qui m’as dit : « reste, mon frère, et je t’aimerai » ! et je suis resté, n’écoutant plus, n’entendant plus que cette enivrante promesse. Mais j’étouffais tout dans l’amour que tu m’avais promis. Pourquoi donc, maintenant, es-tu moins généreuse, ma Camille ?… Pourquoi accuses-tu mon amour parce que je ne suis coupable que de trop d’amour ?…

Elle l’écoutait, tout en pleurs mais tout en sourires. Il l’avait prise à la taille d’une main, et de l’autre il l’avait saisie aux épaules : — Oh ! promets-moi, — lui disait-il avec effusion, — promets-moi que tu n’auras plus de ces absurdes injustices qui nous font souffrir tous les deux ! Promets-moi que tu ne flétriras plus ton visage chéri de tes larmes ! Promets-moi que tu ne douteras plus de celui qui t’adore ! Jure-le-moi par notre amour !

— Je te jurerai tout ce que tu voudras ! — répondait-elle, — je te croirai, toi, mon Allan, et je ne me croirai, moi, jamais plus. Mais promets-moi à ton tour de ne plus mentir désormais, de ne plus avoir l’air de la contrainte avec ta bien-aimée ! Eh bien, si tu es triste, sombre, affligé, que sais-je ? bizarre et injuste même, ô mon ami, je t’en conjure, ne cherche pas à me le cacher ! Je ne puis vivre sans toi toujours là, toujours, et quand, même là, tu te tais, Allan, quand tu ne me regardes plus, il me semble que tu n’y es pas !

— Oui, ma Camille, — répondit-il, — oui, tu seras obéie, ma souveraine adorée ! Multiplie tes exigences, — reprenait-il, — je les compterai comme des preuves d’amour.

C’est ainsi qu’il était maîtrisé par elle après l’avoir maîtrisée.

— Eh bien ! — dit-elle après la pause d’un baiser aux lèvres de son amant, — demande-moi à ma mère aujourd’hui.

Il n’échappait pas à l’importune prière. Une colère plus réellement injuste que ce qu’il avait appelé ainsi dans Camille s’empara de lui, mais il la retint dans son cœur.

— Tu te tais ! — s’écria-t-elle, — tu te tais ! et tu m’aimes ? Oh ! Allan, je ne te comprends pas ! tu n’as qu’à dire un mot et je serai ta femme demain, et je ne puis t’arracher ce mot ! et tu m’aimes ! Il y a là-dessous quelque chose qui me confond et me supplicie !

Au fait, cette logique était indomptable. Il n’y avait rien à répondre, ou bien il fallait tout avouer.

— Ah ! sans doute, je te demanderai à ta mère, — fit Allan avec une faiblesse insidieuse. — Mais seras-tu plus heureuse qu’à présent de mon amour ?… Que risquons-nous à présent d’attendre encore ?…

— Et notre enfant, attendra-t-il ? — fit-elle d’une voix basse.

À ce mot, Allan devint tout pâle… Elle suivit du regard cette pâleur verte sur le visage de son amant ; puis elle reprit d’un ton sombre :

— Écoute-moi, Allan, il faut que tu ailles tout avouer à ma mère aujourd’hui. Je n’attendrai pas une minute de plus. Hier, comme j’étais auprès d’elle, elle m’interrogea sur ma tristesse, sur l’altération de mes traits avec un coup d’œil qui me fit frémir. Je ne sais pas ce que je lui répondis, tant j’étais troublée ! Il me semblait que son regard ne quittait pas ma ceinture ! Ah ! finissons-en, mon ami, avec ce supplice ! Ma mère nous pardonnera tout et nous serons heureux ! Peut-être n’avons-nous cessé de l’être que parce que nous lui avons caché que nous nous aimions. Tu souris ?… Mais je suis superstitieuse depuis que je souffre. Aie pitié de moi, mais va trouver ma mère, — vas-y !

— Mon enfant, — insista Allan, — ta mère est souffrante, ne crains-tu pas ?

— Ah ! voilà bien des craintes pour elle ! — interrompit Camille avec violence. — Et moi donc, Allan, est-ce que je ne souffre pas aussi ? Est-ce que tu ne m’aimes pas plus que ma mère ? Et s’il y en a une des deux que tu doives immoler à l’autre, est-ce donc moi ?

L’action de la femme offensée était d’une véhémence si grande et imposait tellement à Allan, que lui, naturellement éloquent, ne savait que répondre à cette jeune fille qui le dominait de l’ascendant d’une situation vraie.

— Mais tu veux donc que je croie que tu ne m’aime pas ! — reprit-elle avec un cri désespéré. — Ah ! c’est à genoux que je t’en prie, va trouver ma mère et dis-lui tout ! Je ne quitterai pas tes pieds que tu ne me l’aie promis, Allan. Allan, tu me disais tout à l’heure que j’étais ta femme, mais tu vois bien que tu ne veux pas que je le devienne ! Eh bien, dis-moi : non ! non ! je ne t’aime pas. Ce sera mieux. Mais ne me laisse pas dans ces affreuses incertitudes. Tue-moi plutôt ! Envoie-moi d’un coup de pied, moi et mon enfant, tous les deux brisés, loin de toi ! mais ne me dis pas que tu m’aimes, quand tu me tortures. Tue-moi plutôt, tue-moi !… — Et elle cognait sa tête avec angoisse contre les genoux qu’elle tenait étroitement embrassés.

Il n’y a que vous, les avilis par le désespoir de la femme aimée à vos pieds, qui comprendrez ce que dût ressentir Allan en voyant Camille se traîner dans la poussière. Lâche prostitution de l’innocence et de la douleur qui profana tant de femmes, et dont l’homme resté debout a partagé l’infamie ! Larmes tombées et qu’on ne secoue pas des pieds qu’elles arrosent. La bouche de celles qui les répandirent ne les essuie même pas, et leur indélébile trace, on l’emporte, comme une fange incorruptible, dans tous les sentiers de la vie !

Allan souleva Camille de terre et la plaça de vive force sur le canapé :

— Folle, que tu me fais de mal ! — lui dit-il. Mais elle ne comprit pas l’accent déchirant d’Allan ; elle ne vit là qu’une exaspérante pitié. Les pleurs séchèrent sur le visage de Camille comme les gouttes d’une eau rare qui tomberait sur un fer rougi. Femme qui se jetait aux contrastes, sa lèvre étincela de colère, le sang lui couvrit le visage et le fonça d’une teinte olivâtre en gonflant, à les rompre, les artères du cou et du front.

— Il n’ira pas ! — répéta-t-elle plusieurs fois avec frénésie. — Tu n’es qu’un lâche, Allan, tes serments de m’aimer sont des perfidies ! Tu as aimé ma mère et peut-être l’aimes-tu encore, ou tu le lui fais croire comme à moi. Voilà pourquoi tu n’oses demander la fille à la mère, quand tu les as trahies toutes deux !

Allan voulut la prendre dans ses bras, mais elle se débattit. — Ne m’approche pas, — lui cria-t-elle avec horreur, — tu sens ma mère ! ma mère, hypocrite et froide créature, qui l’aurait dit ? tu l’as aimée ! Oh ! que je la hais à présent ! Quand je te dis de me laisser, amant de ma mère ! — reprenait-elle, avec une rage toujours croissante, en se dégageant de ses bras.

Allan n’avait jamais tant souffert. Les cris de Camille l’enivraient d’une douleur aiguë. Il eut un de ces moments de colère qui ferait presque reculer le sort qui nous frappe, quand il vit cette femme qu’il aimait l’appeler perfide et recevoir avec dégoût ses caresses. Il fut sur le point de saisir malgré elle la frêle et furieuse créature, et de la briser sur son cœur dans une étreinte de désespoir et d’angoissante volupté. Mais il s’arrêta, les mains étendues dans la plus sublime des hésitations. Son regard avait en ce moment une telle puissance qu’un tigre en aurait reculé. Il le lui mit sur la gorge comme une arme :

— Je te jure, Camille, — lui dit-il, d’une voix tremblante comme on l’a quand on est pâle de rage réprimée, — je te jure, par l’enfant que tu portes, de me fendre la tête à tes yeux sur cette console si tu ne veux pas m’écouter !

La colère est la baguette d’Aaron. Quand elle fut changée en serpent, elle dévora tous les autres.

Camille domptée devint muette.

— Je te jure — continua Allan — que je n’aime pas ta mère, mais toi seule, Camille ! toi seule ! toi !

Elle baissa la tête comme si elle eût réfléchi. Puis, la relevant tout à coup :

— Je vais le savoir ! — dit-elle d’une voix brève ; et elle alla pour sortir.

— Où vas-tu ? — demanda Allan.

— Chez ma mère ! — répondit-elle.

— Quoi faire, insensée ? — et il voulut la retenir. Mais elle résista et elle échappa à ses efforts.

— Tout avouer et tout savoir ! — dit-elle en se retournant, de la porte, et elle sortit de l’appartement, laissant Allan pétrifié d’étonnement et d’épouvante.