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Ce qui ne meurt pas/II-6

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Alphonse Lemerre (p. 267-270).

VI

camille à allan

« Nous nous aimons trop ! as-tu dit. C’est ce qui trouble notre vie jusque-là si bonne, si douce, si heureuse ! C’est ce qui me fait cacher des larmes maintenant ! C’est ce qui a rendu ces trois jours si tristes ! Nous nous aimons trop ! Ah ! mon frère, pouvais-je croire t’aimer jamais assez ?

« Je t’aimais, et c’était ma joie, ma vie, toute ma destinée. Va ! je sens que je t’aime encore, que c’est ma destinée toujours, mais pourquoi n’est-ce plus ma joie ? Pourquoi cet amour qui me faisait si doux à l’âme, à présent m’y fait-il amer ? Tu n’as pas changé. Je ne suis pas changée. Rien n’est changé autour de nous ; pourquoi dans nous tout n’est-il plus de même ? Nous nous aimons trop ! Y penses-tu, fou ? Trop s’aimer, est-ce possible ? Trop s’aimer empêcherait le bonheur, quand s’aimer tant rendait si heureux ? Tu t’es trompé, Allan. Tu n’y es pas, mon frère. Le bonheur, s’il faisait souffrir, ne serait plus le bonheur ; et, sans renier ou l’un ou l’autre, il n’est pas plus permis de dire : trop de bonheur, que trop d’amour !

« Le bonheur ! Oh ! dis, le sens-tu comme moi ? En astu besoin comme moi ?… Peut-être y a-t-il dans nos bonheurs la différence qui est en nous, mon frère, la différence de frère à sœur ? Je ne sais pas ; je suis une ignorante et l’amour m’a rendue orgueilleuse. Mais bien des fois, Allan, dans nos longues causeries, tes yeux, arrêtés sur les miens, n’exprimaient pas un bonheur comme celui dont j’étais inondée. Mais les miens l’exprimaient-ils mieux ?… Si j’avais été dans tes yeux pour me voir, me serais-je trouvée l’air assez heureuse ? Peut-être pensais-tu la même chose que moi ? Peut-être suis-je une sotte de croire sentir le bonheur mieux que toi, mon frère adoré ! Pardonne-moi ces présomptions folles. Qu’elles t’apprennent la soif de félicité dont je suis altérée. Quand tu m’en abreuves depuis deux mois, pourquoi cette soif, Allan, n’est-elle pas encore apaisée ?… Je comprends que mes roses n’aient plus de parfums lorsque je les ai longtemps respirées, mais le lendemain je retrouve des parfums nouveaux dans des roses nouvelles, ou il faudrait prier Dieu de faire d’autres roses. Hélas ! mon bonheur épuisé, ô mon frère, c’est comme s’il n’y avait pas dans les roses nouvelles de parfums nouveaux, et je n’ai plus qu’à te supplier, toi, le Dieu de ma vie, de me créer un autre bonheur !

« Oui, Allan, donne-moi du bonheur ! Fais-moi être heureuse à tout prix ! Tu le peux, toi. Tu peux tout sur Camille. Ne viens-je pas d’être heureuse, par toi, à ne plus rien savoir de la terre ! à ne plus rien espérer du ciel ! Ton amour, ô mon frère, n’a-t’il pas fait de moi une créature satisfaite ? Tu vois bien que nous ne nous aimons pas trop, puisque cet amour même ne nous suffit plus. Va crois-moi, je ne défaille pas sous la félicité. Si je me plains, je ne demande pas grâce. Mon cœur est plein d’une force surhumaine. Oppresse-le, il n’étouffera pas ! Ô Allan ! encore ! encore ! Du bonheur, ami, ou mourir !

« Je t’écris, Allan, et je pleure… Ma mère est couchée. J’ai tant souffert, ces jours derniers, que l’idée m’est venue de t’écrire ce soir. J’ai tant souffert… Ah ! il faut bien se servir de ce mot, puisque nous n’en avons pas un autre, mais ce mot t’exprimera-t-il bien ce que j’ai souffert, ô mon ami ? Non, ce n’était pas d’une douleur, c’était seulement de n’être pas heureuse ; — mais n’est-ce pas là toute la douleur de la vie ? N’être pas heureuse et avoir une âme, un cœur qui bat, une pensée qui s’élance, et n’être pas heureuse ! ô angoisse ! Ah ! prends pitié de cela en moi. Tu dois en souffrir plus courageusement qu’une faible femme. Allan, je te demande de la pitié ! La pitié, c’est de l’amour encore. Ne dis plus que nous nous aimons trop. Mais, si tu m’aimais trop, voudrais-je que tu m’aimasses davantage ? Hélas ! pourrais-je jamais anéantir cet indomptable instinct qui me dévore, ô mon tendre ami ?

« Nous nous aimons trop… Comme tu as dit cela, Allan ! Comme ta voix était solennelle ! Comme tu étais pâle ! Comme tu ressemblais à cet Ange que nous vîmes ensemble à Florence, et qui sonnait la trompette du Jugement dernier ! Comme j’ai retenu l’accent avec lequel tu parlais ! Le mot dit par toi me poursuit. J’y pense sans cesse. Mais il m’afflige sans m’épouvanter, car il ne contient pas un regret de toi. Tu nous unifiais dans ce « nous nous aimons trop » incompréhensible. Quoi qu’il prophétise et quoi qu’il arrive, ce qu’il cache nous atteindra tous les deux. Aimons-nous donc sans crainte, ami. Qui nous empêcherait de nous aimer ? Si étroitement que nous nous serrions l’un contre l’autre, qui pourrait un jour nous séparer ? Sais-tu, toi, qui le pourrait ? Qui ? Quand je regarde, je ne vois rien… Dans les ténèbres, nous rêvons d’abîmes. Nous sommes des enfants ; mais appuyons-nous, toi sur moi, moi sur toi, et gagnons ainsi l’avenir, ô mon cher Allan ! Aimons-nous en toute confiance. Ton cœur n’est-il pas pur comme le mien ?… Ah ! j’ai beau lutter contre le mot fatal prononcé par toi ; j’ai beau m’entourer d’espérances ; mes larmes coulent, ô Ange de ma destinée, comme si c’était vrai que s’aimer trop enlevât le bonheur de la vie ! »