Ce qui ne meurt pas/II-8

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Alphonse Lemerre (p. 275-286).

VIII

Cependant la vie sembla redevenir ce qu’elle était pour Allan et Camille, mais avec un caractère plus ardent et plus concentré. Chaque jour précisait la passion davantage. Elle commençait à sortir de l’inconnu où jusque-là elle avait été diffondue. Mer montante, vague sur vague dont on entend les lointains murmures derrière la montagne qui en sépare et sur les sommets de laquelle elle apparaît un jour, lumineuse, dominant enfin ces plateaux, opiniâtrement envahis !

La lettre d’Allan avait entièrement calmé les terreurs de Camille. Elle le plaignait de cette disposition défiante dont il ne lui avait jamais parlé, et qui maintenant expliquait pour elle bien des tristesses. Que son amour triomphât ou non des défiances de son frère, ce lui était une raison de plus pour l’aimer davantage. Ah ! quand on aime, tout, hélas ! est une raison de plus !

« Je veux faire mentir ses pressentiments, » se disait-elle ; et, en effet, son regard, sa voix, sa main quand elle la posait dans la sienne, tout son être enfin respirait tellement l’amour que celui qui l’aimait ne pouvait pas avoir une crainte. Madame de Scudemor n’aurait pas pu soupçonner quelles mystérieuses effluves d’amour s’épandaient de ces deux jeunes gens, — vivant si près d’elle et qui paraissaient vivre tout naturellement de la simple vie de la famille, — en présence de cette intimité qui était plus qu’une familiarité d’habitude, et dont les dehors chastes et retenus exprimaient une affection si profonde. Elle les regardait avec ses yeux secs et son sourire pâle, et qui sait si elle ne souffrait pas, au fond du cœur, de ne pouvoir être en tiers dans cette confiance et cette amitié ? car les affections font envie encore lorsque le cœur n’a plus la force de s’attacher, et la nature humaine s’ingénie tellement à souffrir que ce qui ne serait plus un bonheur peut être une douleur pour elle. Regret faible, du reste, s’il existait en Yseult, et qui mourait silencieusement où il était né, sans trahir son existence avortée dans son visage tranquille et défait.

Quelquefois, quand elle n’était pas dans le salon, Camille disait ingénuement à Allan : « Ma mère ne sait pas à quel point nous nous aimons, mon frère ! » et cette parole tombait comme un froid glacial au milieu des douces impressions et des inépuisables sensations d’Allan. Il avait de puissantes raisons, le malheureux ! pour souhaiter qu’elle l’ignorât à jamais. « Mais, — reprenait Camille, toujours travaillant à sa broderie, — qu’est-ce que cela fait qu’elle ne le sache pas ? Ces choses-là ne peuvent se confier. Est-ce parce que je n’aime que toi, Allan, qu’il me serait impossible de dire à un autre combien tu m’es cher ?… Et puis, ma mère, toute bonne qu’elle est pour moi, est si froide que je me sens timide avec elle encore plus qu’avec une étrangère. »

Allan n’osait répondre à ces paroles. Il savait combien peu madame de Scudemor était, par le cœur, la mère de Camille. Mais lui, à qui elle s’était dévoilée, lui qui connaissait la cause de l’aridité de cette âme trompée et ulcérée, il avait pour elle un tel respect qu’une observation dite sur sa froideur lui eût semblé une dureté et une ingratitude. Camille ne pouvait pas pénétrer le motif du silence d’Allan, mais elle l’aimait trop pour n’y pas voir une délicatesse.

— Tu n’oses pas accuser ma mère, — reprenait-elle, — tu es si bon et si généreux, mon Allan ! Je ne l’accuse pas non plus. Peut-être a-t-elle été malheureuse ? Cependant, elle ne pleure jamais, et je ne me souviens pas de l’avoir vue triste.

— C’est qu’il y a des malheurs si grands — répondait Allan — qu’ils tarissent les sources des larmes, et des abattements qui ressemblent presque à du courage, tant ils frappent d’impassibilité ! Toi, tu es à l’aurore de la vie, ô ma sœur ! et tu ne sais que les larmes pour exprimer la douleur, parce que si tu souffres, tu pleures. Mais a-t-on toujours le cœur plein, et faudrait-il croire ta mère moins à plaindre si elle ressentait cette sécheresse ?

— Qui donc t’a appris cela, mon frère ? — lui disait la naïve enfant. Mais il se gardait bien de répondre. Il se gardait bien de lui dire d’où il tenait ces choses, et comment, presque aussi jeune qu’elle, il les savait. Sous l’impression attristée de ces paroles, Camille repensait à sa mère : — Si tu as raison, — ajoutait-elle, — je ne veux pas avoir l’injustice du plus léger murmure contre la froideur de ma mère ; et d’ailleurs pourquoi me plaindre, ami, puisque tu me tiens lieu de tout ? Avec toi, ai-je besoin de rien ? Ah ! pas même de l’amour de ma mère !

Et ces ravissantes paroles, elle les lui disait avec un accent qui résonnait comme une musique du ciel que i’oreille nous apporte au cœur.

— Oui, je suis orpheline comme toi, — reprit-elle. — Aimons-nous, Allan, aimons-nous comme deux pauvres enfants qui n’ont jamais eu de tendresse de mère à recueillir. Vois-tu ? je serais presque fâchée que ma mère m’aimât à présent. Je suis heureuse d’être orpheline, car n’est-ce pas être toi davantage ? — Et elle le regardait de manière à le faire évanouir, s’il n’avait pas penché son front sur son épaule, inondé des plus pures délices et se complaisant dans la suavité des larmes qui emplissaient ses yeux. Elle, plus jeune et plus frêle, soutenait sans faiblir cette tête pleine de pensées, ce front auquel la douleur avait déjà mis son sillon. Elle était fière de l’émotion qu’elle produisait en cet homme, son frère aîné en force comme en âge. Quelle est la femme qui n’a pas fait délicieusement la mère avec son amant, et n’a pas bercé comme un enfant, sur sa poitrine, son protecteur et son roi ? Elle ne pleurait pas, comme Allan, mais souriait… Ses yeux, baissés vers lui, répandaient une flamme plus longue que ses cils et plus douce que les reflets d’un soir de mai. Ses brunes joues, qui avaient toujours un peu de l’opacité de leur teinte foncée, devenaient transparentes en rougissant. Il semblait qu’une lumière — mais une lumière de carmin — y coulât, sous le velours de pêche mûre, comme un fluide rayonnant. Plus radieuse et non moins touchante que la blanche mère du Corrége, son enfant à la mamelle, les larmes tremblantes à la joue et inondant le sourire on eût compris, en la voyant, de combien le pur amour de la vierge l’emporte sur l’amour maternel.

Mais Yseult venait-elle à rentrer, elle interrompait ces longues extases et ces félicités inouïes. L’épanchement n’était plus qu’un mince filet d’eau à la place où il avait ruisselé en rivières. Cependant le charme souvenu du moment passé embaumait le moment présent, et cela même leur était doux encore. L’âme avait besoin de se détendre, de se replier sur elle-même, pour mieux jouir de sa jouissance. Réfléchir sur son bonheur, n’est-ce pas le doubler ?…

Oh ! si l’amour restait toujours dans nos âmes ce qu’il était pour ces deux jeunes gens, quelle belle chose il ferait de la vie ! Comme il faudrait le pleurer et mourir quand il ne serait plus ! Tout ce que les poètes ont dit du bonheur de s’aimer aurait été grossier en comparaison de celui qui les submergeait. Adorables chastetés au milieu de tous les abandons ! Ils auraient été des pensées que Dieu aurait oublié de vêtir d’une forme moins lumineuse, qu’ils ne se seraient pas autrement embrassés et confondus dans son sein. Seulement, qui respira jamais la fleur sans enlever le duvet soyeux qui la couvre ? et, si on pouvait changer en parfums les couleurs dont elle est ornée, qui ne les fondrait sans pitié avec la fraîche odeur qu’elle exhale pour aspirer en soi tout entière cette fleur que l’on possède mieux encore avec une haleine qu’avec un regard ?…

Cette loi de toutes les créatures les atteignit dans l’élyséenne existence que le sentiment leur avait faite. Un nouveau grain de sable tomba au fond de cette coupe merveilleuse où ils buvaient le feu des étoiles, et, comme il arrive toujours, ce peu de la terre mêlé à toutes les béatitudes du ciel leur rendit ces béatitudes plus grandes encore… Ah ! cette première volupté, ce premier tressaillement d’une autre substance que celle de notre âme, ce premier bond de la chair, enfant sans forme, dans les flancs d’un amour si pur, et qui sans en sortir nous apprend pourtant qu’il a vie, est le moment le plus complet en bonheur car c’est tout l’homme qui est heureux. Le rayon d’or ne s’arrête pas seulement aux âmes, il pénètre au fond de nos poussières et les divinise, — mais, hélas ! il ne s’en retire que souillé. Le mysticisme n’est possible qu’un instant dans les sentiments de l’homme et de la femme, et c’est un mensonge pour peu qu’il dure. « Mon ami, — dit un jour Camille à celui qu’elle n’avait appelé si longtemps que son frère, — ma mère est de trop à présent. Nous ne sommes pas assez souvent seuls, et il nous faut trop renfermer ce que nous avons à nous dire. » Allan le trouvait comme elle, mais il leur était impossible d’éloigner madame de Scudemor. Le printemps, dont ils approchaient chaque jour davantage, leur donnerait — espéraient-ils — une liberté plus grande. N’auraient-ils pas le prétexte de mille promenades ? Et quand on les croirait dans des directions différentes, ne pourraient-ils pas se rejoindre, protégés qu’ils seraient par les arbres du jardin ? Mais, en attendant, il fallait se contenter de quelques mots bien tendres à la dérobée, et retenir leurs larmes de bonheur et l’amour qui les oppressait. C’était difficile. Leurs jeunes organes en auraient plutôt éclaté. Ils résolurent du moins de s’écrire, chaque soir, ce qu’ils ne se seraient pas dit dans la journée. Un très beau Burns, le poète favori d’Allan, fut l’endroit où ils déposèrent leur correspondance. Ce livre était placé dans la bibliothèque où madame de Scudemor n’entrait jamais.

Ce chétif dédommagement les fit vivre quelque temps encore. Ils étaient bien fous ou bien sublimes, mais c’était toujours le frère et la sœur ! C’était toujours, du côté d’Allan, la pureté de l’amour mystique, le plus beau poème que l’imagination chantât dans son cœur ; du côté de Camille, l’ignorance de la vierge à sa première pensée. Quoiqu’elle fût de cette beauté dangereuse qu’on n’aspire par les yeux qu’avec des frissonnements, beauté de lutteuse qui promettait des résistances même étant vaincue et qu’on n’aurait pas craint alors d’écraser, quoiqu’elle exhalât l’odeur voluptueuse des fleurs les plus brûlantes du Pérou comme si quelque chaud parfum d’héliotrope eût été caché dans ses vêtements, jamais Allan ne l’avait considérée que comme l’expression d’un sentiment virginal, et pourtant exalté. Placé incessamment à ses côtés, il avait reposé ses yeux des journées entières sur ce buste fait pour tous les enlacements et les étreintes de l’amour ; sur ces épaules en cœur et cette nuque enivrante, où de petits cheveux rebelles au peigne frisaient et, faisant comme une légère mousse d’or, rappelaient qu’enfant cette tête, bronzée maintenant, avait été rousse ; et jamais il n’avait senti sur ses lèvres les humidités et les sécheresses du désir. Il voyait la vie dilater son double fruit au corsage de cette jeune fille avec l’harmonie de deux sphères célestes dans un firmament de printemps, et il n’éprouvait pas ce qui s’élève en nous à la vue d’un lac frais et suave après un jour de chemin dans une route crayeuse et aride, crevassée d’un soleil ardent. Camille, à son tour, avait porté des heures l’haleine de cet homme contre sa joue, et cette haleine ne l’avait pas couverte de ces sueurs de feu qui nous ruissellent de la tête aux pieds à ce petit souffle de la bouche aimée. Elle n’en avait pas même frissonné. À la vérité, souvent elle lui disait qu’il était beau avec un accent idolâtre. Mais les mères ne le disent-elles pas à leur enfant ?…

Camille et Allan, qui ne voulaient pas se quitter dans la journée, ne pouvaient s’écrire que la nuit. Leurs lettres étaient longues et leur faisaient prolonger la veillée jusqu’au matin du jour suivant. Étaient-ce ces insomnies continuelles qui avaient battu si profondément les yeux de Camille ? Mais un cercle violâtre les entourait. On eût dit un soleil d’été embrasant une masse de nuages sombres. Pour qui l’aurait bien observée, elle était plus abattue que triste. Elle avait la double lassitude du bonheur et de l’innocence, et, de ces deux fatigues, la plus grande en ce moment ce n’était pas celle du bonheur !

Allan regardait aux yeux de Camille cette trace meurtrie d’une souffrance et d’une fatigue secrète un soir qu’ils étaient seuls, par un de ces hasards qui s’offraient à eux quelquefois. L’hiver alors tirait à sa fin, et le jour était haut au dehors à cause de la transparence de l’atmosphère par le temps de gelée qu’il faisait… Dans le bleu extrêmement clair du ciel, des étoiles, qui semblaient plus petites qu’à l’ordinaire, étincelaient aussi plus blanches et plus acérées que de coutume. Une lune amincie y glissait un croissant diaphane, comme une moitié de bracelet, brisé et perdu. Le marais, tout inondé encore des débordements de la Douve qui peu à peu se retirait, reflétait le calme du ciel, et les saules, dont les branches droites ressemblent à une chevelure de femme soulevée par le vent, étaient couverts de givre et de mille cristallisations capricieuses. Paysage fantastique, aperçu à travers le voile de vapeurs que la chaleur du salon tirait sur les vitres des fenêtres, et qui avait cette gaîté des gelées blanches, espèce de sourire de l’hiver lorsque l’air est fin et sonore.

— Ne souffres-tu pas, Camille ? — demanda Allan à la jeune fille, — je te trouve changée et abattue depuis quelques jours. Qu’as-tu donc, ma sœur ?

— Rien. Je ne souffre pas physiquement, du moins, — reprit-elle avec un sourire lent et remerciant. — Mais…

— Mais ?… — interrompit Allan.

— Mais, comme tu le dis, je me sens abattue. Je languis de t’aimer et j’en voudrais vivre.

Ils se prirent les mains ; elles étaient brûlantes toutes les quatre.

— Oh ! Allan, — dit-elle en levant vers lui ses grands yeux noirs, fatigués mais ardents, sphères de flamme dans leur orbite cernée, — pourquoi donc suis-je triste comme toi, moi qui suis faite, dis-tu, pour être heureuse ?… Ah ! vraiment, je commence à croire que le cœur est trop petit pourtant d’amour. Un grand dévouement me soulagerait.

— Il n’y a que la mort qui nous soulagerait, — dit Allan ; mais elle ne vit pas le sens de ces paroles. — Veux-tu mourir avec moi, Camille, puisque nous ne pouvons plus porter le poids de notre bonheur ?

Chose admirable que l’amour ! Cette enfant, qui palpitait de vie, se mit à sourire suavement à cette pensée de la mort comme on sourit à une jeune amie.

— Mourir ? Oui, pour toi ! mais non avec toi ! — dit-elle. — Oh ! oui, mourir pour toi, je le voudrais ! Tu as trouvé ce qu’il me faut, Allan.

— Pourquoi pas ensemble, ma sœur chérie ? — reprit-il.

— Parce que, — répondit-elle en répandant mille éclairs sur le pauvre cœur humain, sans qu’elle y pensât, — parce que mourir ensemble n’est pas se dévouer ; parce que ce serait à recommencer, s’il y avait encore de l’amour de l’autre côté de la tombe. Ô mon ami, ce n’est pas de repos que j’ai soif, mais de sacrifice.

Elle demeura quelque temps comme si elle réfléchissait. Allan aussi. Et ces enfants amoureux étaient graves comme des vieillards. L’amour venait de conduire leur pensée aussi loin qu’elle pouvait aller dans l’infini ; mais, du sort dérision amère ! des bords de l’éternité où ils étaient, ils revinrent tout à coup à la vie. Chute profonde et pauvre chose que l’âme humaine, puisque les ailes lui manquent si tôt et que, du plus pur de ses rêves où il emportait sa gorge sanglante, l’oiseau divin doit retomber !

Ils restaient, rien ne se disant, les mains unies. Elle, accoudée sur ses genoux en face de lui, son visage altéré par le malaise d’un amour et d’un bonheur trop grands. Les traces d’insomnie qui le sillonnaient, ces yeux chargés, ce sourire languide, cette humanité consumée par la flamme intérieure, et surtout ce désir du sacrifice, ce désir de mourir pour lui au plus profond du bonheur même et qui était toute sa souffrance, la rendaient plus belle qu’une martyre. Ah ! que devait-elle apparaître à celui qui s’était lavé des souillures des premières caresses dans le recueillement de la pensée et la honte d’un amour de chair ; à lui, son frère, sa vie, son âme, qui s’était pardonné de l’aimer et rassuré sur l’avenir à cause de la pureté de l’amour qu’il avait pour elle ? Que devait-elle lui apparaître, à lui qui, ne soupçonnant plus un bonheur de plus avec elle, venait de lui proposer si simplement de mourir ? À cette heure, même pour un autre que pour Allan, Camille rayonnait mille fois plus d’âme que de beauté corporelle ; mais pour lui, qui adorait surtout son âme à travers cette beauté du corps qu’elle rendait plus grande, Camille ne devait-elle pas être un objet sacré et religieux ?…

Cela devait être, et cela ne fut pas ! Faut-il maudire la nature humaine ? Âmes tendres, que vous croyez pures, fermez ici ce livre et ne le r’ouvrez plus !… Leurs haleines, qui tant de fois avaient passé sur leurs fronts candides sans n’y laisser que le froid bientôt évaporé d’un souffle, leurs haleines frôlaient leurs visages. Celle de Camille, ordinairement saine et fraîche comme la rosée de mai dans un lys, avait quelque chose d’acre, de brûlant et de malade. Les femmes, ces Ironies incarnées, dans ces mystérieux jours de souffrance toujours ramenés mais éphémères où elles ne veulent de l’amour qu’au bras sur lequel elles puissent chastement s’appuyer, ont de ces haleines sans pureté qui font du cœur une sensitive et coulent un frisson dans les os. Camille traînait longuement la sienne et sa bouche était entr’ouverte. Les deux coins en étaient noyés dans une humidité savoureuse, imperceptible écume des flots du cœur laissée dans les plis du sourire. Allan vint à frémir au toucher de ce souffle, chaud et froid tour à tour comme la menthe, mais imprégné de fièvre et de je ne sais quelle odeur irrespirée et sans nom… Le sang lui battait aux artères, mais c’était peut-être l’extase du cœur. Il se penchait toujours un peu plus vers elle, et elle, dans sa contemplation muette, s’inclinait vers lui à son tour comme pour confondre leurs pensées dans quelque baiser fraternel et pudique, tout plein de la sécurité sainte du sentiment dont ils étaient animés.

Des quatre mains unies, deux cependant se dénouèrent ; l’une enlaça le corsage de Camille, l’autre, plus lentement encore, se suspendit au cou d’Allan… Entre ces quatre lèvres, il n’y avait plus à peine que le mol intervalle de celles de Camille quand, sur un fond clair comme celui de la fenêtre, on la regardait de profil. L’atome d’air qui les séparait fut bientôt dévoré. Pour la première fois, le baiser dura plus que le temps d’un contact faiblement ressenti. Pour la première fois, ce n’était pas deux feuilles de roses qui se touchent vaguement dans l’espace où les roule la brise du matin. Plus trempées de rosée, ce jour-là, elles demeurèrent collées l’une à l’autre. En vain Camille résista-t-elle sous la pression plus enivrée d’Allan. Il cherchait à la source le nectar virginal dont il avait tari la mousse légère au bord de la coupe. Ce ne fut qu’un baiser, mais d’un voluptueux mystère car on n’en eût vu que la moitié, mais c’était le baiser qui plonge au cœur une flèche qu’on n’en arrachera jamais plus !

Que devenait la sœur ? Que devenait le frère ?… Le glorieux amour du mystique expirait avec les ravissantes ignorances de l’adolescente ? Est-ce ainsi qu’elle devait étancher sa noble soif de sacrifice ? Est-ce ainsi qu’il se souvenait du bonheur qu’il y aurait eu à mourir ?