Celles qui sont restées/08

La bibliothèque libre.
Oscar Lamberty, éditeur (p. 123-207).


Jean, mon Ami














JEAN, MON AMI


Rien n’est plus juste que la douleur, et toute notre vie attend que son heure sonne, comme le moule attend le bronze en fusion, pour nous payer notre salaire.
Maeterlinck, Sagesse et Destinée.


I


Mon chéri, qui êtes au loin ! Que puis-je vous donner d’autre que mes larmes et mes prières, et mes pensées, et tous mes gestes, et toutes mes actions… Que puis-je vous envoyer, si ce n’est cet amour, si dense, si serré, que vous finirez par le sentir, là-bas, comme deux bras doux, comme l’appui de mes bras, comme l’aide et la caresse et la sécurité de mes bras perpétuels…

Je n’ai que toi. Et tu es parti.

Je t’ai attendu toute ma vie. C’est pour toi que je n’ai pas eu de petits enfants, de mari. C’est pour toi que j’ai dit non à tous les hommes, que je suis restée seule, à vieillir ; parceque je t’aimais. Toi, tu avais une femme, un enfant, un foyer. Moi, j’avais le souvenir de ta voix, l’attente de ta voix ; la pensée de ton sourire posé un moment dans mes yeux ; le désir assoiffé, éternel, de ta silhouette fine, barrant mon seuil à l’entrée, et la crainte horrible, trouble-fête, de cette porte refermée sur ton départ. J’ai vécu de ces bribes de toi. Je vivais de t’attendre. Je ne pleurais pas. Je n’ai jamais détesté la femme que tu t’es choisie. L’amour de toi était trop grand, trop beau, pour que je le gâte en regrets. Je n’ai pas pu coucher mon corps dans tes bras, mais j’ai pu appuyer mon âme à la tienne, et je m’en allais, doucement soutenue par elle, jamais solitaire, m’étant donnée.

Les gens, parfois, ont regardé de travers ma vie de femme seule. Ils ont fureté, cherché l’amant, l’alcôve, le ragot. Ils ont jaugé ma beauté, mon indépendance, et, te trouvant chez moi, ont souri de suite, satisfaits : puis, l’évidente honnêteté de nos rapports, le calme grand jour de ma vie les ont éconduits. Non, pas de secrets, pas d’escapades, rien de trouble… rien à glaner : terne et ennuyeuse, la vieille fille. Ils s’en sont retournés chercher ailleurs, palper d’autres intimités. Ils n’ont pas su délier l’amour du scandale, et m’ont fait grâce des deux. Et je suis restée, ininquiétée, à orner pour toi, pour ton repos, pour une heure de détente, ma petite maison où chaque meuble, chaque objet n’est placé là que pour ton plaisir ou ton délassement.

Et puis, dans la brûlure de cet août 1914 implacable et radieux, la guerre s’est abattue sur notre Belgique riante et quiète. Tu as attendu quelques jours, dans un malaise que je sentais grandir à chacune de tes visites énervées. Avant toi, j’ai su que tu allais partir. J’ai regardé, pour me rassurer, le poudroiement gris de tes cheveux et les deux plaques blanches à tes tempes minces. Mais j’ai vu aussi le feu lent de tes yeux, et la violence de tes longs doigts, et je n’ai pas essayé de lutter. Nous n’avons rien dit. Je t’ai seulement entouré de douceur, pour que tu te souviennes.

— Vous ne pleurerez pas Jeanne ?

— Si cela vous fait plaisir, je ne pleurerai pas.

Jean dit :

— J’aime mieux. Je voudrais penser à votre petit logis intact, sans heurt, ni abandon ; et vous calme comme lui, avec vos cheveux bien lissés et vos yeux de paix.

— Bien, mon ami. Je vous attendrai. Votre couvert sera mis, et votre fauteuil, cet été à la fenêtre, l’hiver près du feu.

— Je serai rassasié et reposé, dit mon ami en souriant.

Le sourire de Jean me cherche toujours un moment, tâtonne, puis, ayant trouvé mes yeux, s’y repose. Je le reçois, l’être inondé de surhumaine joie, puis je ferme les paupières, je l’enferme là, serré ; et la nuit, dans le noir, je le retrouve, presque intact, en cherchant loin dans mon cœur. Mais cette fois, le sourire de Jean m’écrase d’une douleur si vive que la plainte me monte aux lèvres, débordante ; je l’arrête, farouche, je la mords, pâlie de l’effort, pour lui obéir, pour vaillamment lui sourire. Et le sourire de Jean s’efface, et il me regarde fixement de ses clairs yeux qui foncent d’un brusque envahissement des prunelles, comme un élancement de douleur. Je reste, tranquille, sans crier le sanglot de révolte qui monte, têtu : je reste, telle que je veux qu’il me voie là-bas, pâle, les cheveux bien lissés, les yeux fidèles. Alors il se détourne ; il va vers la fenêtre de mon petit salon, ouverte sur l’embrasement du jardinet en fleurs. Et je peux exhaler en une longue prière la plainte qui monte en frissonnant.

Après cela, nous nous retrouvons, fortifiés ; il revient à moi, s’assied, me dit quelques mots insignifiants, et j’y réponds, naturelle. Nous parlons de Denis son fils, de sa femme, enrôlée dans une ambulance très gratin, dit Jean en riant ; de dispositions prises ou à prendre. Ma femme de chambre sert des sirops glacés qu’il boit avec le petit air de gourmandise qu’il sait toujours me faire sourire ; puis, légèrement, il me parle de moi, de mes occupations, de mes pauvres ; et, durant ce temps, lentement, ses yeux clairs soulignés de rides fines et dures, se reposent sur les choses, sur le cadre de notre vie, de notre pauvre vie incomplète. Et je lui réponds, et je bois l’eau glacée, vite, pour ranimer mon cœur qui agonise.

— Adieu, mon amie.

Il prend mes mains, m’attire à lui d’un élan brusque et me relâche aussitôt.

— À bientôt, Jeanne. Soyons bons soldats.

Je réponds, riante, le front haut :

— Vive le Roi !

Et, tandis qu’il sort, je reste debout, et je lui donne en adieu la vue de mon visage illuminé, dans sa beauté, dans sa jeunesse retrouvées, d’un effort fou de volonté. Et puis, le choc sourd de la porte refermée, le grincement de la petite grille, la résonnance décroissante des pas dans la rue tranquille du faubourg ; et puis, le silence…

Mon chéri qui êtes au loin, mon doux chéri perdu, ma vie qui vous écoulez, mon sang qui se verse goutte à goutte…


II


On sonne à la porte vernie de ma maison. Dickson va ouvrir, dans un froufrou digne de son blanc tablier d’anglaise. Je ferais volontiers nier ma présence, mais les principes de Dickson s’y opposent lorsque je me repose à l’ombre dentelée de mon tamaris pleureur. Et je sais qu’inexorable, sa main stylée indiquera bientôt aux importuns ma retraite, que le bruit banal des voix humaines noiera la sourdine voluptueuse et profonde des abeilles grisées, et ce rare soleil de 1916 que j’adore d’une ferveur respectueuse sera oublié, chassé par d’impudentes ombrelles dressées entre lui et moi.

— Ah ! bonjour, Jeanne ; quelle chaleur dégoûtante, et quelle infection de poussière dans votre quartier, ma chère ! Quand vous logerez-vous comme une chrétienne ? Du thé, voilà qui m’ira bien ; Jean parle toujours de votre thé… Vous savez, Denis a reçu son portrait. La Baronne Tony l’a rapporté dans la doublure de sa jupe. Quelle charmante femme, cette baronne Tony… Jean est tout blanc. Et quand serons-nous débarrassés de cette vermine d’Allemands ? Ils m’ont arraché le médaillon du roi, ma chérie, en plein boulevard, une scène inouïe… Ce petit toast, je peux ? Voilà le beurre introuvable ; ces fermiers sont ignobles, n’est-ce pas…

Colette est éreintée, oui ; elle a déjà ficelé des paquets d’épiceries, quêté au panier pour les pauvres, distribué des vêtements, servi la soupe ; enfin, Colette se dévoue, se multiplie, elle sert la patrie ; c’est très bien, ses Comités sont « select », elle est satisfaite d’elle-même. Mais ces gens sentent mauvais : pourquoi ne se lavent-ils jamais ? Et la Duchesse lui a dit un mot charmant, où il s’agit de boches et de boudins. Et les nouvelles sont épatantes, et la guerre sera finie dans quinze jours. Et moi, Jeanne, j’ai une mine superbe, reposée, une peau de femme sans soucis…

Je connais toujours par le menu l’élégant enchevêtrement des phrases de Colette quand elle débarque. Elle vient du monde, elle dégoise en une fois la petite excitation cavalière qu’il lui donne, voulant singer tout ensemble la causticité de Madame T., la galopade de poule aveugle de Madame de M. et le patriotisme à gros mots de la Comtesse S. Après cela, elle se repose, satisfaite.

Colette, la femme de Jean, est jolie, fine, occupée d’elle avec un plaisir toujours nouveau, d’une puérilité un peu zézayante qui a encore son charme, mais qui est terriblement inquiétante pour l’avenir proche : Colette est mon aînée de deux ans, la quarantaine doit avoir sonné déjà pour elle, son fils Denis approche de ses dix-sept ans…

— Je ne sais, Jeanne, si je vous ai montré la dernière lettre de Jean. Très brave, mais on lit entre les lignes… il demande, figurez-vous, si je suis toujours aussi jolie… Pauvre Jean…

— Il vous a toujours fort admirée, Colette, et il avait raison.

Colette rit ; elle a des dents d’enfants, charmantes.

— Jean est mon tout grand flirt. Numéro I, lettre A. C’est un peu ridicule, pour un ménage vieux de vingt ans. Il s’amuse parfois encore à me pomponner, à me coiffer, à me décolleter, puis il rit, vous savez son rire, et il dit : Ma petite poupée…

Colette est de ces femmes qui aiment faire partager leurs intimités à leurs amies. Avant, cela me faisait mal, car je sais que Jean, passionné de beauté, a gardé le désir jeune de sa jolie femme ; il y mêle étroitement un ironique mépris, une tendresse indulgente, et l’indifférence la plus injurieuse. Colette est très contente : cette indifférence qu’elle ne ressent pas, la laissant libre et négligemment approuvée, heureuse et sûre d’elle.

Et par Colette, j’ai su les caresses de Jean, et les mots qu’il lui disait, le soir, en revenant du bal… Et j’ai souffert. Et j’ai pensé, amère : Personne n’a caressé mes cheveux et ne s’est penché sur ma bouche ; je me garde pour ta pensée ; tandis qu’un minois frais te distrait aussitôt de ton amour pour moi… Et j’ai pleuré furieusement de sentir chez Colette cette aisance harmonieuse de femme désirée auprès de mon inexpérience farouche et ardente. Et puis lentement, au contact de Jean, des idées d’homme, des points de vue d’homme, l’amertume s’est usée ; j’ai appris à négliger les attentions qu’il apportait à sa femme ; à force de penser à lui, j’ai compris le peu qu’il lui donnait, et le moins encore qu’il croyait lui donner… et je l’ai moins jugé par ses actes que par ses intentions. Je suis devenue pour Colette admirative comme Jean, et comme Jean tendrement dédaigneuse. Et maintenant, quand Colette me parle de ses flirtages avec Jean, je puis sourire, la tête un peu baissée, et le cœur pacifique.

— Mais croyez-moi si vous voulez, Jeanne, reprend Colette, et elle tourne vers moi ses yeux dorés, tout pailletés de feu inoffensif, qui subitement s’arrondissent, sérieux : à travers toutes mes folies, mes légèretés, mes succès, je n’ai jamais aimé que Jean…

Je baisse davantage la tête, pour ne pas rencontrer les yeux de Colette…

— Les gens se moqueraient bien s’ils savaient notre fidélité, poursuit Colette, toujours préoccupée de snobisme enfantin. Car Jean est l’homme le plus calme, le plus sobre, le plus rangé, ma chère ! Même, il est triste, au fond. Cela vous étonne ?

— Mais oui ; mais non ; vraiment ? Est-ce bien possible…

Il faut à Colette, lancée sur un sujet, de bien petites réponses pour la satisfaire : je n’ai pas à chercher loin mes manifestations de surprise polie, à entendre détailler les particularités du caractère de Jean.

— Mais, Jeanne, cela va vous faire rire… je n’ai été jalouse qu’une fois… et il y a bien longtemps, douze ans, peut-être, ou treize… J’ai cru… eh bien, oui, j’ai cru… Si vous l’aviez vu, la tête dans les mains, et des yeux, des yeux terribles, tout noirs : vous savez, les yeux de Jean… et puis des mots grondés, et des silences… J’ai cru, Jeanne, vraiment, je l’ai cru amoureux de vous…

À mes pieds, des peuples de fourmis luttent, peinent, se font la guerre. Des yeux j’en suis une, minuscule, affairée, qui croit qu’elle compte dans le monde. Pauvre petite fourmi ! Elle me donne du courage, m’enseigne la vanité de nos aspirations. Je prends un temps, et adresse à Colette d’aimables sourcils étonnés, et un petit rire poli, un petit rire de deux notes, doucement scandalisé.

— Oh ! je savais que vous seriez choquée… je vous le dis pour la drôlerie. Mais j’ai eu vraiment peur… Eh bien, ma chère, je l’ai su après, il faisait tout simplement de la neurasthénie… un accès, comme cela… Après, je n’ai plus été jalouse. Pas même de vous, ma pauvre Jeanne !

Colette rit, les yeux pailletés, tout petits. Et le bout de son ombrelle, négligemment gratte le sol, atteint, renverse, écrase la petite fourmi affairée. Elle se débat dans une agonie furieuse, roule et bondit dans la poussière soulevée.

— Vraiment, Colette, vous avez des idées…

Mais, comme distraitement, je saisis l’ombrelle meurtrière, je l’écarte de la petite victime entêtée de vivre, qui déjà se traîne, l’arrière-train brisé, reprenant son chemin…

Maintenant je pâlis.

Colette s’en va, onduleuse dans le sobre costume de guerre, les cheveux roussis à point et ondés, le soupçon de rouge et de blanc effaçant la flétrissure légère de son fin visage.

Colette, femme de Jean, pardonnez-moi !


III

Oh ! les mots affreux, les mots cruels, les mots fouilleurs de tombes, les mots légers, évocateurs redoutables du passé engourdi… Colette est partie, mais les mots restent, me font cortège, dressent autour de moi leurs fantômes obsédants : Jean, la tête dans les mains, et les yeux de Jean, les yeux tout noirs, envahis de leurs prunelles élargies… la voix de Jean, arrachée par effort à ses dents serrées… Jean en pleine crise, se débattant dans la souffrance… Jean, dans l’affolement premier de la passion… Toute l’histoire de notre amour que ces mots oisifs déroulent, et qui me font mal… qui me font mal, mon Dieu…

Comme toujours, notre amour a commencé dans la joie : non avoué, non reconnu, il naissait libre, glorieux, colorant tous nos actes, rehaussant merveilleusement la vulgarité des journalières routines.

Le commencement. La première fois que j’ai vu Jean. Une fête banale, un bal où se montraient mes vingt-cinq ans très fêtés d’orpheline, un peu blasés et nonchalants, mais souriants, amusés du vide de leurs pensées et de leurs désirs. J’étais contente ; ennuyée et contente. L’assiduité de mes cavaliers, pour toute naturelle qu’elle me paraissait, occupait agréablement le dessus de mes pensées. Et tantôt, je regardais le grand Brême, et tantôt le savant Panviliers ; tantôt je pensais : j’épouserai celui-ci ; et tantôt : celui-là. J’étais ravie de ma beauté, et tout le temps que je pensais à autre chose, je savais la grâce fière de mon cou et de mes épaules minces, et la pose royale de ma tête pâle, trouée de lents yeux gris et bandée de cheveux noirs. Je m’aimais à travers l’admiration de mes cavaliers, et je ne les aimais que pour ce qu’ils m’aimaient. Et puis, Jean est arrivé, entrant reprendre Colette qui chaperonnait ce soir-là une jeune sœur et se chaperonnait moins elle-même, entourée, serrée par des groupes d’hommes, éclaboussée des rires que soulevait sa voix grêle zézayant des candeurs poivrées.

J’ai demandé tout de suite :

— Quel est ce Monsieur ?

Il me fut répondu : Jean Valentin ; un garçon de talent, assez connu au barreau, mais trop paresseux pour y réussir ; très épris de belles choses, assidu des salons de peinture, friand de premières, de vedettes, critique à ses heures et escrimeur remarqué. Du dilettantisme en pot-pourri.

Jean se tenait dans une embrasure de porte ; il regardait d’un air amusé, clignant les paupières quand une silhouette de femme l’arrêtait un instant. Son corps fin, plus grand qu’il ne paraissait, aux minces pieds croisés, reposait contre le montant, impertinent de civilisation et de raffinement conscient… Un visage finement taillé, un peu dur, rasé à l’anglaise, des cheveux châtains et un regard mobile très clair, que je rencontrai tout-à-coup… Le portrait est si réel, si palpitant de chair et de vie que, sur ma pelouse paisible, séparée de lui par treize années toutes pleines seulement de son image, encombrées de ses souvenirs, je sens à nouveau le choc physique léger de la rencontre de ses yeux, qui cessent un instant de sourire pour avancer dans les miens, et se retirent aussitôt.

Une présentation fugitive. Et brusquement, pendant la liberté échevelée du cotillon, il traverse en angle le parquet luisant, s’assied à mon côté sur la banquette délaissée.

— Qu’est-ce qui vous rend si joyeuse ?

J’ai regardé le clair sourire de ses yeux directs, et ai répondu, aussi précise et aussi abrupte :

— La circulation de mon sang, le jeu de mes muscles, et la sensation de ma beauté.

Il rit, approuve de la tête, puis réfléchit un instant.

— Oui, c’est bien ainsi.

Et grave, m’entourant de son regard large, il ajoute :

— Plus tard, vous trouverez d’autres bonheurs : les autres vies, toutes les vies, et la pitié du monde…

Il conclut :

— C’est l’amour.

— Je pense, dis-je, que pour aimer toutes les vies, il faut aimer d’abord une vie. Il faut aller à l’école.

Il me regarda vivement, avec son sourire amusé et tendre qui s’efface aussitôt.

— Je vous souhaite un bon maître, dit-il. Et il se leva, laissant la place au grand Brême qui revenait en sueur, le faux-col affaissé, reprendre le fil de ses galanteries interrompues.

Et puis le hasard, ou la destinée, nous rassembla, voisins à une même table parée, visiteurs d’un salon ami, auditeurs de concerts de choix, badauds suivant les expositions à la mode. De toutes ces rencontres, d’un banal salut de rue, se lèvent de précises impressions, des groupes de mots en faisceaux de lumière, des regards, ces mots de l’âme, des gestes légers d’épaules ou l’énervement de lèvres et de doigts serrés, de si petites choses, nuances infimes qui frappent la sensibilité, et s’y fixent. Notre commerce commencé en sincérité, sauta à pieds joints dans l’intimité. Jean me confessait amicalement ; je me livrais en toute simplicité. Nous nous parlions bas, nous questionnant par monosyllabes, répondant d’un sourire, d’un battement de cils, du silence parfois, sûrs de nous faire comprendre. Nous n’étions occupés qu’à modeler l’une sur l’autre nos deux âmes. Notre début d’amour avait la quiétude et l’innocence d’un paradis. Jean me parlait de mon mariage, me chapitrait, discutait un prétendant, approuvait l’autre. Il avait la certitude inconsciente de me garder, et discourait généreusement de me donner… Inconsciemment aussi, la drôlerie de cette préoccupation me mettait en gaieté, me soulevait de joies hilares d’enfant ; la rencontre seule de son regard me faisait partir en fusées de rires énervés. Alors seulement commença la hantise de sa présence, le besoin gai de lui comme d’un stimulant nécessaire à ma vie. Et hypocritement mon instinct me servit, m’offrit les moyens de le voir. Je me persuadai de tendresse pour Colette ; je ne pouvais me passer d’elle ; ses moindres actes avaient pour moi un attrait prodigieux. Le petit Denis aussi, grand de ses trois ans idolâtrés, m’inspirait une fièvre de passion. Je devins l’indispensable de la maison, associée à leur vie jusque dans mes rêves. Je me grisais d’admiration pour la mère et pour le fils, et j’en rebattais les oreilles à Jean. Mais je tressaillis de plaisir en sentant pour la première fois glisser dans son acquiescement une ombre amère de dédain… Car c’est mon amour qui a empoisonné l’amour de Jean pour Colette… C’est moi qui me suis introduite chez lui, comme une voleuse, jusqu’à son âme… Je ne savais pas. Et si je l’avais su ? N’avais-je pas soif, une soif de feu, et n’était-il pas le vin de ma vie… Mais aussi, ne m’a-t-il pas marquée du premier jour, retenue brutalement pour lui, ne m’a-t-il pas dit en me liant : c’est toi que je veux ?

Je ne savais pas, je ne savais pas ; j’avais soif et j’ai bu…

Et puis cela a éclaté. L’ivresse de tout ce vin…

Un jour d’été gonflé de chaleur, immobile, écrasant. Nous étions tous trois dans le cabinet de Jean, une grande pièce peu meublée, où tout était confort et beauté, une pièce composée par un homme sans les énervements de recherche féminine, une chambre belle, amie, impassible, une chambre que j’adore, dont je baiserais le bois, l’étoffe, le bronze et le fer. On-avait fermé les volets, de grands volets mal rejoints, qui laissaient passer une croix de feu de l’après-midi royale. Nous avions pris le café ; Colette, rose, s’éventait, la bouche entr’ouverte, allongée dans l’antique fauteuil, ses petits pieds de soie sortis des escarpins. Près d’elle, accoudée à l’angle massif de la table de travail, je regardais voleter la vapeur bleue d’une cigarette ; je ne pensais à rien, ou du moins je le croyais, car je pensais à Jean dans un tapissement guetteur de bête de jungle tandis que, fausse et polie, ma pensée jouait l’endormie et me trompait. Jean parlait, de sa voix calme, d’une bonne humeur intense, en soufflant par le nez de petites lignes de fumée. Il avait le secret de meubler, d’amuser le silence par de petits récits si brefs, si légers, qu’ils ne le rompaient guère plus que notre fumée n’obscurcissait la chambre. Colette, consciente d’être distraite, engourdie de bien-être, et vaguement reconnaissante, se souleva, les bras en collier, se pendit à son cou penché :

— T’es mignon, toi… n’est-ce pas, Jeanne, il est mignon…

Lui, gentiment, se laissait faire, caressant sa joue en fleur, et en la recouchant lui sourit aux lèvres un petit nom câlin, un de ces mots d’intimité qui ouvrent comme une porte d’alcôve… Et comme sa cigarette était éteinte, il chercha son briquet dans sa poche, en ralluma une autre, minutieusement. L’opération avait arrêté son récit. Il ne le reprit pas, et fuma en silence.

Je n’avais pas ôté les yeux des volutes bleu-de-rêve, bâties et rebâties par le caprice de mes lèvres. Mais j’avais mieux vu que si je n’avais regardé. Et un subit durcissement du cœur me le prouva. Je me hâtai du reste de m’en disculper par la gêne naturelle d’une jeune fille devant ces intimités de ménage, blessantes comme un manque de respect…

Le silence continuait, augmenté par la rumeur de la ville, le trot allègre de chevaux de maître, le ronflement des tramways, les coups de timbres des bicyclettes. Et il me sembla aussi que la chaleur faisait du bruit, un grondement d’air qui étouffe, qui n’en peut plus… Colette, le front perlé de gouttelettes, s’était endormie.

Je continuai à fumer. Le cartel faisait un gros hoquet de chaîne rouillée. Tout-à-coup, il me sembla entendre mon nom, tremblant dans l’air comme un souffle, comme une plainte.

— Jeanne…

Je pensai qu’elle venait de mon cœur, tant elle avait la couleur de ma pensée ; et je m’aperçus en même temps que j’étais triste, d’une tristesse lente, angoissée, grandissante, intolérable. Et pour la seconde fois, j’entendis mon nom appelé d’un élan profond, tremblant de détresse qui déborde…

— Jeanne…

Ce n’était qu’un murmure, mais cette fois je sus qu’il venait de Jean, et il éclata dans mon cœur avec un bruit de cloche. La chambre m’en parut pleine. Jean m’appelait ! Je me dressai, répondant à la voix :

— Je viens !

Et puis je me tournai vers lui, effrayée du son de ma voix dans le formidable silence. Les yeux de Jean étaient tout noirs, et il avait une figure affreuse, qui se décomposait ; il me parut encore, dans une fantastique illusion, ne voir au miroir que l’image de mon propre cœur crispé. Mais une chose horrible était arrivée… Laquelle…

— Jean, vous m’avez appelée ?

J’entendis ma voix, râlant comme dans les cauchemars.

Il ne répondit pas.

Colette, entre nous, dormait avec de petits coups de glotte accablés. Je la regardai tout-à-coup.

Le domestique entra doucement rechercher les tasses vides. La porte ouverte sur le vestibule blanc dessina un grand carré lumineux qui faisait mal aux yeux. Colette s’éveilla, chagrine, les cheveux collés, disant qu’il n’y avait pas d’air. Jean se levait, parlait de faire atteler. Il avait son habituel timbre de voix. Je le regardai ; sa figure était paisible, composée, mais pâle, et ses yeux restaient noirs. La chaleur…

Je rentrai en retard, pressée de m’habiller, pressée de repartir pour un dîner de campagne aux environs. On y fut très gai. Jean et Colette étaient là, charmants tous deux, très causeurs. Ils me ramenèrent en Victoria, dans la nuit close rafraîchie du petit scintillement des étoiles. Parfois, un souvenir aigu me revenait, me faisait tressaillir, et je regardais Jean avec inquiétude, pour savoir si c’était vrai que la catastrophe avait éclaté, que Jean m’aimait, et que je le savais, et qu’il savait que je le savais… mais, de Jean sur la banquette je ne voyais que les manchettes et le plastron blanc durement cravaté de noir, et, plus indécis, noyé d’ombre, un visage tranquille, le fin visage aimable et doux de Jean.

Je me persuadai impérieusement que j’avais rêvé cela, troublée par l’atmosphère d’orage. Mais la nuit, dans l’accablement mortel des heures, Jean m’appela encore. Alors, je me mis à gémir, tordue de désespoir, sûre de la réalité de cette voix, de cet appel, de la réponse de mon cœur…

Au matin, dans l’honnête ensoleillement des rues, adroite et preste, j’avais recouvert d’une paix virginale la rongeante certitude de la nuit. Je m’en allais, légère, les yeux clairs, comme mon cœur fourbe qui mentait.

Ne pas le perdre ! Savoir que l’aveu fait, partagé, le commandement formel était là, implacable : fuir Jean, quitter Jean. Et je ne voulais pas, mon Dieu, et je me faisais petite, et chaste, et merveilleusement obéissante, assidue aux offices, pour être pure, acquittée… et garder Jean…

La vie reprenait, semblable, mais lourde de secrets, merveilleuse de voluptés complices. L’innocent et charmant passé semblait, près de notre soleil extasiant, un reflet d’hiver, pâle et stérile. Nous nous gardions farouchement de briser la réserve hypocrite qui nous permettait de continuer à nous voir ; mais nous nous payions d’éclatantes revanches quand, séparés par l’espace d’un salon ou l’anonymat d’une salle de théâtre, Jean et moi nous nous prenions du baiser profond des yeux, libres de scrupules, frémissants, anéantis de joie.

Ô jours perfides, jours brûlants, jours d’enchantements éphémères…

Notre beau ciel, subitement, se brouilla. Notre présence nous devint une souffrance. Nous nous parlions avec des rires de haine. Jean était irritable, méchant ; toute la maison souffrait ; Colette avait des crises de larmes, rudoyée et stupéfaite. Je m’étourdissais, enragée de plaisir, faisant pincer les lèvres aux vieux amis, affirmant une indépendance prématurée de fille seule, évaporée. Jean devint jaloux. Nous vivions dans un enfer.

Alors, un matin, dans la rencontre d’un footing à l’entrée du Bois, avec le banal sourire qui accompagne le shakehand, je dis à Jean :

— Je ne viendrai plus.

Jean répondit, tout aimable et souriant, la fleur à la boutonnière :

— Vous avez raison, Jeanne, je vous tuerais. Le macadam luisait, semé de femmes élégantes, d’hommes saluant du chapeau de paille. Et les arbres étaient verts et paisibles. Jean continua sa route, et je rentrai chez moi.

Je fis un voyage. Excursions, montagnes, bateaux, dîners bruyants d’hôtels, ciels éclatants, tziganes et valses, trains hurlants ; un démon d’activité creuse me poussa éreintée, de ville en ville, d’hôtel en hôtel, fuyarde éperdue, jusqu’au retour silencieux dans la maison vide. Là, j’improvisai une entorse, une douleur vague qui me tenait à la chaise-longue. Je goûtai un calme indolent de gynécée, fatiguée de lire et de penser. Colette vint me voir. Elle me parla de Jean. Et je sentis, sous les doubles soigneux de ma volonté entassée, mon cœur qui faisait mal. Puis Colette m’oublia car la saison d’hiver recommençait, et elle s’était, dans l’intervalle, prise d’amitié pour une nouvelle amie, la belle Madame de Terse, identifiant un monde de demi-noblesse que Colette commençait de regarder d’un œil admiratif.

Je refoulai rudement ma volonté, écrasant mieux mon cœur, l’étouffant sans l’écouter, terrifiée de le sentir encore qui remuait. Le soir, le matin, la nuit, en mangeant, en causant, en dormant, je me disais : j’ai oublié, c’est fini, j’ai oublié ! Et un jour que je me répétais la phrase narcotique, une secousse électrique m’ébranla de la tête aux pieds : une secousse en zigzag qui me laissa tremblante, avec le portrait de Jean cloué en plein cœur, en pleine chair saignante.

— Jean, mon Jean, tes yeux, tes mains pâles… Je m’effondrais, perdue déjà, rendue d’avance, sans forces après ce long effort.

— Et ta souffrance, mon Jean… Et ton oubli… L’oubli de Jean ! Jamais je n’y avais pensé. Il m’arracha un cri. Et aussitôt l’idée, obscure, se forma. Elle grandit, s’éclaircit, me remplit de calme et de volonté.

— J’irai.

Il n’y avait plus ni femme, ni enfant, ni défense, ni pudeur, ni scrupules. J’étais une bête au galop qui ne voit rien, qui ne veut rien sur sa route, qui va, qui renverse, qui piétine.

— J’irai.

Il pleuvait un dégel gris. La neige et la boue balayées en tas, envoyaient des ruisseaux glacés rejoindre l’éclaboussement de la pluie. Et un vent aigre par moment chassait le tout en rafales au coin des rues. Je sortis. J’étais d’un calme tendu de somnambule. Je ne pensais plus : j’allais, conduite. J’entendais mes petits souliers pataugeant dans les mares noires. L’hôtel de Jean apparut, un hôtel de pierre grise noircie en places par l’humidité.

— J’irai.

L’électrique, au coin de la maison d’angle marquait trois heures dix minutes. Colette, paresseuse, et soucieuse de son joli teint, faisait la sieste jusque trois heures. Après, c’était l’habillage, le pomponnage minutieux, et enfin la sortie presqu’à coup sûr, thé, matinée, emplettes, visites.

J’attendais, sous mon parapluie, à l’abri trompeur de la voisine porte cochère, d’où l’eau accumulée giclait tout-à-coup, m’inondant.

Sous la voûte enfermée, enfin, un roulement s’enfle et s’arrête. Le coupé attend Madame.

L’eau perçait mes souliers, mes gants. Un passant s’arrêta un instant, se retourna. Il regardait cette femme embusquée.

— J’irai.

Tout-à-coup, un battant de la grande porte jaune s’ouvre, puis le second. Le domestique apparaît, un gros blême levant haut ses escarpins pour ne pas éclabousser ses chaussettes blanches. Les têtes en velours des chevaux, chaînettes bruissantes, paraissent, puis les croupes superbes, frémissantes ; la capote imperméable du cocher anglais, et dans l’encadrement noir, luisant, de la portière, le fin profil penché de Colette mettant ses gants clairs. Tout cela passe, s’efface comme une image sur l’écran.

Allons.

— Madame est là, Jules ?

Le gros blême s’exclame respectueusement : — Madame vient à peine de sortir : c’est miracle que Mademoiselle ne l’ait pas rencontrée…

— Comme c’est contrariant : j’étais venue si tôt, tout exprès… et par ce temps… j’ai les pieds trempés… enfin, toutes mes amitiés, Jules. Mais, attendez : et Monsieur ? n’est-il pas là, Monsieur ?

— Monsieur est là.

Jules prie Mademoiselle d’entrer, et tandis qu’il ferme le parapluie ruisselant, il déplore déférenciellement qu’on ait si peu vu Mademoiselle ces derniers temps. Et il semble à Mademoiselle que Jules ricane, que tout, autour d’elle, répond en ricanant.

La canne de Jean est là, je la touche au passage, la canne touchée par Jean.

— Je vais aller prévenir…

— Non, Jules, je n’ai qu’un mot à dire… j’irai tout droit…

Mais qu’ont donc les murs à ricaner comme cela. Ah ! est-ce que quelqu’un ne se cache pas, là-bas… et il y a des yeux dans ce rideau…

— Entrez !

Jean est à sa table de travail. Il lève la tête. Et puis, il me voit.

— Jeanne !

Il est près de moi. Il a ma main. Il a mes deux mains qui n’en font qu’une entre les siennes. Il dit mon nom, il le répète, comme si ce nom était une digue qui le protégeait contre d’autres mots défendus. Mais ce nom tour à tour de douleur, de violence et de joie, est un langage d’amour, convulsif et éloquent, qui m’enivre et m’épouvante. Et Jean est là : C’est Jean ! Il est près de moi. Je sens l’odeur de ses vêtements et de son visage, je sens la vie battre dans ses veines. Il vit ! Je le vois vivre ! C’est bien lui ! Ses mains, ses yeux, le halètement de sa respiration, je les vois : l’émotion effroyable de son être, c’est moi qui en suis cause… Je n’en ai pas de joie, je n’ai qu’un horrible effarement… Jean me regarde : ses yeux clairs sont devenus des yeux brûlants de loup.

Il tremble.

— Vous ! c’est vous !

Je sens les tremblements de Jean. Nous sommes restés arrêtés presqu’au seuil de la porte. Je cherche, forcenée, les mots que je venais dire, je veux les jeter, m’en débarrasser, pour qu’il en soit fini, que je ne puisse plus les reprendre, me reprendre, comme m’en vient l’envie désordonnée. Et gauchement, de ce seuil inharmonieux, je cherche à jeter bas, d’une secousse, mon fardeau.

— Je suis venue… je suis venue…

Jean, cette fois, m’entraîne ; il a senti mes mains trempées, il m’assied dans le beau fauteuil rougeoyant près des flammes, il me dégante de ses mains frémissantes. Mais je ne me réchauffe pas. Je ne me calme pas. Je retire mes mains : je n’ai jamais donné mes mains… pourquoi me les a-t-il prises ? Pourquoi suis-je venue chez cet homme, cet homme qui a des yeux et des mains d’homme… Je me retire, sauvage, prête à l’écraser de ma hauteur orgueilleuse de vierge intangible, cet étranger qui ose me toucher. Je voudrais crier de révolte, m’enfuir, briser à tout jamais mon bonheur, notre amour, dans un coup de nerfs destructif.

Jean sent ma détresse, me libère tout de suite, attend près de moi, sans hâte, ni interrogation. Il baisse les yeux, il ne regarde plus mon visage, il regarde mes mains, je sens son regard sur mes mains, qui ont honte. Et je ne me calme pas. J’ai la gorge gelée. Je pense avec dépit aux femmes qui vont, dans les romans, si facilement aux appartements des hommes qu’elles aiment. Est-ce que je n’aime pas Jean, que je ne puis surmonter pour lui l’affreuse réserve qui me paralyse ? Car je suis venue résolue, fermée à tout scrupule, prête à lui sacrifier mon repos, toute ma vie.

— Je veux ! Je veux.

Alors je retrouve, de mémoire, l’achèvement de ma phrase. Je la dis, obéissante à ma volonté passée :

— Je suis venue, parce que je vous aime. Et que je suis à vous.

Et de suite, c’est la poitrine de Jean, chaude et sombre, où je suis attirée comme en un gouffre, l’immense frissonnement du corps de Jean et la violence épouvantable de ses lèvres sur ma nuque penchée. Et le soulagement immédiat, l’aride soulagement, la désolation des larmes qui m’inondent enfin dans le refuge, dans le secret de ses bras serrés. Et puis c’est le silence angoissé de la voix de Jean comme il sent la montée de mes pleurs et qu’il me retire lentement de lui, et qu’il relève ma tête, et qu’il prend ma figure entre ses deux mains, et me regarde. Ô Jean, Jean de ma jeunesse, Jean de ma chair et de mon âme, mince figure de Jean près de ma figure, comme j’en sens encore émaner la brûlante chaleur, brasillement du feu qui réchauffe toute ma vie… Et l’inquiétude, l’attention, la fixité des yeux de Jean, et leur pénétration lente tout au fond de mes pensées. Et la honte qu’il y Use l’effroi de lui, de moi, l’horreur de ce que ma volonté voulait, et que je ne veux plus, et que je ne peux plus… Et la tristesse de ces yeux, la compréhension, le doux attendrissement de ces yeux qui me sourient enfin, comme un appui très sage, très doux, comme un asile divin de protection.

— Pauvre petite…

Jean garde ma figure entre ses douces mains, et en baise les yeux ruisselants.

— Vous pleurez… déjà !

Ses mains se serrent tout-à-coup autour de ma tête et tout ses traits se serrent comme elles, et son regard rétréci m’enveloppe d’un cercle étroit de violence et d’amour.

Jean dit :

— Merci !

Il m’abandonne d’une dernière pression, profonde comme une bénédiction, me remet doucement contre le dossier du fauteuil et, d’un geste changé, un geste de tendresse, d’amitié, un geste intime de vieil ami, il baise longuement mes doigts. Et sa voix ferme et basse, que j’entends dans tous mes rêves, sa voix de force et de consolation dit :

— Venez encore, Jeanne, aimez-moi si vous le pouvez… Mais gardez-vous, bien-aimée, j’aime mieux votre bonheur. Nous allions le briser ! Je vous rends à vous.

De quel élan d’amour je suis tombée à tes genoux, Jean de bonté, Jean de miséricorde que j’ai adoré depuis d’une ferveur montant vers toi comme la flamme immobile d’un sacrifice continuel !

Ce baiser sur mes yeux ruisselants, dans ce baptême de larmes sanctifiantes, est le seul baiser que j’ai reçu des lèvres pieuses de mon amant…


IV


Ils disent que Jean est léger, faible, changeant, un peu femme. C’est cela, ils l’ont dit : du dilettantisme en pot-pourri…


V


Dans le calme de mon faubourg frangé de jardinets, poudré de poussière blanche, le grondement sourd, contenu du canon lointain semble la menace d’une grosse bête repue que des sursauts d’appétit soulèvent entre deux ronflements. Il y a deux ans qu’elle est venue me chercher Jean, cette assoiffée, et elle n’est pas encore endormie. Tais-toi ! Mais tais-toi donc, grande bête affreuse, grande gueule ouverte, ruisselante de sang frais…


VI


Parfois, je vais voir Denis ; Denis a les yeux de Jean et le regard de sa mère ; il a la voix de Jean et le langage de Colette. Ces réminiscences travesties de Jean me sont insupportables. Il a de Jean les raffinements excessifs, les dégoûts chatouilleux, les délicatesses d’hermine, mais tournés du côté matériel des choses : Denis change de linge deux fois par jour, se vêt de soie, sursaute aux gros mots, faiblit à la douleur. Il a l’âme puérile, amusée d’un rien, boursouflée de vanité et de désirs menus. Il a le goût intense des petits barons, des armoiries et des couronnes. Pour le retour de Jean, Denis et sa mère préparent un bel arbre généalogique où, au débotté, il pourra retracer, surpris, d’un doigt noirci de poudre, la véridique noblesse des dignes ancêtres Valentin, redressés de fierté nouvelle dans leurs petits emplois de citadins.

Jean aura gagné des galons durant la guerre, Denis des quartiers de noblesse.

— Je pense, me dit Denis dans un étirement élégant de ses jolis membres, je pense à passer la frontière… J’ai un tuyau épatant.

Il paraît que c’est indispensable. Pierre de Morges et Gaston de Prey sont partis ; Denis doit partir aussi.

— Mais, mon petit, tu n’as pas dix-sept ans ! On me donne à comprendre que c’est d’autant plus chic et mieux porté.

— Et vous, Colette ! Que direz-vous de ce départ de votre trésor ?

Colette, drapée en mère des Gracques, lève sur moi un front stoïque : Colette donne son fils à la Patrie.

Le départ secret, terrifiant de danger, des jeunes recrues est préparé par la Princesse S. La princesse est venue ici, elle-même, tantôt, chuchoter l’itinéraire des petits héros.

Je pense au tub aromatisé, aux frictions d’eau de Cologne, aux friandises du déjeuner… Denis roule une cigarette et siffle : Colette parle de la princesse. Ils sont déconcertants, tous deux, d’ignorance, de naïveté et d’héroïsme. Positivement, l’enfant offre sa vie, la mère offre son fils à la déesse du snobisme.

Je revois ce petit de Prey, ce petit prince de Stanislas, que j’ai vus ici prêts à partir ; je revois leurs yeux brûlants d’amour, de volonté et de foi, leur adolescence avertie et avide de sacrifice ; et puis je regarde Denis, leur imitateur ignorant, mime agile de leur geste, préparé ni de corps ni d’esprit à la réalité, à la permanence de l’héroïsme… Pauvre petit Denis ! Je me souviens de l’amertume de Jean, murmurant un jour, la tête dans les mains : C’est fini, ma chère, je laisse Denis à sa mère, cela me tue de le regarder grandir… Jean, bien sûr, aura un élan de joie neuve en voyant accourir au danger son petit garçon transformé…

VII


Les jours lourds. Les jours de réveil gros d’angoisse où tout s’accumule pour vous écraser l’âme. L’appel, sous les fenêtres, de l’affreuse gazette allemande masquée de langue française qui instille le découragement, le pessimisme. Le petit déjeuner gris : pain gris, café gris, confitures économiques, qui attend, sans lettres ni journaux. Le grincement soudain, suraigu des fifres d’une escouade marchant d’un pas lourd sous l’averse. Pluie grise, hommes gris, âmes grises. Pauvre Landsturm, usée, têtue, qu’un rêve de têtes blondes, de bière d’or et de pantoufles brodées oppresse sous l’ondée, sous la griffe perçante des fifres en gaieté.

On sonne.

— Mademoiselle, c’est mon mari. Il a vomi comme ça un peu de sang, cette nuit. On croit, n’est-ce pas, que c’est la soupe qui lui gratte l’estomac. Il tousse tout le temps. Et faible que ce n’est pas croyable. Mademoiselle, si c’est encore pour durer, on le dit comme ça : on aime mieux devenir Allemands, ou mourir tout de suite…

Voyons ma caisse. Pauvre, déjà, au milieu du mois, la caisse… Pourtant il faut de l’argent. Lait, œufs, graisse ; un mot au docteur Z. Un petit lit pour la femme, un crachoir, des recommandations… Un de plus roulé à la tuberculose.

Hier, c’était une jeune fille.

Et voici le Vicomte. Le vicomte a une face altière, de grande race, et l’air poli d’un monsieur qui a faim. Le vicomte, avant la guerre, plaçait des eaux minérales, et la vicomtesse faisait des tournées, porteuse d’une jolie valise de dentelles. Mais pendant la guerre, il n’y a plus d’eau minérale, on ne vend plus de dentelle : le vicomte avoue, en toussotant, une situation gênée… et la vicomtesse se rend discrètement, le matin, un pot dans son réticule de soie noire, à la distribution de soupe quotidienne… Les petits vicomtes ont des faces énormes et blêmes, et de toutes petites jambes grêles étoilées de boutons rouges… Allons, la petite caisse se vide…

— Mademoiselle Laure ?

Mademoiselle Laure, première chez le mercier, toute pimpante et correcte dans son « tailleur » noir, lève vers moi un visage boursouflé de larmes refoulées.

— Je passais… je venais voir… Rien encore de mon petit ?

Mademoiselle Laure a un fils. Il est parti. Voilà huit mois qu’elle est sans nouvelles du petit carabinier… Patience, Mademoiselle Laure, nous y arriverons. J’en aurai, je vous le promets. Mademoiselle Laure secoue sa tête bien coiffée.

— Non, Mademoiselle… Le père m’a déjà abandonnée, dans le temps. Si le fils me laisse aussi, je ne serai pas embarrassée. Il y a les étangs, Mademoiselle.

Je rentre dans mon petit salon. Près du fauteuil de Jean, un bouquet de roses et ses livres reçoivent de biais un rayon frêle et mouillé de soleil qui aussitôt se retire. Je m’agenouille aux pieds de Jean, je l’appelle doucement, les yeux fermés.

— Où es-tu, mon Jean…

Le pâle document récent, le petit kodak de Jean en tenue nouvelle, veste à poches, bandes molletières, m’apparaît, ses minces cheveux devenus tout blancs. Et rien, rien de réel, rien de vivant, aucune réponse à mon appel, que ce petit morceau de papier, noir et gris, devant les yeux avides de ma pensée. Sourd, le faible grondement du canon, de la bête, s’élève et s’abaisse.

— Où es-tu ? Tu as mal ? Ah ! ce coup-ci, peut-être, t’a fait du mal… ou celui-là, peut-être… Ô mon Dieu, mon Dieu. Femmes qui attendez comme moi, entrailles de mères, d’amoureuses, prêtez-moi un peu de votre force. Jean, mon doux protecteur, aide-moi à supporter tes privations, ta solitude, tes souffrances… Non, je ne pleure pas ! Je ne pleurerai pas. Je supporterai l’horrible repos de ne rien faire pour toi…


VIII


Et voici, sans cause, les jours légers, les jours faciles, où tout se supporte, où l’on se réjouit, étonnée de son courage. Jours d’espoir, de certitude gaie d’un avenir riant et proche. Jean, d’abord, au réveil, m’a souri. Mais oui, l’espace d’un éclair, je l’ai vu : il portait quelque chose, un seau, une gamelle, il traversait une cour. Et en passant, il s’est retourné, ses yeux m’ont trouvée, m’ont souri une seconde… Il n’est pas si blanc, sa mine est bonne, hâlée, et il marchait vite, fortement. J’ai entendu la cadence de ses bottes…

À notre besogne ! C’est un beau jour : le jour des petits. La visite de tous ces petits corps d’innocents, pourvus par nous d’aliments, et qui, originalité attendrissante, ne souffrent pas !

Vite, traversons la rue où la pluie a des couleurs fluides de soleil.

— Goeden Dag, Moederke.

Moederke occupe tout l’accotement, un grand panier plat sur la tête, une mèche de cheveux gris sortant du mouchoir rouge noué au menton, superbe de grandes rides sabrées que la crasse souligne, énorme, brinqueballante, les hanches dansantes sous le tablier sale.

Moederke me sourit, condescendante.

— Attends, Madameke, tu vas voir quelque chose de beau, sais-tu.

Le panier descend. Moederke s’essuye le front du revers de la main.

— Et frais, sais-tu. C’est tout cueilli par moi et les cadets, ce matin, quand tu dormais, Madameke…

Tapies dans les feuilles vertes, les rouges fraises des grands bois garnissent le petit fond des paniers bourrés de fougères. Que c’est joli ! Mais je regarde les mains de Moederke, qui continue diligemment à s’essuyer les joues, et je connais ses onze cadets aux nez morveux… Non, décidément… Tenez, je n’aime pas les fraises… Moederke empoche les cens, soupire et se lamente, car la lamentation est la base de son travail et de son délassement. Le panier remonte ; elle s’en va, majestueuse, la tête arc-boutée sous le poids de la charge, les mains sur les hanches dansantes, laissant derrière elle une odeur forte d’étable et de sueur.

— Un petit sou, Madame, pour m’acheter du pain…

La mendiante sordide, l’enfant loué au bras, est déjà à son coin de rue… Ah ! les braves gens, les vrais mendiants, les pauvres catalogués, dont la guerre n’a pas changé le métier, et qui continuent de geindre et de gagner, professionnellement ! Une porte, un couloir sombre franchi, et la cantine de nos petits enfants apparaît, blanche, crue, éclatante, joyeuse. Des dames, toutes blanches aussi, vont et viennent. D’énormes marmites blanches fument. Des rangées de pains roux s’alignent sur des tables blanches. Il règne une gaîté de femmes qui se savent utiles et se sentent actives.

Groupées en tache forte et sombre, les mères sont là, assises, démaillottant les nourrissons. Et déjà les petites chairs apparaissent, roses, faiseuses de lumière, les nudités radieuses qui font tous les petits égaux, riches ou pauvres, petits membres de beauté dégagés des haillons ou des oripeaux de leurs castes.

Près de la balance luisante, le Docteur M. tout jeune, ravi de se faire connaître de ces dames, est assis, en blouse, très élégant de col et de cravate, souriant.

— Le mignon ! Le beau chéri !

J’ai déjà Lisque dans les bras, nue, gigotante, glapissant de colère à la vue de la balance.

Neuf kilos cinq !

Quel triomphe ! La mère anxieuse, déridée, glorieuse, reçoit de mes mains le petit corps royal. Nous nous sourions, prêtes à nous embrasser, en collaboratrices ardentes et récompensées.

— À Jeanke !

— Jeanke hurle. Le branle est donné. C’est un concert de beaux cris assourdissants. En même temps, le soleil, un vif soleil d’orage, inonde le groupe magnifique des mères patientes et courbées, des enfants frémissants de vie…

Petits enfants, douleur de demain, petits enfants que j’eusse pu avoir de l’homme que j’aimais, je vous adore, j’adore l’oubli leurrant que me versent vos clairs yeux d’anges…


IX


Les jours d’énervement.

— Mademoiselle sait ? Les Allemands partent. Le laitier les a vus. Ils déménagent.

Gudule, ma cuisinière, soutient son patriotisme à coups de contes bleus.

En tramway, le receveur me glisse à l’oreille :

— Une victoire sur l’Yser. Cent soixante mille prisonniers… Ils n’en disent rien…

Il cligne de l’œil. Les voyageurs clignent de l’œil. En face de moi, un lieutenant à la face impertinente, gris tourterelle et monocle, me fixe, obstiné dans l’espoir toujours déçu d’une aventure sentimentale avec une Belgierin. Je descends aussitôt, la bouche crispée de dégoût.

— Hein ! Ont-ils l’air déconfits. Et vous savez, le Kaiser est mourant… La famine en Allemagne… Une haute autorité allemande a dit hier… Un Monsieur très bien a vu… Chacun a son secret, sa bonne nouvelle à murmurer. Belle et touchante volonté d’optimisme, courageuse gaieté de prisonniers anxieux ! Mais ils m’attendrissent terriblement, avec leurs rires fanfarons qui tremblent tout-à-coup, quand ils pensent à Pierre, à Jules, là-bas, dont on ne peut obtenir de nouvelles… Mais oui, courage ! c’est entendu : les Allemands déménagent ; cent soixante mille prisonniers sur l’Yser ; la révolution en Allemagne… Courage, mes amis, tout cela sera vrai un jour : mais oui ! on les aura ! attendons, chacun à notre manière, vous en parlant, moi en me taisant. Il y a toutes les façons de souffrir.

Au coin d’une rue, les hautes affiches allemandes attirent des lecteurs. Un Monsieur à pince-nez, l’air affairé, prend des notes dans un carnet. Une ouvrière glousse, hâve, près d’un charretier qui blague les mensonges boches… Et un peu à l’arrière, deux petits jeunes gens bien mis, critiquent dédaigneusement le peu d’énergie des alliés…

— C’est inconcevable : ils ne fichent vraiment rien !

Je m’écarte d’eux, vivement, tandis que l’ouvrier les frôle d’un gros mot.

Maintenant, une corvée. Réunion des dames, ficelage de petits vêtements, étiquetage, bavardages. Colette est là, les traits ravagés : Denis est parti, on est encore sans nouvelles. Tout-à-coup, hier, elle a compris. Elle s’est jetée sur lui, au départ, avec des hurlements ; Denis s’est évanoui ; son ami l’a entraîné par surprise. Colette est restée, grelottante. On l’a distraite, occupée comme un enfant. La princesse S. lui a persuadé, maternelle, que sa présence était indispensable au ficelage des layettes. Et maintenant encore, elle la protège, l’entoure d’attentions et de petits ordres délicats. Son doux visage volontaire, tout blanc, coiffé d’un chapeau démodé, se détache sur le profil rougi et poudré de Colette. La princesse a l’habitude, la virtuosité de la consolation. Elle insuffle l’héroïsme. Elle aime la noblesse, les affres, les sacrifices de la guerre. Son dévouement a le rayonnement d’une foi. Ses fils, blessés déjà tous trois et repartis, enragés de bravoure, écrivent des billets brefs, ivres d’enthousiasme, qui fouettent encore de force et d’amour son courage. Elle va, arrachant aux mères leurs garçons, pansant divinement les plaies de celles qu’elle a meurtries, chirurgien et sœur de charité tout ensemble. Colette se laisse faire, les yeux encore grands et fixes de stupeur. Docile, elle prend le ton, engourdit sa douleur des belles phrases répétées qui tombent, si ardentes et simples, de la bouche pâle de la princesse.

Et durant ce temps, ces dames bavardent. Les unes, affolées d’approvisionnements se battent à coups de recettes et de conserves.

— Huit cents œufs, ma chère ! c’est un rien ! J’en mets deux mille !

Et ce beurre et cette farine introuvables, et ce sucre rationné…

D’autres croient mériter de la patrie en se formant un vocabulaire d’injures et de voyou.

— Ah ! les sales boches, les chiens, les porcs…

D’autres, inconscientes et futiles, discutent leurs robes d’automne, parlent tulle, satin, bijoux.

— Ce qu’on s’ennuie, sans les courses et l’hippique…

— Et Ostende, ma chère, j’ai besoin des bains d’Ostende.

Beaucoup se taisent, avec de beaux yeux calmes, ou parlent doucement de leurs maris, de leurs frères, de la surprise qu’ils auront à voir Jojo si grandi, et Loute si jolie. Quelques-unes, simplement mises, partent plus tôt : elles n’ont plus de bonne, ce sont elles qui soignent les petits…

Un mot, chez toutes, revient : le retour ! Même celles en noir, voilées de crêpe, dont le regard ne regarde plus l’avenir, le disent avec un frémissement des lèvres : le retour !

Le retour… je ne le prononce pas, ce mot sacré, je ne le déflore pas même en pensée au milieu de cette foule, le mot divin qui te rendra à moi…


X


Les jours qui naissent, si dissemblables, grands chacun comme de petites vies, avec leurs caractères, leurs états d’âme propres, leurs grands éclats d’amertume ou de résignation, meurent aussitôt derrière moi, impersonnels, devenus, dans le passé, une longue théorie de pèlerins semblables, effacés et laborieux.

Mais les jours à venir, énormes, gros d’angoisses, m’écrasent d’avance de leur promesse de souffrance. Jours, impitoyables battements du temps, que vous semblez innombrables, décourageants, impossibles à franchir !


XI


Voici deux ans qu’ils sont entrés chez nous. Quelques jours d’affolement, les terrifiantes et courtes convulsions du pays raidi pour résister au colosse : Liége de gloire, Haelen, la flambée des villes martyres : Dinant, Louvain ; les ruisseaux de sang découlant de Tamines, d’Aerschot, chassant à travers les campagnes des troupeaux en déroute de paysans épouvantés… Bruxelles en fièvre, pavoisé ; rues grouillantes zigzaguées de diaboliques automobiles, de foules hystériques en mal de nouvelles, d’espions et de blessés, immense battement de cœur du peuple inactif, dans l’attente.

Et puis, soudain, impressionnant, le calme, le silence, la foule évanouie, les longues avenues aveuglées de leurs volets rabattus en hâte.

Ils venaient.

Ils passèrent tous devant ma grille paisible. Du fond de mon petit salon, j’entendais le tonnerre continu du pas de leurs chevaux, de leurs roulottes, de leurs wagons, de leurs chariots, de leurs voitures, de leurs mille poitrines haletantes : le bruit inoubliable, crucifiant, de leur armée piétinant notre patrie. Seulement au bout de trois jours, le roulement s’assourdissait, ouaté du fumier de leurs bêtes sur la route. Ils passaient toujours.

Alors, brusquement, je sortis. Le soleil éblouissant, le bruit, l’odeur de tous ces êtres, ce grouillement de vie géante, me clouèrent là, tête tournante, devant mes fenêtres, à les regarder passer.

Dans un lointain de poussière, ils sortaient de l’horizon, semblaient un ruban immobile qui peu à peu s’élargissait, dansait, oscillait, entrait dans la cadence humaine. Épaule contre épaule, gris, massifs, casqués de fer, ils venaient, formidables et sinistres, comme une tribu guerrière de barbares en conquête. Elle approchait, grandissait, écrasant la rue, l’emplissant de sa masse tonnante. Et puis je vis que cette masse de fer, de drap, de cuir, était trouée de figures d’hommes. Il y en avait de pâles, de rouges, de brutales, d’exténuées. Il y en avait qui pleuraient. Il y avait une qui râlait, violette, les yeux jaillissants, la langue énorme. Elle passa. Elles passèrent toutes. Et en passant, elles se tournaient vers moi un instant, d’un mouvement qui montrait leurs deux yeux indifférents. Et je regardais leurs yeux, frénétique, pour savoir lequel d’entre eux avait combattu Jean… Et les yeux passaient, comme des yeux de cauchemar, renaissants, changeants, confondus… Alors, Dickson et Gudule sortirent de la petite grille qui grinça, et elles me prirent le bras, chacune, pour m’emmener. La porte se referma sur le soleil, et sur le bruit du troupeau fantastique qui passait, qui passait…


XII


Tout de suite, ils nous ont enlevé nos blessés, nos petits, pour nous donner les leurs. Ce sont les blessés, les petits d’autres femmes, aussi aimés, aussi précieux. Nous les soignons très méticuleusement, sans joie, mais avec pitié. Ils sont très polis, rendent notre tâche aisée ; et puis ils sont dépouillés de leur habit de boucher, ils ne sont ici que la victime…

Comme je parle leur langue, on m’envoie parfois près de leur chevet, mettre une voix de femme dans leurs souffrances.

Un grand, un officier, figure ravissante et brûlée, me regarde longuement. Il a l’air très malade. Quand je passe, il m’appelle tout bas. Un jour il me parle.

— Restez près de moi… J’ai une maîtresse, là-bas. Elle vous ressemble. Et avec une précision d’amoureux il se reprend, nuance : elle a l’arc de vos sourcils, et le plan de vos joues ; et le petit frisson du coin de votre bouche. Elle est plus jolie. Mais elle a les cheveux blonds. Elle n’a pas d’enfants ; cela m’est égal de mourir ; elle mourra aussi. Nous mourrons, Trudi et moi.

Il se soulève un peu sur l’oreiller, et me regarde fixement.

— Il faut sourire, pour que je la voie.

Il s’absorbe à me regarder avec d’étranges yeux lointains.

— Douce… douce aimée… Petite Trudi…

Pauvre homme… Pauvre femme, là-bas.

Le chirurgien allemand entre, pansu, le mufle poilu, suant.

— Pouvez-vous me dire : le numéro sept, est-il très malade ?

Le gros homme jette un regard sur le lit, sur le blessé élégant, joli garçon ; puis, d’une œillade courte, insolente d’homme expérimenté, il me jette en appuyant d’un sourire :

— Il faudra attendre. Il a une atteinte sérieuse. Mon regard tranquille lui refoule le sourire dans la gorge, il s’incline précipitamment, la main au képi, s’efface, obséquieux.

Mon blessé est très calme. Il murmure des mots à sa douce, la tête roulant sur l’oreiller. Souvent, il sourit. Je ne veux pas qu’il meure, cet ennemi aimé d’une femme qui me ressemble…

— Et celui-là, voyez donc, Jeanne, comme il a du chagrin…

— Commotion nerveuse, dit la religieuse, un peu sèchement. Elle pense que les dames du monde s’attendrissent par trop aisément sur les maux des ennemis.

— J’ai de la mémoire, dit Sœur Séraphique. Ils n’ont pas pansé les cinq cents victimes de Tamines, ni celles de Dinant…

Assis dans sa couchette, tout blanc, le regard fixe, le jeune soldat, un poméranien, s’isole, farouche. Un souci, une mélancolie l’écrasent. Il ne mange pas. Il a des yeux de fille, des mains douces. Il rêve. Quand je m’assieds près du lit, il tourne vers moi un regard aigu, effrayé, puis s’absorbe à nouveau dans le vague. Rien ne le tire de sa méditation. Le soir, l’oppression grandit. Et la nuit, il reste éveillé, les yeux ouverts.

Quelqu’un dit :

— Il faudrait l’aumônier.

Alors, il entend, il remue ses mains, fait le geste de chasser.

— Pas l’aumônier… Pas l’aumônier…

Une nuit que je suis de garde, il m’appelle, silencieux, de sa main fine.

— J’ai un bruit dans les oreilles. Ôtez-le. On crie.

Comme je me penche pour frictionner ses tempes, il dit en haletant :

— Faites attention. Ne venez pas trop près. J’ai tué l’autre comme cela !

Je lotionne son front, le calmant de mon mieux, croyant à un délire léger. Alors, d’un bond de bête, ses mains tombent sur mes poignets, et il me crie dans la figure d’une voix d’ivresse, d’une voix râlante de volupté :

— Je l’ai coupée de haut en bas. Le sang bouillait. Elle était grasse. L’enfant, je l’ai cloué au mur, avec mon couteau…

On est accouru. On m’a délivrée. Une syncope m’a prise.

Le lendemain, encore tremblante, j’ai fait mon rapport au chirurgien. Le malade était assis dans sa couchette, tout blanc, avec ses yeux de fille et ses mains douces. Le gros homme jeta les yeux sur lui, puis sur moi, sournoisement, reniflant du mufle.

— Un maufais rêfe… Télire…

Il se toucha le front :

— Trop sensiple, nerfeux.

Mais aussitôt, on dispersait notre ambulance. Les infirmières allemandes étaient arrivées.


XIII


Au début, Jean m’écrivait. Je pouvais suivre un peu de sa pensée, ou du moins savoir qu’hier, puis trois jours, puis huit, puis quinze jours avant, il pensait de cette façon. Maintenant, je ne reçois plus rien. Les hommes, les lettres ne passent plus la frontière. La prison s’est barricadée, verrouillée. La Belgique suffoque entre ses géôliers. Jean m’épargne les affreuses petites cartes postales transcrites par un neutre obligeant, qu’une fois sur vingt la censure laisse venir jusqu’à nous, et qui nous apportent ta tristesse veule de leurs phrases conventionnelles, d’un double sens enfantin, apitoyant de tristesse. La dignité de notre amour en est gardée. Nous nous taisons avec douleur, mais avec tranquillité. Et je m’habitue à écouter, à travers l’espace hostile, palpiter la pensée, le cœur lointain de Jean…


XIV


Je suis allée voir Colette. Son visage confus, mais rajeuni, soulagé, m’a frappé tout de suite ; et au même moment, j’ai vu entrer Denis, en petit complet neuf, cravaté délicieusement. Il est revenu. En quelques mots évasifs, il m’a dit l’impossibilité de passer la frontière pour le moment. Il a rôdé cinq jours, couru de mortels dangers ; il s’est vu pris, il a préféré renoncer pour cette fois… Partie remise, dit-il. Mais je sais bien que la mère et le fils, étourdis, ont senti de trop près l’odeur de l’héroïsme, et l’ont trouvée très âcre. Tub, frictions et friandises… Denis reprendra le bel arbre généalogique, et les petits goûters de cinq heures dans les pâtisseries.

Quand même, de quel cœur je les ai embrassés tous deux, pour leur bonheur d’être réunis, pour leur tendresse renouvelée, après les affres du départ !


XV


Brême, le grand Brême qui m’a fait si patiemment la cour au temps de ma jeunesse, qui peut-être, pour moi, ne s’est jamais marié, vient parfois me voir une heure le soir. Il est resté mon ami sans aigreur, étant en cela très homme… Tout aussi femme, je garde pour lui une place attendrie, dévouée à son dévouement pour moi. Brême est tout en fer, du gris de ses cheveux à ses longues jambes en arêtes sous le pantalon impeccable. Moustache, cils, cheveux, tout est fondu du même métal, jusqu’à son regard, ses gestes, et son langage. Il s’en est fait une particularité, presqu’une grâce ; parfaitement maniaque et inoccupé, il a fouillé son type dans les loisirs des salons qu’il décore de sa longue taille inflexible.

Mais Brême sait souffrir, une dure douleur sans soupape de plaintes ni de larmes.

Ce soir il entre, taciturne, baise ma main d’une inclinaison raide, s’assied en angle aigu dans mon moelleux fauteuil, et débite sèchement quelques niaiseries. Puis, d’une voix changée, un peu hésitante, d’où le fer a disparu, il dit, étudiant d’un monocle luisant le dessin persan du tapis :

— À ce propos, j’ai d’indirectes nouvelles de Valentin. Il se porte à merveille. Il a été cité à l’ordre du jour, et décoré. C’est un chic garçon. Il prie qu’on ne pense à lui qu’avec calme et gaieté. Brême ne demande pas de réponse, et me fait la charité de continuer l’étude du tapis. Et dans le silence prolongé, je peux goûter les mots prestigieux qui font vivre dans un nimbe la silhouette agile de Jean au port d’armes, tout pâle encore de fatigue, recevant la médaille sur sa poitrine exténuée. Je continue, par une grâce, à le suivre, et maintenant, brusquement, je le vois encore, roulé dans sa couverture, dormant, harassé, sous les mêmes étoiles, dans le vent frais qui passe. Je le vois et il me voit le regarder, car il se soulève, il ouvre les yeux et il crie : Jeanne ! Nos regards se sont touchés…

Maintenant, je me souviens de Brême ; Brême, le véhicule du message. Pourquoi est-il venu me dire cela ? Brême sait donc ? Si Jean, que j’aime, aimait une autre femme, ne le saurais-je pas aussi ? Je ne plastronne ni ne parodie, je lève les yeux, gravement, et je lui dis merci. Brême reprend le fil de ses niaiseries paradoxales, boit son thé à gestes compassés, se lève, fait ses habituels adieux glacés et sort à pas scandés, escorté de Dickson qui admire, déférente, son allure britannique.

Je reste seule. Je reste, les yeux fermés, très tranquille, à regarder Jean dormir. Jean qui me prie de ne penser à lui qu’avec calme et gaieté… Comme il dort paisiblement ! Sa main, sortie de l’uniforme, soutient sa tête rasée. Il dort sur le dos, face au ciel noir…

Un jour, nous nous promenions dans la forêt, une forêt haute, droite et sombre, religieuse comme une église, où une clairière embrasée d’or mettait au fond de l’allée un chœur incendié de cierges. Et tout-à-coup, je lui ai dit :

— Jean, j’ai gâté votre vie.

Il s’est tourné pour me sourire avec cette ironie plus douce que sa tendresse.

— Vraiment, ma petite ?

Alors, j’ai fait ma confession :

— Je n’ai pas eu le courage de sortir de votre vie. Mais je n’ai pas eu le courage d’amour d’y entrer tout-à-fait. J’ai été l’amie incomplète et décevante, toujours à portée, jamais approchée. Votre volonté était entre nous et me protégeait. Vous avez veillé sur le repos de mon âme. Et moi, j’ai préféré mon repos à vous…

Jean me répondit avec sa douce ironie caressante :

— J’ai mieux aimé être votre protecteur que votre bourreau. Il fallait choisir, ma petite.

La clairière approchante irradiait déjà le chemin, frappait nos visages de chaleur et de clarté. Jean reprit, grave tout-à-coup :

— Cela ne fait rien, Jeanne ! Allons toujours. Nous entrerons un jour dans la lumière !

Pourquoi ce souvenir vient-il, comme une torche dans la nuit, m’aveugler ? Là-bas, Jean dort toujours, la figure vers le ciel, immobile, un bras raide sous la tête. Ses lèvres rasées, d’une chair si sensitive et fine sont closes en une ligne dure. Il a un poing sur la poitrine. Mais est-ce que je vois bien, dans la nuit rampante… il a les yeux ouverts. .. des yeux glacés et troubles…

Quel cri ! Dickson est accourue avec une lampe. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que j’ai dormi ? C’est mon salon, ombré et délicat, les choses familières, et voici le fauteuil de Jean, et ses fleurs, et ses livres… Par la fenêtre, voici le ciel noir, sous lequel dort Jean. Tout est habituel, paisible. Mais j’ai froid. Et dans ce petit miroir, là-bas, est-ce mon visage que je vois, terrible et blanc, troué de deux yeux d’épouvante ?

— C’est bien, laissez la lampe, Dickson. Non, je ne lirai pas. Fermez la fenêtre…

Quand mon cœur va-t-il cesser de se convulser ainsi ? De quoi ai-je si peur ?… Rien n’est arrivé… Tout me fait peur : le bruit de ma main sur ma robe me fait peur. Si Brême était ici, tout en fer, bien sûr, je n’aurais plus peur…

Je sais bien que Jean dort, là-bas, mais je n’ose plus aller près de lui, me pencher, regarder comme une mère attentive si ses paupières sont bien fermées. .. J’ai peur de cette forme allongée dans la nuit, oui, j’ai peur… elle ne bouge pas…

— Il prie qu’on ne pense à lui qu’avec calme et gaieté…

Ah ! qui a dit cela ? Est-ce moi qui ai parlé ? Regarde-toi donc, vois comme tu lui obéis ! Mais ris donc, terrifiée !

Comme la chambre est sombre, malgré la lampe ; elle éclaire ma robe blanche, semble la suivre partout. Et ma figure aussi boit la lumière, la prend pour elle, luit comme une deuxième lampe pâle. Je vois dans le miroir cette chambre sombre, et cette femme mince, perdue, illuminée, qui serre les mains sur son cœur. Qu’elle est précieuse, cette femme ! c’est la femme aimée par Jean. L’amour de Jean l’a faite, élevée hors d’elle-même, dans le désir unique d’être belle pour lui, et noble pour lui, et pure pour lui. Elle doit se garder, elle ne peut pas s’effriter en craintes et en affolements vains. Elle doit rester droite et haute dans sa solitude, et regarder la nuit qui l’environne avec des yeux tranquilles. Je veux trouver le calme : Jean l’a ordonné.

Je veux que les lignes de douleur qui se tracent sur mes traits soient douces comme un rayonnement, et non pas brisées comme un réseau par la révolte et l’impatience. Je veux que Jean me retrouve plus belle. Je veux que mon cœur soit splendide, pour lui en faire, à son retour, le don royal ! J’obéirai. J’obéirai…

— Nous entrerons, un jour dans la lumière…


XVI


— Colette ! Avez-vous des nouvelles de Jean ? Colette, surprise de ma voix étranglée, me regarde en piquant l’aiguille dans sa tapisserie, une belle reproduction de fauteuil ancien, tendue sur un métier de citronnier.

— Mais oui, ma foi. Et de récentes. J’ai eu une carte de Hollande, transcrite par Tina de Terse. Elle date de trois semaines.

— Colette, n’êtes-vous jamais inquiète ?

— Inquiète ? Mais, ma chère, ma vie n’est qu’un long martyre ! me dit Colette, penchant à nouveau sur le métier son joli visage arrangé. Seulement, voilà, je me domine. On apprend. Ah ! çà, Jeanne, avez-vous un petit ami au front ? Vous changez. Vous avez l’air de vous, vue dans un miroir terni, et vous avez les mains chaudes et des yeux qui attendent… Bon, vous ne voulez pas dire ? Que pensez-vous de ce groupe de laines bleues ? Faut-il les mettre au soleil, à faner ?

Les laines bleues, les laines amarantes… Absorbons-nous. Voici le joli salon de Colette, baie ouverte sur la cour où de vieux arbres abritent l’écurie vide de ses chevaux réquisitionnés ; voici les bibelots souvent maniés par Jean d’une main nerveuse ; voici le portrait de Jean dans son cadre d’or bruni, une esquisse au pastel toute récente, sabrée par Blunt, son ami : un Jean aux fines narines énervées, aux lèvres closes en un demi sourire de raillerie et de résignation, aux larges yeux de fatigue soulignés de rides droites, à l’élégante et classique ossature mise à nu par les chairs émaciées ; voici la main de Jean, à peine indiquée, avec ses veines en relief et ses phalanges rosies, et l’abandon du vêtement souple que les pastels achèvent d’un griffonnage zigzagué… Oui, tout est semblable, quiet, dans cette belle matinée brumeuse et nacrée ; tout, sauf mon âme énervée, aux tours et détours pleins de craintes, et de sursauts, et de frissons…

Voyons le groupe de laines bleues. Distrayons-nous, cherchons à retrouver notre équilibre qui subitement chavire, périclite, à bout de nerfs, à bout de forces…

XVII


Je ne puis m’appliquer. La cavalcade lente des souvenirs défile, m’absorbe. Pourquoi marchez-vous sans répit dans mon âme, grande procession muette, images de mon ami ?


Jean violent. Un soir, après dîner, un grand dîner massif, lourd de pesants financiers, le dîner du million, disait-il plaisamment, en lorgnant les étages de perles et de diamants aux poitrines des femmes. Comme je traversais un palier, je me souviens, il m’arrêta d’une main dure :

— Je vous défends, Jeanne, de vous laisser parler ainsi !

Je devinai qu’il avait entendu de cette ouïe des yeux, plus perçante que celle des oreilles, des mots de galanterie que mon indépendance de fille vieillissante et décidée au célibat commençait à permettre impunément aux hommes.

Je les avais pourtant arrêtés tout de suite, par ce mur léger et infranchissable que les femmes savent dresser, sans cesser de sourire, aux tentatives des hommes. Mais la colère de Jean, le frémissement animal de son être, me faisait bondir le cœur de joie et de tendresse. Je laissai mon bras dans l’étau de ses cinq doigts inconscients, et répliquai :

— C’est vous, Jean, à qui je défends de me parler sur ce ton !

Et je sens encore l’ineffable, la fondante douceur qui me transporta à la vue de son visage rougi, menaçant et brutal. Le rire me prit, un rire bas, le rire de ravissement d’une mère qui découvre un trait nouveau du caractère de son enfant :

— Ô Jean, Jean, grand bête…

J’eusse baisé la colère de Jean, je m’agenouillais devant son injustice. Et je répétai, avec délices :

— Que vous êtes méchant, que vous êtes méchant, méchant !



Et, en pendant du tableau, ce soir où j’avais attendu Jean. Il s’agissait d’un concert de charité, où il devait me piloter, dans la liberté d’allures que nous avions prise et qui commençait de ne plus étonner le monde.

J’attendais, prête, le manteau glissant aux épaules, le sac d’or et l’éventail dans les mains gantées. Je regardais la porte, et je me disais :

— Jean va entrer là !

L’heure passait. Mon feu s’éteignait, ma vieille lampe baissait. Je restais debout, le manteau aux épaules. Et une désolation me prenait, une onde d’âpre chagrin d’enfant déçu.

Enfin, Jean sonna, entra rapidement, en veston, le visage fatigué :

— Jeanne, pouvez-vous m’excuser ? J’ai été retenu. Je n’ai pu vous téléphoner. J’en suis au regret.

Le plaisir de le voir me montait à la tête. Je m’offris le plaisir neuf de lui faire une scène, de bouder, de lui crier des reproches. J’étais grisée de la joie de me fâcher contre lui. Et je me donnais, je lui donnais une nouvelle part de moi, la part secrète de nos défauts.

Il le comprit, il m’écouta immobile, les yeux baissés, la main cachant sa figure.

Enfin, il l’enleva, il dit à voix basse, d’une voix d’homme ébloui et reconnaissant :

— Jeanne chérie…



Jean au piano. Est-ce son visage, si mince, comme une flamme, ou son jeu nerveux, tendu, qui m’angoisse ainsi ? J’appelle son nom, dans mon cœur, sans relâche, d’un refrain gémissant. Et Jean l’entend, car il se lève brusquement et ferme le piano.

— Cela fait trop mal. Ne jouons plus.



Nous sommes à la campagne. Colette cueille des asters, dérange des vols d’abeilles bourdonnant dans le soleil d’octobre. Nous marchons sur le gazon qui cède sous nos pas comme de la pluche. Une pluie de feuilles roussies tombe doucement. Il fait doux à miracle.

— Jeanne, la joie, c’est cela : regarder ensemble le temps, les feuilles, le soleil…



À table. Du monde causeur, intime, le tapage d’un dessert lâché, fusées de rires, tintements de cristal, orchestre de voix et de murmures mêlés. Et tout-à-coup dans l’éclat mouvant des visages animés ou riants, la figure de Jean tournée de mon côté, effaçant toutes les autres. Mon Dieu, Jean n’est plus jeune… et comme ses yeux sont fatigués…


Les travaux de Jean. L’écriture de Jean, très noire, aimée physiquement, comme une chose vivante. Les phrases créées par Jean avec son tour d’esprit particulier comme un sourire derrière les mots… Les découragements de Jean, les ineffables minutes où il les dépose sur mes genoux, pour que je les ranime. La suavité exquise de la tristesse à deux…



La première fois que nous avons trouvé ensemble l’apaisement. Mon petit salon d’hiver, tout clos, tout orangé par les reflets du feu. Les arbustes, dehors, comme de lourds bonshommes de neige, sur le ciel blanc. Nous causons longtemps, à mi-voix, des choses de sa vie, de la mienne. Et puis, nous nous regardons en souriant. Nous sommes surpris, ravis de nous trouver enfin sans hâte, ni fièvre, ni désirs, ni regrets. Nous avons pu goûter doucement le bonheur d’être ensemble. Nous n’avons pas gâché cette heure par d’insidieuses amertumes.

Je dis tout bas :

— Jean ! nous avons trouvé la paix…


La douce et tenace procession continue à me suivre. Les Jean innombrables, les Jean de jeunesse ou de gravité, les Jean lentement usés par la vie, marchent à côté de moi ; je les sens, je leur parlerais… et parfois, interdite, je retire une main qui les a frôlés au passage… Ils me calment. Je ne me plains plus : les Jean sont avec moi…

Une paix extraordinaire descend, me couronne de sa noblesse.


XVIII


Voilà des mois, des années que je n’ai ressenti ce calme de l’âme. Tout, autour de moi, semble apaisé par lui. Il immobilise et raréfie l’air. Il m’entoure d’une zone de silence. Le monde, les amis auxquels je parle, me paraissent lointains ; leur voix, pour me parvenir, doit traverser cette zone ralentie, m’arrive étouffée, étrangère.


XIX


Je ne touche plus les images de Jean, je ne vois plus Jean. Je suis toute seule. Que lui est-il arrivé ? Pourquoi m’a-t-il quittée…

XX


Je marche, je parle, je gesticule dans ce désert, j’essaie de rompre la solennité écrasante de ce silence. Je suis comme une infime marionnette s’agitant dans l’infini. J’aperçois d’autres marionnettes qui marchent, qui parlent, qui gesticulent. Aucun lien ne nous relie. Nous allons toutes, suivant notre idée, les yeux bridés, spasmodiques et importantes, menant grand bruit de nos petites existences disséminées de pantins.


XXI


Pourtant, j’ai besoin des autres. Je cherche, et arrête, et retiens ces pantins disséminés. Je me serre à eux. Je leur parle affectueusement. Je sais bien que nous sommes tous de petites choses articulées, en bois et en son, mais nous devons avoir un pouls, une conscience, car voici que je ne puis me passer d’elles ; je regarde leurs mouvements, leurs entrées, leurs sorties, leurs saluts, leurs sourires. Je m’assieds au milieu d’elles ; je dévide, par petits gestes cassés, des écheveaux de laine grise qu’on m’a mis dans les mains ; j’en fais un gros peloton. Quel drôle de petit guignol ! J’entends autour de moi le bruit sec des aiguilles qui tricotent. C’est pour les pauvres et les soldats. Et tous ces petits bras perfectionnés se meuvent, tapissent, brodent : on dirait de vraies broderies. J’entends parler, j’entends les voix des automates, comme de petits moulins qui égrènent des antiennes. Et même j’en perçois les paroles. La guerre, les pauvres, les vexations, les provisions…

Et aussi, il est arrivé une chose affreuse. Une chose qui va désespérer Colette.

Qu’est-ce qui est affreux ? Qu’est-ce qui va désespérer Colette ? Qui est mort ?

Jean Valentin est mort.

Il est mort dans un corps à corps, de coups de bayonnette. Et il faut ne pas dire cela à la veuve. Non, non, cela lui ferait de la peine…

Je devais savoir cela. Cela ne m’étonne en rien. Mais comme ce peloton devient grand, il est grand comme une roue de chariot, il est grand comme une meule ; pour en faire le tour, mon bras se démanche, s’arrache de mon épaule.

Du thé ? Mais oui, merci, je prendrai du thé. Oh ! certainement, c’était un grand ami : il me manquera beaucoup. La guerre, les pauvres, les vexations, les provisions, la pauvre veuve…

Jean Valentin est mort.

Partir ? Tout le monde part. Pourquoi part-on ? C’est l’heure de rentrer. Très bien. Je vais rentrer. Et au revoir, les chères ; mais oui, à demain, aux cantines, et puis, aussi, le thé, les emplettes ; à demain, à demain…

Je prends le tramway, mais oui, pour rentrer chez moi. Est-ce qu’il y a du bruit, ou est-ce le silence qui en fait ? J’ai les oreilles rompues. Voilà la grille. Et le soleil qui enflamme la fenêtre. Et Dickson qui annonce le dîner. Et le dîner. Des aliments et de la boisson. Qui m’a frappé sur la tête ? Cela fait très mal.

Il faut se lever, passer au salon.

Non, je ne reste pas ici. Je vais mettre mon chapeau, et sortir, parce que je dois sortir, n’est-ce pas, on me l’a dit : mettez votre chapeau et sortez…

Il y a un bruit, près de moi. Quelqu’un claque des dents. C’est désagréable. Il faudrait ôter cette personne. Elle est dans mon chemin. Je dois mettre mon chapeau et sortir.

Il est arrivé une chose. Jean Valentin est mort. Il est mort dans un corps à corps. De coups de bayonnette. Et il ne faut pas dire cela à la veuve.

Qui va là ? Il y a un homme qui entre. Il a les jambes longues de Brême. C’est Brême. On sourit toujours quand un homme entre en visite. Et on tend la main. Comment allez-vous ? Comme c’est aimable… Mais c’est terrible, voilà une femme qui se met à parler, qui va dire des choses défendues, il faudrait l’arrêter et on ne peut pas l’arrêter…

— C’est vous ! Pourquoi vous plantez-vous là, comme un fossoyeur ? Vous êtes l’homme à la faux, tout en fer. Et vous êtes content. Vous venez me regarder. Jean Valentin est mort, oui, et je l’aimais. Et c’est pour cela que je ne vous ai pas voulu. Et vous êtes content. Vous venez avec votre faux me regarder. Il est mort. Il a souffert. Il a crié mon nom. Il a eu mal… Il a jeté les mains pour écarter ce couteau qui entrait. Il s’est coupé les mains. Le couteau est sorti, est rentré dans son corps. Il a crié. On m’a égorgé Jean. On l’a culbuté. On a coupé sa chair adorée ! On l’a couvert de sang ! Ils ont marché sur lui…

Au nom de Dieu, faites taire ces cris de femme ! Ils m’exaspèrent, ils m’épouvantent, ils me glacent le cœur… Faites-les taire ! faites-moi taire : c’est moi qui crie, je l’entends ! Non, je ne me tairai pas, je hurlerai, parce qu’on me saigne, on m’écartèle : je souffre, vous dis-je, je souffre ! Mais vous ne comprenez pas. Ils m’ont assassiné Jean. Jean est mort. Ils me l’ont fait souffrir… Et moi, alors, que va-t-on faire pour m’ôter ce couteau ? Je ne veux pas rester avec ce couteau qu’on m’entre dans le corps, et qui fait des trous… Je l’aimais, moi, je l’aimais… Mais qu’est-ce que je vais faire ? Qui vais-je aller tuer ? Ah ! la chair de Jean est déjà abîmée. Il va tomber en pourriture… Il faut arrêter ce temps qui va manger Jean…

Lâchez-moi, vous. Je ne veux pas qu’on me touche… Et taisez-vous. Ne me parlez pas. Je ne vous entends pas. Je ne veux plus entendre vos voix affreuses et bêtes qui m’empêchent d’entendre crier Jean !

Vous voulez m’apaiser : Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Est-ce que cela me soulagerait de vous faire souffrir ? Si vous me preniez dans vos bras, est-ce que cela me ferait du bien ? Qui veut m’endormir ? Jean est mort ! Je vous dis que Jean est mort ! Je l’oublie. Et puis je me rappelle. Il meurt continuellement. On me donne et on me retire le chloroforme. C’est pour cela que je délire. C’est l’ivresse du chloroforme.

Savez-vous combien Jean m’aimait ? Il m’aimait plus que sa chair.

Jean est mort. Il a saigné…

Il faut rester ici ! Il ne faut pas me laisser ! Il faut que je touche quelqu’un. Il faut m’écouter pour que je parle à des oreilles. On vous verra sortir deïnain, on dira que j’ai un amant. Qu’est-ce que cela fait. Jean n’est plus là. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus personne dans le monde.

On l’a ramassé, on l’a charrié avec les autres morts, pêle-mêle.

Brême, il faut m’envoyer votre sœur pour me parler de Dieu. Peut-être, je l’entendrai. On ne peut pas me laisser ainsi. Il faut tenter quelque chose. Si c’était mon corps qui souffrait, on tenterait quelque chose. Il faut m’ôter Jean de l’âme. Il faut me délivrer de lui. Il faut apaiser cette brûlure qui me ronge les entrailles. Je ne veux plus souffrir comme cela. Les chiens, on ne les laisse pas souffrir comme cela.

Mais comment font-elles, quand elles perdent leur amant ?

Il m’a appelée… je l’ai entendu mourir, sans savoir… Il a appelé : Jeanne !

Il a pensé : Elle va souffrir… Il est mort dans cette tristesse…

Je vous supplie, Brême, aidez-moi à passer cette nuit, à subir le retour du jour ! Il faut que je vive, minute par minute, une heure après une heure de cette sueur… et pas de mort au bout…

Jean est entré un jour dans ma vie, l’a prise toute entière, et voilà qu’il en est sorti, et que c’est fini.

Ma vie est morte.

C’est la pendule, n’est-ce pas, qui sonne ? Une heure a passé…

Attendons. Ne parlons plus.

Il est venu, il est parti. Et c’est fini. Voilà… Le jour va venir…


XXII


Il n’y a ni choses, ni gens, ni voix, dans le désert du monde.


XXIII


La bayonnette allemande a un tranchant de fine dentelle, pour arracher la chair des ennemis… Combien de coups en faut-il pour achever la mort ?


XXIV


Ce n’est pas possible. Je vais me réveiller. Ces angoisses-là, on ne les a qu’en rêve.


XXV


Jean ! Jean ! Mais entends-moi donc crier ! Je ne suis qu’un cri dressé vers toi. Tout mon corps n’est devenu qu’un cri.

Il monte, il monte. Et je retombe, brisée, pour me dresser encore, pour crier vers ton immobilité.

XXVI


Tu ne t’asseyeras plus dans ton fauteuil. Tu ne regarderas plus mes livres et mes roses. Tu ne regarderas plus mes yeux, tu n’y reposeras plus ton sourire. Tu m’as laissée, tu es parti, tu es un lâche ! Je suis une fille abandonnée…


XXVII


Je n’ai rien fait pour Jean. Je ne lui ai rien donné. Je n’ai même pas la jouissance de ma honte et de ma perdition. J’ai volé Jean aux siens et je l’ai pris avec moi, et je l’ai fait marcher et haleter derrière moi, sans repos, au nom de l’honnêteté. J’ai grignoté et anémié sa vie conjugale, au nom de mon amitié pour sa femme. Je me suis rengorgée de mon dévouement et de mon sacrifice. J’ai promené partout ma dignité perverse de femme vertueuse. J’ai arraché à Jean son cœur en lui disant : vois, je lui donnerai à boire. Et je l’ai tenu, et je l’ai gardé et je l’ai laissé palpiter et mourir d’inanition…


XXVIII


Que vais-je faire de moi ?

XXIX


Il y a une vie qui passe et repasse devant moi. Ce n’est pas la mienne, elle m’est trop indifférente et étrangère : je la regarde distraitement passer, elle m’inspire de l’éloignement, je la juge sans douceur, avec ennui. C’est la vie d’une femme qu’on appelait Jeanne, et qui n’existe plus.


XXX


Des gens entrent bavarder et rire dans ma maison. Il faut les écouter. La douleur clandestine, n’a pas la permission du repos. Elle doit, comme la fille-mère, quitter son lit ensanglanté, parer son corps, souffrir debout, vigilante à cacher son secret. Elle paye la rançon de ses joies volées.


XXXI


Il faut sortir.

Comme le préau de la prison est clair…


XXXII


Il faut aller rendre visite à Colette. Tout le monde le dit : avez-vous rendu visite à Colette ? nous allons rendre visite à Colette. Moi aussi, je vais rendre visite à Colette. Cela ne me semble pas dur ; rien ne me semble dur. C’est cette femme qu’on appelait Jeanne qui va chez Colette, lui faire sa visite de condoléance.

Il faut marcher dans cette rue sonore et calme, où les maisons ont un air de gravité douce. Il faut sonner à cette porte vernie. Un jour qu’il pleuvait fort, j’y ai sonné aussi, il y a longtemps. Et Jean m’a menée près du feu. Il faut traverser le porche, et le marbre du hall. Il faut voir passer, dans la glace de la console, une robe claire, sans voile de deuil, et un visage composé de visiteuse compatissante. Jean avait trouvé le damas de cette banquette dans une boutique au fond d’une impasse ; il aimait le crissement de ces fleurs brochées, sous le frôlement de sa main.

Comment ! mais c’est la porte de Jean qu’on m’ouvre… Colette reçoit dans le cabinet de Jean… Non ! Non ! pas cela ! Il ne faut pas permettre à Colette une horreur pareille… Comment veut-on que je supporte une horreur pareille ? Colette vole la chambre de Jean, elle s’installe dans le tombeau de Jean pour y parler et y faire du bruit…

La grande pièce assombrie porte sa douleur avec une noble dignité. Elle reste jusqu’à la fin digne de son maître, m’impose le respect et la résignation. J’y pénètre lentement.

Il y a du monde. Un homme, deux femmes, qui parlent à mi-voix. Colette est là. Elle a pris l’antique fauteuil, devant la cheminée. Elle est entourée de ses crêpes. Elle a le front baissé. Elle est la Veuve. Sa tristesse est assise, majestueuse, permise et nécessaire.

— Colette, je viens vous dire…

Elle se lève, ses draperies traînent. Ses yeux troublés rougissent, tremblent. Colette pleure, jetée dans mes bras. Je l’y garde. Mais une fureur, une férocité me soulèvent, me font défaillir. Elle pleure ! elle ose pleurer, elle ose se dire à plaindre, elle ose croire qu’elle aimait Jean ! Et une jalousie effrénée, physique, me prend, à sentir contre moi le corps de cette femme appartenant à Jean. Mes dents se serrent. Je tremble. Et je m’entends dire doucement des mots d’apaisement, des mots convenables, de circonstance, qui paraissent suffire à la peine de Colette.

Les visiteurs, guindés, ajoutent leur note de commisération bien élevée. On parle de Jean au passé, on égrène, on étale ses qualités ; et c’est comme si on déshabillait son cadavre, là, devant ces étrangers.

Colette me félicite d’être restée fille, de ne pas connaître cette douleur, d’être au delà, en dehors des peines de la vie. J’écoute et supporte ses enseignements, tête baissée : elle est la veuve.

Il y a une femme devant moi, toute jeune, qui me regarde avec persistance. Elle a des yeux tristes et doux. Et il me semble qu’elle a pitié de cette voisine effacée, qui parle humblement, comme une pauvresse devant une grille fermée, de cette douleur qu’il ne lui est pas permis de ressentir.

Colette parle encore. Elle raconte la fin de Jean, si soudaine, si calme, si douce : une balle en pleine poitrine, la mort instantanée… La voix de Colette sombre dans les larmes, des larmes très sincères, très désolées, sans amertume ; pitoyablement, on a préservé de la vérité la sensibilité de la veuve. Mais elle n’a pas pu recueillir le dernier cri de Jean. Elle n’a pas son cri adoré dans le cœur. La mort de Jean lui a menti. C’est vers moi qu’il a crié. C’est à moi qu’il appartient, mort.

Je me lève. Je dis les derniers mots de convention, je serre les mains. Colette n’oublie pas de sonner pour qu’on me reconduise. En passant, la chambre toute entière m’envoie son grand adieu solennel. Les peintures, les sombres tapis, la table de travail sereine, les chandeliers, l’encrier et la plume, et le fauteuil approché pour écrire. Et les beaux livres. Et un portrait d’homme, en fraise, sérieux.

C’est fini.

XXXIII


Mademoiselle Laure est là. Son fils est mort. C’est moi qui dois le lui apprendre.

Elle entre dans mon salon, un peu gauchement, défiante, l’œil armé et buté. Que vais-je dire ?

J’ai sa main, je l’attire, je prends son bras, son épaule, sa tête. Je couche contre moi ce corps hésitant, qui s’affole, et résiste, et s’abandonne enfin en comprenant…

Vous n’irez pas près des étangs. Je garderai mes bras autour de votre corps, Mademoiselle Laure ! Et puis, ensemble, tout bas, comme des enfants rebelles et tremblants, nous apprendrons à épeler les grands mots auxquels nos aimés ont offert leurs vies. Nous les dirons dans nos cœurs exténués, plus haut et plus fort, pour être dignes d’eux et dignes de nos morts : Pour notre Roi, pour la Patrie… Pour Dieu !


XXXIV


Moederke passe, portant des bruyères. Et le vicomte m’accoste en toussant. Deux soldats allemands, sales, les bottes lourdes, me dépassent, en riant haut. Un petit soleil délicat verse sur le monde l’ironie froide de son sourire. Court vêtue, une jolie femme frappe le pavé de ses bottines claires. Et Mademoiselle Laure paraît dans son costume correct, des chapeaux à la main, à la vitrine de Lemercier. Colette, bien sûr, reçoit la deuxième série de ses visites de condoléance. Et moi je vais à la cantine, peser mes petits enfants nus. Rien n’est changé.


XXXV


C’est la nuit que je crie, que je me débats, que je me révolte. La pensée des heures, des jours, des années à venir m’étouffe d’une montée hurlante de sanglots. Et puis, quand je me suis longtemps jeté l’âme contre les murs de son cachot, je la retrouve exténuée, sanglante, réduite au silence, comme une bête asservie qui garde les yeux pleins de sauvagerie et de révolte. Et le matin, je mets docilement le bât et le collier, et je reprends l’ouvrage.

Oh ! oui, tu es entré dans la lumière, mais tu y es entré seul, ingrat, sans moi ! Appelle-moi ! Appelle-moi !

XXXVI


À quoi vais-je penser ! Que vais-je mettre dans mes mains vides, où vais-je conduire mes pieds indifférents ? De quoi vais-je remplir mon cœur stérile, où vais-je mener mon âme lasse ?

Un jour je pleurerai. Peut-être cela soulage. Et puis, après ?


XXXVII


Je n’avais jamais regardé les tristesses du monde. J’en avais eu pitié sans les regarder, sans les connaître. Ô pauvres cœurs, pauvres yeux, pauvres âmes blessées, multiplicité de la douleur, que votre palette est grande, que ses couleurs sont variées et délicates, que de tons et d’ombres, quelle gamme d’angoisses et de misères… Et, mêlé, cela fait la grande couleur neutre, la douceur grise de la vie…


XXXVIII


J’ai dans le cœur comme un lent frissonnement, une attente, une longue et sourde fermentation. Je ne fais rien. Je ne pense pas. Je regarde les vies des autres, les pauvres cœurs des autres, muette, attentive…

Jean, le premier soir, dans les flonflons du bal, a regardé mes yeux, et m’a dit :

— Vous aimerez les autres.

Je n’ai aimé que lui.


XXXIX


C’est vous, pauvre Brême ! Comme vous avez vieilli. Rassurez-moi : j’ai peur, cette nuit-là, de vous avoir fait souffrir. Que vous ai-je dit ? Pourtant, je vous aime bien ; je ne vous veux aucun mal. Et vous me faites une pitié profonde. Car c’est terrible de souffrir… Pardonnez-moi.

Voyez-vous, Brême, j’aurais pu m’attacher à vous, être votre femme, vous porter des enfants. Mais Jean, s’est trouvé entre nous. J’ai regardé Jean. Je ne vous ai plus vu. Et maintenant, il faut que je lève la tête, pour chercher Jean qui est là-haut. Je ne peux pas vous voir, mon ami, j’ai les yeux levés…


XL


Ô mon ami, maître qui m’avez ouvert l’âme à l’amour, ouvrez-la plus encore, ouvrez-la à la pitié du monde, ouvrez-la à l’infini. Faites ma douleur digne de notre amour !

XLI


Mon tuberculeux a vomi le sang encore cette nuit. Sa poitrine halète à craquer ; son gémissement sort d’une caverne ; il pleure. Sa femme ne veut plus essuyer sa sueur ; elle dort, tombée au pied du lit, en ronflant comme une bête terrassée de fatigue. Il n’y a que moi pour soutenir et recoucher le pauvre corps, la maigre carcasse toute rongée par le chancre. J’y suffirai. Je vous tiendrai, je vous caresserai, mon solitaire agonisant, dans la nuit qui retombe et que la mince bougie de guerre fait paraître plus lourde et plus noire. Je sourirai à vos yeux épouvantés et vos oreilles, tonnantes des clameurs de la mort, entendront la tendresse de ma voix. Courage, pauvre homme, le pont sera bientôt franchi… Je vous guiderai. Je connais de merveilleuses histoires, toutes bruissantes d’ailes d’anges, et des mots qui vous montreront Dieu dans sa gloire. Vous Le voyez ? Il vous touche ? Vous sentez Ses mains percées ? Vous êtes bien : appuyez-vous sur mon cœur. Je vous aime, pauvre homme, je vous aime !

La mansarde est nue, peuplée seulement de grandes ombres dansantes, de hardes et de vermine. La bougie meurt comme un petit cierge jaune. L’agonisant, qui essaie de mourir, étouffe.

Mais, au-dessus des râles de la mort et du sommeil mêlés, qui m’a parlé de cette voix suave comme un cantique ?

Jean ! tu es là…

Mon doux ami, mon doux chéri perdu, c’est toi, n’est-ce pas ? Je t’entends. Oui, c’est ton sourire, ta douce voix, tes yeux tristes, c’est toi ! Qui t’a amené ? Viens-tu m’aider ? Tu le vois, je soutiens ce verre aux lèvres de ce mourant… Est-ce à tes lèvres que je le porte ? Est-ce ta bouche expirante que j’abreuve, là-bas où ils t’ont laissé mourir ? C’est toi que j’ai dans mon bras protecteur. Je suis près de toi, mon Jean, je t’ai relevé, je t’ai trouvé enfin…

— Ma pauvre femme, il faut vous réveiller. Restez à genoux. Au nom du Père et du Fils…

Jean ! regarde ! Baisse-toi.

Ne te désespère plus de m’avoir délaissée.

Je monte… j’apprends.

J’entre déjà dans la lumière…