Celui du savoir (Verhaeren)

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Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 106-111).
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CELUI DU SAVOIR


Et me voici d’un grand site de catafalques
Et d’un minuit soudainement illuminé,
Où s’inscrivent les vestiges et les décalques
De la splendeur et de l’effroi — l’halluciné !

La science s’y darde, en des observatoires
Lenticulés de verres d’or, qui, vers les feux
Rouges et monstrueux d’un ciel prodigieux,
Braquent, depuis quels temps ? leurs yeux comminatoires

Sur des axes de lois fixes, les astres clairs
Roulent l’éternité du monde — et, par éclairs,
En de pâles chemins troués de solfatares,
Luisent les galops fous des comètes barbares.


Parmi ces blocs de feux, la terre est une aveugle
Que la lumière, un jour, ne réchauffera plus :
En des livres précis et des textes élus,
Son cataclysme craque et son désastre meugle.

En un site de catafalques
Ou s’illimitent les décalques
De la splendeur et de la peur,
Quelqu’un vêtu d’effroi
S’est, lentement, ce soir, arrêté devant moi.

Sa chevelure en feu fouetté
Illuminait ses tempes élargies,
Ses yeux étaient aigus d’avoir scruté
La science inquiétante des soirs,
Parmi les forêts d’or de la magie.
Il m’arrivait des modernes ouvroirs
Où l’on tisse de fragiles calculs
Pour enfermer les temps et leurs reculs
À l’infini, au fond des âges.
La barque, par la nuit, des siècles en voyage,
Le myriadaire éclat des lumineux faisceaux,
Les astres migrateurs des mers occidentales,

Les constellations ornementales,
Qui contiennent le ciel, en leurs réseaux,
Il les savait, il en fixait les destinées.

À contempler les nuits de flamme et de portor
Il lui semblait que sa tête était le centre
De leur fatal gyroîment d’or :
Le Lion accroupi, au seuil de l’antre,
Le Bélier clair, cornu d’éclairs,
Le Scorpion aigu d’écailles insensibles ;
Le Cygne blanc, avec son plumage d’argent ;
Cassiopée, en des lacs purs, nageant ;
Le Sagittaire armé de flèches invincibles ;
Le Chariot, avec ses feux, comme des roues ;
Les vaisseaux du silence dont les proues
Laissaient des sillons d’or dans ses pensées ;
La mer toute en remous d’époques dispersées ;
L’incalculable temps plus jeune encor que vieux ;
Toute la nuit et tout le firmament
Filtraient en lui, par ses deux yeux ;
Il les mêlait et les roulait dans sa folie
Avec l’orgueil soudain d’en être le dément.


Il imposait — tel un remède au tort de vivre —
À son esprit vaincu, la dispersion ivre
Dans le hallier des lois et des systèmes,
Infiniment, se compliquant eux-mêmes
Et se brisant ou se renouvelant, hagards,
Aux chocs fortuits des inconnus épars
Plus loin que tout regard orbiculaire,
Jusqu’au delà de la puissance de penser.

Dans le trou noir que nous portons en nous, verser
Un rêve éparpillé en chiffres fous,
Fourmis noires, autour du bloc friable et mou,
Où l’on essaie, en vain, d’asseoir un Dieu défunt :
Toutes lignes droites, par des courbes mangées,
Toutes certitudes, par des cirons rongées,
Et l’esprit même, ainsi que miettes,
Disséminé si loin qu’il ne se sent plus un.

Devant les âmes inquiètes
Il déclarait que le grand don
Était de se sentir ramifié
À la forêt du multiple multiplié,
De n’être plus qu’un tourbillon
Qui se disperse au vent mystérieux des choses.


Pourquoi scruter toutes les causes,
Si la première est inconnue ?
Savoir, n’est qu’éloigner ses doutes,
Sur un chemin, creusé par les déroutes ;
Les feux des étoiles, dans la nuit nue,
Brûlent, sans éclairer les déserts de ténèbres
D’un au-delà profond que nul n’explorera jamais.
Tout problème fascinateur
Est tentateur d’erreur,
Et puis — est-ce qu’on sait ce que l’on sait ?

Les sens et la raison qui les contrôle ?
Quels tonnerres célèbres
Rediront, dans les cieux, la parole
Qui dirige le monde et l’aurait fait ?
Les yeux vidés d’horreur,
Sous ses oracles morts, dort la Sybille morte,
Et les voyants ont peur de leur terreur.

Sur l’illusoire vérité clos désormais ta porte.
Vivre ? c’est se rouler, en une anomalie
D’efforts sans but, de recherches en vain,

De sciences dont n’apparaît la fin,
Qu’en mécaniques d’or tissant de la folie.
Dites, les gouttes d’eau, les grains de sable
Brassés au creux des mers nouant leurs flots
À d’autres flots insaisissables ?
Dites, les chocs des temps dans le chaos,
Et ceux des textes et des faits
Et la bataille au loin de l’infini qui clame ;
Et tiens pour toi, qu’il n’est, parmi tous les projets,
Qu’un bien : le mors-aux-dents d’une âme
Qui se tue à chercher, mais ne conclut jamais.