Cent Proverbes/13

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H. Fournier Éditeur (p. 55-62).


DEUX MOINEAUX SUR MÊME ÉPI
NE SONT PAS LONGTEMPS UNIS.

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I l y avait une fois, au temps où les animaux parlaient, dans une campagne toute parsemée de bosquets, aux bords de l’Euphrate, un jardin charmant qu’habitait une colonie de chardonnerets. Les fruits les plus savoureux, les baies les plus succulentes se mêlaient aux fleurs, et, sur l’herbe des prés, murmurait l’eau cristalline des fontaines.

Un jour, un jeune chardonneret, qui était allé rendre visite à une alouette de ses amies, rencontra sur la lisière d’un bois un oiseau dont le plumage lui était entièrement inconnu.

Cet étranger était perché tout en haut d’un arbre, et regardait au loin dans les champs. Mille perles blanches constellaient sa robe brune, et, quand un rayon de soleil glissait sur ses ailes moirées, on voyait luire un éclair chatoyant comme le reflet d’une émeraude. Le chardonneret s’approcha à tire-d’aile du bel oiseau, et, l’ayant salué, lui demanda s’il ne pourrait pas lui être bon à quelque chose.


— Ma foi, vous me tirez d’un grand embarras, répondit l’autre ; tel que vous me voyez, j’arrive d’un pays lointain, et voilà vingt-quatre heures que je n’ai rien mis sous mon bec.


Le chardonneret invita poliment l’oiseau à déjeuner, et tous les deux prirent en l’air le chemin du beau verger.

Le chardonneret était fort curieux d’apprendre le nom et les aventures du voyageur ; mais, en personne discrète, il n’osait le questionner. L’oiseau n’imita pas cette réserve, et, chemin faisant, il ne se lassa pas d’interroger son guide sur les mœurs, les habitudes, le gouvernement de son peuple. Le chardonneret répondait à tout avec discernement et civilité.

Quand on fut arrivé au nid du chardonneret, l’étranger se mit à manger d’un si grand appétit que son hôte fut bientôt à court de provisions. Après avoir dépêché une dernière grappe de raisin, le voyageur s’étendit sur un tas de mousse à l’ombre.


— Voilà le meilleur déjeuner que j’aie fait depuis longtemps ! s’écria-t-il.

— Il ne tient qu’à vous d’en faire tous les jours autant, reprit le chardonneret ; vous n’avez qu’à vous établir dans ce canton.

— Si mes frères les étourneaux se doutaient des repas qui les attendent ici, je crois qu’ils ne demanderaient pas mieux.

— Ah ! vous êtes étourneau ?

— De père en fils. Je suis né en Germanie ; à six mois j’avais déjà vu la moitié de l’Europe. Me trouvant au bord de la mer, aux colonnes d’Hercule, j’ai profité de l’occasion d’un coup de vent qui m’a conduit dans l’île de Calypso ; là, je me suis marié. Ma femme étant morte au bout de cinq semaines, j’ai repris mon vol. En Égypte, je me suis rencontré avec une compagnie d’étourneaux en train de faire le tour du monde ; ils m’ont engagé à les suivre, et nous sommes partis il y a quelques jours. Quand vous m’avez aperçu, je prenais le frais en attendant l’occasion de prendre autre chose.

— Et vos camarades ?

— Ils font la sieste dans le bois. Venez avec moi ; je vous présenterai à toute la bande, qui sera enchantée de faire votre connaissance.


Le chardonneret n’avait jamais quitté ses bosquets ; il croyait que toute la terre ressemblait à ce séjour qui faisait partie jadis du jardin d’Eden, et qu’il n’y avait pas d’autre fleuve que l’Euphrate. Les discours de l’étourneau le remplirent d’étonnement ; les récits qu’il faisait des différentes contrées où habitent tant de races diverses, son langage pittoresque, les histoires merveilleuses qu’il racontait sur les mœurs, les goûts, les usages, les guerres, les amours de mille espèces d’oiseaux, inspirèrent au chardonneret le désir de retenir dans sa patrie de si gentils savants.

Il communiqua son projet à la tribu ; on discuta. Les vieux hochèrent la tête ; les jeunes crièrent à plein bec que les étourneaux donneraient à leurs enfants l’éducation qui leur manquait ; que ce serait pour tout le monde une grande joie d’entendre l’odyssée de leurs voyages pendant les longues soirées d’hiver ; que ceux qui ont beaucoup vu peuvent avoir beaucoup retenu, et que, par conséquent, la présence des illustres voyageurs assurerait la prépondérance des chardonnerets sur les pinçons, linots, mésanges et grives du voisinage. Cet avis prévalut, et on envoya une ambassade aux étourneaux pour les prier de s’arrêter aux bords de l’Euphrate.

Les étourneaux, étant quelque peu las, acceptèrent et se mirent en disposition de déménager du bois.

Cependant, quelques chardonnerets inquiets se rendirent chez une vieille pie qui avait bâti son nid dans un antique noyer.

Cette pie, qui datait du temps où les anges se promenaient sur la terre, passait pour sorcière dans le pays ; tous les oiseaux venaient la consulter, et ses prophéties n’étaient jamais démenties par l’événement. La pie s’assit à l’entrée de son nid, les deux pattes appuyées sur une béquille qui lui servait à marcher ; puis, ayant écouté les chardonnerets, elle caqueta cette réponse symbolique :

deux moineaux sur même épi
Ne sont pas longtemps unis.

Après qu’elle eut parlé, elle demanda deux douzaines de figues pour sa récompense, et rentra dans son domicile.


— Bon ! il s’agit de moineaux ! s’écria l’un des oiseaux ; ça ne nous regarde pas.

— Hum ! la lettre tue ! murmura un vieux chardonneret. Mais on ne l’écouta pas, et les étourneaux s’établirent dans le jardin des chardonnerets.


Pendant les premiers jours, tout alla pour le mieux ; les étourneaux racontaient leurs voyages ; on venait les entendre de tous les vergers, de toutes les prairies, de tous les bois d’alentour ; on ne se lassait pas de les écouter. Chaque soir, c’était un nouveau plaisir, et l’on dansait après. Mais, tandis que les discours allaient leur train, les vivres diminuaient à vue d’œil ; chaque étourneau mangeait pour trois chardonnerets.

Il fallut songer aux provisions ; les chefs de la tribu assemblèrent les plus forts, et on fut à la picorée ; celui-ci rapportait une prune, celui-là une cerise ; les plus vaillants traînaient un abricot. Pendant que la colonie s’épuisait en efforts, les étourneaux, qui restaient au logis, faisaient la cour aux plus jolies filles de leurs hôtes. D’étranges perturbations éclatèrent au milieu des nids; les chardonnerets s’en aperçurent, et prièrent les étrangers de voler aux champs avec eux.

Les étourneaux se mirent à siffler de toutes leurs forces ; les plus roués d’entre eux chansonnèrent les pauvres maris, et plus d’un chardonneret dut s’esquiver au milieu des éclats de rire.

En attendant, les déjeuners, les diners et les soupers allaient de plus belle. Tout ce que récoltaient les pauvres chardonnerets disparaissait à mesure. Quand les travailleurs rentraient le soir, ils trouvaient les étourneaux frais, reposés, la queue bien peignée, l’œil brillant, les ailes lustrées, jouant aux jeux innocents de buisson en buisson, avec leurs sœurs, leurs filles et leurs femmes. Ce spectacle leur déchirait le cœur.

Un jour, un des plus fougueux chardonnerets surprit un étourneau en conversation très-animée avec sa cousine, au plus épais d’une haie. Le chardonneret fondit sur l’étourneau, la cousine s’évanouit, et l’étourneau cria au meurtre ; ses camarades accoururent. Quelques chardonnerets vinrent au secours de leur ami. Personne ne voulait avoir tort ; plus on jacassait, et moins on s’entendait ; bientôt les injures volèrent de bec en bec, et les coups de pattes s’en mêlèrent. Les chardonnerets, depuis quelque temps, faisaient maigre chère, ils étaient fatigués ; ils furent battus.


En ce moment la vieille pie passait par là : — Tu l’as voulu, Georges Dandin ! dit-elle.


Les étourneaux chantèrent victoire, soupèrent gaîment, et se couchèrent dans les nids de leurs hôtes.

Mais, pendant la nuit, les chardonnerets, groupés sur un grand chêne, tinrent conseil. Il fut décidé qu’une députation serait envoyée au pacha qui gouvernait la province, avec prière d’expulser les étrangers. Ce pacha était un vieux grand-duc qui habitait le creux d’un sapin ; il était fort sage, fort expert, et ne se montrait presque jamais, à la manière des princes d’Orient. Après qu’il eut écouté la harangue des ambassadeurs, il fit appeler son connétable, et lui commanda de partir sur le champ avec un escadron de sa garde noire ; c’était le nom qu’on donnait à un régiment de merles, commandé par un fameux corbeau revêtu du haut grade de connétable.

Les merles partirent à tire d’ailes, guidés par les chardonnerets.

Quand leurs premiers rangs atteignirent le verger, les étourneaux dormaient encore. Les uns se laissèrent arrêter sans opposer de résistance ; les plus mutins furent garrottés ; et bientôt toute la bande, gardée à vue par les merles, prit la route des grandes forêts qui sont derrière l’Euphrate.

Mais, avant de quitter le verger, le connétable rassembla tous les chardonnerets autour de lui, et leur tint à peu près ce langage :


— Ô chardonnerets imprudents ! vous avez donc des oreilles pour ne pas entendre ! Souvenez-vous de la réponse de l’oracle. La pie ne vous a-t-elle pas dit :


deux moineaux sur même épi
Ne sont pas longtemps unis.

Ce qui s’applique aux moineaux s’applique aux chardonnerets, aux étourneaux, aux merles, à tous les oiseaux ; et ce qui s’applique aux oiseaux peut s’appliquer aux hommes nos ennemis !

Ayant ainsi parlé, le corbeau ouvrit les ailes et partit.