Cent Proverbes/45

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H. Fournier Éditeur (p. 187-194).


À CHAQUE SAINT SON CIERGE

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D e toutes les académies la plus illustre est sans contredit celle de Pékin ; elle fut fondée environ six mille ans avant la nôtre, ce qui ne l’empêche pas de travailler encore à un dictionnaire de la langue chinoise : nous aurions tort, on le voit, d’accuser la lenteur de nos académiciens. Cette académie se compose, du reste, de quarante membres qui prennent de leur vivant le titre d’immortels ; ils ont en outre le droit de porter des palmes vertes sur leur robe, et d’entrer sans passe-port dans les musées. Il n’est pas absolument nécessaire d’avoir du génie pour faire partie de l’académie de Pékin. En beaucoup de points, cette académie se rapproche de celle de Paris.

L’immortel Hiu-Li venait de mourir. Ce Hiu-Li avait fait un bon mot à l’âge de quarante ans. Ce bon mot avait été raconté chez le gouverneur de la province, qui le répéta à une soirée du premier ministre, qui en parla à l’empereur. Sa Majesté ayant daigné rire, Hiu-Li fut proclamé un des hommes les plus spirituels de la Chine, et l’académie n’hésita pas à l’appeler dans son sein. Hiu-Li vécut sur ce bon mot, et mourut sans en avoir fait d’autre.

Quelques jours après la mort de Hiu-Li, un écrivain dont la réputation est sans doute venue jusqu’à vous, le célèbre Fi-Ki, rédacteur de la Revue de Pékin, s’adressa la harangue suivante :


« Mon cher Fi-Ki,

« Voilà bientôt dix ans que tu tiens le sceptre de la critique dans un des recueils les plus estimés de la Chine, et par conséquent de l’univers. Tu as dit tour à tour du bien et du mal de toutes les écoles ; tu as su distribuer l’éloge avec une sage profusion ; il faut voir maintenant combien l’encens rapporte. Tu deviens vieux, le public commence à se lasser de tes articles ; le moment est venu de faire une fin ; tâche d’entrer à l’académie : une fois immortel, c’est bien le diable si l’on ne te nomme pas bibliothécaire ; tu achèveras ainsi ta vie au sein d’une médiocrité dorée, comme dit un de ces poètes de l’Occident dont je parle déjà, comme si j’étais académicien, sans les connaître. »

Fi-Ki trouva son raisonnement fort juste. Il se fit faire la queue, mit une plume neuve à son bonnet, endossa sa plus belle robe, et loua un palanquin à l’heure pour aller faire ses visites.

À Pékin, comme à Paris, les candidats à l’académie sont obligés de se présenter individuellement chez chacun de leurs futurs collègues, et de leur déclarer qu’ils sont les seuls dignes de leur choix. Fi-Ki se rendit d’abord chez l’académicien Fank-Hou. C’était un bonze, qui avait publié un recueil d’homélies et d’oraisons funèbres.

— Seigneur, lui dit-il, mon nom ne vous est peut-être pas inconnu. Je suis Fi-Ki, un des rédacteurs habituels de la Revue de Pékin, et je viens solliciter votre suffrage pour être de l’académie.

— Vous voulez remplacer le fameux Hiu-Li, l’homme le plus spirituel de la Chine ?

— Hélas ! j’ai bien peu de droits, je le sens, à un tel honneur ; mais je me consolerai de ma défaite si j’obtiens votre voix. L’éloquence de la chaire est selon moi la plus importante branche de la littérature, et, de l’avis de tout le monde, vous êtes le premier de nos orateurs religieux ; je sais que de soi-disant critiques contestent ce fait ; mais je ferai justice dans la Revue de Pékin de leurs sottes prétentions.

— Quand paraîtra votre article ? demanda Fank-Hou.

— Après l’élection, répondit Fi-Ki ; et il se retira en saluant humblement. Il se fit conduire chez Hang-Hong.

Hang-Hong, autrefois capitaine dans les Tigres de la garde impériale, était l’auteur d’une vingtaine de volumes de poésies fugitives ; il célébrait perpétuellement les jeux, l’amour et les ris, et sablait parfaitement l’opium, qui est le Champagne de la Chine.

— Salut, dit Fi-Ki en entrant, au plus grand poëte de l’Empire Céleste !

— Qui êtes-vous ? demanda Hang-Hong mécontent d’être dérangé au moment où il allait fumer sa pipe.

— Un sectateur ardent de la poésie fugitive, un de vos plus profonds admirateurs, un humble critique qui sait vos vers par cœur.

— Vous savez mes vers par cœur ? répondit Hang-Hong radouci.

— Qui ne retiendrait pas cet impromptu charmant que vous avez adressé à mademoiselle All-Mé, qui vous demandait son épitaphe ?

Sur l’écorce d’un noir cyprès,
Vous voulez en vain que je trace
Votre épitaphe et nos regrets ;
L’amour sans cesse les efface
Avec la pointe de ses traits.
Crois-tu, dit-il, qu’à son aurore,
All-Mé, plus brillante que Flore,
Ait rendu le dernier soupir ?
Le premier même est à venir ;
Mon ami, je l’attends encore.

Et ces stances pleines d’une grâce si douce ?

 L’amour vrai se plaît dans les larmes,
Et nous adorons la beauté,
Peut-être encor moins pour ses charmes.
Que pour sa sensibilité.
Si la rose aux jardins de Flore
Fixe les regards amoureux,
C’est lorsqu’elle brille à nos yeux
Couverte des pleurs de l’Aurore.

— Ah ! je le vois, s’écria Hang-Hong attendri, vous comprenez la poésie fugitive. Hélas ! le nombre de ses fidèles décroît tous les jours !

— Je sais qu’il est des imbéciles qui se moquent du madrigal et du couplet ; mais leurs railleries ne prévaudront pas ; déjà une réaction se manifeste en faveur de la poésie fugitive ; l’académie devrait s’y associer en me nommant à la place de feu Hiu-Li ; à mes yeux, il n’y a pas d’autre poésie que la poésie fugitive.

— Votre nom ?

— Fi-Ki, rédacteur de la Revue de Pékin, qui deviendra l’organe de la réaction fugitive.

— C’est bien. Comptez sur ma voix.

Décidément, pensa Fi-Ki, ma manière de solliciter est la meilleure ; voilà ma candidature en bon chemin. Allons maintenant chez Nung-Po.

À cette époque, l’académie chinoise était divisée en deux camps bien distincts : les classiques et les romantiques.

Nung-Po représentait la tradition ; il avait fait jouer dans sa jeunesse une tragédie, et il mettait en ce moment la dernière main à un poëme en trente-quatre chants, intitulé la Kong-Fu-Tzéide. Il avait à cœur de répondre aux littérateurs étrangers qui reprochaient à la Chine de n’avoir pas de poëme épique. Nung-Po recommençait pour la vingtième fois l’indispensable invocation à la muse, lorsqu’on lui annonça que M. Fi-Ki, rédacteur de la Revue de Pékin, demandait à le voir.

C’est un journaliste, se dit Nung-Po, qui était prudent comme tous les tragiques ; qu’il entre.

— Que l’illustre Nung-Po me pardonne de troubler ses méditations ; mais les grands hommes sont indulgents.

— Que voulez-vous, jeune homme ?

— Vous demander un conseil.

— Parlez.

— J’ai l’intention de publier dans la Revue de Pékin une série d’articles sur les tendances de l’école dramatique moderne ; je voudrais remettre en lumière quelques gloires qu’on oublie depuis trop longtemps. Qui mieux que le célèbre Nung-Po peut m’être utile dans cette grande entreprise ? Je prétends terrasser le romantisme.

— Nos ennemis sont puissants, audacieux.

— On doit s’attendre à tout de la part de gens qui ont brisé la césure.

— Qui ne reculent devant aucune monstruosité, pas même devant l’enjambement.

— Qui violent toutes les unités.

— N’importe, illustre Nung-Po, avec votre appui je les combattrai, et j’espère les vaincre ; je crains seulement une chose.

— Laquelle ?

— C’est que cette polémique ne nuise à ma candidature à l’académie.

— Vous voulez remplacer Hiu-Li ?

— J’ai déjà la voix de votre ami Hang-Hong.

— Vous aurez la mienne, jeune homme ; il faut seconder ceux qui veulent mettre en lumière les gloires oubliées ; vous serez des nôtres. Venez me voir demain ; en attendant, je vous promets mon appui.

Fi-Ki remonta en palanquin, et se fit descendre devant la porte de Nou-Fou. Nou-Fou était le chef de l’école romantique ; Fi-Ki le connaissait de longue date ; il avait puissamment contribué à sa gloire ; c’était lui qui s’était placé à la tête de cette troupe de mineurs littéraires qui avaient fait sauter devant Nou-Fou les portes de l’académie. Pas un jour ne s’était écoulé depuis une dizaine d’années sans que Fi-Ki eût fait pour son chef de file un de ces articles d’éloges qu’en Chine on appelle réclames ; c’était bien le moins que Nou-Fou se montrât reconnaissant. FiKi l’aborda de la manière suivante.

— Comment se porte notre grand Nou-Fou ?

— Et le plus spirituel de nos critiques, répondit celui-ci, comment va-t-il ?

— Il est malade.

— Qu’a-t-il donc ?

— Une candidature à l’académie.

— Si jeune, et déjà vous songez à mourir !

— L’école moderne est menacée ; la tragédie relève la tête ; il faut payer de sa personne : voilà pourquoi je me présente. On m’a fait des propositions de la part de Nung-Po si je voulais passer aux classiques avec la Revue de Pékin.

— Qu’avez-vous répondu ?

— Que jamais je ne changerais de drapeau, et que mes amis sauraient bien me faire entrer à l’académie. Je veux rester fidèle aux idées et au drame modernes ; je mourrai sur la brèche du lyrisme dans l’art. Jugez si je pouvais consentir à voir la Revue de Pékin arborer sur sa bannière un autre nom que celui de notre grand, de notre gigantesque, de notre pyramidal, de notre formidable Nou-Fou ?

— Je n’attendais pas moins de vous, cher ami. À quand l’élection ?

— Au premier jour de la lune nouvelle.

— C’est bien. Vous serez immortel.

Fi-Ki visita successivement tous les académiciens, et employa auprès de chacun d’eux le procédé dont nous venons de voir quelques échantillons. Quoiqu’il eût pour concurrents le plus fameux romancier et le plus grand philosophe de son temps, il fut nommé au premier tour de scrutin. Comme un de ses amis lui adressait des félicitations quelque peu mêlées de surprise, Fi-Ki lui répondit par ce distique allégorique :

Min po have mi-li
Fug-nam keg-mi no


que M. Abel Rémusat traduit de la façon suivante :


À chaque saint son cierge.