Cent Proverbes/55

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H. Fournier Éditeur (p. 226-234).



L’ÂNE DE PLUSIEURS
LES LOUPS LE MANGENT

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C omme il est gentil Jacquot, comme il s’ébat joyeusement au milieu des prés ! Il va, il vient, il court, il saute. Le voilà qui s’arrête au bord du ruisseau ; son gros œil rond se fixe sur le courant d’un air curieux ; tout à coup ses oreilles se dressent droites et immobiles, il a vu son ombre, et il a peur. Mais bientôt il reprend courage ; il se met de plus belle à cabrioler, à se rouler sur l’herbe épaisse et tendre, dont il tond à chaque instant un peu plus que la largeur de sa langue. Les enfants du meunier le poursuivent ; et lui, cet autre enfant, il joue avec eux et mange dans leur main.

Vous auriez beau parcourir tous les moulins, toutes les fermes des environs, nulle part vous ne trouveriez un âne aussi joli, aussi gracieux que Jacquot. Sa robe est grise, le bout de son museau blanc comme le lait ; ses quatre jambes sont traversées par une raie noire, juste à l’endroit où la jeune meunière attache ses jarretières ; sa queue est terminée par une magnifique touffe de poils frisés et soyeux ; il a ce qu’il faut d’oreilles à un âne de bonne condition. Certainement l’âne qui inspira à M. de Buffon son fameux chapitre, n’était ni mieux fait, ni plus beau que notre Jacquot.

Jusqu’ici on l’a laissé libre, il a pu sans contrainte se livrer aux joies bruyantes de l’enfance ; mais le jour est arrivé où il doit faire son entrée dans le monde. Quelle belle journée ! comme les foins sentent bon ! quelle douce saveur ont les fleurs de la luzerne ! Jacquot n’a jamais été plus vif, plus espiègle, plus coquet ; on dirait, à voir sa légèreté, qu’il court après les papillons qui voltigent autour de lui. Sois heureux, Jacquot ; jouis une dernière fois des charmes de cette matinée de printemps. L’enfance, c’est la liberté, c’est l’insouciance, c’est le bonheur ; dans un moment tu diras adieu à tout cela. Le meunier s’avance, tenant la bride d’une main, de l’autre le bât ; Jacquot le laisse approcher sans défiance. L’éclat des pompons rouges le séduit ; voilà, pense-t-il, une parure qui ne me messiéra point, j’irai tantôt me mirer dans l’onde voisine. La bride est passée, le bât est sanglé ; Jacquot ne se possède pas de joie, il veut s’élancer du côté de la rivière ; mais un poids inconnu retient son élan, la pression du fer sur sa bouche lui fait pousser un cri de douleur. Voilà Jacquot bien étonné d’être obligé d’aller où il n’a nulle envie de se rendre, c’est-à-dire au moulin.

Le malheur donne une prompte expérience ; Jacquot ne tarda pas à comprendre la vanité de ses espérances. Déjà les maudits pompons qui l’avaient séduit ont perdu leur éclat ; porter le blé au moulin ou la farine chez les pratiques, se lever à l’aube, se coucher à la brune, rester enfermé le dimanche, ne plus aller au pré que pendant quelques jours de printemps, et encore n’y rester qu’à la condition d’être attaché à un vil poteau : tel est le sort de Jacquot. Cependant son excellent naturel ne s’est point altéré dans l’esclavage. Après tout, se dit-il, en comparant ma situation avec celle des autres ânes mes confrères, je ne dois pas me trouver trop malheureux ; ils travaillent comme des forçats, on les nourrit mal, et on les accable de coups. Je travaille tout âne honnête comme un homme doit le faire ; ma paille est tendre et ma litière fraîche ; les enfants de mon maître, qui ont été mes camarades d’enfance, m’aiment et m’apportent de temps en temps quelques friandises dont je me régale ; le meunier lui-même m’estime, et j’en suis quitte avec lui pour quelques bourrades qu’il m’administre lorsqu’en revenant de la ville il s’est arrêté un peu trop longtemps à la porte d’un cabaret.

Raisonnable comme nous le voyons, Jacquot aurait dû mourir au moulin, regretté de tous comme un membre de la famille. Le meunier, sa femme et ses enfants y comptaient bien ; mais tout à coup un grand changement s’est opéré dans le caractère de Jacquot. Lui, que nous avons vu si docile, si résigné, si bon garçon, il est devenu rétif, ombrageux ; il se met à braire à chaque instant, sans rime ni raison. S’il porte des sacs au moulin, il feint de faire un faux pas, et il laisse tomber sa charge ; si le meunier l’enfourche, il choisit à dessein l’endroit le plus raboteux pour se mettre à trotter ; si les enfants lui apportent une poignée d’avoine ou l’écorce fraîche et appétissante d’un melon, il dédaigne ces marques d’amitié qui lui étaient autrefois si précieuses, et répond par des ruades aux caresses de ses amis. Sans doute quelque vieux mendiant en haillons, jaloux d’entendre partout l’éloge de Jacquot, lui aura jeté un sort en passant le soir devant le moulin.

Ce n’est point un maléfice qui tourmente Jacquot ; ou plutôt c’est le plus grand, le plus terrible, le plus funeste de tous les maléfices : l’amour, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Jacquot n’a pu se soustraire à l’universelle loi, une invisible flèche a percé son cœur, il est amoureux fou d’une jeune ânesse qui demeure à une lieue de chez lui, l’ànesse du curé. Elle est blanche, elle est grasse, elle est potelée ; quand elle monte au moulin, elle tient constamment les yeux baissés sans prendre garde aux ruades d’admiration, aux braiments d’enthousiasme que sa présence excite de tous côtés. Comment Jacquot pouvait-il résister à tant d’innocence et de candeur ?

Dans un état de civilisation où l’on tiendrait plus compte que dans le nôtre des intérêts du cœur, Jacquot serait devenu l’époux de Jacqueline (c’était le nom de l’ànesse) ; mais par un sot orgueil on la maria à un cheval. En apprenant cette nouvelle, Jacquot devint fou de désespoir ; quand on voulait lui mettre son bât, il se roulait par terre ; si on le conduisait à la ville, il quittait brusquement le grand chemin et courait comme un insensé dans la campagne, recherchant la solitude des forêts pour braire à l’écho le nom de son Amaryllis. Il en fit tant et tant que le meunier le vendit pour s’en débarrasser.

Son nouveau maître était un loueur d’ânes de Montmorency. Le temps et l’éloignement rendirent à Jacquot une partie de son ancien calme. La condition dans laquelle il se trouvait n’était pas trop mauvaise. On n’avait pas pour lui les mêmes soins ni les mêmes attentions que dans la famille du meunier ; le bourgeois était grossier, mal parlant, et très-prompt à se mettre en colère ; il n’entendait plus la meunière lui dire de sa douce voix : Allons, Jacquot, du courage. Mais quelquefois des grisettes de Paris caressaient sa crinière courte et épaisse ; elles tendaient leur tablier devant lui pour que sa grande bouche vînt y saisir quelque bon gros morceau de galette ou de pain d’épices ; puis elles montaient sur son dos et couraient dans les bois, riant, folâtrant, causant de leurs amours ; tout cela rappelait à Jacquot sa blanche Jacqueline, il songeait aux lieux qui l’avaient vu naître, au moulin, et il ne se trouvait plus aussi malheureux qu’il avait craint de l’être quand on l’amena pour la première fois à Montmorency.

Rien n’est durable sur cette terre, pas même ces semblants fallacieux qu’on est bien forcé, faute d’autre chose, de prendre pour le bonheur. L’été avait été pluvieux, les amoureux s’étaient vus forcés de rester à la ville ; quand vint l’hiver, le loueur d’ânes fut obligé de réduire son personnel.

Il céda Jacquot à un saltimbanque ; celui-ci désirait remplacer par un âne son chien savant qui venait de mourir.

Voilà Jacquot obligé d’étudier les sciences occultes, afin d’être un jour en état de prédire de bons mariages aux jeunes filles et aux jeunes garçons. Jacquot était un âne fort intelligent, et il n’eut pas beaucoup de peine à se mettre au courant de sa profession. Le jour de ses débuts il obtint un succès colossal ; la place publique était trop étroite pour contenir la foule. — Jacquot, quelle heure est-il ? — Jacquot, quel est le plus laid de la société ? — Et les rires d’éclater, les gros sous de pleuvoir. Le saltimbanque encaisse une recette d’au moins 7 fr. 50 cent. Ma fortune est faite, se dit-il ; évidemment cet àne a du Munito dans l’esprit ; il jouera aux dominos comme un chien.

Malgré cela, notre ami Jacquot n’était pas dans une position trop brillante ; après avoir travaillé tout le jour, il ne trouvait au logis qu’une maigre prébende. En route, il portait le bagage de son maître, son costume de sauvage, ses cymbales, sa clarinette, ses gobelets, son épée pour arracher les dents, son tapis et sa boîte à onguents ; souvent il en était réduit à jeûner ou à brouter l’herbe coriace qui croît au bord des fossés ; quelquefois, en le voyant racler piteusement le sol, son maître partageait avec lui un morceau de pain noir.

En somme, Jacquot, avec sa philosophie accoutumée, se serait fait à sa situation. Je suis exilé de mon pays ; il me serait trop dur de voir Jacqueline aux bras d’un autre ; il n’y a plus assez de grisettes et d’amoureux pour faire vivre les loueurs de Montmorency ; il pouvait m’arriver pire que de tomber sur ce saltimbanque, qui n’est pas méchant au fond, et qui partage avec moi en frère ; d’ailleurs je mène la vie d’artiste, et j’avoue qu’elle n’est pas sans charme pour moi.

Voilà comment Jacquot se consolait. La vie d’artiste ! mot brillant qui cache une bien triste réalité. Celui qui, naguère, faisait des recettes de 7 fr. 50 cent., arrache à peine quelques sous à l’indifférence du public blasé. Jacquot n’a plus de succès, son maître le vend pour acheter des puces savantes et des serins artilleurs.

D’artiste qu’il était, Jacquot est devenu militaire ; c’est une vivandière qui en a fait l’acquisition. Le fifre qui crie, les tambours qui battent, les fusils qui résonnent, les étendards qui flottent, le canon qui gronde ; ce bruit, cet éclat ont ébloui Jacquot. Un autre se plaindrait d’être obligé sans cesse, par la pluie, par le froid, par la grêle, par l’orage, de suivre le régiment ; mais il est fier, lui, de marcher sous les drapeaux, d’affronter le péril, de porter sur son dos la gaie vivandière et ses provisions. Jacquot n’a pas toujours sa ration suffisante, sa maîtresse fait pourtant ce qu’elle peut ; mais bah ! à la guerre comme à la guerre, nous nous referons en pays conquis.

Les soldats aimaient trop la vivandière pour ne pas reporter un peu de leur affection sur son âne ; il était le bienvenu au bivouac, et les vieux troupiers, quand il passait, avaient toujours quelque bonne facétie à lui dire. Cela faisait sourire Jacquot, qui préférait ces gaudrioles aux galettes de Montmorency : la gloire militaire a fait tourner de bien plus fortes têtes.

Malheureusement pour notre héros la vivandière fut tuée dans une bataille. L’ennemi victorieux força à la retraite l’armée dont faisait partie Jacquot ; Jacquot vit le moment où il allait être abandonné de tous. Cinq ou six grognards s’opposèrent à cette cruelle séparation ; Jacquot, dirent-ils, portera notre marmite et notre bois ; nous l’adoptons, il sera l’âne du régiment.

Un soir on fit halte au milieu d’une forêt. Les feux du bivouac s’allumèrent ; les soldats se mirent à souper, puis les rondes circulèrent, les yeux se fermèrent, le camp se livra au repos. Jacquot, laissé libre, errait tristement autour du bivouac, la mine allongée, l’estomac creux : il commençait à sentir le néant de la gloire. Hélas ! se disait-il, tant que j’ai appartenu à un seul maître, j’ai été heureux ; un régiment m’a adopté, et rien n’égale ma misère. Le meunier, le loueur, le saltimbanque, la vivandière, s’inquiétaient de moi de temps en temps ; aujourd’hui personne ne s’aperçoit seulement que j’existe. Quand j’arrive au bivouac accablé de fatigue, chaque compagnie fait bouillir la marmite, on mange gaîment, et à moi l’on me dit : Jacquot, mon ami, arrange-toi comme tu voudras ; la route est libre, va brouter ; si l’ennemi se montre, viens nous avertir. Je serais un lâche si j’abandonnais les drapeaux ; mais dès que la paix sera signée, adieu le service militaire ; je rentrerai dans la vie privée, je me ferai de nouveau âne de moulin.

En se livrant à ces réflexions, Jacquot s’était avancé dans la forêt pour y découvrir un peu d’herbe fraîche ; la sentitinelle l’avait laissé franchir le camp sans l’avertir du danger qu’il allait courir. On était dans le cœur de l’hiver, et des bêtes sauvages infestaient la forêt ; Jacquot avait à peine fait cent pas dans la forêt, qu’un loup se précipita sur lui et le saisit à la gorge. Jacquot poussa un cri terrible pour appeler au secours ; les soldats dormaient, personne ne vint ; il essaya de lutter, mais il avait affaire à forte partie. Il vit qu’il était perdu, donna une dernière pensée à Jacqueline, et se rappela en mourant un mot qu’il avait entendu souvent répéter au meunier :

L’âne de plusieurs, les loups le mangent.