Cent Proverbes/65

La bibliothèque libre.
H. Fournier Éditeur (p. 265-272).



DE PEU DE DRAP, COURTE CAPE

Séparateur




I l faut être un fort grand seigneur, ou tout à fait un manant, pour n’avoir pas appris quelque matin, par la voie des journaux, qu’un de vos amis, député plus ou moins éloquent, vient de gagner, au jeu de la politique, un portefeuille quelconque.

Pour ma part, j’y suis fait, et je ne m’émeus guère plus d’une pareille nouvelle que de ces lettres banales par lesquelles une simple connaissance vous fait part de son mariage, part de l’accouchement de sa femme, ou part du baptème de son enfant ; toutes choses, soit dit en passant, assez difficiles à partager.

Mais la première fois que je vis un camarade de collége promu aux fonctions de Secrétaire d’État, je tressaillis comme le coursier de Job aux accents du clairon. L’honneur fait à mon ami, à ce brave Charles que je tutoyais depuis trente ans, me grandissait à mes propres yeux de quelques coudées ; et dès que je le jugeai installé, j’allai adorer à son zénith le soleil que j’avais vu se lever dans les humbles régions où je suis resté.

J’aime à croire que je ne dus pas à mon indépendance bien connue l’accueil obligeant que m’accorda le nouveau Colbert ; mais je dois dire qu’il me serra la main d’une façon beaucoup plus franche, lorsqu’après l’avoir félicité je lui déclarai hautement mon intention de ne le solliciter jamais, sous aucun prétexte, ni pour moi, ni pour les miens. Dès qu’il ne craignit pas d’avoir à m’être utile, je lui fus tout à fait agréable. Et je ne m’en étonnai point, car je connais les hommes.

Le ministre daigna m’initier à tous les petits arrangements de sa position nouvelle ; il m’expliqua le mécanisme de la maison qu’il allait tenir, et toutes les combinaisons de cette épargne fastueuse qu’il faut aux grands officiers du gouvernement à bon marché, pour soutenir, avec la moitié d’un traitement déjà mesquin, le train honorable qui leur est imposé par l’opinion ; — l’inconstance des temps et des portefeuilles oblige tout homme prudent à économiser l’autre moitié.

Si ingénieuses qu’elles fussent au premier coup d’œil, je n’approuvai pas, il s’en faut, toutes les inventions de mon ami ; j’entrevoyais très-bien les tristes lacunes du luxe menteur qu’il allait afficher, et je les lui signalais avec une impitoyable franchise. À la longue, ceci le mit de mauvaise humeur, et pour changer de conversation :

— J’ai renvoyé, — me dit-il, — mon valet de chambre, mon brave Joseph. Ce pauvre garçon est sans place ; tu devrais t’en accommoder.

— Merci, Excellence, — répondis-je en m’inclinant ; — mais, avant tout, je voudrais savoir pour quel motif tu t’es séparé de ce fidèle serviteur ?

— Je te le dirai très-volontiers, car cela ne peut lui faire aucun tort. Il avait trop d’esprit pour moi.

— Trop d’esprit !… m’écriai-je. —

— Ou, si tu le veux, trop de perspicacité. En ma qualité d’homme politique, je n’agis presque jamais qu’en vertu d’un système ; et l’une de mes théories les plus arrêtées, c’est que pour avoir des instruments commodes et dociles, il ne faut jamais s’entourer que de gens au moins médiocres. Ceux-là seuls pratiquent l’obéissance passive, et ne mêlent pas indiscrètement leurs inspirations aux vôtres ; ils sont souples, dépendants, facilement effrayés… Bref, pour qui le connaît, c’est un véritable trésor qu’un imbécile. Je ne veux m’entourer que de cela.

— Tu me permettras alors, — interrompis-je, — de ne pas venir voir trop souvent ton Excellence : je craindrais de passer pour un de ses favoris.

Nous bavardions encore sur ce texte plaisant, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit. Un jeune homme entra, dont le front élevé, les yeux perçants, la bouche intelligente, m’inspirèrent une sorte d’attrait sympathique. C’était le secrétaire de l’homme d’état que mon ami remplaçait ; il venait proposer à la signature un travail pressé dont il avait été chargé, peu de jours auparavant, par son ancien patron. Charles y jeta un coup d’œil distrait, improvisa d’un ton péremptoire quelques objections superficielles, et annonça son intention de faire recommencer cet exposé de motifs sur un plan tout différent, et d’après d’autres idées.

Le jeune secrétaire rougit légèrement, — on n’est jamais disgracié sans quelque dépit ; — mais le sourire sardonique dont il accompagna l’offre de sa démission, m’apprit qu’il savait à quoi s’en tenir sur les dispositions méfiantes du nouveau ministre.

Cette démission fut acceptée immédiatement, et lorsque, après le départ du jeune homme, j’en témoignai ma surprise à Charles :

— As-tu donc oublié, — me dit-il, — les principes dont je t’ai fait part ? Le travail de ce jeune cadet révélait autant de talent que sa physionomie en promet ; c’est pour cela que je l’ai refusé sans hésiter. Avec un pareil acolyte, je perdrais bientôt la responsabilité de mes idées ; on dirait que j’ai un faiseur, et véritablement j’en aurais un, car sur bien des points, je ne pourrais faire adopter mes opinions à un petit entêté si sûr des siennes.

J’avais cru jusque-là que l’apologie des sots, dans la bouche de mon ami, n’était qu’un ingénieux paradoxe. Dès que je le lui vis prendre au sérieux, je m’en alarmai tout de bon, et ne négligeai rien pour lui ôter une idée aussi contraire au bon sens qu’à ses véritables intérêts. Mais j’avais affaire à trop forte partie, ou du moins à un homme trop convaincu de son infaillibilité, pour que mes paroles portassent coup.

— Ce que je te disais en riant, à propos de mon valet de chambre, — reprit Charles, — est une théorie très-démontrée pour moi, et à laquelle j’ai subordonné les principaux actes de ma vie politique. Dernièrement encore, appelé à donner mon avis sur la composition du ministère dont je fais partie, j’ai mis en pratique l’idée qui te semble si paradoxale. Au lieu de choisir mes collègues parmi les hommes les plus éminents de l’opinion parlementaire qui me portait au pouvoir, je n’ai appelé dans le cabinet que les notabilités secondaires, les talents d’un ordre inférieur. C’était le seul moyen de donner de l’unité à notre administration, de concentrer sa force et de…

— Et de t’assurer la prééminence, — ajoutai-je en souriant. — Tu es comme beaucoup d’honnêtes gens, qui ne voient d’autorité homogène que là où ils dominent sans contestation.

Cette remarque effaroucha mon ami, qui, d’un air très imposant, plaça son pouce dans l’entournure de son gilet. Après quoi il me déclara, dans les termes les plus polis du monde, que mon intelligence n’allait point jusqu’à saisir la portée de certaines vues, le mérite de certaines tactiques. Je le trouvai quelque peu impertinent, et, prenant tout aussitôt congé de lui :

— Au revoir, dans un an ! — lui dis-je. — Nous reprendrons notre discussion, le jour où les affaires publiques t’en laisseront le loisir.


Malheureusement c’était à coup sûr que je me donnais les gants d’une prophétie politique ; sept à huit mois après la conversation que j’ai racontée, les mêmes journaux qui m’avaient appris la nomination de Charles, m’apportèrent l’ordonnance royale qui le rendait aux douceurs de la vie privée. Ce jour-là même, j’allai le chercher dans la retraite où il fuyait les regards des hommes. Il me fallut assez de peines pour pénétrer jusqu’à lui ; son grand butor de valet de chambre ne voulait jamais comprendre que certaines consignes absolues ne concernent jamais la véritable amitié.

Je trouvai Charles, comme je m’y attendais, dans un accès de misanthropie fiévreuse. Il voulait affecter une parfaite résignation ; mais son désappointement éclatait malgré lui en traits amers lancés contre ses antagonistes et contre ses adhérents politiques.

— Tu as sans doute lu, — me dit-il, — le beau discours auquel je dois ma chute ; le grand homme d’état qui l’a prononcé n’en est pas même l’auteur ; il l’avait commandé un mois d’avance à un journaliste de l’opposition.

— Vraiment ! — m’écriai-je, — et le nom de cet habile écrivain ?

Charles satisfit à l’instant même ma curiosité. — Or je reconnus, — mais sans oser en faire semblant, — le petit secrétaire si dédaigneusement congédié dans le journaliste puissant et redoutable.

— Il faut avouer, — repris-je, — que si ce discours a du mérite, il était cependant bien facile à rétorquer.

— Certainement, — s’écria Charles ; — mais que veux-tu ? j’étais ce jour-là même retenu à la Chambre des pairs, et le ministère n’avait pour représentants, devant nos quatre cent cinquante-neuf souverains électifs, que cet ignorant de B***, ce bavard de C***, cette poule mouillée de D***. Comment voulais-tu qu’ils prévalussent contre une argumentation si captieuse et si serrée ?

J’aurais pu rappeler à Charles que M. B***, M. C***, M. D***, ne devaient pas à d’autre qu’à lui leur élévation au ministère, et que par conséquent il était responsable de leur incapacité : mais ceci n’eût fait qu’ajouter à son désespoir, et je gardai un respectueux silence. Lui, tout au contraire, revenait avec une espèce d’acharnement sur tous les incidents de sa défaite.

— Figures-toi, — me dit-il, — qu’après cet infernal discours, rien n’était encore compromis. Du Luxembourg où j’étais, et où l’on m’avait apporté la nouvelle de ce qui se passait à l’autre Chambre, j’avais écrit au président de celle-ci pour qu’il réservât jusqu’au lendemain le droit de répondre qui nous appartient toujours, comme tu le sais. Par malheur, — et tu concevras cette distraction dans l’état de trouble où j’étais, — je n’avais mis sur mon billet que le nom de M. S** *. Or, mon imbécile de valet de chambre a perdu deux heures à courir d’hôtel en hôtel après ce grave et bénévole personnage qui, durant ces deux heures, laissait se consommer le vote imprévu auquel nous devons notre ruine.

Hélas ! pensai-je, ceci ne serait point arrivé si l’adroit Joseph eût été chargé de la missive.

Mais je gardai encore cette réflexion à part moi, me réservant d’apprendre plus tard au ministre déchu combien les imbéciles sont de dangereux serviteurs, de mauvais amis, d’insuffisants et fragiles étais. Dans les orages de la vie on a souvent besoin d’un manteau ample et solide ; or, quelle que soit l’habileté du tailleur, jamais il ne pourra faire autre chose que :


De peu de drap, courte cape.