Cent Proverbes/89

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H. Fournier Éditeur (p. 361-369).


UN BARBIER RASE L’AUTRE

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Le théâtre représente une rue de Séville ; — une boutique peinte en bleu, — vitrage en plomb, — trois palettes en l’air, — l’œil dans la main. — Sur l’enseigne Ces mots : (Consilio manuque. Figaro, barbier.)



F IGARO, continuant un monologue commencé
Le grand jour est venu, mon enfant. Si tu réussis, tu plantes là ta trousse et ton cuir anglais ; tu deviens le valet d’un grand d’Espagne, son valet favori, autant vaut dire son maître. Si tu échoues, tu n’es qu’un pauvre sot, et tu restes barbier comme devant. Le caprice d’un amoureux, la fantaisie d’une petite fille prisonnière, la surveillance plus ou moins active de son vieux geôlier, toutes choses auxquelles tu ne peux rien, décideront aujourd’hui de ton sort… J’oubliais le bon vouloir de la police, qui, nonobstant sa paresse ordinaire, ne laisse pas quelquefois d’être gênante… Récapitulons ! Il me faut, ce soir, un homme dévoué pour tenir l’échelle, un alcade aveugle et des serenos[1] discrets. Il me faut encore un asile sûr, où, près d’une femme de bon renom, Rosine puisse attendre le notaire et le prêtre, si par hasard ceux-ci ne se trouvaient pas sous la main. La moindre de ces choses demanderait trois jours de recherches, et j’ai à peine trois heures devant moi ! Je le donne en vingt au plus matois des ambassadeurs… Eh ! mais, qu’est-ce donc que j’aperçois entassé contre la borne ?… Ce manteau brun, ce bâton, cette plaque… Jour de Dieu ! c’est Barcino, le plus adroit corchete[2] de la place San-Francisco… Eh ! Barcino, dors-tu, veilles-tu, maraud ?

BARCINO, se réveillant à demi.

Où va Juanica, la brune,
Lorsqu’elle sort du couvent ?
Elle ne craint pas le vent,
Mais si fait le clair de lune…
Elle ne craint pas le vent,
Mais… si… fait…

(Il se rendort)

Figaro. — Le drôle est plus ivre qu’un frère de la Capacha… Lève-toi, bête brute.

(Il le pousse du pied.)

Barcino. — Jifero[3], je te méprise… va chercher tes puces ailleurs.

(Il se rendort.)

Figaro. — Je ne le réveillerai jamais, et le pauvre diable me fait pitié. Bien qu’il ne soit pas mon père, jetons, comme la fille de Loth, un voile sur sa faiblesse.

(Il l’emporte dans son arrière-boutique.)

L’alcade, arrivant à grands pas. — Barcino ! Barcino !… Où diable se cache ce maudit sereno ?… Huit heures du matin, et pas de rapport encore !… Le corrégidor, que va-t-il dire ? à qui demander ?… Justement voici mon affaire. Seigneur Figaro ! seigneur Figaro ! je cherche le sereno du quartier ; ne l’auriez-vous point vu, par hasard ?

Figaro. — Nullement. Mais, toute la nuit durant, je l’ai bien assez entendu pour mes péchés. (Parodiant la voix de Barcino.) « Le temps est beau !… la nuit est belle !… » Pensez que j’avais un bon mal de dents, et que je donnais de bon cœur au diable votre importun crieur de nuit !

L’alcade. — Ainsi donc, après tout, le drôle n’a pas manqué à ses devoirs… Mais ce matin, ce matin, seigneur Figaro, où diable pensez-vous qu’il soit ?

Figaro. — Je l’ignore, illustre alcade ; mais je gagerais fort qu’il s’occupe de la sécurité publique. Quel brave corchete vous avez là ! Personne ne s’entend comme lui à dépister nos drôlesses, et je l’ai vu un jour, à la porte de Xerez, désarmer à lui seul six fameux rufians, dont les épées passaient la longueur voulue par les ordonnances. Je restai stupéfait devant son audace, sa résolution et sa dextérité. C’était merveille que les coups qu’il portait d’estoc et de taille, ses revers, ses parades et son œil toujours au guet pour qu’on ne le prît point par derrière. Bref, ce nouveau Rodomont mena ses ennemis tambour battant, depuis la porte en question jusques au collége de maître Rodrigo, à plus de cent pas de là. Quel homme ! seigneur, quel homme !

L’alcade, avec orgueil. — Maître Figaro, tous mes alguazils sont de la même trempe ; je me flatte d’avoir l’escouade la plus aguerrie de tout Séville. Si vous voyez Barcino, dépêchez-le-moi, je vous en prie.

Figaro. — Comptez sur moi, noble magistrat.

(L’alcade sort.)

BARCINO, passant la tête à travers la porte entrebâillée de l’arrière boutique. — Est-il parti ?

Figaro. — Sans doute, gros animal. Sa voix t’a dégrisé, ce me semble ?

Barcino. — Quelle peur j’ai eue ! et quel cierge ne vous dois-je pas ? Disposez de moi, seigneur Figaro ; la nuit comme le jour, et le jour comme la nuit, je suis à vos ordres.

Figaro. — J’y compte bien, et je t’attends ce soir au coin de la Costanilla, près de la maison du docteur Bartholo. Ne demande ni pour qui, ni pour quoi tu y dois être ; sois-y seulement, et je te tiens quitte. J’entends quelqu’un : sauve-toi.

Barcino, s’enfuyant. — J’y serai, n’en doutez pas. (Entre la Colindrès.)

La Colindrès. — Vous voyez une femme au désespoir.

Figaro. — Qui peut donc, gracieuse dame, vous troubler à ce point ?

La Colindrès. — Mon mari est un monstre, seigneur Figaro.

Figaro. — Qui cela ? l’honorable alcade ?

La Colindrès. — L’honorable alcade a passé la nuit hors de chez lui. Il trompe sa pauvre femme ; cela est certain.

Figaro. — Vraiment !… Une pauvre femme si fidèle !

La Colindrès. — Vous pouvez bien le dire. Et pour qui ?… Sans doute pour quelqu’une de ces nymphes qui vont étaler leurs grâces à la Sauceda, quelqu’une de ces loueuses de lit qu’il est chargé de surveiller.

Figaro. — Mais êtes-vous sûre, au moins, de ce que vous dites là ?

La Colindrès. — Comment voulez-vous que j’en doute ? Qui aurait pu le retenir toute la nuit hors de chez nous ?

Figaro. — Étrange jalousie des femmes !… Et si je vous disais que nous avons passé la nuit ensemble, non pas, comme vous le soupçonnez, chez quelque nymphe ou quelque loueuse en garni, mais chez le corrégidor de Séville, où nous servions l’un et l’autre de témoins ?

La Colindrès. — De témoins ? à quoi ?

Figaro, gravement. — Ceci, Madame, est un secret d’état ;… et je me repens déjà d’en avoir trop dit. Mais croyez-moi, votre mari n’est pas coupable… Qu’avez-vous donc à pâlir et à regarder ainsi du côté de la rue ?

La Colindrès. — Seigneur Figaro, défendez — moi… cachez-moi, seigneur Figaro ! Je suis une femme morte.

(Elle se jette dans l’arrière-boutique.)

(Entre la Chicharona.)

La Chicharona. — Elle est ici ; on m’a dit qu’elle était ici. Par le ciel, ne m’arrêtez pas ! Je veux lui arracher les yeux, lui déchirer le visage ; de ce couteau, je veux la marquer au front.

Figaro. — Malepeste, quelle fureur ! Charmante gitana, qui donc cherchez-vous ainsi ?

La Chicharona. — Tu le sais bien, maudit barbier ; c’est madame l’alcade, c’est cette Colindrès de malheur. Où se cache-t-elle ? Je la veux anéantir !

Figaro. — Tout doux, tout doux, ma belle amazone ; prenez garde à mes carreaux, et ne gesticulez point de la sorte. Je n’ai jamais, que je sache, logé madame Colindrès. Mais, pour Dieu, que vous a-t-elle fait ?

La Chicharona. — Ce qu’elle m’a fait ! Elle veut me prendre ce que j’ai de plus cher. Elle écrit des billets doux à mon brave toréador. Jour de Dieu ! Don Ramon n’est pas pour elle. Mais c’est assez qu’elle y ait songé ; je l’arrangerai de la belle sorte. Encore une fois, où est cette femme ?

Figaro. — Je n’en sais, ma foi, rien… Cependant vous m’étonnez fort, Chicharona, et j’aurais soupçonné quelque autre belle d’en conter à Don Ramon.

La Chicharona. — Une autre ! dites-vous. Et qui cela, s’il vous plaît ?

Figaro. — J’ai là-dessus mes petites idées… (Feignant de se raviser.) Ce billet dont vous parlez, l’avez-vous encore ?

La Chicharona. — Sans doute. Je l’ai gardé pour le faire avaler à celle qui l’a écrit.

Figaro.— Voyons-le, par grâce. (Elle le lui donne. — Après l’avoir parcouru :) Justement… Je ne m’étais pas trompé.

La Chicharona, étonnée. — Quoi ? comment ?… Cette femme… ce n’est pas ?…

Figaro. — Au contraire : c’est celle que je pensais… Prenez garde, Chicharona, la colère vous aveugle, ma bonne amie.

La Chicharona, indécise. — Mais Don Ramon lui même avait l’air de dire…

Figaro. — Ah ! Don Ramon avait cet air-là… Je vous plains, Chicharona. Don Ramon trame quelque perfidie : il cherche à détourner vos soupçons.

La Chicharona. — Vraiment ! si je le croyais !… Au surplus, je le saurai bientôt.

(Elle sort en courant.)

Figaro, riant aux éclats. — Gare à toi, Don Ramon, et pare cette botte. (À la Colindrès) : Vous pouvez sortir, Madame, la tempête est déjà loin.

La Colindrès, encore toute émue. — Seigneur Figaro, je vous dois l’honneur, et peut-être la vie… Un esclandre public… une marque ignominieuse… Oh ! dites-moi, ne puis-je rien pour m’acquitter ?

Figaro. — Si fait, certes. (À voix basse) : Cette nuit, chez vous…

La Colindrès, offensée. — Que signifie…

Figaro, souriant. — Non, vous vous trompez ; je sais fort bien que je ne suis pas Don Ramon… Cette nuit, chez vous, disais-je, il faudra donner asile, pour quelques heures seulement, et dans le plus grand secret, à une jeune fugitive que je protége.

La Colindrès, étonnée. — Mais vraiment, Figaro, j’ignore… si…

Figaro. — Vous oubliez que sans moi, tout à l’heure…

La Colindrès, vivement. — Non, non… Je veux, je dois me montrer reconnaissante… À cette nuit donc.

Figaro. — Jusque là, motus !

(Elle sort. — Après un instant l’alcade parait au bout de la rue.) Figaro. — Et de deux ! Maintenant faisons savoir à l’alcade… Oh ! justement, voici ce majestueux personnage… Seigneur alcade, deux mots.

L’alcade. — Que me voulez-vous, seigneur barbier ?

Figaro. — Où passâtes-vous la nuit dernière ?

L’alcade. — Plaisante question ! Et de quel droit ?…

Figaro. — Vous avez raison, et peu m’importe. Que ce soit chez Dolorès ou chez Loaïsa, chez Mari-Alonzo ou chez Léonor, cela ne me regarde en rien ; mais ce qui m’importe, et à vous aussi, c’est de n’être pas démenti dans un petit conte que je viens de faire à madame votre épouse.

L’alcade, troublé. — Ma femme !…

Figaro. — Elle vous cherchait tout à l’heure. Votre absence nocturne lui avait mis la puce à l’oreille, et sans le soin que j’ai pris de la rassurer…

L’alcade. — Ah ! seigneur Figaro, quel signalé service !

Figaro. — Comment donc, seigneur alcade, il se faut bien entr’aider quelque peu. Sachez, pour votre gouverne, que nous avons passé la nuit entière chez le corrégidor. Nos motifs doivent rester secrets. Tenez-vous-en à cette explication, que j’ai donnée sous la foi du serment. Maintenant, seigneur, si cette nuit, à l’heure des sérénades, vous aperceviez votre dévoué serviteur en bonne fortune… si vous le trouviez, par exemple, sous les fenêtres du docteur Bartholo, prêt à monter chez… chez la duègne Marceline… J’espère…

L’alcade, souriant. — Il suffit. Nous nous comprenons à merveille. Vous m’avez fait la barbe

Figaro. — Et vous me ferez le toupet. C’est exactement cela. Il est entendu dans ce bas monde que qui se sent en faute, trouve intérêt à excuser les péchés de son voisin, et que, suivant le proverbe,


Un barbier rase l’autre.
  1. Sereno, crieur de nuit.
  2. Corchete, officier de police, inférieur aux alguazils
  3. Jifero, nom de mépris donné aux bouchers.