Certains/IV

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Librairie Plon (p. 57-69).
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Wisthler.



L’auteur des vigilantes et sagaces « critiques d’avant-garde, » M. Théodore Duret qui défendit, l’un des premiers, Manet, les impressionnistes, tous les évadés des pénitenciers fructueux de l’art, nous apprend que M. James Mac Neil Wisthler naquit à Baltimore, d’un major de l’armée américaine, qu’il suivit comme Edgard Poe les cours de l’école militaire de West-Point, et qu’il s’empressa, comme le poète aussi, d’échapper à un avenir de casernes et de gardes.

Venu à Paris en 1857, il fréquente l’atelier de Gleyre, envoie aux salons officiels de 1859 et de 1860 des toiles que le jury repousse ; en 1863, il figure dans le salon des refusés avec une femme vêtue de blanc et se détachant sur un fond blanc.

Voici la description de cette œuvre, que je copie dans une brochure de Fernand Desnoyers devenue rare.

« La peinture la plus singulière, la plus originale est celle de M. Wisthler. La désignation de son tableau est « La Fille Blanche. » C’est le portrait d’un spirite, d’un médium. La figure, l’attitude, la physionomie, la couleur sont étranges. C’est tout à la fois simple et fantastique ; le visage a une expression tourmentée et charmante qui fixe l’attention. Il y a quelque chose de vague et de profond, dans le regard de cette jeune fille qui est d’une beauté si particulière que le public ne sait s’il doit la trouver laide ou jolie. Ce portrait est vivant, c’est une peinture remarquable, fine, une des plus originales qui aient passé sous les yeux du jury. »

En 1865, la douane de l’Institut laisse passer La Princesse des pays de la Porcelaine. « Une princesse des mille et un jours, lumineuse comme ces formes que l’imagination croit voir dans les nuages, est debout, la chevelure ébouriffée et laissant traîner sur un tapis à dessins bleu de ciel, ses draperies. Je souhaite que la mode vienne de son costume ; elle viendra peut-être cet hiver, à quelque bal de la cour où la princesse du pays de la porcelaine aura du succès : robe gris-perle à ramage, manteau de couleur safran, avec bouquet de fleurs tropicales, ceinture coquelicot, un éventail en plumes de paradis dans la main droite. Pour fond un paravent pâle et au-dessus un lambris blanchâtre. Comme fantaisie de coloriste, cette princesse est affolante. »

(William Burger. Salon de 1865.)

En 1867, M. Wisthler exhibe une toile « Au piano, » et, installé depuis longtemps déjà en Angleterre, ne fait plus parler de lui, n’expose plus en France.

En 1878, cependant, le bruit d’un procès qu’il intente à M. Ruskin passe la Manche. Dans la Revue « Fors Clovigera, » M. Ruskin, le défenseur des préraphaélites, déclarait, à propos de certains tableaux du peintre, entre autres de ses « Harmonies » et de ses « Nocturnes », qu’il avait vu ou connu, par ouï dire, bien des impudences de cockney, mais qu’il ne se serait jamais attendu à ce qu’un farceur vînt demander 200 guinées pour avoir jeté un pot de peinture à la face du public [1].

M. Wischler s’indigne et, en bon Américain, actionne, pour dépréciation de sa marchandise le critique, devant la Chambre de l’Échiquier qui condamne à un liard de dommages-intérêts M. Ruskin.

Puis M. Wisthler se décide à exposer de nouveau en France. Il envoie au salon de 1882 un portrait noir, fantomatique, surtout bizarre. Ce n’est, en somme, que l’année suivante qu’il nous sera permis d’admirer l’extraordinaire personnalité de ce peintre.

Au salon officiel, il apporte le portrait de sa mère, une vieille dame se découpant de profil, dans ses vêtements noirs, sur un mur gris que continue un rideau noir, tacheté de blanc. C’est inquiétant, d’une couleur différente de celle que nous avons coutume de voir. La toile est, avec cela, à peine chargée, montrant, pour un peu, son grain. L’accord du gris et du noir de l’encre de chine était une joie pour les yeux surpris de ces lestes et profonds accords ; c’était de la peinture réaliste, toute intime, mais s’éployant déjà dans l’au-delà du rêve.

Presque en même temps, à l’exposition internationale de la rue de Sèze, il exhibe ses toiles fameuses à Londres, ses paysages de songes, son délicieux « Nocturne en argent et bleu, » où monte dans l’azur une ville bâtie sur une rive ; son « Nocturne en noir et or, » où des feux d’artifice crèvent de baguettes sanglantes et parsèment d’étoiles les ténèbres d’une épaisse nuit ; enfin, son « Nocturne en bleu et or, » représentant une vue de la Tamise au-dessus de laquelle, dans une féerique brume, une lune d’or éclaire de ses pâles rayons l’indistincte forme des vaisseaux endormis à l’ancre.

Invinciblement, l’on songeait aux visions de Quincey, à ces fuites de rivières, à ces rêves fluides que détermine l’opium. Dans leur cadre d’or blême, vermicellés de bleu turquoise et piquetés d’argent, ces sites d’atmosphère et d’eau s’étendaient à l’infini, suggéraient des dodinements de pensées, transportaient sur des véhicules magiques dans des temps irrévolus, dans des limbes. C’était loin de la vie moderne, loin de tout, aux extrêmes confins de la peinture qui semblait s’évaporer en d’invisibles fumées de couleurs, sur ces légères toiles.

En 1884, l’artiste revient avec deux portraits, celui « de miss Alexander » et de « Carlyle. » L’historien qui eut la bonne foi d’avouer qu’au fond il n’y avait pas d’histoire véritable et qui a quelque part écrit cette décisive phrase : « L’on devrait bien élever des autels à la solitude et au silence, » est assis de profil, la redingote noire, bouffante, le chapeau placé sur les genoux. Cette figure triste, un peu bourrue, avec sa barbe poivre et sel, respire et médite, lentement résume ; c’est un portrait qui pénètre sous la peau, met sur la physionomie du personnage un reflet des pensées qui l’habitent ; c’est un portrait d’âme ouverte, mais si étonnant qu’il puisse être, celui de miss Alexander me paraît plus admirable encore.

Imaginez une petite fille, d’un blond cendré, vêtue de blanc, tenant, à la main, un feutre gris empanaché d’une plume et s’enlevant sur un panneau d’un gris ambré appuyé par le noir pur d’une plinthe ; une blondine, aristocratique et anémiée, cavalière et douce, une infante anglaise se mouvant dans une atmosphère d’un gris doré par dessous, d’un or effacé de vieux vermeil. C’est encore, dans son large fini, peint à peine, et autant que les Vélasquez, brossés d’une si belle pâte dans la gamme des gris d’argent, cela vit d’une vie intense !

Ainsi que dans les autres oeuvres de M. Wisthler, il y a, dans cette toile un coin supraterrestre, déconcertant. Certes, son personnage est ressemblant, est réel, cela est sûr ; certes, il y a, en sus de sa chair, un peu de son caractère dans cette peinture, mais il y a aussi un côté surnaturel émané de ce peintre mystérieux, un peu spectral, qui justifie, dans une certaine mesure, ce mot de spirite écrit par Desnoyers. L’on ne peut, en effet, lire les révélations plus ou moins véridiques du docteur Crookes sur cette Katie, sur cette ombre incarnée en une forme dédoublée de femme tangible et pourtant fluide, sans songer à ces portraits de femmes de Wisthler, ces portraits-fantômes qui semblent reculer, vouloir s’enfoncer dans le mur, avec leurs yeux énigmatiques et leur bouche d’un rouge glacé, de goule.

Ces réflexions ne sont-elles pas applicables surtout à ce portrait de Sarrasate qu’il prêta en 1886, un portrait de médium, fuyant et nerveux et même à cette splendide lady Archibald Campbell qui glorifia le salon officiel de 1885.

Campée de côté, presque de dos, montrant la figure qui se retourne, elle se retire dans une ombre noire, tout à la fois profonde et chaude, et deux coups partent, deux coups de brun amadou, le coup des petits souliers et celui des longs gants qu’elle boutonne, deux coups qui réveillent la nuit dont les ténèbres s’éclaircissent, dans le bas de la toile ; mais ce n’est là que l’accessoire, le détail prenant place dans l’ensemble voulu du peintre. De la pèlerine de loutre, de la robe sombre, jaillit avec une suprême élégance Lady Campbell, dont le corps étroitement lacé palpite, dont le mystérieux visage se penche, avec son œil incitant et hautain qui convie et sa bouche d’un rouge mat qui repousse. Cette fois encore, l’artiste a sorti de la chair une expression indéfinie d’âme et il a mué aussi son modèle en une inquiétante sphynge.

Je laisse de côté maintenant le portrait de M. Duret qui est représenté en habit noir, tenant sur le bras un domino rose et un éventail à lames rouges. L’œuvre est curieuse, ferme mais moins jaillie dans les au-delà et les couleurs sont tristes ; — l’on dirait presque d’un Manet lisse et atone — et j’arrive à cette série de tableaux, de paysages, pour la plupart, qu’il exposa, au mois de mai 1887, dans la galerie de M. Georges Petit, et au mois de mai 1888, dans les salles de M. Durand-Ruel ; toute une série d’harmonies, d’arrangements ; un village intitulé : vert et opale ; une vue de Dieppe : argent et violet ; un site de Hollande : gris et jaune ; un pastel : bleu et nacre ; puis des duos de capucine et de rose, d’argent et de mauve, de lilas et d’or ; un solo enfin, chanté par une boutique de bonbons sous ce titre : note en orange.

D’inégale valeur, ces tableaux dont quelques-uns semblaient n’être que des bouts d’esquisses, confirmaient l’aveu de ces paysages exhibés, en 1883, dans la rue de Sèze. C’étaient des horizons voilés, entrevus dans un autre monde, des crépuscules noyés de pluies tièdes, des brouillards de rivière, des envolées de brume bleue, tout un spectacle de nature indécise, de villes flottantes, de languissants estuaires, brouillés dans un jour confus de songe ; c’était, en dehors de l’art contemporain, une peinture convalescente, exquise, toute personnelle, toute neuve, « la peinture des fluides, » que ce visionnaire s’est essayé à rendre, même dans ses précieuses eaux-fortes, où, en quelques traits, il éparpille des monuments, des cités, illimite l’espace, projette des sensations de lointains, uniques.

Artiste extralucide, dégageant du réel le suprasensible, M. Wisthler me fait songer avec ses paysages à plusieurs poésies d’une douceur murmurante et câline, comme confessée, comme frôlée, de M. Verlaine. Il évoque, ainsi que lui, à certains instants, de subtiles suggestions et berce, à d’autres, de même qu’une incantation dont l’occulte sortilège échappe. M. Verlaine est évidemment allé aux confins de la poésie, là où elle s’évapore complètement et où l’art du musicien commence. M. Wisthler, dans ses harmonies de nuances, passe presque la frontière de la peinture ; il entre dans le pays des lettres, et s’avance sur les mélancoliques rives où les pâles fleurs de M. Verlaine poussent.

M. Wisthler définit ainsi, dans son « Ten o’clock » traduit par M. Stéphane Mallarmé, l’art tel qu’il le conçoit : « C’est, dit-il, une divinité d’essence délicate, tout en retrait. » — Et ce sera sa gloire, comme ce sera celle des quelques-uns qui auront méprisé le goût du public, que d’avoir aristocratiquement pratiqué cet art réfractaire aux idées communes, cet art s’effaçant des cohues, cet art résolument solitaire, hautainement secret.

  1. À Londres, dans les Expositions, un registre est ouvert sur lequel le peintre inscrit le prix auquel il prétend coter son œuvre.