Certains/VI
Des Prix. — Jan Luyken.
tre riche, très riche ! et fonder à Paris, en face de la triomphale ambulance du Luxembourg, un musée public de la peinture contemporaine.
Réunir des œuvres d’art, enfin ! — Acheter et exposer, chaque jour, sans redevance, dans des salles claires : Les Salomés, l’Hélène, la Galathée, l’Hydre de Lerne, de Gustave Moreau ; l’Olympia et le Torréador mort de Manet ; des danseuses et des femmes nues de Degas ; le portrait de « ma mère, » le Carlyle, quelques-uns des nocturnes et des harmonies de James Wisthler ; des marines de Claude Monet de la collection Durand-Ruel ; les sentes du chou, de Pissarro ; le café et la femme à la fenêtre de Caillebotte, les premières Folies-bergère et certains intérieurs de J.-L. Forain ; des portraits féminins de l’ancien Renoir ; une ou deux natures mortes de Cézanne ; la plaine de Gennevilliers, la Seine en hiver, de Raffaëlli ; la récréation et le furet, de Bartholomé, quelques Sisley, triés dans son œuvre.
Puis, dans la salle de blanc et de noir des fusains de Redon ; les admirables eaux-fortes de Wisthler ; les bonnes pierres du pauvre Bresdin ; les anciens Legros ; les Sataniques de Rops, des Chéret ; enfin avec le battant de porte et la superbe interprétation du David, de Moreau par Bracquemond, les scènes intimes de Bonvin qui furent exposées, en octobre 1887, chez M. Georges Petit et qui décèlent chez ce faux et lent Hollandais, chez ce vulgaire et pénible peintre, un talent d’aquafortiste, noir en chair, décidé, presque bizarre.
Mais quel est celui des Rothschild, des Camondo, des Judas, des Hirsch, qui songerait même à atténuer par une telle donation, par une telle œuvre, le permanent outrage que sa scandaleuse fortune nous impose ? Inutile de le dire, aucun de ces détenteurs n’y a pensé !
Il est vrai que le propre de l’argent est de parfaire le mauvais goût originel des gens qu’il gorge ; aussi la richesse va-t-elle, en peinture là où son groin la mène, aux Meissonnier, et aux Jacquet, aux Munkacsy et aux Henner, aux Bouguereau et aux Détaille !
Mieux que l’exécrable Banque encore, le grand négoce américain l’atteste :
À la mort d’un archimillionnaire nommé Stewart qui s’était enrichi dans la vente des soies et des jupes, une vente de tableaux eut lieu :
Les toiles récoltées par ce haut mufle et logées par lui dans un palais de marbre à New-York, ne le cédaient en rien aux panneaux recueillis par un sieur Morgan, un autre galope-chopine promu nabab, et dont la collection composée de Vibert, de Jules Breton, d’un tas d’autres huiliers, se vendit l’exorbitante somme de 4,427,500 francs.
Aussi, tous les potentats des puits à pétrole, tous les caciques du cochon salé accoururent à la vente Stewart, et, après dix vacations, enlevèrent aux prix que l’on va dire :
Trois œuvres atteignirent :
Ce dernier tableau fut acquis par un sieur Henri Hilton, qui me semble bien ladre, si je le compare à un autre Américain, à un marchand de chaussettes de Philadelphie, à un certain John Wanamaker qui ne craignit pas d’acheter, quelques semaines auparavant, 600,000 francs, « Le Christ devant Pilate, » cet indigent décor brossé par le Brésilien de la piété, par le rastaquouère de la peinture, par Munkacsy !
Les supplices joyeusement délibérés par les anciens despotes avaient leur utilité peut-être. Ils satisfaisaient au moins, dans certains cas, le besoin de justice qui est en nous. En songeant à la prodigieuse imbécillité de ces dollars et à la rare infamie de ces toiles, je rêve volontiers devant la vieille planche « des Martyrs » de Jan Luyken. Elle contient, en effet, quelques tortures qu’en imagination j’appliquerais avec une certaine aise, je crois, à la plupart de ces acquéreurs.
Celles-ci, peut-être : les attacher, nus, sur une roue qui, emmanchée d’une manivelle, tourne et pose le corps, alors qu’il descend et atteint la terre, sur une rangée aiguë de très longs clous ; ou bien asseoir ces suppliciés sur des chaises rouges et les coiffer délicatement de casques chauffés à blancs ; — les attacher encore par un seul poing à un poteau, après leur avoir lié préalablement les jambes, et leur enfoncer difficilement, presque à tâtons, à cause du va-et-vient du corps qui se recule et cherche à fuir, la spirale ébréchée d’un vilebrequin énorme.
Mais quoi ! ces nécessaires représailles nous lasseraient aussi ! Et puis les chevalets, les bassines à poix, les tenailles et les pinces, les doloires et les scies s’useraient à tourmenter la multitude des acheteurs et des peintres. On enrichirait ainsi les manufacturiers de l’acier médical et du fer et comme, eux aussi, ils achèteraient des Gérome et des Bouguereau, ce serait une chaîne ininterrompue de supplices que prolongeraient, dans les siècles à venir, les générations issues de leur misérable commerce avec, des femmes elles-mêmes enfantées, dans des oublis de négociants véreux et repus.
JAN LUYKEN
UNE AUTRE PLANCHE DU VIEUX LUYKEN
La Saint-Barthélémy. À vol d’oiseau frisant et bas, un Paris étrange : des clochers d’églises en hélices, en aiguilles, en flèches ; des dômes quasi modernes de panoramas et de cirques, des pignons presque contemporains en forme de prises d’air d’hôpitaux et de collèges, surmontés d’une croix, s’exhaussent au-dessus de maisons dont les toits déchiquettent l’air avec leurs créneaux d’engrenage, leurs marches d’estrades, leurs dents de scie.
Dans les rues de ce faux Paris hollandais, sur une grande place, des bâtiments éventrés, violés, des portes béantes, des croisées ouvertes et des femmes, des enfants écrasés contre les murs, arrachés des corridors, piétinés à coups de bottes, assommés à coups de marteaux et de rames, percés à coups de dagues ; des gens chassés sur les toits, s’accrochant aux cheminées en grappes, glissant dans les gouttières, délogés à coups d’arquebuses, lancés à tour de bras par les fenêtres, achevés par une troupe de bateliers et de reîtres.
Sous le vent d’une panique qu’accélèrent le mugissement des tocsins et le fracas des trompettes et des caisses, des familles fuient que les assassins atteignent ; des femmes à genoux joignent les mains, supplient, abritent des enfants qui pleurent ; des moribonds se soulèvent sur un coude et implorent avec des bouches sans voix et des mains qui pendent ; d’autres, étendus, essaient encore de se défendre, tandis qu’enseignes déployées et tambour battant, des hallebardiers s’avancent vers Coligny, décapité, nu, traîné au galop par un attelage de forcenés qui braillent des vivats le chapeau en l’air.
Un souffle mou, un peu salé d’abattoir imprègne cette planche dans laquelle la Seine, que domine une illusoire Notre-Dame, charrie des gestes de défi, des hurlements et des blasphèmes, des agonies aux membres révulsés, aux cheveux droits.
Telle est, notarialement exposée, l’ordonnance de cette gravure. D’ensemble extraordinaire, car elle bouillonne en quelque sorte avec son brouhaha et son grouillement de foule, cette rare estampe, parcellée en chacun de ses nombreux groupes, stupéfie par l’alerte des mouvements, par l’expansion des physionomies dont les passions excédées s’effarent, tantôt héroïques, tantôt triviales. C’est tout à la fois intime et féroce ; hollandais, bonhomme par le détail scrupuleux et juste ; calviniste enragé, génevois, par la cruauté religieuse et froide.
Tout ce que cet homme pouvait avoir de pitié dans l’âme, il l’a certainement mise dans son œuvre, mais sous cette pitié puritaine, comme rentrée, sourdent des sursauts de rage ; ennemi par son tempérament même des pompes supplicières du Saint-Siège, il a dénudé en d’horribles procès-verbaux, recuit et condensé en d’âpres scènes les studieuses tortures que la férocité théâtrale des catholiques infligeait à ces ennuyeux huguenots dont la race, si mal arrachée par les jardiniers de Rome, a poussé jusqu’à nos jours ses rejetons d’hypocrites bourgeois et de tristes et de sots pasteurs.
Hanté, de même que d’Agrippa d’Aubigné, par des sujets bibliques et atroces, Luyken a illustré l’histoire des juifs [1] et longuement décrit les épisodes qui ensanglantèrent la vie de cet inextirpable peuple.
D’aucunes de ces planches sont admirables. Les plaies d’Egypte, entre autres, où, sous les langues de flammes qui tombent d’un firmament fou, se tordent des moribonds sans forme humaine, des têtes mangées par des bouches de plaies, des bras en manchons, des membres éléphantins et spongieux, des jambes mamelonnées d’ampoules, boursouflées de cloches ; d’autres encore où, sous des ciels sillés de foudre, rayés de grêle, des chevaux aveuglés se cabrent, des troupeaux éperdus s’emportent ; d’autres, enfin, comme celles « des Ténèbres, » et de « la Tour de Babel » où, sous le menaçant prodige des monuments qui tremblent, travaillent des foules affairées ou errent des multitudes qui trébuchent dans la nuit du jour, en hurlant de peur.
Luyken fut un maître dont la personnalité demeure invincible. Aucun n’a su, en effet, rendre mieux que lui le pullulement passionné des masses et plus clairement divulguer la parole ou le cri de la créature qui jaillit, toute vive, d’un dessin noir. Il n’est aucune de ses planches qui ne soit marquée à sa très spéciale étampe, alors même qu’il peint des intérieurs bourgeois, ainsi que dans « son ameublement instructif avec des sentences divines et des pensées édifiantes » [2], ou qu’il s’amuse à dessiner des batailles, que renouvela depuis Gustave Doré dans les vignettes des « Contes Drôlatiques, » des batailles où un chevalier coupe d’un revers d’épée un Sarrazin et son cheval, au milieu des feux d’artifice du sang qui gicle en jet d’eau du corps écarté, coupé en deux tranches que rejoignent encore un peu, tels que des lacets débridés, les fils dérangés des nerfs.
Puis il a su trouver un accent particulier, renouveler, faire siennes des poses exactes et connues, les bras levés dans un moment de détresse au ciel, les têtes gémissantes cachées dans les mains, le lancé, le galop des corps qui se démènent et courent ; il a su s’approprier un type de jeune homme, élégant et long, très naturellement et très décorativement drapé, et des types de vieux israélites dont la méridionale mimique discute, ainsi que dans « la Résurrection de Lazare, » la véracité ou l’aubaine à tirer de ce miracle.
Eparse dans des livres et confinée dans les anciennes librairies de la Hollande, son oeuvre, composée de plus de 4,500 gravures et d’un portrait à l’huile, le seul du moins que l’on connaisse, le portrait de sa mère, qui appartient au baron Van Six Hillegom, est presque ignorée en France. Jan Luyken ou Johannès Luycken naquit le 16 avril 1649, à Amsterdam, de Gaspard Luyken, écrivain, et de Hester Coores, son épouse, sans profession. Il fut élève de Martinus Zapnolen, se maria, à 19 ans, avec Maria de Oude, eut cinq enfants, tous morts jeunes, excepté un fils, Gaspard, qui a signé avec lui la Saint-Barthélemy et quelques autres planches et qui est mort en 1660, par conséquent avant son père, décédé à Amsterdam, le 5 avril 1712.
Enfin, en tête de l’un de ses livres intitulé : « Le Commencement, le Milieu et la Fin de l’Homme, » livre qui contient sur une page les psaumes et sur l’autre ses poésies en paraphrases, Jan Luyken a gravé son portrait.
Il fut malaisé, je crois, d’être plus laid. Imaginez, sur une bouche à bourrelets dans laquelle pénétreraient facilement les pelles jetées sur les tenders, un nez busqué, à cascades et à bosses, terminé en des narines ouvertes comme des cuves, aux rebords taillés à biseaux ainsi que le nez des chiens de chasse ; de chaque côté, de petits yeux creux, puis des cheveux secs, séparés par une raie au milieu et tombant sur les tempes, à plat. Il semble, au premier regard, dolent et idiot ; puis, à le scruter longuement, l’incohérence de ces traits s’assemble. On découvre dans ce front carré, presque brut, dans ce nez humant et fureteur, la volonté de l’observation pertinace et ténue ; dans ces yeux enfoncés, allumés de lueurs sèches, dans cette tête maladive et bilieuse, dans cet air égaré contredit cependant par la certitude de la mâchoire, l’on sent une bonté sans effusion et sans tendresse, une exaltation comprimée d’apôtre, un fanatisme de folie mystique, une furie d’art obsédé par les sanglantes visions d’une idée fixe. Et cela concorde avec les épisodes de sa vie que j’ai déjà relatés dans : À Rebours. Au temps de sa jeunesse, il fut poète et paracheva des poèmes libertins dont le succès fut grand ; puis la grâce vint, mais la grâce farouche et terrible des protestants ; pris de remords, il racheta tous les exemplaires de ses livres pour les brûler ; mais, à mesure qu’il consumait un exemplaire, un autre paraissait, tiré à nouveau par l’éditeur. Il devint enfin complètement illuminé, donna ses biens aux pauvres et s’embarqua avec une servante fanatisée par lui, sur un bateau, ne mangeant plus, prêchant la bonne parole, chantant des psaumes, clamant, hagard, par les villes étonnées, des prophéties et des menaces.