Ces dames aux chapeaux verts/1/6

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CHAPITRE VI


Depuis dix jours. Arlette ouvre les armoires, fouille les tiroirs, retourne les garde-robes, force les secrétaires, plonge dans les grands vases, explore les buffets, soulève des planches, en abaisse d’autres, bouleverse les bibliothèques pour vérifier si la rangée des livres droits ne dissimule pas dans son ombre des papiers mystérieux… Elle défonce des cartons à chapeaux, des caisses de bois blanc où sont plies de vieux châles avec des boules de naphtaline… La serrure d’une malle résiste. Elle lui fait un peu violence… Il n’est pas jusqu’à une certaine boîte carrée, en laque, qui n’abandonne entre ses doigts un de ses panneaux. C’était, sous Napoléon III un coffret à parfums. Seul, en survit un carafon à fleurs. Et encore est-il tout ébréché ! Cette perquisition en règle ne donne aucun résultat. Arlette est désolée.

Elle aimerait tant savoir quelle est celle de ses cousines, dont les rêves ont été aussi impitoyablement étouffés par Mme Davernis. Il lui semble qu’elle la prendrait comme confidente, de préférence aux autres.

Mais est-ce que les quatre sœurs ne sont pas aujourd’hui devenues semblables ? Telcide, Rosalie, Jeanne et Marie sont sur le même modèle. Les seules différences qu’elles offrent sont dues à leur âge. Dans trois ans, Marie sera ce qu’est aujourd’hui sa sœur Jeanne. Dans dix ans, elle sera ce qu’est Rosalie. Et rien ne permet de croire que, dans vingt ans, elle sera faite autrement, avec d’autres sentiments, d’autres gestes, d’autres boniments que Telcide…

Brusquement Arlette a peur de suivre la même pente. Elle se demande si les angoisses éprouvées par l’auteur de ce journal ne seront pas les siennes. Est-ce que ces feuillets n’ont pas secoué leur poussière uniquement pour lui crier sur quelle route elle s’engage ? En sera-t-elle réduite elle aussi, a attendre d’avoir trente ans pour qu’un homme descende du trottoir sur son passage un jour de printemps ?

Non, non, elle luttera. Mais déjà, l’imagination aidant, elle s’observe, et croit découvrir des nuances neuves en elle. L’influence du milieu ! Et pourtant elle n’est là que depuis quelques jours…

On se suggestionne facilement lorsqu’on a dix-huit ans !


Mon pauvre chéri, écrit-elle à son frère, je n’ose plus regarder le tableau, qui me représente en robe de bal. J’ai peur de ne pas me reconnaître tant je suis changée. Jusqu’ici, heureusement, je conserve mes toilettes de Paris. Mais qu’arrivera-t-il lorsque je devrai recourir aux bons offices de Mlle Bernet ?

Plains-moi, mon cher Jean, plains-moi.

Les négresses de ton pays, qui ne sont pas obligées d’être les clientes de Mlle Bernet, ne connaissent pas leur bonheur.


Arlette terminera sa lettre ce soir. Ernestine lui annonce la visite de M. le Grand Doyen. Celui-ci est au salon et l’attend.

Bien entendu elle veut descendre au plus tôt. Mais il importe cependant qu’elle se présente en tenue convenable. Deux secondes pour revêtir cette petite robe charmante, une de ses préférées ! et elle est prête.

Elle ne l’est pourtant pas assez vite pour que Telcide ne fasse irruption dans sa chambre.

— Dépêchez-vous… voyons… votre retard est incompréhensible… M. le Grand Doyen vous fait un immense honneur en vous rendant votre visite… Vous ne semblez guère l’apprécier… Vous êtes d’une impolitesse…

— Je vais vous expliquer, ma cousine… les boutons- pressions ne marchent jamais bien quand on se hâte.

— Et qu’est-ce que c’est que cette toilette éhontée ?

— Éhontée ? Une robe grise, couleur terne ! en mousseline, tissu pour jeunes filles ! Je ne connais rien de plus correct. Comme garniture, rien que quatre petits pois brodés noirs au bas des manches ; une dizaine d’autres au tour du cou ; et une vingtaine au bord de la jupe… Ce n’est pas exagéré… Est-ce que vous craignez que M. le Grand Doyen n’aime point les petits pois ?

— Mon enfant, vous êtes…

— Je vous fais le pari de le lui demander.

— Vous êtes une petite sotte, dont les bras et le cou sont outrageusement dégarnis…

— Je vais changer de robe…

— Non, non, trop tard. Vous vous excuserez…

— Je ferai selon votre désir, ma cousine…

Arlette entre dans le salon au moment où le prêtre commente pour Rosalie et Jeanne les détails de la gravure, qui est attachée au mur et qui représente le siège d’Arras. Aussitôt il vient vers elle et lui tend les mains. Mais elle, reculant d’un pas, s’incline en pliant un genou et déploie sa robe pour la plus gracieuse des révérences :

— Voilà ce qui s’appelle me recevoir de façon fort convenable, prononce M. le Grand Doyen.

— Notre cousine Arlette, dit Telcide, est infiniment flattée que vous ayez daigné lui rendre la visite qu’en paroissienne respectueuse elle vous avait faite…

Mais ce genre de phrases cérémonieuses ne plaît guère à M. le Grand Doyen. Il y répond par des hochements de tête paternels. Pas davantage ! Il préfère une bonne conversation franche et cordiale :

— Ma chère petite, dans quel quartier habitiez-vous à Paris ?

— Dans le quartier de l’Étoile, monsieur le Grand Doyen.

— Vous deviez aller vous promener fréquemment avenue du Bois ?

— Oui. Chaque matin.

— Je connais assez bien ce quartier. Une de mes cousines, qui est d’ailleurs paralysée, a son appartement au Trocadéro. Elle ne me pardonnerait pas si je n’allais pas la voir au moins tous les six mois… J’aime d’ailleurs beaucoup Paris…

— Oh ! moi aussi.

— Parce que, chaque fois que j’en reviens, j’apprécie encore davantage mon enclos, si calme qu’on ne risque pas d’y être écrasé en même temps par des bicyclistes, des cochers, des automobilistes… Pour vivre à Paris, il faut avoir l’habitude. Les provinciaux, comme nous, ne se meuvent pas facilement au milieu de cette agitation et de ce bruit. Ils s’affolent et, pour éviter un cheval, ils se jettent sur un bec de gaz… Comme Arlette sourit, il ajouta :

— En tant que Parisienne, vous devez nous trouver naïfs…

— Je ne suis plus Parisienne.

— Oh ! oh ! Pour penser le contraire, il suffit de regarder votre robe…

Arlette aurait grande envie d’interpeller Telcide. M. le Grand Doyen ne trouve ni ses bras, ni son cou outrageusement dégarnis. Mais elle préfère triompher autrement :

— À ce propos, monsieur le Grand Doyen, demande-t-elle, est-il vrai que vous n’aimiez pas les petits pois ?…

Les quatre sœurs prennent l’air effaré.

— Ma cousine Telcide, ajoute Arlette, m’a défié de vous poser cette question.

Telcide est toute rouge. Elle suffoque trop pour riposter. Elle articule avec peine :

— C’est faux… Je ne vous ai pas défiée…

Le prêtre, qui a deviné qu’il s’agit d’une bonne malice, répond, avec un geste onctueux :

— Mon Dieu !… à la rigueur… mon estomac…

Mais Arlette ne veut pas que se prolonge le quiproquo :

— Je parle des petits pois brodés comme ceux que je porte au col et sur les manches.

— Oh ! très bien… Je m’occupe rarement du détail des toilettes. Je compte si peu d’élégantes parmi mes ouailles… Mais ces petits pois — puisque petits pois il y a — me semblent très convenablement accommodés en ornements. Je me les représente en guirlande le long d’une nappe d’autel. Je crois que l’effet serait joli…

— Vous en jugerez, monsieur le Grand Doyen. Je broderai à votre intention la nappe, dont vous aurez vous- même inventé le modèle…

La conversation continue ainsi. Elle est si enjouée que les quatre vieilles demoiselles, ne se sentant pas au diapason, se taisent. Mais elles suivent, avec un même mouvement de tête, les phrases de M. le Grand Doyen, et sourient du même sourire aux mêmes répliques.

Pourtant Telcide a décidé de ramener les choses à son niveau :

— Monsieur le Grand Doyen, demande-t-elle, avez- vous quelques renseignements sur la mort de Mlle de Valincourt ?

— Oui, ma bonne demoiselle… Cette vénérable personne s’est éteinte alors que je lui administrais l’extrême-onction… Elle avait soixante-seize ans !…

— Ce n’est pas encore bien vieux ! soupire Telcide, pendant que Rosalie et Jeanne commencent de donner des renseignements biographiques et généalogiques sur Mlle de Valincourt.

Cela menaçant d’être long, M. le Grand Doyen, qui déteste perdre son temps, s’empresse de prendre congé.

Il est déjà dans le couloir que Jeanne lui parle de l’amiral de Valincourt, qui fit la conquête des Pays-Bas. Il a réussi à gagner la rue que Telcide lui énumère encore tous les titres du chancelier de Valincourt, qui a siégé aux Etats Généraux :

— Excusez-moi, murmure-t-il, j’aperçois là-bas M. l’abbé Grégoire. J’ai une communication urgente à lui faire…

Il se sauve. Il est sauvé !

— Pauvre chancelier de Valincourt ! dit Arlette avec un grand geste de désolation.

— Pourquoi plaignez-vous le chancelier ? demande Telcide.

— Parce que ce malheureux n’a peut-être acquis tous ses titres et n’a peut-être siégé aux Etats Généraux que pour vous permettre de le dire à M. le Grand Doyen… Et M. le Grand Doyen ne vous a même pas écoutée…

— Pardon !

— Chancelier de mon cœur ! réjouissez-vous d’être mort… Cette désillusion vous eût tué !…

— Je ne vous permets pas de vous moquer ainsi…

Telcide est furieuse. Elle l’est contre Arlette, qui l’a ridiculisée. Elle l’est contre M. le Grand Doyen, qui a attaché une importance exagérée à une fillette mal élevée… Elle l’est contre elle-même parce que, sur le moment, elle n’a trouvé aucun mot affirmant son autorité.

Arlette, au contraire, dans la joie d’avoir fait admirer les petits pois de sa robe, a repris ses attitudes exubérantes de jadis. Elle danse sur un pied.

— Tenez-vous mieux, lui dit Telcide.

— C’est que je me sens très gaie, ma cousine. J’ai un besoin de faire des folies.

Telcide plisse le front :

— Je ne m’explique pas ce que vous entendez par le mot « folies ».

— Oh ! très simple !… Les folies ? ce sont les choses qu’on commet sans autre but que de s’amuser soi-même et d’étonner les autres.

— Je déplore la mentalité de ceux qui agissent de telle façon. Elle est piètre…

— Vous m’avouerez, ma cousine, qu’il vaut mieux faire des folies que d’aller au café.

— Aller au café ?… Qui va au café ?…

— Ou bien de passer sa vie à médire de son prochain…

— Pardon… pardon… Que voulez-vous insinuer ?

— Oh ! rien du tout… Ma discrétion s’opposerait à ce que j’insinuasse…

Les imparfaits du subjonctif font sur Telcide le même effet que le drap rouge sur le taureau. Elle a à peine entendu celui-ci que sa fureur éclate.

Rosalie, Jeanne et Marie s’interrogent des yeux. Doivent-elles intervenir ? Elles craignent de mécontenter leur sœur. Elles se décident à rester les témoins du drame :

— Vous avez le diable au corps, crie Telcide… Vous êtes une petite impudente… Mais je vous corrigerai… Vous plierez ou je vous briserai…

— C’est ce qu’il faudra voir !

— Je suis la maîtresse ici… Et vous, comme les autres, vous m’obéirez… insolente… pécore… Venez, mes sœurs, venez…

Suivie de Rosalie, de Jeanne et de Marie, Telcide sort dignement. C’est l’heure du salut. Elle compte beaucoup sur la prière pour calmer son âme irritée…

Or, en rentrant une heure plus tard à la maison, ces demoiselles Davernis font une douloureuse constatation :

Arlette a disparu.