Ces dames aux chapeaux verts/1/8

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CHAPITRE VIII


Arlette croyait avoir exploré toute la maison. Brusquement elle avait pensé au grenier. Il était possible que la suite du journal fût là. Comme elle tenait absolument à la découvrir, elle avait commencé la visite complète de toutes les caisses. Le hasard l’avait favorisée. Elle allait juste descendre, porteuse des précieux papiers, lorsqu’elle avait entendu dans l’escalier le monôme de ses cousines…

Le soir, dans son lit, les reins bien calés avec son oreiller, penchée sur le côté pour tendre les feuilles à la lumière, elle continue sa lecture.


16 mai.

Il s’appelle M. Hyacinthe. Son petit nom est Ulysse…

Je ne l’ai plus rencontré… Mais depuis que, du trottoir, il est descendu pour me livrer passage, je n’ai qu’à fermer les yeux pour le revoir en moi-même.

Il doit être âgé de trente et un ou trente-deux ans. Grand, fort, il a la tête puissante. Son visage respire la réflexion. Il n’est ni mièvre, ni anémique. Son nez m’a paru ample et bien découpé. Sa moustache est légère et ses lèvres abondantes. Des favoris blonds frisent sur ses joues. On croirait des flammes courtes « autour du foyer de son intelligence ».

Son regard, plutôt bas, est celui d’un penseur. Il doit porter des lunettes à la maison…

Depuis des années, on le voit vêtu du même pardessus beige. Ce qui pourrait paraître aux autres d’une grande mono- tonie me semble, à moi, parfait. Car je déduis de cette circonstance les choses les plus favorables :

1° C’est un homme de goût. Jamais un ouvrier ne porte un pardessus beige ;

2° C’est un homme peu dépensier. Car il sait conserver longtemps ses vêtements ;

3° C’est un homme d’ordre. Il les garde propres en les sauvant des mites pendant les mois d’été ;

4° C’est un homme de jugement. Il ne se croit pas obligé de suivre la mode comme les freluquets.

C’est un homme… c’est un homme… c’est un homme admirable, puisqu’il m’a remarquée…

Je me demande seulement pourquoi il porte toujours une petite valise jaune.


20 mai.

Quelle joie !… je suis enrhumée…

Au lieu d’assister à la messe de six heures avec mes sœurs, je vais toute seule à la messe de sept heures. Et au retour je rencontre M. Hyacinthe.

Comme il est professeur au collège, c’est le moment où il va faire sa classe.

Il habite avec sa mère, rue du Vieux-Pigeonnier-Fleuri, une maison qui a trois fenêtres sur la façade et un balcon. Il me salue.

J’aime le voir s’éloignant avec sa lenteur pondérée et sa petite valise jaune…


25 mai.

Ce qui m’arrive est inimaginable. Il me faudrait employer tous les adjectifs de Mme de Sévigné pour exprimer mon étonnement, tant cette coïncidence est invraisemblable.

Jamais je n’aurais cru que cela fût possible.

J’en ai été si confuse que maintenant encore, rien que d’évoquer la scène, je rougis.

Il me semble que je devrais avoir des remords. Il serait logique que j’en eusse. Je n’en ai aucun. Au contraire, j’ai l’impression que la Providence a réglé elle-même le cours des événements pour que mon bonheur en jaillisse…

Fixons les détails de l’incident pour que ma mémoire les garde à jamais !

Je revenais de la messe de sept heures. Selon ma coutume, je marchais sur le côté droit de la rue. Rien ne me permettait de prévoir ce qui allait arriver, lorsque j’aperçus, à quarante mètres devant moi, M. Hyacinthe.

Certes, j’étais émue. Ne le suis-je pas toujours quand je rencontre le professeur ? Mais je l’étais particulièrement.

Il me salua. Je lui répondis d’un signe de tête discret, mais sympathique. Et je passai.

On n’ignore pas que j’avais pris l’habitude de me retourner, dès que j’estimais qu’il devait avoir parcouru a peu près vingt-cinq pas. J’aimais le voir foulant le trottoir de son pas lourd.

Or, tout a l’heure, qu’elle n’a pas été ma surprise, en me retournant, de me trouver nez à nez avec lui !

J’ai cru m’évanouir. Par quel prodige était-il sur mes talons alors que je le pensais vingt mètres plus loin ? Instinctivement j’ai poussé un cri.

Très respectueusement, il a commencé à s’incliner devant moi pour un grand salut. Avais-je l’air distrait ? Craignait-il que je ne l’eusse pas remarqué ? ou plutôt était-il aussi ému que moi-même ? Toujours est-il qu’interloqué, ne trouvant aucun mot, et ne sachant que faire, son premier salut étant fini il m’en a adressé un second, puis un troisième, et à chaque fois il se penchait de plus en plus. Il était charmant !

Enfin, avec un geste gêné, il m’a tendu une chose que j’ai prise.

— Pardon, mademoiselle, m’a-t-il bredouillé, vous avez perdu ce petit objet…

J’ai balbutié :

— Merci, monsieur !

Il s’est incliné une quatrième fois avec une absolue dignité et a poursuivi sa route, me laissant sur le trottoir, figée comme une statue, mais en proie au bouleversement complet de toutes mes idées…

Quand je songe qu’un homme éminent s’est baissé pour ramasser cela, une gêne immense s’empare de mon être.

Et il m a dit :

— Pardon mademoiselle, vous avez perdu ce petit objet… Et j’ai répondu :

— Merci, monsieur !

Pourvu qu’il ait entendu mon remerciement ! Quand je suis émue, j’ai la gorge qui se serre… et ma voix s’éteint. Peut-être m’accusera-t-il d’ingratitude ! À la première occasion, je lui exprimerai à nouveau ma reconnaissance.

Il ne faut surtout pas qu’il s’imagine que je suis frivole. Je crains qu’il ait voulu me le faire comprendre en appelant « petit objet » le gant de filoselle noire, que j’avais si étourdiment laissé tomber…


30 mai

Je donne à ma coiffure une forme moins plate. Je m’applique à réaliser insensiblement cette transformation pour que mes sœurs ne m’interrogent point.

Que se passerait-il si elles se doutaient de quelque chose ? Ma mère a observé que je consacrais plus de temps à la toilette.

Il faudra dorénavant que je me lève plus tôt…


2 juin.

Ulysse Hyacinthe… Ulysse Hyacinthe… Ulysse Hyacinthe… Ulysse Hyacinthe…

J’aime écrire son nom. Je l’écris en ronde, en gothique… en bâtarde.

Ulysse Hyacinthe… Ulysse Hyacinthe… Ulysse Hyacinthe… C’est un joli nom !

Ulysse Hyacinthe… Ulysse…

Je me le répète à voix basse en fermant les yeux… Ulysse…


4 juin.

Cet après-midi, chez les demoiselles Lerouge, j’ai rencontré Mme Hyacinthe.

Malheureusement elle s’en allait juste au moment de mon arrivée. Je l’ai d’autant plus regretté qu’elle achevait de parler de son fils. Elle disait :

— Ulysse est ma consolation. Nous nous portons l’un à l’autre une affection suprême. Il a toute confiance en moi depuis…

— Depuis ?

— Depuis sa petite scarlatine. Il ne consentait à boire ses potions que si je les lui présentais moi-même…

— Ah ! M. Hyacinthe a eu la scarlatine ? s’inquiétait Mlle Caroline.

— Oui… à l’âge de sept ans…

Je me sens pleine de respectueuse tendresse pour Mme Hyacinthe. C’est dommage que, par un tic, ses yeux, à certains moments clignent si vite que ses cils se mettent à ressembler à des mouches en plein vol. Mais je m’y habituerai.

Quand je lui ai tenu la porte ouverte, elle m’a dit : — Vous êtes bien honnête, mademoiselle…

J’ai rougi… Il me semble que je rougis souvent depuis quelque temps.


15 juin.

L’habitude en est prise. Je continue à assister à la messe de sept heures. Je ne suis plus enrhumée. J’aurais eu beaucoup de chagrin si je n’avais plus rencontré M. Hyacinthe…


1er  juillet.

Un orage m’a surprise à la sortie de la messe et je n’avais pas de parapluie.

J’étais sous le porche de l’église. L’eau cascadait de tous les côtés comme si les statues se la renvoyaient en éclaboussures.

Je considérais mes bottines de cachemire noire, qui trempaient dans une flaque grandissante, lorsque M. Hyacinthe est passé :

— Oh !

Il n’a pas trouvé d’autre mot en me voyant. Il s’est approché.

— Monsieur ? ai-je murmuré.

— Oh ! a-t-il repris… vous ?… sous ce déluge !…

— Oui, moi… Je me serais bien réfugiée dans la cathé- drale, mais on m’attend à la maison. Je veux profiter d’une éclaircie…

M. Hyacinthe !

Pourquoi me disait-il son nom ! J’avoue que, sur le moment, je ne l’ai pas compris. Suis-je assez niaise ! Il a fallu qu’il me répétât :

M. Hyacinthe… M. Ulysse Hyacinthe !

Il se présentait… Où avais-je la tête… Pour lui montrer que j’avais retrouvé mes esprits égarés, je lui ai dit : — M. Hyacinthe, professeur au collège…

Il m’a paru sensible à cela.. Il m’a répondu dans un gros soupir :

— Oui !

Après quoi il s’est mis à me parler très vite :

— Mon parapluie est vaste. Il m’abrite souvent avec maman. Si j’osais,… si je me permettais… si vous vouliez… ce serait pour moi un honneur de vous conduire… Vous habi- tez à quatre pas. Je ne risquerai guère d’être en retard pour ma classe…

L’enclos était désert. Le porche s’inondait de plus en plus. J’ai accepté.

Nous sommes partis côte à côte. Le parapluie était vraiment confortable pour deux personnes. Sur son dôme de coton distendu, un peu déteint, avec des rayons vert pâle à l’endroit des plis entre les baleines, la pluie tombait avec un bruit mou. Nous étions séparés par la grosse boule du manche. Il marchait à longues enjambées. J’avançais à pas menus. Je lui ai dit à un moment :

— Prenez garde aux flaques…

Il marchait en plein dedans. Il était trop occupé de ce qu’il voulait me dire. Il n’a pas paru m’entendre.

— Je me lève invariablement, m’a-t-il exposé d’une voix grave, été comme hiver, à six heures du matin. Pour le déjeuner je prends un bol de café noir et une tartine de pain sans beurre. Au collège, mon cours ne commence qu’à huit heures, mais je suis dans ma classe quinze minutes plus tôt pour jeter l’œil du maître. Je range sur mon Bureau toutes mes petites affaires : mon crayon, mon porte-plume, ma règle et ma gomme. Je place dans la rainure du tableau noir un bâton de craie. Je consacre généralement beaucoup de temps à la recherche du chiffon, qui devrait rester accroché au chevalet, mais que les élèves se jettent à la figure dans le désordre du départ… L’hiver, c’est-à-dire à partir du 1er  novembre, je m’assure que le poêle est bien rempli de charbon… Enfin j’enfonce mes bras dans les petites manches de lustrine verte que maman m’a cousues de ses mains, et j’attends mes élèves… J’en ai quinze, dont la plupart sont des cancres. Il faut vous dire que j’enseigne la cinquième !… la cinquième classique ! — car il y a aussi la cinquième moderne, mais elle est moins forte. J’ai dans ma classe Augustin Bidon, que vous devez connaître…

— Le fils de la fruitière ?

— Oui… Eh bien ! c’est un mauvais sujet, un vaurien, un bandit. Il ne vit que pour faire des niches. Il ne sait quoi inventer pour me tracasser. Avant-hier n’a-t-il pas, d’une chiquenaude, lancé au plafond une boule de papier mâché à laquelle il avait suspendu, par un fil, un pantin ? Comme c’était juste au-dessus de mon pupitre, j’ai tenté de l’abattre avec le bâton qui sert à désigner les points géographiques sur la carte. Le bâton était trop court… Après la classe, je retourne à la maison où je retrouve maman… Mais vous voici arrivée… À la prochaine occasion, je vous continuerai le récit de mon existence quotidienne… Je vous présente mes civilités, mademoiselle Davernis…

Et il s’en est allé.

Je n’ai pas eu le temps de lui demander quel usage il fait de sa valise jaune…


1er  août.

Les vacances !

Le collège est fermé depuis trois jours. Je suis passée devant sa grille. La cour est déserte. Le concierge a pris un air arrogant. Pendant deux mois il régnera sur les salles vides et les préaux abandonnés.

Tous les ans, Hyacinthe s’absente pendant août et septembre. S’absentera-t-il cette année ?

Je n’aime pas du tout l’époque des vacances.


2 août.

Sans m’avoir revue, il est parti en voyage ce matin avec sa mère.

Je ne veux plus penser à lui.


3 août.

Non, décidément, je ne veux plus penser à lui.


4 août.

Je l’oublierai, je le jure.

Monsieur Hyacinthe, adieu !


17 août.

Je suis une faible fille. Je ne songe qu’à mon serment de ne plus penser à lui…

De sorte que je ne pense qu’à lui !


25 août.

M. Hyacinthe est rentré avec sa mère. Il n’a pas attendu la fin des vacances.

Dès que j’ai appris la nouvelle, je suis passée devant sa maison. Les persiennes étaient ouvertes.

Quel bonheur !


27 août.

Nous nous sommes rencontrés chez les demoiselles Lerouge. Les vacances lui ont fait un bien ! il a une mine ! Il est gros, rose…

Malheureusement, Mlle Félicité nous a offert des caramels, qu’elle avait reçus d’une de ses nièces. M. Hyacinthe, qui en avait mis un tout entier dans sa bouche, était très gêné pour parler. C’est bien en vain qu’il essayait, avec des tortillements de lèvres et de grands coups de langue, de le faire passer d’une joue dans l’autre. Il était congestionné. J’avais peur qu’il n’étouffât.

Enfin, comme nous étions assis l’un à côté de l’autre et que ces dames bavardaient ensemble, il a fini par pouvoir me dire ce qu’il n’avait pu achever l’autre jour : De sa belle voix caverneuse, il m’a demandé :

— Vous rappelez-vous exactement le point où nous avons laissé notre dernier entretien ?

— Sous le parapluie ?

— Sous le ?… oui… Vous ne désirez pas que je résume en quelques mots ce qui a été son objet ?…

— Je m’en souviens très exactement… Après la classe vous rentriez à la maison où vous attendait votre maman.

— Merci de n’avoir pas oublié… merci… Dès que je rentre, je raconte à maman les divers incidents de la classe. Maman s’intéresse beaucoup à mes travaux. Elle me réconforte quand je suis découragé…

Mme Hyacinthe paraît très intelligente.

— Oui… Jusque midi, je corrige les devoirs de mes élèves. Ce n’est pas amusant…

— Ah ?

— De lire quinze copies qui, s’il y avait un barbarisme à faire, le contiennent quinze fois. Au crayon rouge, j’inscris mes notes dans le coin : mal, très mal, inepte… Après le dîner — un dîner frugal et sain — je lis une gazette. J’estime qu’un professeur doit se tenir au courant de toutes les manifestations de la pensée… Je retourne au collège à deux heures pour la classe de l’après-midi, généralement réservée à l’histoire, à la géographie et aux sciences… À quatre heures, je rejoins maman et nous nous livrons au sain exercice de la promenade… Nous rentrons pour le souper… La soirée se passe en conversation et en lecture… J’aime vivre dans le commerce des poètes. Quelquefois je déclame pour maman des vers de Musset :

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître

Peu m’importe si maman, qui est distraite, m’interrompt pour me demander :

— Ulysse, que voudras-tu demain pour ton dîner ? Je réponds : « Du veau » et je continue :

Et nul ne se connaît lorsqu’il n’a point souffert…

À neuf heures et demie, nous gagnons chacun notre chambre. Les hygiénistes recommandent de se coucher tôt… Et voilà !…

Il avait fini. Il levait sur moi ses bons gros yeux où flottaient de vagues inquiétudes. Je le sentais anxieux d’un mot d’espoir, d’un encouragement, d’une approbation. À demi défaillante, je lui ai murmuré :

— Vous menez une très belle vie. C’est celle d’un homme d’esprit et d’un homme de cœur !…

Il a caressé ses favoris. Ses yeux ont clignoté. Sa respiration est devenue bruyante, comme si trop d’efforts l’avaient essoufflé…

— Merci, m’a-t-il dit… Si vous désirez un éclaircissement sur quelque point, interrogez-moi… J’habite une maison de verre…

L’occasion était propice pour satisfaire ma curiosité. J’en ai profité ::

— Permettez-moi de vous demander, sans indiscrétion, à quoi vous sert la jolie valise de toile jaune, qui ne vous quitte jamais…

— Ma valise ?… Mais… c’est avec elle que je transporte les livres de classe et les devoirs de mes élèves…

Comment ne l’avais-je pas deviné ?


29 août.

Deux heures précises… un grand coup de sonnette… La bonne ouvre la porte de la salle à manger et dit :

— Une dame est au salon… elle demande Madame.

— Encore une dame patronnesse pour une quête !

— Non… c’est Mme Hyacinthe.

— Que peut-elle me vouloir.

Ma mère a posé la question. Elle ne se doute de rien. Quelle va être sa surprise !

Pour ne pas que mes sœurs remarquent mon trouble, je monte dans ma chambre. J’ai envie de pleurer, tant je suis joyeuse.

Il me semble que tout le bonheur du monde est en moi. J’ai des ailes ! Car bien entendu je ne prévois aucun obstacle… Et pourtant s’il en surgissait un ?… Non, non, c’est impossible !…

Jeunes filles, mes sœurs, et jeunes femmes, j’en appelle à vos souvenirs. Ne sont-ils pas délicieux, les moments de rêve et d’angoisse que l’on vit dans sa chambre pendant qu’au salon, une mère dit à la vôtre :

— Madame, j’ai l’honneur de vous demander pour mon fils la main de Mademoiselle votre fille…

Anxieuse et frémissante, on éprouve les alternatives du doute et de la certitude. On écoute au plancher, on écoute à la porte, on tend l’oreille par-dessus la rampe de l’escalier, comme si toute la maison devait s’unir pour colporter de pierre en pierre la phrase fameuse :

— Madame, j’ai l’honneur…

La porte de la rue vient de claquer. J’ai entendu :

— Au revoir, madame Davernis.

— Je vous salue, madame Hyacinthe…

Je descends en hâte. Dans mes yeux, maman lit une interrogation :

Mme Hyacinthe désirait le dessin d’un ornement d’église, me dit-elle simplement…

Ne me cache-t-elle rien ?

Après tout, il est possible que Mme Hyacinthe ait pris ce prétexte pour entrer en relations avec notre famille…

Dire qu’il y a des peuples pour qui le mariage se pratique sans délai, sans complications et sans formalités ! Comme je voudrais vivre chez eux ! Il est vrai que c’est chez les sauvages.


31 août.

M. Hyacinthe ne va pas au collège, puisqu’il est en vacances et cependant, chaque matin, je le rencontre au même endroit, à la même heure…


4 septembre.

Maman est allée cet après-midi porter à Mme Hyacinthe le dessin d’ornement d’église. Elle avait jugé bon, pour la circonstance, de mettre sa plus belle robe.

Elle n’a pas voulu que nous l’accompagnions. Quand elle est rentrée, comme par hasard, je me trouvais dans le couloir, elle m’a tapoté sur la joue… Elle n’avait pas fait cela depuis cinq ans !


6 septembre.

J’aurai un mari, j’aurai des enfants.

Je peux l’avouer maintenant. Je commençais à désespérer de me marier.

J’aime M. Ulysse Hyacinthe…


10 septembre.

À certains moment, je me demande si je ne suis pas folle… Voyons, voyons, que s’est-il passé ?… Ai-je fait un rêve ?… Mais non… j’ai des certitudes…

Il n’est pas faux que M. Hyacinthe ait ramassé mon gant, qu’il m’ait abrité sous son parapluie et qu’il m’ait raconté sa vie.

Il n’est pas faux que sa mère soit venue chez nous sous un prétexte qui n’a pu tromper personne.

Il n’est pas faux que maman m’a donné une tape sur la joue dans une circonstance facile à deviner…

On annonce que M. Hyacinthe va repartir dans le Midi où il achèvera ses vacances. Mlle Caroline Lerouge affirme même que nous ne le reverrons jamais. Il serait nommé dans un autre collège…

Est-ce que par hasard il ne m’aurait jamais aimée ? est-ce que ma dot lui aurait paru insuffisante ? est-ce que… ?

Je n’ai pas la force d’écrire davantage.

Ayez pitié de moi, je vous en supplie, mon Dieu !


12 septembre.

Je ne peux même plus douter. Mlle Caroline Lerouge avait dit vrai. M. Hyacinthe s’en va sans esprit de retour…

Je l’ai vu tout à l’heure, qui suivait une voiture de déménagement, chargée de meubles, de linge et de livres. Il surveillait pour qu’aucun objet ne tombât sur la chaussée. Comme le soleil était accablant, il tenait son chapeau à la main. Le cheval marchait au pas. Les cloches de la cathédrale sonnaient la fin de la grand’messe.

Ce cortège… cette voiture au pas… cet homme, nu-tête… ces cloches… j’ai cru voir passer un enterrement pitoyable…

Celui de mon bonheur !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Dès ce moment le journal se poursuit avec une monotonie désabusée. Les plaintes qu’il exhale se font de moins en moins bruyantes. De temps à autre, un mot plus vif, une réflexion plus amère témoignent qu’à cet endroit l’auteur a eu un sursaut de regret. Peut-être un gros sanglot a-t-il gonflé sa poitrine ! Et puis c’est à nouveau la résignation morne, lamentable. Les pages succèdent aux pages, relatant avec minutie, les détails insignifiants d’une existence médiocre. Sur la fin seulement, avec une brusquerie rageuse, leur intérêt se redresse. L’écriture est d’ailleurs sensiblement différente. La main, qui traçait ces lettres heurtées, inégales, devait faire grincer la plume. On remarque plusieurs éraflures du papier… Et le manuscrit se termine ainsi :


4 février.

Il aura fallu cinq ans pour que le mystère fût élucidé… Depuis cinq ans, je devrais avoir une maison à moi ! des enfants à moi ! des domestiques, à moi ! Je devrais être mariée ! Je devrais être heureuse !…

Ah ! ma mère ! je m’interdis de juger les motifs qui vous ont inspirée. Vous reposez maintenant au cimetière et je vais prier chaque dimanche sur votre tombe. Mais vous aurez brisé ma vie !

Vous ne m’avez même pas consultée. Vous ne m’avez informée de rien.

Dans votre vanité, parce qu’elle avait une petite dot, vous avez jugé indigne que votre fille épousât un professeur. Vous espériez peut-être qu’un marquis solliciterait ma main. Vous auriez aimé être la belle-mère d’un marquis !

Vous avez répondu sèchement à Mme Hyacinthe qu’il était impossible, pour des raisons sérieuses, de donner suite au projet qu’elle vous avait soumis.

Vous vous arrangiez de telle façon que M. Ulysse devait croire que j’étais l’auteur de ce refus et que moi, je devais ignorer toujours la démarche de M. Hyacinthe.

Oh ! ma mère, comme vous m’avez fait souffrir ! Il y avait un homme qui m’aimait, et, en moi-même je l’ai accusé de toute ma désolation. Quand je pense que je lui reprochais d’avoir joué à mon égard une comédie cruelle !

Vous n’aviez pas le droit d’agir ainsi !

Une ancienne amie de Mme Hyacinthe ne m’a rien dissimulé. M. Ulysse a failli mourir de chagrin. Depuis qu’il a quitté notre ville, il a déjà demandé trois fois son changement. À peine est-il dans un nouveau collège qu’il s’y ennuie. Actuellement il est à Saint-Brieuc. L’humidité de la Bretagne est très nuisible à la santé de sa pauvre mère. Si elle en meurt, j’aurai sa mort sur la conscience.

Devais-je crier la vérité à la vieille amie de Mme Hyacinthe ? Je n’ai pas osé…

D’ailleurs, à quoi bon ? Tout n’est-il pas fini pour moi ?…