Ces dames aux chapeaux verts/2/3

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CHAPITRE III


M. Ulysse Hyacinthe ne serait-il pas chez lui ?

Arlette a tiré une première fois le pied de biche de la sonnette. Personne ne répond. Elle le secoue à nouveau. La maison est silencieuse.

Elle descend les deux marches et vient au milieu de la rue, comme si la façade pouvait lui révéler son mystère. Pas un rideau des fenêtres ne bouge.

Enfin, au premier étage, une porte claque… Puis une seconde… Le bois vert d’un escalier neuf gémit sous un pas lourd… On perçoit le glissement de deux savates sur les dalles d’un couloir.

Un gros homme, presque chauve, aux favoris jaunes, au nez rond et plat, apparaît. Il a des lunettes, mais il regarde par-dessus, en faisant des yeux blancs. D’un air bougon, qui lui est peut-être coutumier, il questionne :

— Pourquoi avez-vous sonné deux fois ?

— Parce que je désirais parler à M. Hyacinthe.

— Le professeur ?

— Lui-même.

— C’est moi.

Arlette a la force de réprimer une envie de pouffer. Ce malheureux Ulysse est absolument ridicule. Il devait se laver les mains, il a encore les manches de son veston relevées. Son gilet, fermé seulement par le bouton du haut, laisse voir un triangle de sa chemise en flanelle rayée gris et vert.

De sa voix grave, qui faisait frissonner délicieusement Marie et qu’Arlette juge sépulcrale, il demande :

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— De la part de M. le Grand Doyen…

— M. le Grand Doyen ?

Visiblement il s’étonne qu’un prêtre aussi considérable s’occupe de sa modeste personnalité laïque.

— Oui… Je viens vous offrir des billets…

— De chemin de fer ?… merci… Je ne voyage plus… Je n’ai que trop voyagé…

Le pauvre homme ! il est hanté par le souvenir de ses courses à travers la France, à la poursuite d’un repos et d’une sérénité à jamais perdus !

— Non… Des billets pour une tombola, organisée au bénéfice des pauvres…

— Ah ! Bon !… Entrez…

L’avarice n’est toujours pas son principal défaut ! songe Arlette.

Il l’amène dans une salle à manger, carrée, presque sans meubles, mais claire, propre, avec une tapisserie crème aux fleurs roses. Tout en traversant le couloir, il abaisse ses manches et ferme son gilet. Comme une odeur fraîche de peinture et d’essence la saisit à la gorge, Arlette tousse. M. Hyacinthe disparaît.

Il revient un moment plus tard, porteur d’un verre d’eau. Il tient dans sa main un morceau de sucre.

— Au fond, c’est un bon homme ! pense Arlette.

Doucement il met le sucre dans le verre et longuement il remue l’eau avec une cuillère de ruolz :

— Buvez… Ça vous soulagera… Elle est très fraîche… J’ai fait couler l’eau « avant ».

— Merci… Je me sens mieux…

Avait-il été vraiment inquiet ? Il prend un air satisfait.

La petite quêteuse en profite pour lui commencer son boniment sur le ton emphatique qui lui semble devoir convenir à son interlocuteur :

— Vous avez certainement remarqué, monsieur, combien le nombre des malheureux s’accroît chaque jour. Il faut, comme moi, s’être penchée sur la misère humaine pour connaître les profondeurs qu’elle peut atteindre. Je ne sais rien de plus effarant…

En signe d’acquiescement, il balance sa grosse tête comme un bouddha chinois.

— M. le Grand Doyen estime qu’il est du devoir de chacun de collaborer, selon ses ressources, à l’œuvre sublime de la charité. Dans quelques semaines, une tombola sera tirée, dont le bénéfice appartiendra intégralement aux pauvres de Notre-Dame. J’ai pensé… M. le Doyen a pensé que vous tiendriez à participer, dans la mesure que vous…

— Oui… oui.

Arlette en a assez dit. M. Hyacinthe tire de la poche de son pantalon un porte-monnaie vaste, dont le cuir repoussé garde les traces dorées d’une tour Eiffel au-dessus d’une inscription : Souvenir de l’Exposition de 1900. Et il y prend une pièce de monnaie :

— Je ne sais pas le prix des billets. Donnez-m’en pour « ça ».

— « Ça », c’est deux francs !

— Je voudrais vous offrir davantage, mais je ne suis pas pas riche.

— Tiens ! il dit la même chose que la domestique des Fleurville ! pense Arlette. S’il se doutait pourtant que toute cette comédie est organisée pour son bonheur ! Mais il n’en a pas la moindre idée. Sa souscription offerte, il n’attend plus que le départ de la jeune fille. Celle-ci, qui est loin de vouloir s’en aller, inscrit sur « son carnet :

— M. Hyacinthe !… Quel prénom, s’il vous plaît ?

— Ulysse…

— Ah !… Est-ce que vous connaissez Ithaque ?

Cette question le surprend si fort qu’il en roule des yeux. Mais c’est là son domaine de professeur, il a saisi l’allusion. Il daigne en sourire tout en croisant ses mains sur le cordonnet noir, qui lui sert de chaîne de montre et qui balafre son abdomen. Dans ce geste, Arlette s’aperçoit qu’il a le bout des doigts jaunis par le tabac :

— Non… Je ne suis pas allé en Grèce. J’ai pourtant beaucoup trop circulé…

— Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage !…

— Vous connaissez les classiques…

— Oui… J’ai énormément de relations…

— C’est parfait !… Vous avez vos brevets ?

— J’en ai un : mon brevet de chauffeur…

Comme Arlette lance ses boutades avec un sérieux imperturbable, M. Hyacinthe est un peu déconcerté. Son esprit n’est pas assez vif pour la suivre dans ses fantaisies, mais c’est à dessein qu’elle le bouleverse. Ainsi, à brûle-pourpoint, elle peut lui déclarer familièrement :

— Alors, « comme ça ! », mon cher monsieur, vous voilà revenu dans votre vieille cité !…

Comment cela peut-il intéresser une jeune fille de cet âge ! Il est si dérouté qu’il ne se le demande pas, il condescend à répondre :

— Vous êtes trop jeune pour vous souvenir de moi…

— En effet, dit-elle gentiment, mais j’ai si souvent entendu parler de vous que j’éprouvais le plus vif désir de vous connaître.

— Ah !

— Je suis très renseignée sur votre compte. Je pourrais vous dire sur vous des choses qui vous étonneraient bigrement.

— Ah !

— Vous ne pouvez pas vous douter à quel point vos amis ont regretté votre départ, il y a dix ans…

— Mes amis… lesquels ? Je n’en ai jamais eu…

— Croyez-vous ?… M. le Grand Doyen me répétait encore l’autre jour combien Mme Hyacinthe était une sainte femme…

— Maman !

— Tous ceux qui ont eu la faveur de l’approcher se consolent mal de sa disparition…

— Pas tant que moi…

Très sincère, il tire un large mouchoir à carreaux de sa poche et se tamponne violemment les yeux en reniflant :

— Heureusement, continue Arlette, vous n’êtes pas de ceux pour qui une maison est triste dès qu’elle ne contient pas une femme et des enfants…

— Moi ?

— Oui… Vous êtes un esprit supérieur… Vous avez la science pour femme, vos élèves pour enfants et vos livres pour amis…

— Évidemment… en principe…

— Il n’y a pas d’existence plus admirable que la vôtre. L’apostolat que vous vous êtes imposé est le plus noble de tous. Vous façonnez à votre image les jeunes intelligences. Vous pétrissez, de vos doigts savants, les esprits incultes. Et vous faites s’ouvrir les âmes aux beautés du monde…

Sans sourciller, M. Hyacinthe reçoit ce couplet en pleine figure. C’est la première fois qu’on lui parle ainsi. Des horizons inconnus brillent devant lui. Il gonfle sa poitrine comme un soufflet d’harmonium et exhale :

— C’est pourtant vrai que je fais tout cela !

— C’est si vrai, poursuit Arlette, que je n’ai jamais pu contempler un professeur sans être pénétrée de respect…

— Vous ?

— Oui… Qu’est-ce que c’est que le professeur, sinon le semeur d’idées ?… La graine que vous jetez peut être longue à germer. Le moment vient toujours de la moisson radieuse. Un homme accomplit-il une action d’éclat, qui sait si ce n’est pas parce qu’à cette minute-là fleurit une des semences que l’éducateur a déposées en lui alors qu’il n’était qu’un tout petit enfant ?…

M. Hyacinthe sourit, mais en sceptique. Le bel enthousiasme de la jeune fille l’amuse, mais elle ne le convainc pas. Il sait trop que la vérité est plus cruelle. Comme un des principes de sa vie est de traquer l’erreur partout où elle s’embusque, il juge utile de répliquer, au risque de tuer une illusion :

— Vous venez de peindre, mademoiselle, le portrait du professeur. Vous avez pris les couleurs les plus flatteuses. Malheureusement votre portrait n’est pas ressemblant…

— Comment ? dit Arlette, qui feint l’étonnement.

— Certes, si les élèves étaient attentifs et studieux, notre mission serait à peu près celle que vous avez imaginée. Notre joie serait intense de préparer la nourriture intellectuelle de la jeunesse en disséquant et en assaisonnant pour elle les chefs-d’œuvre…

— Ces musées dont vous êtes les gardiens !

— Mais les collégiens sont des cancres, des mauvais garnements, qui n’ont pour tout génie que celui du mal. Ils ne comprennent rien parce qu’ils ne veulent rien comprendre. À la fin de la récréation, je m’avance vers eux, en frappant des mains, pour leur indiquer que c’en est fini des jeux et des ris. Je leur crie : Et nunc erudimini ! À cet appel, chacun devrait ouïr la voix de sa conscience. Bienheureux ceux à qui les pures délices de l’étude sont permises ! Ils devraient crier : Hosannah ! Ils répondent : La barbe !

— Oh !

— Avant de commencer ma classe, je dois, pendant dix minutes, agiter ma sonnette et taper, avec ma règle, sur le bord de mon bureau.

— Ce sont des mœurs déplorables…

— Connaissez-vous Véron ?

— Non.

— C’est un galopin… Hier je lui ai demandé la traduction de Puer, abige muscas.

— Enfant, chassez les mouches !

— Oui… Il m’a répondu : « Ça veut dire : Pierre a pigé la muscade. » Vous avouerez que ce ne sont pas là des choses de mon âge ! Vous pensiez que j’étais un homme heureux ! Hélas ! non, je ne le suis pas… Un professeur ? ça devrait être tout ce que vous avez dit… et ça n’est qu’un garde-chiourme…

Arlette juge utile pour sa cause de prendre une physionomie apitoyée, quoique l’entretien suive exactement la courbe voulue par elle !

— Mais alors ? murmure-t-elle d’une voix où, dans le lointain, il y a un vague bruit de sanglots… Mais alors si vous n’avez pas la science pour femme, vos élèves pour enfants et vos livres pour amis, vous devez vivre des heures mortelles d’ennui…

— Je ne sais pas…

— Mariez-vous.

— Il est trop tard !

— Ah ! ah ! vous êtes puni… Vous êtes bien tous les mêmes… Tant que vous êtes jeunes, vous refusez d’aller à la mairie… Vous ne voulez pas vous mettre la corde au cou… Vous faites le dandy dans les salons… Vous faites le beau sur les boulevards… Vous courez le monde… Vous voyagez…

— Je vous assure que je n’ai jamais fait le beau !…

M. Hyacinthe se trouve là sur un terrain glissant. Peu à peu il perd pied. Son regard papillote. Il essuie les verres de ses lunettes comme si ceux-ci en étaient responsables. Arlette constate qu’il a les yeux tout petits et tout drôles :

— Et puis un jour, continue-t-elle, vous vous apercevez que vous avez eu tort de ne pas fonder un foyer… Et vous vous dites : « Il est trop tard !… » Mais sapristi ! il faut réagir, monsieur Hyacinthe… Une femme est nécessaire à l’homme…

— Oui… pour le linge !

La réponse est trop imprévue pour qu’Arlette n’en soit pas elle-même interloquée…

— Pour le linge !

— Oui… mon linge s’abîme… Jadis maman le recousait toujours avant de le remettre à la blanchisseuse… Et elle le comptait !… La semaine dernière, on m’a rendu une chaussette de moins…

— Vous le voyez bien !… Mariez-vous… Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le au moins pour vos chaussettes.

— Me marier ?… me marier ?… vous croyez que c’est facile !

— Il y a tant de jeunes filles, dont tout le rêve est d’épouser un professeur… D’ailleurs, quand on a votre situation et vos avantages personnels, on a dû aimer… et être aimé… Je suis convaincue que si vous regardiez au fond de votre cœur… Mais je me mêle là de questions intimes… Excusez-moi, cher monsieur. Je vous laisse… J’habite chez mes cousines, qui doivent m’attendre…

Elle pense qu’il va s’inquiéter du nom de celles-ci. Il se contente de lui ouvrir la porte en silence. Il est tout songeur ! Elle précise donc :

— Mes cousines sont les demoiselles Davernis !

Ils entraient dans le couloir. M. Hyacinthe s’arrête. Il relève ses lunettes sur le front, se croise les bras, et profère :

— Ah ! ces dames sont vos cousines ? J’ai logé jadis dans une maison voisine de la leur…

— Je suis orpheline… Elles m’ont recueillie… Elles sont si bonnes !

— Oui…

— Ma cousine Marie surtout est très gentille. Elle est d’ailleurs beaucoup plus jeune que ses sœurs. Son caractère est charmant. Je l’aime infiniment…

Après un temps et un soupir, elle ajoute :

— C’est triste que sa mère lui ait gâché les plus belles années de sa vie…

— Ah ! sa mère ?…

— Oui… Mme Davernis n’agissait jamais qu’à sa guise. Elle était si jalouse de son autorité que ses filles pouvaient être demandées au mariage, elle répondait « non », sans même les consulter…

— Est-ce possible !

— Ma cousine Marie en a beaucoup souffert, car, paraît-il, on a fréquemment sollicité sa main. Elle n’en a jamais rien su… Mais je vous fais là des confidences, monsieur Hyacinthe… Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela… C’est votre faute !

— Ma faute ?

— Oui… Vous avez une de ces façons d’interroger les gens !

— Ah ! vous trouvez ?

— Vous auriez dû être juge d’instruction… Mais cette fois, je vous quitte… J’espère que vous assisterez à notre tombola… Je m’arrangerai pour que nous formions un petit groupe sympathique avec mes cousines…

Elle lui tend une main qu’il serre dans ses grosses pattes. Il voudrait dire quelque chose pour remercier. Mais il ne trouve rien. Il est extrêmement troublé. Arlette achève en lui disant :

— Une recommandation : Vous ne répéterez surtout pas à ma cousine Marie que les professeurs ne sont pas heureux. Elle en serait navrée…

— Ah ! pourquoi ?

— Parce que… parce que… c’est elle qui m’a dit…

— Qui vous a dit quoi ?

— Que les professeurs sont des semeurs d’idées…