Ces dames aux chapeaux verts/2/6

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CHAPITRE VI


Devant Arlette qui joue à la porte le rôle de sœur Anne, deux agents de police, qui sont là de surveillance, prennent un air goguenard :

— Elle est gentille, la petite demoiselle ! dit le premier…

— Tu parles si ça change des autres ! répond le second…

Mais Arlette est trop soucieuse pour sourire de leurs appréciations. Quand elle aperçoit M. Hyacinthe, qui descend la rue, tranquillement à pas mesurés, elle pousse un cri de joie :

— Enfin !

— C’est son père ! dit le premier agent.

— Non, réplique le second. Tu vois hien que c’est un de ses artistes. Il est déjà costumé…

M. Hyacinthe a revêtu son costume le plus somptueux : une redingote, que son embonpoint soumet à des efforts de plus en plus tendus. C’est qu’elle ne date pas d’hier. Il l’a inaugurée il y a douze ans. Et dame ! depuis lors il a grossi. L’étoffe se tire tellement à l’endroit des boutons que ceux-ci ressemblent à des comètes, dont la queue en éventail est faite d’une infinité de plis.

Et il porte sa valise jaune !

Pourquoi ? Mystère ?

Son chapeau haut de forme à la main, comme s’il demandait l’aumône, il s’adresse aux deux représentants de la force publique, car Arlette s’est dissimulée derrière une tenture pour ne pas trahir son impatience :

— Est-ce ici qu’a lieu la représentation artistique et littéraire ? demande-t-il comme s’il ne voyait pas les drapeaux, les écussons et les guirlandes…

— Oui… Entrez… et dépêchez-vous, lui répond celui des deux qui le prend pour un artiste… C’est bientôt votre tour…

Arlette paraît alors comme par hasard :

— Oh ! bonjour, monsieur Hyacinthe…

— Bonjour, mademoiselle…

Comme ce sont les dernières mesures de l’ouverture, l’orchestre est en pleine fureur. Les musiciens, sachant qu’ils vont pouvoir se reposer, donnent tout leur souffle. C’est une grande marée dans un ouragan. Il faut croire que M. Hyacinthe est sourd, car il demande :

— Est-ce que c’est commencé ?

— Oui…

Elle l’emmène du côté du vestiaire :

— Vous désirez sans doute déposer votre valise ?

— Non, non… J’en aurai besoin tout à l’heure… Cette réponse est tellement imprévue qu’Arlette ne trouve rien à répliquer. Les mots s’arrêtent sur les lèvres. Et l’orchestre s’arrête aussi. Mais ce n’est qu’une coïncidence.

— Monsieur Hyacinthe, dit-elle enfin, comme votre présence me réjouit ! Je n’osais pas espérer qu’un homme de votre importance se dérangerait pour une fête quasi familiale…

Le gros professeur, en guise de remerciment, laisse tomber :

— Eh bien ! tant mieux !…

Comme les jeunes gens de la Jeunesse catholique applaudissent à tout rompre, dans le tintamarre il se laisse choir sur un des pliants, qu’on a apportés au fond de la salle. Mais cela n’est pas prévu dans le programme d’Arlette :

— Voyons ! levez-vous… Vous n’allez pas rester là… M. le Grand Doyen m’a chargée de placer autour de lui les personnalités de la ville. Suivez-moi.

— Non, non.,

— Pourquoi ?

— Je suis très bien ici.

— Mais vous ne verrez rien…

— Ça m’est égal…

Est-ce que par hasard, monsieur Hyacinthe, à vos défauts déjà si nombreux, vous joindriez celui d’être têtu ? Comme ce serait laid, à votre âge !

— Ici vous gênerez la circulation… Vous êtes dans le passage… on vous bousculera…

— Ce ne sera pas la première fois !

— Allons ! soyez raisonnable… Si vous vous obstinez, j’emporte votre valise au premier rang…

— Oh ! non…

Arlette, ayant saisi le sac, s’aperçoit, à la légèreté, que celui-ci est vide. Tremblant, à demi larmoyant, ainsi qu’un enfant à qui on a enlevé un jouet, le professeur tend des mains suppliantes.

Arlette, pour brusquer les événements, lui glisse la phrase qu’elle croit merveilleuse comme un philtre…

— Vous serez avec mes cousines Davernis aux places réservées. Ma cousine Marie a gardé à votre intention une chaise à côté de la sienne. Vous n’oublierez pas de la remercier…

Avec un mouvement fébrile de la tête, comme en ont les myopes dans leurs instants d’émotion, sans doute pour secouer le brouillard qui obscurcit leurs yeux, M. Hyacinthe se lève :

— Montrez-moi le chemin…

Tous deux traversent alors la salle immense. Ils doivent déranger cinquante personnes. En écartant les uns et les autres, Arlette répète comme une litanie : c Pardon, monsieur… pardon, madame… »

Au moment d’arriver, elle se retourne vers le professeur qui souffle :

— Désirez-vous me confier votre sac ? Je le mettrai en sûreté dans un coin des coulisses…

— Non. Je le garde… C’est ma bonne qui m’a recommandé de le prendre pour y mettre mes lots…

— C’est que je ne sais si vous réussirez à vous installer avec ce colis…

— Je réussirai…

Au grand ébahissement de Jacques de Fleurville, il parcourt les derniers mètres en levant la valise au-dessus de sa tête et en marmottant quelque chose :

— Vous dites ? s’inquiète Arlette.

— Je ne dis rien… Seulement une phrase me revient à l’esprit… Je cherche pourquoi l’agent de police, à la porte, m’a crié : « Dépêchez-vous, c’est bientôt votre tour… »

— Tenez… asseyez-vous là…

Sans que Marie Davernis se soit aperçu de son arrivée, tant elle bavarde avec Caroline Lerouge, Ulysse Hyacinthe se trouve près d’elle. Dans sa hâte, il s’est assis de côté. Il est si ému qu’il n’ose s’installer confortablement. Il gardera longtemps sa pose en biais, bien qu’il soit sensible à l’ankylose et au torticolis. Il a sa valise sur les genoux et il attend…

Qu’attend-il ? Il serait bien en peine de le dire… mais il attend…

Arlette peut faire : « Ouf ! et contempler son œuvre. Elle a atteint le résultat voulu. Normalement les événements doivent maintenant se dérouler d’eux-mêmes. Dans l’ordre, elle voit sur son rang : Telcide, Rosalie, Jeanne, Marie, Ulysse Hyacinthe. Admirable tableau ! Ayant Jacques de Fleurville à sa droite, elle a le professeur à sa gauche…

Et ce dernier attend toujours ! Marie continue de potiner. Soudain, il n’y tient plus. Comme une bouffée de chaleur, l’amour passé lui remonte au cerveau. Il approche son bon mufle de l’oreille de sa voisine et il lui murmure de sa belle voix de contre-basse :

— Me voici, merci !

La pauvre fille, émue d’avoir senti ce souffle chaud, se retourne si vivement qu’elle heurte de son chignon le nez du professeur et fait sauter ses binocles. Elle voulait lui demander la raison de ce « me voici, merci ! ». Mais aucune catastrophe pire ne pouvait s’abattre sur le malheureux. Sans ses binocles, il est aveugle. Aussi se précipite-t-il à genoux dans le désordre de ses gants, de son chapeau, de sa valise, et essaie-t-il à tâtons de retrouver les verres sans lesquels il n’est plus pour lui de lumière, de Marie et d’amour…

— Je les ai enfin…

Fausse alerte ! il ne ramasse qu’un rond en caoutchouc détaché d’un talon. Il faut qu’Arlette l’aide et lui rende la vue.

Il était temps !

Sur la scène, s’avance un chanteur, qui a l’air tout réjoui d’y être :

— Je vais vous chanter mon grand succès : L’Angélus de la mer, annonce-t-il.

À l’horizon se lève et rit l’aube vermeille…

Sa voix est jolie, mais Arlette remarque qu’il a les mains rouges et de grosses bottines.

Pendant ce temps, M. Hyacinthe est dans le ravissement. Il regarde Marie et il pense :

— Elle est toujours belle !

Il s’arrange pour que, sur ses lèvres, un sourire demeure en permanence. Ainsi elle pourra se retourner. Elle trouvera toujours sa physionomie satisfaite et heureuse. Il ne doute pas qu’elle n’apprécie infiniment la délicatesse de ce procédé. Il sourit donc aux anges.

Les feux mourants du jour ont empourpré nos voiles…

— Pauvres marins, perdus en mer ! déclare tout haut Rosalie dont l’âme s’apitoie à la moindre romance sentimentale…

— Si j’avais été un homme, confie Mlle Chotard à Caroline Lerouge, j’aurais aimé être marin.

Voici l’heure où, là-bas. s’allument les étoiles…

Telcide et Rosalie pleurent d’attendrissement. M. Hyacinthe sourit toujours. Mais, après que le chanteur a répété trois fois : C’est l’Angélus, de peur sans doute que l’auditoire ne l’ait pas entendu, lorsque Marie se retourne, la fatigue a changé le sourire du professeur en une grimace piteuse.

On fait une ovation à l’artiste. On trépigne, on applaudit des pieds et des mains. M. Hyacinthe demeure immobile. Ses bras sont trop courts pour se joindre par de la la valise :

— Vous n’applaudissez pas ! lui dit Marie.

— Oh ! si… Je veux bien…

Il pousse son sac dans les reins du chanoine qui est devant lui et claque des mains bruyamment, juste au moment où la foule se tait. Rien entendu, on le regarde pour cette manifestation intempestive. Il rougit d’autant plus que le chanteur en profite pour revenir saluer. Il avait préparé de jolies phrases pour les réciter à Marie. Cet incident le trouble. Il décide de demeurer coi…

Enragé, je le suis ! Longtemps, j’en ai douté…

Sans prévenir personne, un individu fait irruption sur la scène. Il a les cheveux en désordre, de grands gestes. Il raconte ses souffrances en tonitruant. On devrait le plaindre, on lui crie : « bravo ! bravo ! » S’il est dans cet état, c’est que sa belle-mère l’a mordu. Ah ! le fou rire qui suit cette déclaration ! Il y a dans la salle un débordement de joie, une explosion de gaieté. Rien ne vaut un monologue comique pour créer une atmosphère de confiance et de confidence.

Parlant de l’artiste, qui vient de si fort l’ébaudir, Telcide dit :

— Il est impayable !

— On n’a pas idée de ça ! ajoute Rosalie.

— On ne sait vraiment plus quoi inventer ! conclut Jeanne.

Tout le monde s’esclaffe. Seul, M. Hyacinthe est près de pleurer. Il désespère de pouvoir jamais parler à Marie. Il commence :

— Vous avez eu la délicate attention de me…

Telcide l’arrête net. Elle charge Rosalie de demander à Jeanne de prier Marie de dire à Arlette qu’une jeune fille ne doit pas être publiquement en conversation avec un jeune homme, comme elle l’est avec Jacques de Fleurville. Un pareil scandale ne peut pas durer. Arlette répond a Marie, qui transmet à Jeanne pour qu’elle prie Rosalie de le dire à Telcide qu’elle prend bonne note de l’observation.

Cela fait, elle continue, c’est-à-dire que Jacques et elle continuent de se communiquer les réflexions les plus abracadabrantes qu’ils font sur les uns et sur les autres. Ils ont le même tour d’esprit et plus d’une fois, sur la même personne, le même trait jaillit de leurs lèvres en même temps.

— Un bonbon ?

— Volontiers…

Mlle Clémentine Chotard, en veine de largesses, offre dans une gracieuse bonbonnière… de fer-blanc, des bonbons anglais, les meilleurs qu’elle ait trouvés chez son épicier…

On a à peine le temps de se servir qu’un nouveau chanteur se présente :

— Je vais avoir l’honneur de vous chanter la Paimpolaise de Théodore Botrel…

— Bravo ! Bravo !

J’aime surtout la Paimpolaise,
Qui m’attend au pays breton…

— Pauvres Paimpolaises ! dit Arlette, comme je les plains !

— Pourquoi ?

— Elles sont aimées de tous les chanteurs — du moins si l’on en croit ceux-ci ! — et au lieu d’avoir près d’elles leurs amoureux, elles les voient qui courent le monde, criant et hurlant :

J’aime surtout la Paimpolaise,
Qui m’attend au pays breton…

— Ça doit lui faire une belle jambe, à la jeune fille de Paimpol !

— Mesdames et messieurs, notre bon camarade Bignon, le plus talentueux de nos artistes, le plus bel homme de la troupe, le diseur impeccable que vous admirez, va avoir l’honneur de vous réciter : La Grève des Forgerons de « Monsieur » François Coppée… Notre bon camarade Bignon, c’est moi…

— Bravo ! bravo !

Mon histoire, messieurs les juges, sera brève…

On sait que, bien au contraire, cette histoire est très longue. Le cerveau professoral de M. Hyacinthe en Drolite pour rouler de sombres pensées :

— Suis-je assez fou, se dit-il, pour être encore troublée par elle après tant d’années ?… Avec quelle misérable argile ai-je été pétri !… Je l’aime comme au premier jour !… Elle n’a pas changé… Ce n’est pas comme toi, mon vieil Ulysse… Le chagrin t’a vieilli précocement. Tu as engraissé et tu es devenu chauve… Vanitas ! Vanitatis !…

Il ne se doute pas que Marie est encore plus émue qu’il ne l’est lui-même. Si elle jacasse avec ses sœurs, comme une petite folle, c’est pour s’étourdir. Toute cette histoire lui est si douce qu’elle la croit providentielle. Elle s’abandonne donc aux circonstances. Puisque le ciel a provoqué cette rencontre, il fera bien le reste !

M. Hyacinthe qui la voit presque de dos, a tout le loisir de l’examiner. Il admire son petit chignon, qui émerge de sa capote à brides. Comme ses cheveux éclaircis et souvent savonnés n’ont pas uniformément la même teinte, il se pâme :

— Oh ! ses cheveux ! ses cheveux ! qui ont des reflets changeants comme la soie !…

L’envie folle le saisit de les embrasser…

— Voyons, Ulysse, tu es stupide, ricane le cerveau professoral. Tu te conduis comme un collégien. Rends-toi compte que tu n’es plus digne d’elle.

— Et pourtant, lui riposte certain démon tentateur, c’est elle qui t’a réservé une place auprès d’elle. Pour qu’elle ait fait ce geste, il faut qu’elle ait voulu te signifier un sentiment personnel… Il faut…

— Du calme, mon vieux Ulysse, du calme ! reprend le cerveau…

La Grève des Forgerons se termine sans que personne dans la salle se soit douté de la lutte aussi dramatique qu’intime dont M. Hyacinthe a été à la fois le spectateur, le vainqueur et la victime. Le cerveau professoral a triomphé du cerveau tentateur.

Ulysse abdique son beau rêve. Il s’enfuirait tout de suite s’il ne devait pour cela se creuser un chemin au milieu de la foule. C’est décidé ! Jamais plus il ne pensera à Marie Davernis.

Et pourtant…

Lorsque l’agent de police lui a annoncé tantôt : « Dépêchez-vous… Ce sera bientôt votre tour », n’a-t-il pas voulu lui signifier que bientôt il se marierait comme les autres ?

Le petit démon tentateur n’est pas définitivement battu. Il prononce même une contre-offensive, quand le régisseur vient crier :

— Mesdames et messieurs, dix minutes d’entr’acte…

On se lève… on se tourne… On se retourne… On s’appelle… Les conversations reprennent, presque toutes incohérentes…

Marie, soudain enhardie, adresse la première la parole à M. Hyacinthe.

— Il fait bien chaud, lui dit-elle.

— Oh ! oui, répond-il… Si j’avais prévu, j’aurais pris mon thermomètre… Je vous aurais indiqué le nombre de degrés…

Comme si elle prononçait là une phrase particulièrement grave, elle réplique :

— Cela m’aurait fait grand plaisir…

— Pas tant qu’à moi, ajoute-t-il.

Et c’est tout !… Leur conversation sombre dans un nouveau silence…

Arlette est trop occupée pour s’en apercevoir. Jusque-là, prise dans le tourbillon des circonstances, continuellement en mouvement pour donner des ordres, elle n’a pu échanger avec Jacques que des boutades. Mais, le calme établi, elle entend lui demander si la nouvelle de ses fiançailles est exacte. Oh ! par curiosité simplement ! Du moins, elle le pense !

Elle l’interroge franchement. Il lui répond :

— Oui, c’est exact… mais rien n’est encore officiel…

Elle le félicite. Il la remercie. Mais ils n’ont pas le loisir de s’étendre sur ce sujet. M. Hyacinthe, à qui Marie tourne presque le dos, les regarde d’un air piteux.

Pour le secouer, Arlette lui dit, non sans une certaine brusquerie :

— Ma cousine Marie vous parle.

Aussi vite que sa corpulence le lui permet, il effectue un demi-tour sur sa chaise. Bien entendu, Marie n’a pas articulé un mot. Il ne lui en murmure pas moins :

— Vous dites. mademoiselle.

— Rien, monsieur.

— Ah ! pardon ! je croyais…

— Non, monsieur…

— Excusez-moi…

— Vous êtes tout excusé…

— Ne trouvez-vous pas qu’il fait moins chaud ?…

— Oui… on a dû ouvrir les portes pour aérer.

— On va tirer maintenant la tombola.

— Ouels numéros avez-vous ?

— 17, 18, 19 et 20.

— Moi, j’ai 124, 125, 126, 127…

Marie énumère ainsi vingt chiffres à la suite. Et M. Hyacinthe pense avec ravissement :

— Comme elle compte bien !