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Ces dames aux chapeaux verts/2/8

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CHAPITRE VIII


Le lendemain matin, Arlette s’éveille au bruit que fait Marie en entrant dans sa chambre :

— Vous avez dormi tard, petite cousine. La tombola vous a fatiguée. J’ai entendu la messe toute seule. J’ai prié mes sœurs de vous laisser reposer…

— Quelle heure est-il donc !

— Huit heures.

— Déjà ?

— Le temps est splendide. Ce soleil est une joie… Comme Marie, enthousiaste, ouvre la fenêtre, Arlette constate que le soleil n’est pas plus lumineux que les autres jours. Au contraire ! Elle le trouve plus gris. Comme quoi les couleurs qu’on prête aux êtres et aux choses dépendent surtout des couleurs que l’on a dans l’âme !

Arlette est de mauvaise humeur. Elle a beaucoup réfléchi pendant la nuit. Elle n’arrive pas à s’expliquer pourquoi, étant fiancé, Jacques a pour elle des prévenances aussi gracieuses. Est-ce qu’il prétendait la traiter comme ces petites jeunes filles avec qui l’on flirte et que l’on abandonne au premier jour sans se soucier du chagrin qu’elles peuvent avoir ?

Cela, jamais Arlette ne le permettra.

Pour l’instant, elle est inquiète, nerveuse. Non pas qu’elle soit jalouse, mais le bonheur trop manifeste de Marie lui fait mal…

Celle-ci, à la fenêtre, ne se pâme-t-elle pas !

— Comme c’est beau, un jour d’été !

— Oh ! il ne faut rien exagérer !

Arlette a dit cela d’une voix si agacée que Marie comprend son indiscrétion :

— Allons !… Je vous laisse vous habiller… C’est aujourd’hui le jour du camphre et du poivre… Je descends…

Elle est à peine sortie qu’Arlette regrette de l’avoir traitée si durement. Elle ira cet après-midi même voir M. Hyacinthe. Il importe que celui-ci se déclare au plus tôt…

Le jour du camphre et du poivre ? Quelle est encore cette nouveauté ?

Arlette ne se le demande pas longtemps. Elle a à peine posé le pied sur la première marche de l’escalier qu’une odeur piquante la saisit aux yeux et à la gorge. Elle tousse et deux grosses larmes coulent sur ses joues.

Héroïquement, elle vient au salon où les fauteuils, les chaises et le canapé sont dépouillés de leurs housses. Jeanne et Marie plongent les mains dans une boite profonde et emplissent de boules blanches de petits sacs de gaze que Telcide et Jeanne répartissent en des coins choisis de la pièce :

— C’est à cause des mites ! lui dit-on. Attendez-nous. Dans quelques instants, vous nous aiderez à envelopper nos rotondes et nos palatines…

Ces demoiselles Davernis appellent ainsi leurs grands collets d’hiver et leurs fourrures.

— Après nos palatines, il y aura d’ailleurs nos bas, nos chaussons de nuit, nos bottines fourrées…

— Et nos spencers, ces gros gilets de laine que nous mettons dès la Toussaint…

— Sans oublier nos mitaines et nos frileuses…

— Et nos petites coiffures de jardin…

Arlette croit que l’énumération est terminée, mais elle compte sans Telcide, qui aime vanter ses richesses :

— Ensuite, déclare-t-elle, vous nous verrez empaqueter nos jupons de laine et de molleton, nos dodos de pilou et nos châles. Nous avons des châles de toutes tailles et de toutes nuances. Il en est que nous tenons de notre grand-mère et de notre mère. Nous ne les sortons qu’une fois l’an pour les secouer et renouveler leur provision de poivre. Vous admirerez en autres certain cachemire de l’Inde et certain châle-tapis. Ce sont des merveilles ! Le châle-tapis est d’une épaisseur rare. Ses dessins ont une régularité unique. Quatre personnes sont nécessaires pour le plier en fichu, de telle sorte que ses lignes soient en diagonale et que deux de ses pointes se croisent sur la poitrine, les deux autres devant tomber dans le dos…

Arlette ne peut pas ne pas s’intéresser à ce déploiement de lainage. Elle passe sa matinée parmi ses cousines très affairées, dans le camphre et le poivre…

L’après-midi elle conquiert sa liberté en annonçant son intention d’entretenir des résultats de la tombola M. le Grand Doyen. Mensonge pieux ! Si elle veut voir M. Hyacinthe, il faut qu’elle soit chez lui dès une heure et demie, sa classe commençant à deux heures.

Que lui dira-t-elle exactement ? Aura-t-elle l’audace de lui jeter la vérité au visage comme une brassée de fleurs ? Ou bien prépare-t-elle une seconde visite, qui, celle-là, sera définitive ? Elle penche pour l’attaque brusquée. Mais elle n’ignore pas que la meilleure tactique est celle qui s’inspire des circonstances.

Quand elle arrive, essoufflée, à la porte du professeur, la bonne lui répond :

— Monsieur est sorti.

— Depuis longtemps ?

— Cinq minutes à peine !… En vous dépêchant un peu, vous pourrez le voir au collège avant sa classe…

Elle n’hésite pas. Bien que prévoyant des difficultés, elle y va. Comment parlera-t-elle au concierge ? Ne se perdra-t-elle pas dans les couloirs de l’immense bâtiment ? Heureusement, toutes ses incertitudes sont levées. En regardant par hasard une des fenêtres, qui ouvrent sur la rue et qui sont garnies de lourds barreaux, elle aperçoit M. Hyacinthe. Celui-ci, accoudé sur un petit bureau d’élève, le plus proche de la lumière, a en main un gros crayon bleu et annote des copies. Sa classe, dont les murs sont remplis de taches d’encre, est vide. Une grande carte de géographie y bascule, un de ses clous étant tombé.

Passant sa frimousse entre deux barres de fer, Arlette crie :

— Coucou, M. Hyacinthe…

Le professeur, qui croit être interpellé par un élève, ne bouge même pas la tête :

— Passez votre chemin, galopin…

Comme elle récidive, il se décide à regarder. Et son étonnement est comique :

— Ah ! c’est trop fort !… comment ?… vous ?

— Oui… J’ai à vous parler…

Remontant ses lunettes sur son front, et caressant ses favoris jaunes, il n’a pas un instant la pensée d’inviter la jeune fille à entrer dans la classe. Ils sont à cinquante centimètres l’un de l’autre. Ils peuvent très bien bavarder ainsi. D’ailleurs il croit savoir ce dont il s’agit :

— Vous venez à propos de la marmite que j’ai gagnée hier ? Ma bonne m’a dit qu’on a oublié d’y joindre la louche…

— Non, non… la question est plus sérieuse…

— Ah !… Vous permettrez que, tout en vous écoutant, je continue la correction de ces devoirs ?

— Mais certainement.

— Je fais très facilement deux choses en même temps…

— J’espère, mon cher monsieur, que la séance d’hier ne vous a pas trop ennuyé…

— Non… Pas trop.

— Ma cousine Marie a emporté de votre voisinage le meilleur souvenir. Votre pelote.

— Ma pelote ?… Quelle pelote ?…

— En tapisserie ! lui plaît infiniment… C’est elle qui me l’a dit…

— Qu’elle était en tapisserie ?

— Non… Qu’elle lui plaît beaucoup !

— Ah ! tant mieux !…

Avec son crayon bleu, dans le coin gauche d’une copie, il inscrit en chiffres gras « 4 sur 10 » et longuement il perfectionne ses chiffres.

— Ma cousine Marie a été d’autant plus sensible à ce cadeau qu’elle y a vu tout un symbole…

— Vraiment ?

— Oui… une pelote, ce n’est rien, mais ça représente l’ordre dans un ménage et par suite le bonheur d’un foyer. Sans une pelote, les épingles traînent sur les tapis ! on se pique les pieds ; dans les draps ! on se pique les jambes ; sur les tables ! on se pique les doigts… À force de se piquer, on s’agace, on se dispute, on prononce des phrases irréparables… Tandis qu’avec votre pelote en tapisserie, ma cousine Marie sera heureuse quand elle se mariera.

— Quand elle se mariera ? répète comme un écho le gros homme, qui dissimule son émotion soudaine en dessinant des hachures dans la marge d’une copie…

— Oui… quand elle se mariera… Je ne pense pas que vous trouviez invraisemblable que ma cousine Marie agrée un prétendant ?…

— Oh ! ça ! c’est un âne ! un triple âne !…

Sans s’arrêter à la question de savoir ce que M. Hyacinthe dénomme « triple âne », Arlette est interloquée.

— Vous dites ?

— Je dis qu’un élève, qui est capable d’écrire : ego sum, s. o. m. m. e… est un âne, un triple âne…

— Ah ! bon ! Excusez-moi… Je n’avais pas compris votre exclamation !

Pauvre M. Hyacinthe ! Il essaie de se raccrocher, il bafouille, il bredouille, il clapote, il barbote, mais il chavire. Avec le bois de son crayon, il se gratte si fort la tête que des sillons rougissent son crâne. Il ne sait pas encore de quelle attaque il va être l’objet, mais il sent si bien qu’il sera sans défense qu’il a peur. Arlette a d’ailleurs toutes raisons de ne plus vouloir aucun atermoiement. Sa pose à la fenêtre est fort incommode. Elle doit se hausser sur le bout des pieds. Ses genoux appuient durement contre le mur. Et la mousse de la pierre se colle à ses coudes. L’ankylose la guette :

— Mon cher monsieur, dit-elle à brûle-pourpoint, assez de détours !… parlons franchement…

— Non, non…

— Si, si… il le faut… Nous ne pouvons pas rester l’un envers l’autre dans cette situation équivoque…

— Je ne comprends pas.

— Une femme est nécessaire dans votre maison. Vous ne le contesterez pas. Vous me l’avez avoué vous-même. Elle est nécessaire pour vous entourer de mille petits soins et de mille prévenances, pour compter votre linge, et pour vous aimer. C’est à elle que vous lirez le soir les poèmes que vous devez lire si bien. C’est elle qui vous interrompra pour vous demander : « Ulysse qu’est-ce que tu veux que je te fasse demain pour déjeuner ? » C’est à elle que vous confierez vos peines. C’est elle qui vous dira ses joies… C’est elle qui guérira vos rhumatismes…

— Mais… mais… mais je n’en ai pas…

— Tant mieux… Cela prouve que vous avez eu une jeunesse sage.

— Oui… Hélas ! Quand je vois où cette sagesse m’a mené, je regrette de n’avoir pas, avec des compagnons de plaisir, couru les cafés et les festins. Je regrette…

— Ne regrettez plus, monsieur Hyacinthe… Je vous apporte la récompense…

— Vous vous moquez…

— Non… Je vous apporte l’amour de ma cousine Marie Davernis.

— Je deviens fou ! Je deviens fou !

— Calmez-vous, voyons… Ma cousine Marie vous aime. Je sais que vous l’aimez… N’hésitez pas… Mettez votre plus belle redingote et venez lui demander sa main… Elle vous l’accordera… Et vous formerez un couple… ravissant…

Elle a dit tout cela d’un trait pour qu’il ne puisse pas l’interrompre. Il a le front penché sur ses copies. Le soleil miroite sur son crâne et joue avec les cheveux follets de son cou. Au moment ou il relève la tête pour voir si Arlette parle sérieusement, un rayon lui tape en plein dans l’œil. Il n’en faut pas plus pour qu’il se décontenance encore davantage…

— Êtes-vous… êtes-vous bien certaine que votre… votre cousine ait un penchant pour moi » ?

— Je sais par cœur toute votre histoire…

— Vous ?

— Oui… Je sais qu’un jour vous avez, dans l’enclos, ramassé un gant de ma cousine Marie… Je sais qu’une autre fois vous l’avez ramenée sous votre parapluie et que vous avez profité de l’occasion pour lui détailler l’emploi de votre journée… Je sais que vous l’avez revue chez ces demoiselles Lerouge et qu’ensemble vous avez mangé des caramels…

— C’est elle qui vous a mise au courant ?

— Oui… Mais je trahis ses secrets. Promettez-moi de ne jamais le lui dire…

— Je vous le promets.

Ce disant sur une copie, il marque « 6 sur 10 » !

— Je désire tant que vous soyez heureux ! J’ai une affection toute particulière pour ma cousine Marie. Et vous, monsieur Hyacinthe, vous m’êtes si sympathique !… Quand je pense que, sans la dureté de Mme Davernis, vous seriez mariés depuis dix ans ! Vous auriez peut-être déjà neuf enfants ! Que de temps perdu, mon cher monsieur, que de temps perdu !…

— Oui… oui…

— Mais vous vous rattraperez… Vous n’imaginez pas combien ma petite cousine a souffert lorsque vous êtes parti. Elle ignorait la démarche de Mme Hyacinthe auprès de sa mère… Elle a cru que vous ne l’aimiez plus…

— Oh !

— Elle a versé toutes les larmes de son corps… Elle disait à ceux qui voulaient l’entendre que vous n’étiez qu’un misérable…

— Oh ! oh !

— Un suborneur…

— Oh ! oh ! oh !

— Un aventurier… Mais vous réparerez, n’est-ce pas que vous aurez hâte de réparer ?

— Oui, oui, murmura-t-il en inscrivant un « 8 » sur une copie.

— J’entends vos élèves, qui donnent des coups de pied dans la porte… Je vous laisse… Ils sont impatients de recevoir votre enseignement… Au revoir, monsieur Hyacinthe.

— Au revoir…

Elle s’éloigne vivement. Et vivement, sans même les lire, il donne 10 sur 10 aux deux copies qu’il lui restait à corriger.

Il est heureux !