Ceux qui passent

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La France (Journal)
du 29 mai 1896 au 4 juin 1896
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Ceux qui passent


Le baron de Sonas avait dû rentrer à pied de la Chambre des députés, où il siégeait à l’extrême droite ; sa bonne figure joviale s’ombrait d’une forte nuance d’inquiétude. Un petit mitron lui ayant ramassé sa canne sur la place de la Concorde, il dut porter par habitude la main à son gousset et la retirer aussi vide qu’il l’y avait introduite, hélas !

Alors il eut un geste superbe, le même que celui employé jadis quand l’or dansait gaiement dans ses poches, et qu’il le semait au vent d’une telle générosité que toute idée d’avenir en semblait écartée. Le gamin de Paris saisit toute l’histoire, tapa sur la pochette flasque de sa veste blanche :

— Pas la peine, bourgeois, sommes confrères.

Et il se sauva en riant gouailleur et bon enfant.

Le baron aussi se mit à rire de cette saillie et poursuivit sa route, égayé maintenant.

Rue Royale, il leva ses regards vers les fenêtres illuminées d’un bel appartement sis au premier. Une lueur de joie traversa ses yeux gris :

— Bah ! marmotta-t-il dans sa longue barbe grise, j’emprunterai encore cinq louis à d’Hougonet ; j’irai après dîner mettre mes hommages aux pieds de la reine Paquita. Elle doit être arrivée ce soir au logis de son fidèle partisan, et, devant sa bien-aimée souveraine, le vieux savant n’osera pas repousser ma requête.

Et il rit encore, hâtant le pas, tout amusé de son idée.

À l’angle de la rue Tronchet et du boulevard Haussmann, il enfila le long couloir d’une porte cochère pour trouver au fond l’escalier, au tapis usé, d’une maison meublée.

Arrivé au troisième étage, il stoppa, sortit une clef de son gousset, l’introduisit dans la serrure et entra précipitamment.

Son chapeau, sa canne, son pardessus jetés à la volée sur la banquette du vestibule, il pénétra dans le salon en coup de vent.

— Bonsoir, bonsoir, cria-t-il, grande nouvelle, la reine est à Paris !

Sur le divan élimé et sali, un jeune homme allongé, ses bottines éraillant l’étoffe, leva la tête et lâcha un journal ; un autre, assis à califourchon sur une chaise, cessa de mâcher une cigarette éteinte, et une jeune fille en robe de soie claire coupée aux coutures, percée aux coudes, vint mettre ses bras autour du cou de l’arrivant.

— Alors, père, elle est descendue chez notre ami le comte d’Hougonet ?

— Bien entendu. Aussitôt dîné vous m’accompagnerez et nous irons lui présenter nos devoirs. Qu’est-ce que tu fais là, Raynaut, grand paresseux !

— Je me repose ; j’ai la cervelle en compote d’avoir calculé ma martingale toute la journée.

— L’as-tu trouvée, au moins ?

— À peu près ; je veux sauter quatre fois sans arriver au maximum.

— Bon, cela. Et toi, Calixte-le-Taciturne ?

— Moi, pardi ! J’ai galopé tout Paris pour cet avare d’Hougonet. Ce que j’ai débité de bourdes dans tous les cercles pour faire prendre son ineptie d’invention ! Je m’épatais moi-même, parole !… Un peu plus, j’allais me convaincre par ma propre éloquence !

En ce moment, le timbre vibra.

— Ah ! voici maman, enfin ! on va donc se mettre à table ! Je suis éreinté.

Tout de suite la baronne de Sonas entra ; des cheveux blancs, un visage rose et doux, de jolis yeux, bons et gais, elle les salua d’un sourire.

— Je vous ai fait attendre ; c’est qu’après le sermon je suis allée complimenter monsieur le curé, à la sacristie ; jamais il n’avait été si éloquent !

— Maman, si on se mettait à table ?

— Sans doute, sans doute, sonne pour qu’on serve ; mais il faut que je vous dise vite : j’ai cru que dans l’église on allait finir par taper des mains ; le prédicateur a eu des allusions transparentes à notre famille.

« Ce grand champion de la cause catholique, ce bras droit du Saint-Père et de la cause monarchique, cet orateur que rien ne rebute, ni les sifflets, ni les interruptions ! Ce loyal Vendéen ! » Ah ! mes enfants, je lui devais bien un remerciement ! Il m’a pris les deux mains, encore revêtu de ses ornements sacerdotaux.

— Madame la baronne, soyez fière, oui, soyez fière de votre noble époux !

Je m’attendrissais, et tenez, je m’attendris encore.

Mes enfants, soyez fiers, oui, fiers de votre père !

— Mais enfin, si on dînait ? fit Calixte.

— En effet, à l’instant, puisque tout le monde est là. Que font donc les gens ? Vois un peu, Annette.

La jeune fille sortit ; dès le vestibule on l’entendit s’exclamer, puis elle revint en hâte, émue :

— Mon Dieu, maman, le couvert n’est pas mis ; il n’y a rien du tout, mais rien, pour dîner.

— Comment ! Encore ? intervint le baron ; est-ce bien possible ? Il n’y a guère que huit jours je vous ai remis un billet de mille francs, baronne.

— Voilà, c’est vrai ; j’ai donné le billet à Raynaut pour qu’il allât le changer ; il n’est revenu que le lendemain ; il rapportait trois cents francs.

— Ah ! ça, qu’est-ce que tu en as fait, brigand ?

— Dame, j’ai essayé ma chance avec ; je comptais le tripler, j’ai perdu.

— Voleur ! bandit ! canaille !

— Chut, fit doucement la baronne, apaisant son mari du geste ; songez un peu, mon ami, il aurait bien pu ne rien rapporter du tout.

— C’est vrai, fit le père soudain calmé ; mais enfin, des trois cents, il en reste…

— Sûrement, sonne Calixte.

Un valet de pied parut :

— Appelle Joséphine, Jean.

Et quand la cuisinière vint, une vieille vendéenne au service de la famille, depuis vingt ans, qui avait connu ses beaux jours :

— Qu’est-ce que tu as fait de l’argent que je t’ai donné l’autre jour ? demanda la baronne.

— Madame la baronne m’a donné deux cents francs, j’ai payé le charbonnier, le laitier…

— Imbécile ! interrompit le baron ; qui t’avait dit de payer ?

— Mais, monsieur, ils ne voulaient plus fournir.

— On les change, parbleu.

— C’est que j’ai épuisé tout le quartier. Nous avons eu hier à diner dix personnes étrangères, et à déjeuner six avant-hier, tous les jours du monde ! j’ai retourné chez le pharmacien reporter des fioles vides, j’ai réuni vingt-cinq sous.

— Eh bien ! cours aux provisions, puisque tu as vingt-cinq sous.

— Je les ai dépensés à quatre heures ; Mam’zelle Annette m’a envoyé chercher des gâteaux pour le goûter des demoiselles qui sont venues la voir.

— Que faire, que faire ? soupira le père navré, le front dans ses mains : moi, parbleu je puis attendre, j’ai mangé à la buvette de la Chambre ; tu n’as pas d’argent, toi, Joséphine ?

— Plus un sou, Monsieur le baron.

— Et ton fils Jean, le valet de chambre ?

— Pas davantage, monsieur le baron, il a dîné tout à l’heure chez le concierge qui l’a invité.

— Ah ! le maraud ! Allons, les enfants, prenez vos chapeaux, nous allons aller voir la reine chez Hougonet : il y aura un bon buffet.

Cependant la baronne avait renversé sa bourse, et une série de médailles, de petites croix, un chapelet tintaient sur la table. Tous s’approchèrent.

— Il n’y aurait pas là-dedans ?.…

— Je l’espérais ; mais non, je me souviens, après le sermon M. le curé a fait la quête lui-même, je l’ai donné le louis, je ne pouvais pas agir autrement.

— En effet, approuva l’entourage.

Les jeunes gens se levaient bâillant de faim ; ils s’étiraient, les bras jetés au plafond d’un air de découragement las : le père tournait dans la pièce, cherchant une idée, invectivant la République.

— Sous les rois, les nobles avaient table ouverte au palais, les reliefs de l’escarcelle royale emplissaient la bourse des fidèles.

— À présent, vint dire Annette, coiffée de ses jolis cheveux blonds avec sa souple taille onduleuse, toujours gracieuse dans sa robe défraîchie, à présent je n’ai plus de gants propres, moi.

— Mais je t’en ai acheté douze douzaines aux étrennes.

— Sans doute, des gants crème !

— Hé bien ?

— Ça ne dure pas, des gants crème ; il m’en reste trois, encore ils sont sales et de la même main.

— Mets-les tout de même. Pour entrer chez la reine, les de Sonas n’ont pas besoin de montrer patte blanche !

Tous se mirent à rire et dévalèrent leurs trois étages, précédés du valet de chambre.

— Jean, cria Annette, fais avancer une voiture.

Le domestique se retourna à ces mots, l’œil interrogateur, une rougeur au front.

— Mademoiselle. balbutia-t-il.

— Tais-toi, nigaud, obéis ; on s’en tirera toujours à l’arrivée, n’est-ce pas, père ?

— Evidemment.

Un fiacre à galerie fut avancé, la famille s’engouffra, les ressorts gémirent.

— À l’hôtel du comte d’Hougonet, rue Royale ! ordonna Raynaut au cocher.

La famille des de Sonas était sympathique à tous ; on savait sa situation et son inaltérable bonne humeur, on lui tendait la main, on l’admettait avec empressement dans la haute société. Dans le peuple on la vénérait, on la servait pour rien en souvenir d’anciennes largesses ; tous les environs du château de Sonas, sis en Vendée, avaient vécu des bontés du baron.

Par acclamation, sans frais, sans discours, toujours on le réélisait député, et il retournait à son banc, en haut, à droite, pour crier, interrompre, défendre, contre l’invraisemblable et l’impossible, sa vieille cause perdue.

Lorsque le baron entra dans le vestibule superbement décoré de fleurs jaunes et rouges, couleurs d’Espagne mêlées aux lys de France, il eut un élan de joie. Réellement il rentrait dans son élément familier, dans le décor de son type de preux chevalier.

Sa famille le suivait, et tout de suite ils furent entourés, des mains se tendaient, des sourires, des compliments venaient à eux :

— Vous avez été superbe aujourd’hui, cher baron ; six interruptions à l'Officiel, et quelle verve, quel à-propos !

Lui riait, très joyeux, les quittant tous pour s’élancer vers un homme grand, brun, l’œil énergique, qui pérorait de sa voix empâtée dans un groupe.

— Hein, Paul, mon vieux, les avons-nous bien collés ! Comme j’ai soutenu la riposte !

— L’avons-nous assez aplati, ce ministère !

— Oui, mais gare : il va relever la tête comme l’herbe foulée aux pieds ou le serpent dont on écrase la queue. Tu vas voir, Paul ; ainsi tape, mon ami, tape ferme !

— Sans doute je tape ; au besoin je taperais sur moi, plutôt que de ne pas taper du tout ! reprit le journaliste acerbe à la plume mordante.

Ils éclataient de rire en face l’un de l’autre, absolument convaincus, absolument braves, sans aucun souci du milieu cosmopolite où ils se trouvaient, croisés à tout instant par des adversaires, par d’autres membres de la Chambre ou de la presse du parti tout opposé, mais amenés là par l’invention merveilleuse du comte d’Hougonet auquel ils faisaient la réclame de leur publicité, auquel ils assuraient l’appui du gouvernement en récompense de bons pots-de-vin…

Une vraie gamme de couleurs ce salon.

Cependant Raynaut et Calixte, tout à leur idée fixe, avaient déjà gagné le buffet désert et à peine achevé de parer à cette heure matinale ; ils en profitaient largement, servis par les domestiques encore en manches de chemise.

— Ma foi, dit Raynaut, une tranche de filet entre les dents, on gagne au change, je crois ; Potel est préférable à la vieille Joséphine.

— Ben oui, mais ça manque de siège ici, répondit son frère ; on mange debout comme des juifs faisant la Pâque.

— Tais-toi, Epicure ; tu as derrière toi un fils d’Israël, le financier Mulheim.

— Il y en a partout de cette vermine ; ici c’est logique, on brasse des millions, ils viennent pour lécher.

— Ou pour mordre.

— En tous cas pour emporter ; mais je vais aller l’endoctriner, ce petit banquier au nez crochu ; pour qu’une affaire réussisse il faut y mettre de ces gens-là.

Les deux frères sablèrent une dernière coupe de champagne et quittèrent la salle, lestés, bons à lancer dans cette mer mouvante de monde riche.

Maintenant on arrivait par bandes, les salons s’emplissaient. Sur le seuil, ils eurent la satisfaction de croiser leur père, dont la pensée se tendait ainsi que la leur l’instant d’avant, vers le parfum des viandes froides et des boissons appétissantes ; il venait là comme un limier sur le gibier.

— Allez donc saluer Sa Majesté, insinua le baron en passant près de ses fils ; elle daigne vous attendre, elle a été parfaite pour moi.

La joie le creusait encore ; il riait aux pièces montées, aux pyramides de sandwichs ; il s’avança plein d’aise, les mains avides…

À l’autre bout de la table, isolée sous les plantes vertes, Annette démolissait de ses fines dents blanches une montagne de petits pains au foie gras, tandis que devant elle, avec un sourire de satisfaction admirative, Dominique D’Auteroche lui tendait une coupe pleine de champagne.

— C’est que, expliquait-elle simplement, nous n’avons pas dîné du tout ; père est rentré tard de la Chambre, nous sommes venus tôt ici et, ajouta-t-elle, pouffant de rire, la bouche pleine, chez nous, on aurait dû danser devant le buffet.

— Bah ! mon oncle a la confiance robuste ; il eût sans doute employé le moyen de saint Dominique, mon patron.

— Qu’est-ce qu’il faisait, votre patron ?

— Eh bien, quand il avait inventé une fondation nouvelle et que ses religieux ne trouvaient rien à se mettre sous la dent à l’heure du repas, il les mettait à table malgré l’absence de provisions, il récitait le bénédicité et leur foi à tous était telle… que des anges venaient les servir.

— Oh ! nous aurons encore l’occasion d’exercer votre recette, mon cousin. Alors, votre régiment est venu à Paris ?

— Presque. Nous sommes à Vincennes. C’est moi qui ai été content quand j’ai vu qu’on nous envoyait là, tout près de vous, ma chère Annette.

— Moi aussi, j’en suis ravie, cousin… et pourtant…

— Quoi ?

— Mon Dieu, Dominique, vous savez bien ce dont tous deux nous sommes tombés d’accord aux dernières vacances dans le parc de Sonas.

— Ah oui ! mais je garde toujours un espoir, moi, une idée d’imprévu.

Et puis enfin, Annette, nous ne parlions guère sérieusement.

— Comment ! mais sérieusement et sagement, raisonnablement, ainsi que la vie à tous nous l’a imposée ; je vous disais :

Dominique, nous nous aimons, nous pourrions nous marier ensemble et jouir du parfait bonheur, seulement nous sommes pauvres, moi surtout, qui n’ai pas la ressource d’être lieutenant d’artillerie ; alors, comme il faut vivre, nous devrons contracter chacun une union très riche, très roturière aussi, bref, vendre notre nom, nos alliances, mais lâcher du coup la misère.

Et vous m’approuviez, cousin.

— Oui, soupira le jeune homme, il faudra se rendre : reste à savoir si la vie matérielle vaut ce prix-là.

— S’il ne s’agissait que de soi, ce serait discutable, mais il y a derrière nous la famille à soutenir. Ainsi père me pousse à…

— Oh ! mon Dieu !

— Rien n’est conclu, mais notre acquéreur de Sonas a bien envie de tout acheter, le château et…

— Le nouvel acquéreur de Sonas, Larcher ! l’ancien marchand de bicyclettes, un parvenu d’hier, un veuf…

— Un millionnaire aussi ; il n’a pas liardé dans l’acquisition, il a payé quinze cent mille francs une terre qui ne rapporte pas quarante mille francs de rente.

— Qu’est-ce que cela vous fait puisque les hypothèques dépassent encore de six cent mille francs le prix de vente.

— Rien, évidemment, cela ne met pas un louis dans notre caisse béante, je voulais seulement constater la générosité du bonhomme.

— Mais il est vieux.

— Non, trente-sept ans.

— Ma parole, on dirait que vous le défendez.

Elle éclata de rire.

— Jaloux ! Voyons, puisqu’on ne peut jamais se marier tous deux.

— Qui sait, si je donnais ma démission je ne serais plus tenu à épouser la dot obligatoire.

— Et le ciel nous habillerait comme le lys et nous nourrirait comme l’oiseau.

— Je travaillerais, j’obtiendrais une place…

Elle haussa les épaules :

— J’ai mieux que cela, ma vieille nounou, vous savez…

— La concierge de Sonas.

— Oui, elle me fait son héritière, vingt mille francs d’économies réalisées à notre service, elle me les repasse après elle.

Il eut un geste vague d’espérance et de pitié. Elle continua :

— Seulement, il en manque encore un peu, n’est-ce pas, pour arriver aux vingt-cinq à trente mille exigés pour l’honneur d’épouser un officier français ; alors il reste, pour finir la somme, l’espoir de la martingale de Raynaut, l’industrie de Calixte, les appointements de papa… bref, l’embarras du choix.

Encore ils s’amusaient de ces invraisemblances et puisque l’assiette aux petits pains et la coupe à champagne étaient vides, ils se prirent par le bras pour arpenter ensemble les salons et continuer leur joli tête-à-tête dans cette foule.

— Ainsi le Larcher serait enfoncé, affirma Dominique.

— Par moi, naturellement, mais chez nous ils sont tous pour lui, tous lui trouvent d’inaltérables vertus ; Raynaut prétend qu’il manque de parchemins ; il a un incalculable nombre de bicyclettes par chemins et que cela peut équivaloir.

— Quelle bêtise. Pourquoi avez-vous si vite vendu Sonas ?

— Les dettes s’accumulaient. La maison se lézardait, les ronces mangeaient le jardin.

— Cette vente vous a fait grosse peine, Annette ?

— À moi, oui ; j’aimais cette vieille bicoque, les ombrages séculaires, la petite chapelle perdue dans le lierre ; le grand étang au bas de la terrasse ; malgré moi, je pleurais quand on a signé l’acte.

— Que ne suis-je riche, sainte Vierge !

— Alors le bon Larcher est venu à moi tout ému :

— Si vous vouliez, si vous vouliez.., balbutiait-il en me tendant sa grosse main honnête.

— L’impudent ! abuser d’une situation !

— Il s’est retourné vers père, et vivement l’a prié de venir quand même passer l’été à Sonas, pour l’habituer, le mettre au courant.

— Mais mon oncle n’accepte pas.

— Au contraire.

Dominique, effaré, leva les bras vers le plafond sans souci du lieu, perdu très loin de Paris et de tout ce monde.

— Mon oncle vivre en invité dans sa demeure familiale, dans le berceau de ses aïeux !

— Il dit qu’il sera enchanté de jouir une fois réellement en paix du charme de Sonas : nul, au moins, ne lui présentera plus de notes à payer : tout marchera par la baguette magique d’une fée… ou plutôt du génie Larcher.

Elle lui sourit des yeux avec infiniment de douceur. Ils passaient devant une grande glace qui renvoyait en pied leur gracieuse image, ils s’arrêtèrent.

— Est-il donc si mal assorti, ce couple ? remarqua Dominique avec un soupir.

Lui, grand, bran, admirablement pris dans son uniforme noir et rouge, l’air jovial, franc, énergique. Elle, blonde comme les blés dorés de juillet, avec des yeux de bleuets, une physionomie riante, fraiche, des attaches fines, révélant l’aristocratie de dix siècles.

Derrière eux le baron passait ; il tapa sur l’épaule de son neveu.

— Dominique, je t’invite à diner, lundi, sept heures.

Le jeune homme se retourna ravi.

— Oui, continua le député avec un geste gamin, lundi trente, jour de paie !

Et il se sauva, enchanté de son mot, pour se perdre dans un groupe d’habits noirs et d’épaules blanches.

Le jeune homme serra de nouveau sous le sien le bras d’Annette.

— Votre père est très bon, dit-il, convaincu.

— Père est parfait. Mais votre confession, Dominique, il me semble que jusqu’à présent j’ai seule parlé et cependant j’ai ouï dire par-dessus les murs une certaine idylle de régiment. Allons, avouez, ami, avouez ; confiance mérite confiance. Je veux un récit.

— Il est tout à ma gloire : mon colonel possède une nièce orpheline : Rose Martin, fille d’un sien frère enrichi dans le guano.

Quinze cent mille balles de dot. Gentille en plus et bonne enfant. On nous a fait danser ensemble et souper tout l’hiver et puis, au printemps, un jour très solennel, le colonel m’a dit pour me faire expliquer dans le sens qu’il souhaitait :

— Lieutenant, vos assiduités compromettent ma nièce.

— Mais mon colonel, je viens quand on m’invite.

— Je pensais vous faire plaisir en vous admettant dans notre intimité, répondit le fin renard, il me semblait que ma nièce était un aimant, une attraction.

— Mademoiselle votre nièce est charmante, mon colonel, mais j’ai le cœur ailleurs.

L’oncle fronça le sourcil et me congédia froidement.

Là-dessus, je cherchai à permuter, je trouvai Vincennes. Voilà mon roman, cousine.

Annette marchait le front baissé, attendrie, toute prête à donner sa foi, une lutte dans le cœur qui le déchirait, lorsque d’un groupe de causeurs près d’elle jaillit cette phrase :

— La conviction, mon cher, c’est l’intérêt.

Le hasard répondait à sa pensée ; elle regardait l’homme qui venait de prononcer ces mots et, comme la foule s’immobilisait près de ce groupe, elle perçut toute une conversation.

— Voyez-vous, mon cher directeur, concluait un jeune homme, le monocle vissé dans l’œil, nous autres gens de presse il nous faut suivre le chemin où pleuvent les louis d’or.

— Vous me scandalisez, répondait le directeur, nous devons prendre celui qui a vu nos débuts, ni varier, ni biaiser, c’est ce qui fait la renommée d’un journaliste, affirme son nom, l’impose ; avoir une conviction, y croire à force de l’écrire, c’est encore ce qui rapporte le plus, soyez-en certain, ne jamais broncher d’une ligne. Ainsi moi, quand je cherchais à me caser dans une feuille quelconque, à vingt ans, j’ai rencontré une place de chroniqueur au Lys de France, si je n’avais échoué à l’aurore républicaine, j’aurais continué d’y marcher toute ma vie, n’est-ce pas ? Voyez-vous il y a en politique trois couleurs : blanc, rose et rouge…

— Ajoutez donc l’écossais.

— Blagueur !

Un remous éloigna les deux jeunes gens, ils allèrent vers un groupe compact dont la reine était le centre : cette jolie femme, déjà mûre, sous son dais de fleurs éphémères donnait bien l’illusion de la reine sans royaume, dépaysée, entourée d’une foule hétérogène attachée, on ne sait pourquoi, à cette famille des Hougonet qui la recevait des mois, sans autre compensation que l’honneur d’offrir sa table et son toit à une grande exilée. Cette main blanche de princesse frôlait les lèvres d’un tas de gens prêts à sourire de ses envolées étranges au pays français, et elle demeurait là, béatement extasiée du luxe déployé pour elle, de cette mise en scène dont elle était le clou.

À côté d’elle une petite femme, grise et ronde à la voix rogue, sur laquelle courait toute une histoire et que cependant on trouvait l’été dans tous les châteaux haut cotés et l’hiver dans les salons selected.

Elle avait eu trois maris et le dernier, le colonel de Fougère, venait de demander le divorce, elle envoya un signe d’amitié à Annette de Sonas dont elle était un peu cousine, et la jeune fille, qui la redoutait pour sa manie bien connue de fabriquer des mariages, entraîna son ami.

Le lieutenant en se retournant dut saluer un jeune général qui donnait le bras à la fille de la maison, Blanche de Hougonet et paraissait bien empressé auprès d’elle, bien galant, toute son attitude était une révélation.

— Elle a deux millions de dot, souffla tout bas Dominique.

Les jeunes gens, ballottés par la foule, n’avaient qu’une pensée, trouver un coin tranquille où ils pourraient reprendre à deux la causerie interrompue ; ils durent se frayer un passage doucement et lentement avec des poussées savantes, des zig-zags de serpents ; ils entendaient des mots, des bribes de phrases, c’était comme une lanterne magique oculaire.

Calixte, debout dans l’angle d’une fenêtre, pressait ferme deux industriels alsaciens ; avec de grands gestes, il développait sa thèse, approuvé de loin par un regard approbateur du comte de Hougonet, dont il se faisait le lanceur.

— Voilà, expliquait-il, c’est très simple, nous avons trouvé le procédé infaillible, nous révolutionnons l’industrie ; en quelques mois de travail assidu, nous démolissons la clientèle de toutes les filatures qui nous supplient de leur vendre notre brevet. Déjà neuf puissances étrangères l’ont acheté.

— Mais la mise en route nécessite de grands frais, objecta un des auditeurs.

— Oh ! Quelques centaines de mille francs, pas plus, nous installons une superbe usine…

— Faites grand, messieurs, interjeta {Corr|la|le}} baron qui arrivait au bras de son ami le journaliste et trouvait utile de venir à la rescousse ; faites superbe, il faut d’abord frapper les yeux. Ne calculez pas, allez de l’avant : aux audacieux les mains pleines !

Les deux travailleurs haussèrent imperceptiblement les épaules et, se retournant l’un vers l’autre, ils se mirent à discuter des chiffres, soutenus, relancés à toute défaillance par l’infatigable Calixte.

— Je vais partir avec vous, s’emballait-il, j’ai mes plans, je les fais exécuter sous mes yeux, je mets en route.

— Vous êtes ingénieur ?

— Non, ingénieux, souffla Raynaut à l’oreille de son frère.

Celui-ci ne broncha pas, continuant :

— Je suis le collaborateur de l’inventeur, son bras droit, je…

— Mais pour les proportions, les montages de machines, leur précision…

— Un jeu, tout cela ! mon valet de chambre est un ancien mécanicien, je l’emmène ; nous construisons d’abord un chalet sur le lac pour nous loger ; puis nous jetons les fondations de l’usine…

Annette dut s’éloigner, elle suivit un instant des yeux son frère toujours pérorant, toujours gesticulant, puis elle le perdit pour retrouver là, s’asseyant devant une table de jeu, son autre frère Raynaut. Il se mit à tailler un poker avec la comtesse d’Hougonet et le docteur Cavaro, un Espagnol au teint brun, se disant docteur, l’ami et le parasite de la maison.

Il ne regarda même pas sa sœur ; le front moite, les mains agitées, il alignait devant lui une pile de louis gagnée aux petits chevaux l’instant d’avant.

Cependant il posa les cartes et se leva soudain ; un homme, gros, noir, d’une quarantaine d’années, venait à lui la main tendue.

— Je parie sur vous, baron, dit-il aimablement.

— Monseigneur me portera chance.

L’arrivant secoua la tête :

— La chance ! je n’en ai guère à donner. Un soupir souligna ces mots ; puis, apercevant Hougonet, tout de suite il laissa Raynaut.

— Mon cher comte, je vous cherchais ; un mot, s’il vous plaît, relativement à mon offre d’hier, j’ai besoin d’être renseigné à l’instant, je suis des plus sollicités…

— Votre Altesse peut compter sur moi, je la remercie de la préférence qu’elle a bien voulu me donner, les actions des jeux sont d’un placement facile, d’un rendement certain.

— Alors, je vous en réserve une vingtaine.

— Plus, si vous voulez.

— Non, il faut cependant que j’en garde à cause du rapport ; mais, ajouta-t-il confidentiellement, j’aimerais assez avoir au soleil quelque terre au lieu de ce papier de hasard… de plus, je dois payer l’hôtel que je viens de faire construire.

— Cette merveilleuse création du cours la Reine.

— Précisément, j’y ai aujourd’hui même installé ma fille et ma mère.

Un nouveau soupir gonfla sa poitrine ; sans doute il eut un retour de pensée vers sa pauvre femme morte et dont la colossale fortune — qu’il cherchait cependant à dénaturer — avait créé toute son aisance à lui et jeté à l’oubli sa misère passée.

Les deux cousins se regardèrent dans une entente ; cette fantasmagorie de passants dans ce salon, ces prétentions de prétendants, ces déclassés, détrônés, désillusionnés, étaient bien typiques, bien fin-de-siècle… On sentait en ce coudoiement de partis, en cet abaissement devant l’or, de ces derniers rejetons de vaillantes races, la dégénérescence du monde. l’abandon d’anciennes luttes, la fraternité de la déchéance.

Enfin, ils franchirent une porte encombrée d’habits noirs et trouvèrent un peu d’air plus respirable dans une petite pièce orientale où un lunch spécial avait été offert à la reine. Justement Mme de Sonas venait de se servir elle-même une tasse de chocolat à l’espagnole, tout parfumé de cannelle et elle avalait cette pâte épaisse avec plus de bonne volonté que de plaisir ; son goût français était révolté.

— C’est épouvantable, dit-elle à sa fille d’un ton résigné, mais ce doit être très nourrissant.

— Laisse-le donc, mère, voici Dominique, il va t’offrir son bras et te conduire au buffet.

Le jeune homme s’empressa. Annette, restée seule, se laissa choir sur un divan, un peu lasse, la tête alourdie par son repas tardif pris debout et si vite ; elle pencha le front sur son éventail e se mit à rêver…

Ce ne fut pas long sa paix, cet attractif coin de solitude avait été pressenti par deux banquiers qui, eux aussi, voulaient causer. Sans souci de la jeune fille, ils s’installèrent :

— Mulheim vient de promettre à Hougonet de faire coter ses actions en bourse, et il va lui remettre une nouvelle série d’obligations.

— Basées sur quoi ?

— Mais sur sa terre de Rocfelden, où il a créé une usine d’essai.

— Vous l’avez vue fonctionner, l’usine ?

— Ma foi non. Il paraît que c’est merveilleux.

— Il est intelligent ce gros homme d’inventeur, ce comte d’Hougonet. À propos, vous savez que ce comte est un conte.

— Parbleu ! en tout cas son compte est bon, car il a gagné des millions.

— Je vous crois ! Vous connaissez l’odyssée de sa jeunesse ?

— Ah ! oui son entraînement… J’ai vaguement entendu dire…

— Voilà : il possédait un père dévoré comme lui du démon d’invention. Ce père eut la curiosité, au point de vue de la réciprocité d’action du moral sur le physique, d’observer chez ses fils ladite expérience.

L’un fut mis au régime unique de la viande, l’autre au régime unique des végétaux.

— Quelle barbarie !

— Si bien qu’à quinze ans, le jour même de la mort du père, l’herbivore dévora un gigot dont il faillit mourir, et le carnivore entonna un double boisseau de pommes de terre qu’il n’a pas encore probablement digérées tout à fait, du reste. Voyons donc.

Il montrait de loin en riant la haute silhouette du comte dont l’énorme proéminence abdominale se profilait sur le fond clair d’une glace.

Annette glissait de son rêve peu à peu au sommeil invincible, amené par la grosse chaleur et la fatigue ; il fallut que tout à coup la voix de son père, la vint tirer de cette somnolence…

— Allons nous-en, mignonne, notre ami Larcher offre de nous jeter chez nous en passant.

La jeune fille se leva, surprise.

— Monsieur Larcher ici, par quel hasard ?

— Je l’ai présenté ; le brave homme est si enchanté de son admission parmi nous, et puis, conclut le père pressant tendrement le bras de sa fille, il est bien un peu de la famille.

Annette ne répondit pas, à peine entendit-elle, tout à son idée de revoir Dominique, de lui serrer la main, de lui dire : À lundi ; mais ce fut impossible, on se perdait dans ce flot mouvant, et, résignée, elle dut suivre les siens.

Le fiacre à galerie amené par le baron et tranquillement oublié ensuite, resta à sa place de file, et le landau de M Larcher eut l’honneur de reconduire la noble famille de Sonas.

L’ex-industriel se faisait tout petit, assis sur le devant, il avait même offert de monter près du cocher pour y laisser plus d’aise à ses cinq invités, mais ils se récrièrent tous, et l’excellent homme dut se caler entre les deux gentilshommes, en face d’Annette et de sa mère encadrant le baron.

Leurs jambes s’entrecroisaient, leurs souffles se mêlaient, Larcher fit observer qu’on se tenait chaud ainsi empilé, et Rayymond pensa que l’être humain est essenliellement compressible au physique et au moral.

Une grosse poignée de louis éclairait le fond de sa poche, il en fit miroiter deux dans le creux de sa main et dit, juste au moment où la voiture passait devant le café Durand :

— Si nous offrions une consommation à notre ami Larcher.

— Excellente idée, approuva le père.

— Bravo, dit Calixte en se penchant dehors pour crier au cocher d’arrêter.

Tous descendirent, on fit flamber un punch, la flamme bleue et rouge les faisait rire. :

— Symbole d’alliance, observa Raynaut.

— Sang bleu et sang rouge, expliqua Calixte tandis qu’Annette, le petit doigt levé, avalaientavalait gentiment par petites gorgées le liquide brûlant.

Cependant ces mots lui arrachèrent un soupir, elle revit Dominique si beau, si amoureux, si fier de son beau nom guerrier d’Auteroche, illustré au champ de bataille, sous Louis XIV, par leur commun aïeul ; mais elle jeta un regard sur la chaussée, où les deux trotteurs russes secouaient leurs chaînes nickelées, elle pensa au château de Sonas où elle était née, qu’elle rendrait ainsi aux siens, et son soupir s’acheva en un reconnaissant sourire adressé au propriétaire de tant de biens !

La mère avait compris le souci de son enfant, elle lui pressa la main, et, pendant que les hommes achevaient de boire, elle glissa ces mots à l’oreille de sa fille bien-aimée, lui montrant Larcher :

— Que de qualités il résume, ma chérie : riche, bien pensant, foncièrement religieux et honnête. Il relève notre maison par sa fortune, il devient le soutien de notre belle cause. Notre parti doit savoir accomplir des sacrifices pour gagner des prosélytes à nos idées. Le roi pensait que la noblesse devait parfois s’incliner vers le peuple, le gagner par sa bonté bienveillante, c’est une belle consolation, je t’assure, que d’assurer la paix et l’avenir des siens, de gagner une influence à notre petite caste si clairsemée aujourd’hui, hélas !

Annette n’avait garde de protester, elle était brisée de fatigue et de sommeil, ses idées se faisaient confuses ; elle eut tout promis à cette heure pour la joie de se glisser entre les draps frais dans son petit lit douillet. Elle supplia qu’on lui permit de rentrer.

Aussitôt Larcher offrit son bras à la baronne, suivie de sa fille, et donna l’ordre au cocher de reconduire ces dames. La voiture viendrait ensuite attendre ces messieurs, place de la Madeleine.

Quand il eut lui-même ouvert la portière à l’exclusion du valet de pied, il rangea la robe d’Annette, s’inclina profondément avec la courtoise aisance d’un gentilhomme et revint joindre ses nouveaux amis.

Calixte expliquait à son père l’emploi de sa soirée.

— Je dois partir la semaine prochaine ; Lieben et Cortinghen déposent demain leur premier versement en banque au nom de Hougonet, qui leur vend son brevet ; moi d’abord, je touche ma remise et je suis nommé directeur de l’affaire. Je gagne des mensualités, maman et Annette viennent loger chez moi au bon air du lac allemand, et toi, dans tes vacances, père, tu viendras me visiter.

— Mais, objecta Larcher, il me semble que je suis bien oublié moi ? Et la promesse de passer l’été à Sonas.

— C’est trop juste. Nous Laisserons Calixte s’installer, et pendant ce temps je demeurerai à Sonas avec la baronne et Annette.

— Vous ne sauriez croire comme vous me rendez heureux, mon cher baron.

Le baron n’en doutait nullement. S’installer avec tous les siens chez son acquéreur, continuer à vivre comme par le passé — moins les notes à payer — au château de Sonas, lui semblait une faveur réelle accordée à ce brave homme de Larcher qu’il fallait bien habituer à la campagne, mettre au courant des fermes, des terres, des revenus, présenter au voisinage, qui, sous pareille égide, l’accueillerait, sinon en égal, du moins avec tolérance, puisqu’il embrassait si pleinement la bonne Cause, y sacrifiait son immense fortune, il est vrai sans savoir grand’chose des principes qu’il se mettait tout à coup à défendre si violemment ; mais tout simplement parce qu’il aimait Annette et restait profondément flatté de mettre ses millions de marchand de bicyclettes aux pieds de la jolie patricienne. Entre ses petites mains blanches, le bon Larcher redevenait comme jadis ses pères, taillable et corvéable à merci.

En amoureux flatté, emballé par sa propre générosité, il y allait de tout cœur continuant :

— Et vous serez tout à fait chez vous, vous commanderez, vous inviterez, vous disposerez de ce qui m’appartient, trop heureux si vous me permettez de vous l’offrir.

— Comment donc, j’accepte, nous rétablirons la meute, nous chasserons dans tout le pays en automne, et puis Annette adore de monter à cheval, il faudra lui faire venir un poney d’Angleterre.

— Oh ! tout de suite.

— Avec son palefrenier et sa provision d’avoine pour ne pas changer le cheval d’habitude.

— Bien entendu, approuva Larcher, qui eût accepté la transplantation de la tour Eifel à Sonas.

Leur joie devenait de l’attendrissement ; ils vidèrent le bol, et, la tête pleine de rêves, ils reprirent la voiture.

— À propos, Larcher, dit le baron, quelques minutes plus tard, en descendant à sa porte, venez dîner demain chez moi ; je vous présenterai au cercle.

L’industriel exultait d’aise, se croyait lui-même fils de preux ; il ne sut que balbutier une acceptation.

Et les chevaux reprirent leu trot indifférent, délestés des vieilles souches.

Le dîner du lendemain fut exquis, la baronne s’entendait merveilleusement à l’ordonnance d’un fin petit repas ; le matin même Raynaut avait jeté sur les genoux de sa mère, sans les compter, sa poignée de louis et, l’esprit soulagé, tous maintenant jouissaient de la paix, de la sécurité du présent.

Aucun parmi les membres de cette famille bénie n’avait l’âme morose ; d’abord entre eux ils s’adoraient, la bonne fortune, l’aubaine inattendue était partagée, parents et enfants vivaient sur un pied de camaraderie, d’entente, d’affection réciproque. Ils comptaient sur le bon Dieu comme sur un infaillible ami qui jamais ne les laisserait dans la peine, et, de fait, malgré leur détresse, leur manque absolu de fonds de réserve, ils avaient toujours trouvé un refuge, une aide, un moyen de vivre au jour le jour.

La bonne moitié des appointements du père cependant était saisie, mais il restait les partisans, les confrères en politique et puis cette union fraternelle de la noblesse qui se soutient, se pousse, garde un degré de parenté jusqu’au trentième lignage.

Larcher était bien un peu dépaysé dans ce milieu absolument nouveau pour lui ; de loin, quand il vendait ses excellentes machines le plus cher possible, quand il édifiait les bases de sa rapide fortune, il représentait les nobles comme de grands personnages, sérieux, gourmés, pontifiant sans cesse.

Il avait lu des histoires où les enfants disaient « madame » à leur mère et baisaient la main de leur père une fois par semaine, le dimanche, avant de partir à la grand’messe ; à présent il voyait Annette tirer la grande longue barbe paternelle, il voyait Raynaut mettre de gros baisers sur les joues roses de sa mère en disant avec la conviction de la tendresse :

— Toi, maman, tu es toujours la plus jolie partout, et il s’aperçoit que dans les salons bourgeois, on est dix fois poseur comme au noble faubourg, que la gaîté y jaillit dénuée de la même franchise, qu’on y lance des idées osées sous des mots convenables, qu’on y déchire le prochain et qu’en affirmant ne pas l’envier, on y jalouse ferme la caste privilégiée, à preuve que tous ceux qui le peuvent, arrangent leur nom, l’allongent de celui de leur lopin de terre.

Après le café, on apporta les cartes, c’était l’habitude : père, mère, enfants, s’amusaient toujours autant à leur éternel jeu de bezigue, sans se lasser de leur intimité sans variété d’étrangers, de leurs mots connus, de leurs gestes toujours les mêmes et sans cesse applaudis. D’en bas on les entendait rire, le père interrompait comme à la tribune, avec des intonations gouailleuses, de grands mouvements.

Toute cette expansion gagnait Larcher, il admirait le joli rire perlé d’Annette, son aisance, sa parfaite confiance en elle-même, en les siens ; rien ne pouvait troubler la sûreté de son aplomb calme sans hardiesse.

Tout à coup, après un dernier triomphe, le baron jeta les cartes devenues molles, tièdes, les coins roulés et s’écria :

— À présent, Annette, chante-nous quelque chose, ma fille, une de nos vieilles chansons patriotiques que tu sais si bien dire.

La jeune fille immédiatement se leva : presque toutes les soirées finissaient ainsi, elle rejeta un peu en arrière ses frisons blonds, et, sans accompagnement, sans musique, sans méthode, avec l’entrain naturel de sa conviction, elle commença :

En avant marchons
Contre leur canons
Et près de Henri serrons nos bataillons, etc…

Nul ne riait, bien sûr, les jeunes gens serraient les poings, le père marchait à grands pas sur le tapis, Annette, les yeux perdus très loin, évoquant sans doute les immenses champs de genêts d’où partaient les appels de chouettes et de chats-huants.

Quand elle eut fini, ce furent des acclamations enthousiastes.

— Et dire, gémit la baronne, que nous n’avons plus maintenant d’étoile en France, que notre pauvre pays est comme un navire démâté, sans phare et sans pilote, que les pirates ont envahi.

Ses bras retombèrent en un geste navré.

— Chante encore, supplia le baron, dis nous la complainte de l'Enfant du Miracle.

Cette fois, ce fut tout autre chose, le ton changé, la voix douce, traînante, mélodieusement émue, la jeune fille reprit :

Avant de naître il était orphelin
L’enfant du miracle, Henri le bien-aimé, etc…

Les couplets défilaient, monotones, interminables ; du berceau à la tombe, la vie du roy s’édifiait en lentes déceptions : d’abord la mort de sa mère, son mariage sournoisement imposé par un oncle qui tenait d’une nourrice la misère physique de l’épouse, l’amour du jeune couple tendre, profond, sans cesse déçu… le dévouement sans borne de celle qui souhaitait la mort pour rendre à un peuple l’espérance, à un roi l’hérédité… Puis la fin, le brisement final d’une race de vaillants, de justes, de méconnus…

Tous s’attendrissaient, la voix d’Annette chevrotait, le baron essuyait ses paupières flasques, la baronne sanglotait, les jeunes gens raidissaient leur douleur, adressaient à leur sœur des remerciements enroués de larmes contenues.

Larcher, extrêmement surpris, absolument calme, n’éprouvait nulle contagion ; cette légende, il la savait à peine, son enfance n’avait jamais été bercée des mystiques récits vendéens.. Dans son étonnement, la seule chose qui lui restait clairement acquise, perçue par son cœur, ses yeux, l’élan de tout son être, c’était son amour, l’attirance gracieuse d’Annette, son accent profondément sympathique, sa physionomie expressive, douce et bonne, et il se perdait en rêve lui aussi, un rêve légitime, mais heureusement plus réel, un rêve de fiancé !…

Trois mois plus tard, Sonas, entièrement repeint, reblanchi, rajeuni, retapé, les allées ratissées, les massifs de géraniums rouges et d’héliotropes bleus resplendissants, attendait ses hôtes dans son immuable tranquillité.

L’étang miroitait au soleil, les sansonnets perchaient sur le toit. L’allée de platanes s’allongeait avec ses troncs lisses d’écorce neuve aussi, la vieille écorce tombée par plaques à leur pied.

L’herbe fraîche et rase, les bancs consolidés, les vitres remises à la serre et dans l’intérieur donc ! Un beau tapis « rouge et bleu » toujours escaladait les marches du vénérable escalier à rampe forgée ; des panneaux des Gobelins s’accrochaient aux murs, dissimulant sous leurs tissus aux nuances éteintes, la blancheur de la chaux.

Les vieux meubles avaient dû prendre tout simplement le chemin du grenier, dans une hâte très peu respectueuse pour les antiques bergères à pouf, enfoncés jadis par d’augustes personnages.

Ils se bousculaient ces débris sous les ardoises les uns sur les autres empilés, pressés, classés, les pattes en l’air et même brisés, tandis qu’à la place qu’ils occupaient depuis des siècles, le tapissier parisien avait aligné dans une symétrie qui jouait l’abandon des beaux sièges Louis XV, des dressoirs, des bahuts incrustés, des consoles aux pieds tordus de hautes colonnes et enfin dans la galerie des ancêtres, entre les portraits des aïeux soigneusement débarbouillés à la mie de pain, toute une série d’armures et de panoplies, bref, une petite reproduction du musée des Invalides.

Pas une faute de goût, pas un anachronisme ; on possède à Paris des artistes dans tous les métiers.

De grandes jardinières envoyaient des plantes vertes aux plafonds losangés ; l’écusson des de Sonas reproduit sur toutes les plaques de fonte des grandes cheminées, avait été soigneusement brossé à la mine de plomb et, parmi tout ce luxe, vêtu de noir et gilet blanc, Claude Larcher allait, venait, enthousiasmé, ravi, impatient de voir l’arrivée de ses hôtes.

Une victoria attelée en flèche avait été envoyée à la gare la plus proche, suivie d’un omnibus pour les gens et les malles et précédée d’un piqueur qui devait, du commencement de l’avenue, annoncer à son de trompe l’arrivée des ex-propriétaires.

Le pays était en liesse, des jeunes filles tenaient des bouquets pour « Mlle Annette » qu’elles aimaient très sincèrement, lui devant toutes quelque chose, un petit don, une bonne parole.

Des jeunes gars armaient des fusils pour saluer d’une salve l’entrée des bienfaiteurs du pays ; les domestiques en livrée neuve « rouge et bleue » attendaient sur le perron, et Claude Larcher planait sur tout cet apparat.

Jusqu’aux grands chiens blancs, aux yeux étranges, bâtards du Poitou, qui mêlaient la note profonde de leur voix à cette mise en scène, grimpés le long du treillage de leur chenil pour mieux voir.

Quand la victoria se rangea au perron, le tumulte, le bruit, fut indescriptible, les coups de fusil, les vivats, les aboiements, les grelots des chevaux, la sonnerie des piqueurs…

Les arrivants durent monter les marches au milieu de ce vacarme, comme on escalade une baraque foraine où la troupe fait la parade.

Annette, officiellement la fiancée de Larcher, avait accepté son bras.

Annette cependant était fort pâle, un cercle de bistre soulignait ses yeux et toute cette joie lui entrait dans le cœur comme un coin douloureux.

Au moment de quitter Paris, la veille au soir, elle avait reçu cette dépêche :

« Je pars pour Madagascar, Annette, j’espère y mourir. Adieu.

« DOMINIQUE »

Ce télégramme était une réponse à la lettre écrite par la jeune fille à son cousin. Voici cette lettre :

« Je vous aime, Dominique, et il va falloir que je fasse de cette tendresse si pure une sorte de lien très doux, d’amitié familiale, il va falloir que je puisse désormais penser à vous sans amertume et sans regret comme à un ami cher qui ne peut rien pour mon bonheur et doit traverser ma vie ainsi qu’un frère bien-aimé.

Notre ancien rêve redevient réalité, l’heure de remettre l’équilibre dans la vie des miens est sonnée, pour les sauver tous j’épouse Claude Larcher.

Je vais à ce mariage avec l’enthousiasme du sacrifice, avec la joie de vaincre mes révoltes égoïstes pour l’amour de ma famille.

Je suis l’holocauste Dominique !

Raynaut a inventé pour moi une sorte de litanie dont il me salue chaque jour sans penser que son ironie me déchire : il m’appelle : Espoir des affligés, consolatrice des souffrants, refuge des ruinés, étoile des naufragés, etc…

Et père se frotte les mains d’aise en racontant les fêtes futures de mon mariage, il fait imprimer mes cartes : Larcher de Sonas, et personne ne se moque de nous, on approuve ! Mes frères, à genoux, me les mains les mains dévotement et je n’ai pas même la consolation suprême de souhaiter mourir, parce que ma mort les replongerai tous au fond de l’abime.

C’est fini Dominique, je suis la brebis du sacrifice, épousez Rose Martin, aimez-la, et gardez-moi un souvenir.

« ANNETTE »

La pauvre enfant versa d’abord d’abondantes larmes sur son hyperbolique épitre, la lança en cachette par la fente béante d’une borne-poste et s’en alla sécher ses yeux rue de la Paix en y choisissant les jolies lingeries de son trousseau.

Ce furent des merveilles fines, ajourées, brodées de couronnes, des L et des S enlacés.

Les piles s’amoncelaient nouées de rubans et garnies de sachets de poudre d’héliotrope blanc. Quel plaisir elle éprouvait à porter ces ravissantes choses ; déjà, dans sa hâte d’en jouir, elle avait entamé les douzaines, caché les dentelles, déchiré les broderies ; ses frères lui avaient volé de minuscules mouchoirs en soie, tissés de guirlandes de fleurs, les bouts rongés émergeaient de leur pochette gauche, et ils les jetaient au hasard pour en prendre de nouveaux dans les corbeilles, où ils étaient entassés avant l’expédition à Sonas.

Sa trousse de voyage en ivoire et vermeil était aussi livrée au pillage, les ciseaux et le canif avaient disparu, les brosses sentaient le cosmétique des moustaches de Raynaut, et Annette, indifférente, laissait faire son entourage, offrant elle-même dans sa joie d’avoir à donner.

L’arrivée à Sonas fut cependant pour elle un éclair de bonheur, son vieux nid pimpant lui fit honneur, elle s’en alla par les anciennes allées, retrouvant les coins aimés, ses fleurs, ses petites places abritées où elle avait joué enfant, et le vieux puits caché sous les sedum où elle se mirait.

Larcher la laissait libre. si délicat, si peu exigeant, un sourire le payait, un regard ému le comblait ; de temps à autre il appuyait avec ferveur ses lèvres chaudes sur le bout des doigts de sa fiancée avec tant de reconnaissance, tant de piété, qu’Annette était touchée et se jurait de tout faire pour rendre heureux cet homme excellent.

Le soir du contrat, Me Calixte Parchemineau vint des Sables pour lire ladite chose où toutes les morts sont prévues. La cérémonie eut lieu simplement en famille, les frères servant de témoins. Tous tombèrent dans les bras du brave Larcher, après la lecture de l’article : Apport du futur époux, qui se terminait ainsi : « Je lègue à ma chère future femme tous mes biens-meubles et immeubles, à la seule charge de faire à ma sœur Céleste Larcher, religieuse à Corfou, au couvent des sœurs de la Sagesse, une rente annuelle de douze mille francs. »

Trois jours après eut lieu le mariage, au milieu d’une pompe quasi royale. De Paris, des départements voisins, la noblesse était accourue, les cadeaux s’amoncelaient. Le pape avait envoyé sa bénédiction, qu’un beau cadre doré attendait dans la chambre nuptiale ; la reine Paquita, le conte d’Hougonet aussi adressaient de superbes écrins.

Un présent, remarquable entre tous, était celui du duc d’Aufred : il représentait un souvenir, un poème, un symbole, toute une profession de foi sous la forme d’une fleur de lys en or, incrustée d’une quantité de pierres précieuses, une boite qu’un ressort invisible pouvait ouvrir. Alors on restait ébloui : au milieu, dans le haut fleuron, sur un fond de saphyrs, une ravissante miniature d’Henri V enfant était peinte, accompagnée à droite et à gauche, sur les deux autres branches du lys, des portraits du duc et de la duchesse de Berry.

En pointe, au bas, la vénérable figure de Pie IX. Sur la ceinture de la fleur, cette devise ensemencée de diamants : Spes in cœlo.

Toute la passion d’un glorieux passé était enfermée là, elle renfermait la pensée, la clôture de ce grand rêve au funèbre éveil. Le vieux croyant légitimiste avait composé ce bijou avec son amour déçu, mais immortalisé dans le cœur d’une petite église de fidèles qui se le repassaient de père en fils sans rien diminuer nuer ou effacer, grandissant plutôt l’auréole du malheur.

La royauté n’habitait plus la terre, le fier Vendéen ne se courberait désormais devant personne. On citait de lui cette réponse typique, faite à un ami qui le complimentait, un soir de juin, au sujet de l’élévation subite de son cousin au premier emploi de France : « Ne me parlez pas de Casimir, il a mal tourné, aussi l’avons-nous rayé de la famille ».

Une autre entêtée marquise, du fond de son castel menait tout un coin de pays avec ses largesses et ses influences, disant naïvement :

« — À présent qu’il n’y a plus de reine, je ne vois que la sainte Vierge au dessus de moi, »

Et c’était une guerre sourde au pays, l’antagonisme des doubles écoles laïques et congréganistes menait une rivalité dont les petits étaient l’enjeu, dont la misère, la division et la haine étaient le résultat. Plus de paix possible au village avec l’esprit de parti, plus de liberté, l’abaissement de ceux dont le pain dépendait de la délation, de l’hypocrisie, d’un semblant de conviction.

Cette marquise envoyait aussi son présent de noce : trois religieuses avec vingt mille francs pour une fondation d’école libre à Sonas.

Bref, la petite Annette était comblée ; en revanche, elle comblait les autres. Un jour, dès le début de leurs fiançailles, son tendre et délicat fiancé lui avait mis dans la main avec ces mots : « Pour les pauvres », une bourse en filigranes de la grandeur d’un sac d’un kilog, toute pleine le louis neufs et brillants. Depuis lors, toute la famille plongeait dans ce trésor, et l’or ruisselait comme autrefois.

Entourée, fétée, adulée, Annette n’eut pas, le jour suprême — le jour qui est le port de salut ou l’écueil d’une vie de femme — le jour de son mariage en un mot, Annette n’eut pas une minute pour penser, pour se reprendre, pour descendre en elle-même, aussi cet étourdissement lui laissa sa gaieté, son apparence de joie ; d’ailleurs, le reflet de celle de tous les autres l’inondait, la baignait d’effluves, et elle suivait le courant, vaincue, incapable de réaction. Son chemin était semé de fleurs et elle le suivait.

Quand vint la nuit, pendant l’entrain du bal, elle s’accouda une minute à la rampe de la terrasse dominant l’étang ; la lune se jouait dans les remous, et les étoiles piquaient le fond, les grenouilles, jamais troublées dans leurs ébats, croassaient et… un bras caressant vint enlacer la jeune épouse si doucement, si tendrement, ment, que sans surprise et sans effroi elle se retourna souriante vers son mari.

Ils étaient seuls ! …

La fête, au loin, animait la nuit, le vaste château, éclairé de la base au sommet, était rempli de monde, des valets couraient dans les cours, les écuries, les cuisines. C’était une excitation extrême, un va-et-vient de folie, les paysans dansaient dans une grange.

Et ce côté du parc restait désert, calme, discret.

Elle se retourna vers celui qui allait être son appui pour la vie, elle prit son bras et, très bonne, très vraie :

— Claude, dit-elle, vous êtes bon, j’apprécie toute la noblesse de votre caractère, je vous aime et je vous remercie.

Il l’étreignit, fou de joie, avec un cri de passion d’inoubliable bonheur et ils marchèrent tous deux silencieux le long de l’eau limpide et murmurante.

Ils atteignirent l’extrémité de la terrasse, l’ombre des arbres faisait la nuit, ils pénétrèrent sous la charmille, très heureux d’être seuls, de reposer leur tête bourdonnante de cette journée de fatigue.

Dans les calmes ténèbres, ils allaient toujours, gagnant le pré ; insensiblement le bruit se perdait et, au bord de l’étroite chaussée dominant la vanne de l’étang, Annette exprima un désir.

— Traversons, dit-elle ; vous voyez ce gros chêne, comme une tache noire là-bas ; le jour de ma première communion j’y ai posé dans le creux d’une branche une vierge bénie, toujours je la vénère et la prie, voulez-vous, ce soir, pour la première fois, unir votre prière à la mienne et venir avec moi jusqu’à la rustique chapelle ?

Il consent, heureux de lui plaire, prit les devants pour lui tendre la main.

— Prenez garde, fit-elle, prudente, l’eau est bien profonde ici.

IL eut un indifférent sourire, l’enleva dans ses bras, et d’un bond franchit le passage.

— Ah ! dit-elle, voyez donc mon soulier blanc qui nage, le drôle de petit bateau !

Elle riait, montrait son pied déchaussé, lui alors se pencha, tendit le bras, s’allongea tant qu’il pût et puis… le roseau où son autre main s’accrocha céda tout à coup, et d’un trait il glissa, disparut, l’eau refermée sur lui, sournoise et calme comme si jamais ne fût venu là.

Annette poussa un cri d’épouvante, et, les jambes cassées soudain, la voie étranglée s’évanouit…

Le petit soulier voguait sur l’eau…

Chassés par la chaleur, Raynaut et quelques jeunes gens vinrent fumer au bord de l’étang, riant, sifflant, chantant.

— Tiens, dit l’un, qu’est-ce que ce minuscule berceau qui vogue sur l’eau, y aurait-il un petit Moïse ?

— Bah ! c’est une fleur de nénuphar.

— Oh ! oh ! dit un autre s’arrêtant soudain, vois-tu cette tache blanche là-bas dans le pré, c’est le loup-garou pour sûr, la bête blanche des marais, bigre, les légendes de ma nourrice me reviennent en foule, je me sauve.

Il courut vers la maison, poursuivi des huées.

— Moi cela m’intrigue, cette chose, dit Raynaut, allons-nous voir ?

— Courons ! le plus brave est le premier rendu.

Is prirent leur élan et un même cri de terreur les glaça sur place.

— Annette ! Miséricorde ! un crime !

Ils la soulevèrent, aucun mal n’était visible ; tremblants et maladroits, ils parvinrent à l’emporter.

Décrire l’épouvante de leur arrivée, le désordre, les suppositions, l’angoisse de tous, est impossible, on appela Larcher, on le chercha vainement, alors les idées les plus bizarres se firent jour.

— Un sort ! un meurtre ! une vengeance !

Quand Annette rouvrit les yeux, vingt questions l’assaillirent, sa pauvre tête affolée avait perdu tout souvenir, elle pressait ses mains glacées sur son front moite, elle balbutiait, souffrait le martyre.

Soudain. elle bondit, s’élança comme une folle vers l’étang, criant :

— Claude ! Claude ! oh ! revenez. Mon Dieu, Sainte-Vierge, sauvez-le !

Alors les assistants comprirent, des falots furent apportés, des crocs, un bateau et l’on fit des sondages que le fond de vase et les herbes marines rendaient difficiles.

Enfin, après de longs efforts, on ramena une loque boueuse, enflée, un cadavre noyé.

Longtemps on craignit pour la raison d’Annette, puis la vie fit son œuvre d’apaisement immuable, et un jour la jeune femme qui, distraitement, parcourait les colonnes d’un journal, tressaillit tout à coup ; son être entier fut secoué d’une commotion électrique dont la pile était le cœur. Ses yeux avaient rencontré cet entrefilet :

« Le vaillant capitaine Dominique d’Auteroche vient encore d’être mis à l’ordre du jour ; il a le premier planté le drapeau français sur la forteresse de X… Le ministre vient de lui envoyer la croix des braves. ».

Alors, de nouveau, une idée germa dans son cerveau fatigué de souffrir, son cœur battit une charge de jeunesse et d’amour, elle regarda l’horizon et le vit tout bleu.

Le lendemain, le facteur de Sonas emportait dans sa boite à mystères une lettre à cette adresse : « Capitaine Dominique d’Auteroche, aux chasseurs sénégalais », etc., etc.

Et le contenu de la mission, écrit d’une main frémissante, était ceci :

» Vous avez su, Dominique, la catastrophe qui a terminé la journée de mon mariage. Dieu n’a pas voulu que mon sacrifice fût consommé. Il m’a laissé la liberté, l’honneur, la fortune et mon amour ; je vous offre le tout, Dominique, revenez, je vous attends."

« ANNETTE »

Les semaines passèrent, l’impatience, l’attente, l’amour ne laissaient aucun repos à la pauvre jeune femme, elle sursautait à tout bruit, guettait le facteur des heures, puis un jour ce fut une dépêche qui parvint.

Elle l’ouvrait tremblante, rose d’émotion ; elle contenait ces mots :

« Trop tard, Annette, mon cœur est mort. »

FIN
RENÉE D’ABLANCOURT